Nicolas Sarkozy, lecteur de Gramsci

La tentation hégémonique du nouveau pouvoir

Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là.
Nicolas Sarkozy, Le Figaro, 17 avril 2007

 

On A beaucoup commenté le ” retour du politique ” suscité par la campagne présidentielle de cette année. Curieusement, on n’a pas rapproché ce constat de celui, très comparable, formé à l’issue de la campagne référendaire de 2005 sur la constitution européenne. Pourtant elle avait déjà vu une mobilisation très forte de l’opinion publique et des électeurs, une activité éditoriale intense, et l’on avait souligné également combien l’enjeu avait partagé les familles, les amis, les affinités politiques acquises. Quitte à regretter parfois le résultat du vote, la presse étrangère avait elle aussi jugé positivement cette nouvelle expression de la passion politique des Français : un débat public majeur avait été mené jusqu’à son terme avec, disons, une forme de sérieux collectif plutôt honorable. Des commentaires comparables ont pu être relevés cette année, soulignant la participation électorale massive, