La justice mondiale et le renouveau de la tradition de la théorie critique

Dialogue avec Nancy Fraser

Dans cet entretien, Nancy Fraser revient sur les différentes formulations qu’elle a données, ces quinze dernières années, des contradictions posées par l’articulation entre politique de redistribution et politique de reconnaissance. Au xxie siècle, alors que les revendications ” identitaires ” prennent de plus en plus d’importance, dans quel cadre géopolitique, disciplinaire et conceptuel repenser l’exigence de justice distributive ?

Gabriel Rockhill : Une part importante de votre projet philosophique prend son point de départ dans une tentative pour rendre compte du contexte politique contemporain et de la situation de la philosophie politique. Dans le recueil Justice Interruptus (1997), vous situiez votre projet en relation à ce que vous appeliez la ” condition postsocialiste “. Pourriez-vous nous expliquer la façon dont votre réflexion est travaillée par cette condition et y réagit ? Dans vos travaux les plus récents, vous vous situez davantage en rapport à ce que vous nommez ” l’ère mondiale “. Comment concevez-vous le rapport de la mondialisation à l’ère postsocialiste, et la manière dont ce contexte historique a influé sur l’évolution de votre travail ?

Nancy Fraser : Commençons par la ” condition postsocialiste “. J’ai introduit ce terme au milieu des années 1990 pour caractériser le climat ou l’état d’esprit qui s’est imposé suite à la chute du communisme, et au sein duquel un égalitarisme social devenu, selon toute apparence, illégitime, a laissé place à un fondamentalisme de marché ressuscité comme par miracle. Quand j’utilise l’expression ” condition postsocialiste “, je la mets donc systématiquement entre guillemets pour indiquer que ce à quoi je me réfère sous ce terme est une figure idéologique. Autrement dit, cette expression ne signifie pas que, personnellement, je pense que le socialisme ait perdu de sa pertinence, mais plutôt que c’est là l’opinion du sens commun de notre époque. L’expression désigne une mutation remarquable dans la grammaire des revendications politiques : elle signale le fait que nombre d’acteurs sociaux progressistes ont cessé de formuler leurs revendications dans les termes de la justice distributive, et ont désormais recours au langage de l’identité et de la différence. Au cours de ce déplacement, que j’ai caractérisé comme la substitution d’un paradigme de la reconnaissance à un paradigme de la redistribution1, des mouvements sociaux à vocation a priori émancipatrice, qui militaient antérieurement pour l’égalité sociale, tel que les mouvements féministes et antiracistes, se sont réinventés pour devenir les promoteurs de politiques de reconnaissance. En forgeant le terme de ” condition postsocialiste “, je voulais donc attirer l’attention sur la marginalisation de l’imaginaire socialiste en fonction duquel, pendant un siècle et demi, les luttes portées par la gauche ont été menées. Je cherchais aussi à rendre compte du contexte dans lequel s’est produit ce changement majeur de la culture politique, en le mettant en relation avec l’expansion spectaculaire du néolibéralisme. Le climat ” postsocialiste ” renvoyait à cette constellation, dans laquelle les politiques de l’identité et le néolibéralisme me semblaient entretenir des affinités éminemment problématiques.

Plus récemment cependant, je me suis rendu compte que d’autres logiques étaient à l’oeuvre dans le même temps, et c’est ce qui m’a conduite à élaborer la notion d’² ère mondiale ” que vous mentionnez. Accélérons un peu et venons-en directement à 2003, au moment où je commence à écrire à propos de ce que j’appelle le ” problème du cadre2 “. C’est l’expression que j’emploie pour désigner l’incertitude nouvelle qui prévaut désormais quand il s’agit de déterminer les frontières adéquates de la justice, autrement dit de décider de quels intérêts, et des intérêts de qui, on devrait tenir compte. Pendant la période de la guerre froide, cette question du ” cadre ” n’était pas un enjeu décisif dans la mesure où il était à peu près évident pour tout le monde que l’entité au sein de laquelle la justice avait cours était celle de l’État moderne, défini en référence à un territoire déterminé. Mais actuellement, cette compréhension ” westphalienne ” ou nationale de la justice est mise en question et contestée par des mouvements sociaux transnationaux de différents types, qui mettent au premier plan l’existence d’injustices transfrontalières et cherchent à redessiner les frontières de la justice à une échelle plus large. J’ai été frappée par l’importance nouvelle des pratiques politiques de ” recadrage ” initiées par ces mouvements et je me suis rendu compte que ma conception de la ” condition postsocialiste ” avait omis de prendre en compte un élément important. En ne posant pas explicitement la question du cadre, en écrivant sur les politiques de redistribution et de reconnaissance comme si les frontières appropriées de ces luttes avaient déjà été fixées, je ratifiais par inadvertance la conception westphalienne ou nationale, j’en acceptais les écueils et j’interdisais par avance des possibilités alternatives. Aujourd’hui, avec le recul, je me rends compte que la substitution du paradigme de la reconnaissance au paradigme de la redistribution relevait en réalité d’un déplacement plus profond ­ qui nous a fait passer d’une ère dans laquelle le cadre westphalien allait de soi à une ère dans laquelle il est contesté. Mon diagnostic de l’époque s’en est donc trouvé modifié. J’ajouterais maintenant un nouvel élément à ma conception antérieure, qui était centrée sur la conjonction des politiques de l’identité et du néolibéralisme, à savoir l’incertitude actuelle concernant le cadre adéquat. Ce dernier élément me semble également être un trait définitionnel du Zeitgeist actuel.

Alfredo Gomez-Muller : Revenons à la notion de ” condition postsocialiste “. Est-il possible de dire que ce concept a cessé d’être opératoire du point de vue de l’analyse politique ou des conflits politiques ? Il se réfère en effet à une expérience historique précise et semble impliquer la liquidation totale de l’héritage théorique et politique des luttes pour l’émancipation menées au xixe et au xxe siècles. Or, aujourd’hui, cet héritage ne continue-t-il pas de jouer un rôle central dans l’imaginaire des luttes pour l’émancipation politique ?

NF : Oui et non. Je ne veux pas lier trop étroitement le déclin de l’imaginaire socialiste à la chute de l’Union soviétique et du communisme réellement existant. Il me semble que le problème est plus profond. Si seul le communisme avait été en jeu, alors la problématique de l’égalitarisme socialiste aurait continué à résonner après 1989, davantage qu’auparavant, même, dans la mesure où les socialistes démocrates étaient finalement débarrassés du fardeau stalinien. Mais, de fait, ce n’est pas ce qui s’est produit. Loin de renforcer la gauche démocrate, la chute du communisme paraît avoir vidé de leur énergie les mouvements sociaux qui aspiraient à un égalitarisme social. Ce fut évident en Europe de l’Est, où la fable du marché la plus naïve qui soit a suffi à enclencher une vague démesurée de privatisations et de spéculation ; mais la gauche en Europe de l’Ouest était également démoralisée. Confrontés à l’apparent ” triomphe du capitalisme “, de nombreux sociaux-démocrates se sont empressés de s’accommoder du néolibéralisme. Tout ceci appartient également à la ” condition postsocialiste “. Mais comprenez-moi bien. Je ne dis pas qu’il n’existe plus de mouvements visant une redistribution égalitaire ou que personne ne se considère plus comme socialiste ­ c’est ainsi que je me considère ! Cela dit, ces courants sont isolés et sur la défensive. Et, par ailleurs, plus aucun parti politique important, de gauche ou représentant les intérêts des travailleurs, ne formule sérieusement et de manière approfondie de revendications de justice distributive, du moins à l’échelle nationale.

Cependant, si l’on s’intéresse au niveau transnational, le tableau est différent. Là, il existe des énergies émancipatrices, radicales et égalitaristes. Si on met de côté le poids de plus en plus prépondérant des organisations internationales non gouvernementales (OING) dans la politique transnationale, ainsi que la bureaucratisation de l’Europe, qui sont des phénomènes éminemment problématiques, on peut considérer que certaines de ces énergies ont trouvé un lieu dans et autour du Forum social mondial (FSM). Quels qu’en soient les défauts, le FSM a servi d’espace de communication et de mobilisation pour des mouvements de gauche, et a notamment permis de formuler le problème du cadre que j’évoquais à l’instant. C’est là, au niveau transnational, que le cadre westphalien ou national est contesté par des mouvements qui entendent élargir les frontières de la justice. C’est désormais à ce niveau que je cherche des courants d’émancipation égalitaristes qui pourraient défier le sens commun ” postsocialiste ” de l’ère actuelle.

GR : J’aimerais vous poser une question méthodologique concernant le rôle de la totalité dans votre travail. Vous avez parfois présenté votre travail comme une tentative pour théoriser la société capitaliste dans sa totalité, en combinant une philosophie morale, une théorie sociale et une analyse politique. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi il vous semble important de rejeter l’idée recue3 poststructuraliste selon laquelle la totalité est définitivement inaccessible ? Je souhaiterais également connaître le rôle que vous accordez à la culture ­ dans le sens esthétique du terme ­ dans votre théorie critique de la société. Jusqu’ici, le domaine de l’esthétique a été largement absent de votre travail si on le compare à celui d’autres théoriciens critiques qui cherchent aussi à élaborer une théorie totalisante de la société. Pourriez-vous nous éclairer à ce sujet, notamment eu égard à votre projet méthodologique global ?

NF : Si vous le permettez, je vais scinder votre question en deux et commencer par le problème de la totalité. Je comprends tout à fait les raisons pour lesquelles vous caractérisez ma position sur cette question comme anti-poststructuraliste, dans la mesure où j’ai effectivement, par le passé, défendu un projet de théorie totalisante de la société contre des critiques comme celle de Lyotard. Mais aujourd’hui, le poststructuralisme n’est plus ma principale cible théorique. Dans Redistribution or Recognition ?4 je m’attaquais plutôt à des positions qui refusent un tel projet, mais qui se situent à l’intérieur même du courant de la théorie critique. Comme vous le savez, historiquement, l’école de Francfort a défendu le projet d’une recherche interdisciplinaire associant des recherches sociales empiriques à la réflexion philosophique. L’idée était de dresser un vaste tableau des injustices et des asymétries de pouvoir caractéristiques de l’époque, d’identifier les points de tension sociale et les dilemmes politiques, de déceler les aspirations à l’émancipation et les possibilités de transformation sociale. Mais aujourd’hui, cet ambitieux projet de totalisation a été abandonné par la plupart des théoriciens critiques de la ” troisième génération ” en faveur d’une division du travail disciplinaire plus modeste. Axel Honneth et moi-même sommes à peu près les seuls parmi la génération des post-habermassiens à être demeurés attachés au projet d’une ” théorie critique de la société ” interdisciplinaire. La plupart de nos collègues travaillent uniquement dans le champ de la philosophie morale, de la philosophie politique ou de la philosophie du droit, comme s’il était possible de réfléchir à ces sujets en les abstrayant du contexte culturel et économique contemporain. Ce n’est pas possible de mon point de vue. Par conséquent, il me semble que beaucoup de prétendus théoriciens critiques ont involontairement capitulé devant les formes de la spécialisation professionnelle qu’organise l’Université bourgeoise, si je puis me permettre ce terme un peu provocateur. Quoi qu’il en soit, dans Redistribution or Recognition ?, c’est au sein même du courant de la théorie critique que je souhaitais défendre le projet d’une théorie totalisante de la société. En revanche, je ne dirais pas que je me bats aujourd’hui contre le poststructuralisme. Dans le passé, il est exact que j’ai pu le faire, mais dans une certaine mesure, car même à cette époque, j’avais un pied dans chaque camp ­ j’ai ainsi été l’une des rares à tenter d’intégrer les intuitions les plus fécondes de Habermas et Foucault. Mais aujourd’hui, après la disparition de Foucault, Bourdieu, Derrida et des autres figures majeures de cette grande génération, le poststructuralisme de gauche ne me semble plus être un projet vivant, à l’exception peut-être du travail de Judith Butler, que j’admire beaucoup.

Enfin, et pour finir sur ce point, mon argument en faveur d’une théorie totalisante de la société est moins d’ordre philosophique que politique. Je comprends parfaitement toutes les raisons philosophiques et épistémologiques pour lesquelles il n’est pas possible de parvenir de manière définitive à une théorie totalisante. Mais la question demeure de savoir si une politique visant l’émancipation n’a pas besoin malgré tout d’un vaste tableau de son époque, de ce que nous, les théoriciens de la New Left, appelons habituellement une ” analyse “. Je crois que c’est le cas. Sans un tel tableau, on manque d’une orientation, on ne sait ni quels objectifs viser, ni où se trouvent les obstacles et les opportunités. De la même façon, une analyse des sources structurelles et profondes de l’injustice, capable de rendre compte des connexions invisibles entre des problèmes sociaux apparemment distincts, permet d’éviter l’écueil de politiques déterminées par des enjeux uniques, écueil aussi problématique que répandu à l’heure actuelle. Je pourrais vous donner de nombreux exemples de mouvements initialement porteurs d’un projet de transformation sociale qui, faute de théorie totalisante de la société, se sont mués en groupe d’intérêt ­ le féminisme de la deuxième vague pourrait en être un. À rebours de ce qui se fait majoritairement aujourd’hui, je continue donc de souhaiter une gauche qui travaille à une transformation sociale de grande ampleur, sur la base d’une analyse totalisante.

Venons en maintenant à la seconde partie de votre question, concernant le rôle de la culture. Vous avez raison de souligner que la culture n’est intervenue dans ma réflexion que de manière limitée, dans un cadre spécifique et avec un but précis. Depuis plus de dix ans, j’ai surtout travaillé à développer une théorie étendue de la justice, capable d’intégrer les problématiques de la reconnaissance, celles de la distribution, et plus récemment celles de la représentation. Pour cette raison, la culture ne m’a intéressée que dans la mesure où elle fonctionnait comme un médium de l’injustice. Dans ce cadre, je considère les éléments pertinents de la culture comme des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui régulent les interactions sociales. J’ai soutenu l’idée que, quand ces modèles établissent une hiérarchie entre les acteurs, ils empêchent certains d’entre eux de participer aux interactions sociales sur un pied d’égalité avec les autres.5 Ainsi, contrairement à Honneth et Taylor, je considère que le tort que constitue le déni de reconnaissance relève de la subordination statutaire. De mon point de vue, ne pas être reconnu signifie se voir refuser le statut de pair ou de partenaire à part entière dans la vie sociale, en raison de modèles institutionnalisés et hiérarchiques de valeurs culturelles. Dans la perspective du ” modèle statutaire ” de la reconnaissance, les injustices que constituent les dénis de reconnaissance se distinguent des injustices liées à la distribution en ce qu’elles s’enracinent dans l’ordre statutaire de la société, et non dans sa structure économique. C’est donc sur la culture en tant que médium d’élaboration de hiérarchies statutaires que je me suis principalement concentrée. Selon moi, et corollairement, la principale tâche de l’analyse culturelle est de comprendre comment des significations et des normes déterminent des capacités différentes de participation à la vie sociale. Dans l’ensemble, mon travail ne s’attache à la culture que sous cet aspect extrêmement circonscrit. Mais évidemment, cet aspect n’est pas sans rapport avec des notions distinctes de la culture, notamment des notions plus ” esthétiques “. Il est par exemple possible d’analyser un film afin de chercher à comprendre selon quels processus les représentations culturelles se déposent dans la vie quotidienne, forgent les mentalités, renforcent ou au contraire mettent en question les modèles hiérarchiques de valeurs. Il est également possible d’analyser les processus par lesquels de telles représentations affectent la compréhension que les acteurs ont d’eux-mêmes, infléchissent leur conception de ce qui est juste et propagent leurs effets, subtilement, jusque dans l’espace public politique. Le fait est que je pratique la philosophie sociale et que je ne suis pas spécialiste des cultural studies ; c’est pourquoi je m’adonne rarement moi-même à ce genre d’analyses. Mais le point important est que la culture m’intéresse du point de vue d’une théorie de l’injustice, au sein de laquelle elle occupe une place essentielle.

AGM : Certains auteurs, comme Will Kymlicka, déplorent le fait que, dans les approches de la justice culturelle, les revendications de justice culturelle ” au sens strict ” soient souvent assimilées à d’autres types de revendications identitaires (genre, sexe, etc.). Dans vos travaux sur la reconnaissance, vous mentionnez clairement la reconnaissance culturelle comme un type de demande de reconnaissance parmi d’autres. Cette approche ne risque-t-elle pas de manquer la spécificité des revendications culturelles, spécificité qui renvoie à celle de la culture comme lieu de production du symbolique, autrement dit de sens et de valeurs ?

NF : Il ne me semble pas que la tentative pour développer une théorie globale de la reconnaissance, capable d’éclairer dans son entier le spectre des revendications et des luttes que vous évoquez, constitue un problème. En réalité, disposer d’une telle approche globale me semble plutôt être un atout, et c’est exactement ce qu’une théorie de la reconnaissance doit rechercher ! Selon moi, le problème qui se pose à une théorie de la reconnaissance réside ailleurs, dans l’usage extrêmement répandu de la notion de ” politique de reconnaissance ” comme synonyme de celle de ” politique de l’identité “. Cet usage suggère que la reconnaissance trouve sa principale signification dans l’affirmation positive d’une spécificité de groupe et ce faisant, il oblitère des distinctions importantes entre différentes formes de reconnaissance, comme par exemple la distinction qui existe entre une reconnaissance universaliste et une reconnaissance déconstructrice. C’est précisément dans l’optique de promouvoir des alternatives ” transformatrices ” que j’ai plaidé contre la réduction de la politique de la reconnaissance à une politique de l’identité. Cet argument est destiné à répondre à deux positions également insatisfaisantes : d’abord, il s’adresse aux économistes qui, comme l’écrivain américain Thomas Frank, refusent de prendre en compte les revendications de reconnaissance qui ne portent pas sur l’identité au nom du rejet des politiques identitaires ; ensuite, il vise à encourager les féministes et les multiculturalistes à dépsychologiser leurs revendications en adoptant une politique de reconnaissance non identitaire, qui vise à transformer les institutions sociales. Contre Frank, je soutiens qu’il existe d’authentiques injustices relevant de dénis de reconnaissance qui ne se réduisent pas à des formes de distributions inégalitaires et qui ne peuvent donc être traitées comme telles. Contre les courants identitaires du féminisme et du multiculturalisme, je soutiens que les injustices que constituent les dénis de reconnaissance ne sont pas problématiques parce qu’elles affectent ou déforment les identités, mais principalement parce qu’elles renvoient à des hiérarchies statutaires ; par conséquent, la réponse adéquate à de telles injustices ne consiste pas à affirmer positivement l’identité spécifique d’un groupe, mais à déconstruire les modèles institutionnalisés et hiérarchiques de valeurs qui empêchent la parité de participation, puis à les remplacer par des modèles qui la promeuvent et l’encouragent. Contre ces deux positions, donc, j’affirme qu’il existe un type distinct de politique de reconnaissance qui concerne la culture, dans le sens limité dont on vient de parler.

Si cette approche se distingue de celle de Kymlicka, c’est dans la mesure où lui s’intéresse à la culture en un sens différent, peut-être encore plus étroit que celui que je donne à cette notion. Les questions qui intéressent Kymlicka sont, par exemple, celles de savoir si des enfants appartenant à un groupe dont la langue est minoritaire doivent être éduqués dans la langue de leur famille, ou encore si les fêtes religieuses ou nationales des minorités doivent être officiellement reconnues et célébrées, ou si ceux dont la langue est minoritaire doivent bénéficier de subventions à la création cinématographique ou théâtrale dans leur langue. Dans tous les cas, il s’agit d’enjeux culturels, en un sens très spécifique du terme, principalement linguistique. Je crois, comme Kymlicka, que ces questions soulèvent d’authentiques problèmes de justice et qu’une société qui ne les percevrait pas correctement engendrerait des injustices, au sens d’obstacles à la parité de participation. Mais Kymlicka serait sans doute d’accord pour reconnaître qu’il est également important de se préoccuper des inégalités statutaires qui résultent d’autres types de hiérarchies institutionnalisées de valeurs. Il existe des revendications légitimes de reconnaissance qui ne concernent pas le partage linguistique de l’espace politique entre des groupes majoritaires et minoritaires ; de la même façon, toutes les revendications légitimes de reconnaissance n’ont pas pour objectif l’instauration du pluralisme linguistique. Certaines injustices relevant de dénis de reconnaissance s’enracinent dans des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui surplombent, et donc concernent, tous les groupes linguistiques. Or, ces injustices pourraient tout à fait perdurer quand bien même on serait parvenu à garantir les droits linguistiques des minorités. On peut même imaginer des cas où l’octroi de tels droits les renforcerait. Pour toutes ces raisons, l’équation posée par Kymlicka entre culture et langue, de même que sa notion de ” culture sociétale “, me laissent assez sceptique. Je crains que ces notions n’incitent à l’essentialisation d’identités complexes et à la réification de divisions sociales transversales.

En règle générale, le modèle pluraliste de Kymlicka me semble adapté à la compréhension de la situation des francophones au Canada, mais je ne crois pas qu’il permette de rendre compte d’autres types de dénis de reconnaissance, tels ceux qui s’enracinent dans des hiérarchies institutionnalisées de genre, par exemple, et qui concernent tous les groupes linguistiques canadiens, bien que sous des formes variées. Bien entendu, chacun de ces cas suggère une image différente de ” la dimension oppressive de la culture “. Mais la question est de savoir si nous disposons d’une théorie de la reconnaissance capable de rendre compte des deux. De mon point de vue, le modèle pluraliste ne peut traiter adéquatement du cas de l’oppression de genre, tandis que le modèle statutaire a l’avantage d’éclairer aussi bien un cas que l’autre. Les deux cas peuvent être analysés de façon satisfaisante comme des dénis de parité de participation, qui procèdent de modèles hiérarchiques de valeurs culturelles. Dans cette perspective, les deux cas requièrent une réponse politique visant à désinstitutionnaliser ces modèles de valeurs et à en élaborer de nouveaux, qui promeuvent la parité de participation.

AGM : Il me semble pourtant que Kymlicka soulève la question de la justice culturelle dans des contextes d’oppression culturelle. Au départ, il y a certes une demande de reconnaissance culturelle, mais cette demande n’a pas nécessairement à se muer en revendication identitaire, au sens où elle irait de pair avec une conception politique ou idéologique reposant sur une compréhension essentialiste ou substantialiste de l’identité. Je comprends votre méfiance à l’égard de ce type de conception, mais il me semble que pour éviter les risques qu’elles comportent, vous tendez à poser le problème de la justice culturelle dans les termes réducteurs de la justice pure ou de la loi. Vous écrivez dans l’un de vos articles que “s’il nous faut reconnaitre un droit à la culture, ce n’est pas parce que les êtres humains ont besoin de culture, mais simplement parce que l’oppression est injuste “. Il serait donc nécessaire de lutter contre l’oppression culturelle parce qu’elle est injuste en soi, non parce que l’appartenance culturelle constituerait un besoin humain fondamental. Mais pourquoi faudrait-il nécessairement dissocier les deux niveaux, le niveau juridico-politique d’un côté, et le niveau anthropologique qui envisage la relation du sujet à sa ou ses culture(s) d’appartenance de l’autre ?

NF : Laissez-moi d’abord clarifier un point de détail : je ne crois pas confondre la justice et la loi. Selon moi, la justice et la loi ne se situent pas au même niveau. La justice consiste en l’absence d’obstacles socialement institutionnalisés à la parité de participation. En revanche, la loi n’est qu’un vecteur parmi d’autres de l’institutionnalisation de tels obstacles. C’est la raison pour laquelle, si certains obstacles à la participation, tel que la prohibition du mariage homosexuel, se présentent directement et explicitement sous une forme juridique, d’autres obstacles sont institutionnalisés sur un mode non juridique ­ au travers des processus du marché, des formes familiales, des cultures professionnelles, des procédures communicationnelles ou des pratiques informelles qui ont cours dans la société civile. Il s’ensuit que toutes les luttes pour la reconnaissance n’ont pas nécessairement à viser un changement légal ou juridique ; certaines doivent au contraire prendre pour objet d’autres processus d’institutionnalisation.

Mais venons-en au coeur de votre question. Vous me demandez pourquoi je cherche à dissocier la théorie de la justice du besoin que constituerait la culture au niveau anthropologique. La première raison est que je ne suis pas sûre qu’il existe quelque chose comme un besoin culturel fondé anthropologiquement. L’idée qu’un tel besoin existe pourrait être défendue, contre d’autres positions, dans le cadre d’une théorie générale de la nature humaine. Mais il existe de nombreuses théories générales concurrentes et je doute fortement que l’on puisse trancher entre elles de si tôt et de manière définitive. C’est une raison supplémentaire, il me semble, pour ne pas vouloir hypothéquer une théorie politique de la justice en la faisant dépendre d’une théorie exclusive, et qui pourrait tout à fait se révéler fausse. Selon moi, une conception politique de la justice doit éviter le sectarisme et pouvoir être compatible avec plusieurs anthropologies philosophiques différentes. C’est une leçon que j’ai retenue de John Rawls, avec qui je suis par ailleurs en désaccord sur de nombreux points.

La seconde raison de cette dissociation vient de ce que l’idée d’un besoin culturel anthropologiquement fondé suggère que chacun appartient, ou désire appartenir, à une seule et unique communauté culturelle, clairement définie et distincte des autres, qui devrait être valorisée et préservée intacte. Quels que soient les mérites qu’ait pu avoir une telle conception par le passé (et je doute qu’elle en ait eus !), elle me semble en profond décalage avec les formes de vie qui caractérisent l’ère mondiale dans laquelle nous vivons. Dans le monde contemporain, caractérisé par la fréquence des interactions transculturelles, l’hybridation est si intense que personne ne peut affirmer clairement où commence et où finit une culture. Dans ce contexte, l’idée selon laquelle nous aurions besoin, d’un point de vue anthropologique, d’appartenir à une culture valorisée, ne peut que nourrir des formes de nostalgie et de conservatisme. Une démarche plus féconde consisterait à interroger les asymétries de pouvoir qui existent entre individus s’identifiant à différentes cultures, dans le but de mettre à jour les injustices, au sens de ce qui fait obstacle à la parité de participation. Mais, alors, la question demeure : quelle est la meilleure stratégie pour éliminer de tels obstacles ? On peut comprendre que des groupes qui se sentent trop petits ou impuissants pour atteindre la parité de participation à l’échelle de la société entière soient tentés de se replier sur une communauté plus restreinte, et disent par exemple : ” au moins, donnez-nous le contrôle de ceci ! ” Cette stratégie peut se révéler appropriée, dans certains cas, pour atteindre un semblant de parité, mais je ne suis pas sûre qu’elle soit toujours la meilleure.

GR : Je souhaiterais vous poser une question relative à une stratégie que vous utilisez régulièrement pour atténuer l’opposition souvent posée entre les champs économique et culturel, une stratégie que j’appellerai volontiers ” la dialectique des fausses antithèses ” Qu’il s’agisse de la reconnaissance et de la redistribution, du monologisme et du procéduralisme, des mesures ” affirmatives ” et des mesures transformatrices, des travaux de Benhabib et de ceux Butler, et on pourrait citer encore bien d’autres cas d’² antithèses apparentes “, vous cherchez fréquemment à dépasser les dichotomies existantes tout en maintenant des distinctions analytiques entre les éléments dont vous opérez la synthèse, comme si vous cherchiez à effectuer un véritable Aufhebung. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette stratégie, et la situer historiquement, en relation avec les traditions hégélienne et marxienne notamment ? D’autre part, j’aurais aimé savoir si vous pensiez que l’utilisation d’une telle logique dans des situations assez différentes présentait des risques. Ne risque-t-on d’imposer cette logique au monde plutôt que de l’y découvrir à l’oeuvre ? Je prends un exemple : vous refusez nombre des étiquettes traditionnellement utilisées en philosophie politique (libéralisme contre communautarisme, démocratie sociale contre multiculturalisme, etc.) et vous essayez de ressaisir les différents courants et problématiques auxquels elles renvoient à partir des deux concepts clés de redistribution (ce concept synthétisant les problématiques issues du marxisme, des théories de l’État social, de la tradition libérale anglo-saxonne, etc.) et de reconnaissance (ce dernier incluant les questions posées par la tradition communautarienne, le multiculturalisme, le poststructuralisme, etc.). Beaucoup d’auteurs jugeraient cette classification simpliste et, pour cette raison, la rejetteraient.

NF : L’esprit de Hegel plane évidemment sur une large part de mon travail, dans la mesure où je cherche en effet à dépasser les fausses antithèses. Mais il est contrebalancé par une volonté de considérer les conflits dans leur réalité, et par une méfiance à l’égard des réconciliations prématurées. Concernant le premier de ces moments, vous avez raison de noter que j’ai tendance à refuser les alternatives simples et à préférer construire des articulations, soit que je considère que des éléments intéressants sont à conserver dans chacune des positions considérées comme antagonistes, soit qu’il me semble au contraire que ces positions considérées séparément se révèlent limitées ou insatisfaisantes. Dans ces cas-là, mon instinct hégélien se réveille et me conduit à essayer de réconcilier ce qui m’apparaît comme une fausse antithèse. C’est ce que j’ai essayé de faire à propos des oppositions entre Habermas et Foucault, la théorie critique et le poststructuralisme, la redistribution et la reconnaissance. J’ai commencé à travailler sur cette dernière opposition au milieu des années 1990, en réaction à la polarisation du débat entre multiculturalistes et sociaux-démocrates, principalement aux États-Unis. Je voulais montrer que la gauche n’avait pas à choisir entre les deux positions dès lors qu’il était possible d’articuler ensemble les préoccupations légitimes de chaque camp. On peut considérer cette démarche comme l’expression de mon ” instinct hégélien “. Mais les choses se sont compliquées quand une impulsion contraire, antihégélienne cette fois, est entrée en scène. Cette seconde impulsion m’a alertée sur les dangers de toute réconciliation hâtive et m’a conduite à me concentrer sur les tensions réelles qui existaient entre ces deux orientations politiques. J’ai donc insisté dans un premier moment sur la possibilité et le caractère hautement désirable d’une réconciliation conceptuelle entre reconnaissance et redistribution, tout en reconnaissant dans un second moment les difficultés d’une telle tentative dans la mesure où les formes dominantes (identitaires) de politiques de reconnaissance travaillent généralement contre les formes habituelles (correctrices) de politiques redistributives. Si l’on prend acte de ces tensions, il faut admettre que nul Aufhebung n’est véritablement possible. Ces tensions ne peuvent être dépassées, elles peuvent simplement être atténuées. C’est pourquoi, dans Redistribution or Recognition ?, j’ai accordé autant d’attention à l’analyse des conséquences involontaires que les luttes pour la reconnaissance pouvaient avoir sur les luttes pour la redistribution et inversement, ainsi qu’à l’élaboration de stratégies conceptuelles permettant de pallier de telles conséquences. Autrement dit, j’insiste sur le fait qu’il n’existe pas de formule magique qui permette d’harmoniser pleinement ces deux orientations politiques. Il faut pour cela les travailler et les retravailler.

GR : Cela me surprendrait d’apprendre qu’il ait eu sur vous une influence directe, pourtant ce que vous dites me rappelle le travail de Paul Ricoeur et ce que j’appellerai ” la dialectique de la réconciliation ” qui y est à l’oeuvre. Il s’agit moins d’une dialectique négative, que d’une tentative pour sélectionner et articuler les éléments les plus pertinents de thèses opposées, tout en reconnaissant que cette articulation ne prendra jamais la forme d’une synthèse parfaite.

NF : C’est un rapprochement intéressant. Je ne connais pas bien le travail de Ricoeur, mais ce que vous en dites me laisse penser que, sur ce point au moins, nous avons quelque chose en commun. Comme vous le soulignez, ma propre démarche ne relève ni tout à fait d’une dialectique hégélienne, ni tout à fait d’une dialectique négative.

AGM : Dans le domaine de la pratique, est-il possible de réconcilier une politique de reconnaissance transformatrice, fondée sur la déconstruction des identités, et une politique de reconnaissance ” affirmative “, fondée sur la valorisation des identités, pour reprendre les termes de votre article de 1995 consacré aux dilemmes de la justice dans l’ère postsocialiste?6 Dans ce texte, vous soutenez que seules les mesures transformatrices servent réellement les luttes contre les injustices culturelles dans la mesure où elles agissent au niveau des causes mêmes de la ségrégation ethnoculturelle, ce qui n’est pas le cas du ” multiculturalisme officiel “, qui s’apparente à une mesure ” affirmative “. Mais peut-on réellement mettre au point une politique fondée exclusivement sur des mesures transformatrices ? N’est-il pas nécessaire de combiner les deux types de mesures en fonction des circonstances ?

NF : Vous venez juste de résumer l’argument que je développe dans Redistribution or Recognition ?! Dans ce livre publié en 2003, je suis revenue sur les formulations de 1995 que vous citez, car elles m’apparaissaient inadéquates, précisément pour les raisons que vous mentionnez. Entre la rédaction des deux textes, je me suis rendu compte que j’avais formulé la différence entre les mesures affirmatives et les mesures transformatrices d’une manière beaucoup trop abstraite et décontextualisée. Pour essayer de remédier à ce problème, je me suis tournée vers un penseur français de la Nouvelle Gauche, largement oublié et dont mes étudiants n’avaient jamais entendu parler : André Gorz. Dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Gorz propose l’idée de ” réformes non réformistes “. Cette expression désigne des réformes qui s’apparentent à des mesures ” affirmatives ” d’un point de vue théorique, dans la mesure où elles ne s’attaquent pas aux structures profondes qui engendrent les injustices ; pourtant, dans certains contextes, elles peuvent malgré tout avoir des effets transformateurs à long terme, si elles modifient la balance des pouvoirs de façon à rendre possible, dans le futur, des revendications plus radicales. Pour le formuler autrement, les réformes non réformistes crééent un mouvement dont le potentiel transformateur s’accroît au fil du temps, quand bien même elles se présenteraient initialement comme des simples mesures ” affirmatives “. Cette idée m’a été très utile, car elle m’a permis à la fois d’atténuer l’opposition stricte que j’avais élaborée au départ, et d’envisager des possibilités d’actions politiques d’une façon plus nuancée et plus attentive aux contextes.

GR : Si on examine l’évolution de votre travail, on peut avoir l’impression que vos publications récentes sont généralement plus optimistes que vos écrits antérieurs concernant le potentiel de la démocratie. J’aimerais vous interroger sur la nature du dialogue démocratique et, plus spécifiquement, sur le rôle que jouent les médias de masse, les intérêts économiques, les politiciens professionnels et les matrices idéologiques dans la fabrication et la manipulation de ce qu’on appelle l’opinion publique et le débat démocratique ouvert. Peut-on envisager une forme de procéduralisme dialogique qui ne soit pas contaminé par les imaginaires politiques, les constructions idéologiques et les réseaux pluriels formés par les rapports de pouvoir ? Dans quelle mesure n’est-il pas nécessaire de prendre en compte les contraintes et les normes qui déterminent, en amont, le dialogue supposé ” démocratique ” ?

NF : Votre question est particulièrement intéressante parce qu’elle m’offre une perspective tierce sur mon travail, et que cette perspective ne correspond pas, en l’occurrence, à l’expérience que j’en ai personnellement. Si j’en crois mon expérience personnelle, je me sens plus pessimiste que jamais concernant l’état du monde, comme celui de la gauche. En tant qu’Américaine essayant de survivre à la présidence de Bush, je peux vous assurer que je ne me sens pas débordante d’optimisme ! Aucune personne qui réfléchit, comme j’essaie de le faire, ne peut vivre aujourd’hui aux États- Unis sans être révoltée par l’état actuel de la prétendue publicité démocratique. Les distorsions de la publicité sont si flagrantes qu’elles devraient être mises au centre de toute théorie critique du présent. Mais hélas ! elles sont relativement peu prises en compte par les théories contemporaines de la ” démocratie délibérative “, qui s’intéressent peu aux forces qui faussent la communication réelle dans la société contemporaine.

Dans ce contexte, j’ai dernièrement essayé de réfléchir aux moyens de renouveler la théorie critique de l’espace public. Dans un article récent, ” Transnationaliser l’espace public7 “, j’ai reconstruit le débat qui a eu lieu autour de cette notion depuis la publication du livre de Habermas en 1962 jusqu’à celle de Droit et démocratie, de façon à mettre en évidence les présupposés ” westphaliens ” de tous les participants au débat, moi y comprise. Cela m’a permis de reformuler complètement le problème de la ” publicité démocratique “. Quelles que soient les difficultés qu’on ait pu avoir par le passé pour comprendre la façon dont la publicité pouvait jouer un rôle émancipateur au sein d’un État territorial, il est incomparablement plus difficile d’imaginer un processus semblable dans le contexte actuel, quand non seulement les enjeux débattus, mais également les pouvoirs qui sont à l’origine des distorsions communicationnelles, se déploient au niveau transnational. Aujourd’hui, il nous faut nous confronter non seulement aux types de distorsions structurelles que vous venez de mentionner, mais également à leur exacerbation du fait de la transnationalisation ­ de la production, de la finance, de la gouvernementalité et de la communication. Ces conditions nouvelles aggravent considérablement les difficultés que nous avions traditionnellement à penser la publicité. Comment estil possible de concevoir une opinion publique démocratiquement légitime et politiquement efficace, si elle n’est ni formulée par des concitoyens censés jouir d’un commun statut d’égalité politique, ni adressée à un État souverain capable de mettre en oeuvre la volonté de ses interlocuteurs et de résoudre leurs problèmes ?

Et pourtant, malgré l’existence de ces déformations insensées, la publicité démocratique reste le seul et unique médium dans lequel mener les luttes politiques, y compris les luttes qui contestent ces déformations mêmes (en supposant, comme c’est mon cas, que l’on ne veut pas recourir aux moyens militaires). Cela signifie que nous devons imaginer des façons de transformer un cercle vicieux en un cercle vertueux. Le cercle vicieux est suffisamment évident : ceux qui ont le moins de pouvoir sont ceux qui parviennent le moins à se faire entendre, ce qui signifie que l’agenda politique et les objectifs à atteindre sont déterminés par ceux qui ont le plus de pouvoir ; ceci a pour effet que ceux qui ont le moins de pouvoir demeurent impuissants, et perdent au fil du temps leurs capacités revendicatives. Le cercle vertueux est plus difficile à imaginer : les mouvements regroupant ceux qui ont peu de pouvoir parviennent à se faire entendre et obtiennent des réformes, même modestes, qui contribuent, même de façon infime, à rétablir l’équilibre des pouvoirs ; ceci a pour effet d’accroître leurs capacités revendicatives, lesquelles leur permettent d’obtenir des réformes un peu moins modestes, et ainsi de suite. Je ne suis pas optimiste d’un point de vue empirique, au sens où je ne m’attends pas à voir se développer ce genre de cercle vertueux à grande échelle dans un futur proche ; mais j’insiste sur la possibilité théorique de tels développements.

GR : Votre position témoigne malgré tout d’un optimisme robuste relativement à la participation démocratique. Ne peut-on envisager que la participation démocratique elle-même soit déjà construite et codée de façon à ce que les énoncés audibles dans l’espace public se réduisent à un ensemble prédéfini d’énoncés politiques répondant par oui ou non à des questions précises, de façon à faciliter la quantification statistique de l’² opinion publique ” ? La démocratie n’est elle pas devenue, au moins en partie, une parodie intermittente de la liberté humaine, rejouée rituellement, selon ce que prévoient les lois et les calendriers électoraux ? Si cette caractérisation contient ne serait ce qu’une once de vérité, ne pensez-vous pas que cela pose des problèmes majeurs à l’idée de ” participation démocratique ” ?

NF : C’est tout à fait juste. Cependant, j’ai l’impression que nous ne mettons pas exactement la même chose derrière le terme de ” participation démocratique “. Je ne limite pas la participation démocratique à l’activité de revendication dans la sphère politique officielle d’un État. J’y inclus également les activités des organisations parallèles et les formes de contestation dans ce que j’ai pu appeler les ” contre-publics subalternes8 “. Les luttes pour l’accès à la revendication politique relèvent aussi, selon moi, de la ” participation démocratique “, même quand elles cherchent à faire bouger les frontières et à modifier la signification des termes utilisés. Ceci étant dit, j’ai bien envie de renverser votre question. Je crois que les nouveaux mouvements sociaux aux États-Unis ont investi trop d’énergie, ces vingt dernières années, dans ces luttes parallèles, et ont de fait abandonné l’espace public politique officiel. En se retirant de la politique officielle centrée autour des élections, ils ont laissé le champ libre à la droite, avec le résultat désastreux que nous connaissons aujourd’hui. Nous sommes ici à nouveau confrontés à une de ces situations où aucun des deux termes de l’alternative ne constitue une solution satisfaisante. Les mouvements qui luttent pour davantage de justice sociale doivent participer aux deux types d’arènes, les arènes subalternes et les arènes officielles. Il ne s’agit pas de choisir.

AGM : Le couple conceptuel formé par le juste et le bien, qui a été maintenu par les tenants d’une perspective déontologique, est au coeur de la conception libérale de la démocratie. Dans certains de vos textes des années 1990, vous vous appropriez cette distinction, qui me semble reposer sur des présupposés politiques, idéologiques et anthropologiques assez problématiques. Le débat entre libéraux et communautariens, par exemple, a été l’occasion de mettre en lumière certains des présupposés individualistes et atomistiques qui sous-tendent cette distinction, qui relève par ailleurs d’une construction historique spécifique. Comment envisagez-vous ce couple conceptuel aujourd’hui ? S’agit-il selon vous d’un cadre potentiellement universalisable ou d’une construction contingente, valable pour certaines cultures politiques occidentales, et qui pourrait être modifiée ? Le travail de Rawls a parfois pu donner l’impression qu’il s’agissait d’une structure immuable.

NF : Il est évident que cette distinction entre le juste et le bien a émergé historiquement. Elle est née dans un contexte ­ au sein duquel elle fait sens ­ spécifiquement moderne, marqué par l’expérience ou les effets de la réforme protestante, ou d’un phénomène analogue ; et elle suppose que les individus, dont l’autonomie requiert le respect, sont les unités de base de la morale. Donc, de ce point de vue, je suis d’accord avec l’essentiel de votre argument. Néanmoins, je plaide en faveur de cette distinction et je soutiens la thèse qui lui est liée, qui affirme la priorité du juste sur le bien. La solution communautarienne, qui consiste à poser l’existence d’un bien transcendant qui contraint jusqu’à ceux qui le rejettent, n’est pas défendable dans un contexte de pluralisme éthique. J’admets donc que la priorité du juste a une genèse historique et qu’elle est en tant que telle associée à l’Occident (bien qu’on puisse trouver des conceptions analogues dans des cultures non occidentales). Cela dit, il me semble important de distinguer la question de la genèse de celle de la validité. J’ajouterai que la conception selon laquelle l’individu est l’unité de base de la morale ne constitue pas, à mes yeux, une forme perverse d’individualisme antisocial. Cette position ne dénie à aucun moment l’existence ou la valeur des liens communautaires et des appartenances ; elle demande seulement que nous évaluions ces arrangements sociaux ou communautaires en fonction de leurs effets sur les individus. Pour une raison simple, qui est que ce sont les individus qui, en dernière instance, saignent, souffrent et meurent. In fine, c’est à ce niveau que les injustices doivent être considérées. Il est donc inexact d’affirmer, comme Michael Sandel a pu le faire, que ceux qui accordent une primauté morale aux individus souscrivent nécessairement à une ontologie sociale atomiste qui néglige les solidarités et les communautés. Il me semble que c’est une confusion des niveaux qui a conduit Sandel à défendre cette idée erronée. Il n’a pas vu qu’il était possible de s’opposer de façon cohérente au libéralisme en tant que philosophie économique et ontologie sociale (pensons aux termes de Margaret Thatcher : ” La société n’existe pas “), tout en défendant un libéralisme politique. À ce niveau, le libéralisme constitue bien l’envers d’une position communautarienne et consiste à subordonner le soutien social apporté à la vie communautaire aux protections dont bénéficient les individus, telles que le droit à la contestation ou le droit de sortie. De tels droits, qui sont d’une importance décisive pour les fractions dominées de toute communauté, dont les femmes, doivent être compris comme des libertés individuelles. Cela ne signifie pas que les communautés ne soient pas importantes, mais seulement qu’elles ne peuvent impunément opprimer les individus.

AGM : Il ne me semble pas que ces droits soient remis en question dans les travaux de Sandel ou de Taylor. En outre, Taylor lui-même se considère comme un ” holiste libéral “.

NF : Il est difficile de classer le travail de Taylor et je ne m’y risquerai pas. C’est un penseur complexe et original, qui a un pied dans chaque camp. La question, de mon point de vue, n’est pas de savoir s’il appartient ou non au camp libéral, mais plutôt de savoir dans quelle mesure sa position est cohérente. Je poserais la même question à propos du travail de Michael Walzer. Walzer revendique un libéralisme d’un certain type, non standard en l’occurrence, mais sur un certain nombre d’enjeux politiques cruciaux, il s’est révélé assez peu respectueux du droit à la contestation ; en outre, sa loyauté communautarienne à l’égard du sionisme l’a conduit à tenir des positions que je considère comme véritablement honteuses…

AGM : Vous pensez à sa position sur la guerre en Irak ? NF : Oui, en effet. Il me semble que le soutien de Walzer à la guerre en Irak lui a été dicté par son sionisme, auquel il était subordonné de manière instrumentale. Ceci étant dit, j’ajoute immédiatement que Walzer a toute mon admiration en tant que théoricien, notamment en tant que théoricien de la ” guerre juste “. Et je suis convaincue que s’il avait appliqué cette théorie d’une manière authentique et non biaisée à ce cas là, il se serait opposé à l’invasion de l’Irak.

Cet entretien est tiré d’un ouvrage codirigé par Gabriel Rockhill et Alfredo Gomez- Muller à paraitre fin 2009 aux Éditions du Félin, intitulé (provisoirement) Culture et critique : dialogues sur la politique, l’éthique et l’actualité.

Nancy Fraser, " From Redistribution to Recognition? Dilemmas of Justice in a ' Postsocialist Age ' ", in New Left Review, n 212, 1995 (" De la redistribution à la reconnaissance ? Les dilemmes de la justice dans une ère postsocialiste ", in Nancy Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, trad. E. Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005).

Nancy Fraser, " Transnationalizing the Public Sphere ", in Max Pensky (dir.), Globalizing Critical Theory, Totowa, Rowman and Littlefield, 2004 (" Transnationaliser l'espace public ", in ibid., p. 145-156).

NdT : En français dans le texte.

Nancy Fraser et Axel Honneth, Redistribution or Recognition? A Political Philosophical Exchange, New York, Verso, 2003.

Voir, par exemple, " Rethinking Recognition ", in New Left Review, n° 3, 2000 (" Repenser la reconnaissance ", in Nancy Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ?, op. cit. , p. 71-92).

Nancy Fraser, " De la redistribution à la reconnaissance ? ", art. cit.

Nancy Fraser, " Transnationaliser l'espace public ", art. cit.

Nancy Fraser, " Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy ", in Craig Calhoun (dir.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, MIT Press, 1992 (" Repenser l'espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante ", in Qu'est-ce que la justice sociale ?, op. cit., p. 107-144).

Published 21 April 2009
Original in English
Translated by Marie Garrau
First published by Revue Internationale des Livres et des Idées 3-4/2009

Contributed by Revue Internationale des Livres et des Idées © Nancy Fraser / Alfredo Gomez-Muller / Gabriel Rockhill / Editions du Félin / Revue Internationale des Livres et des Idées / Eurozine

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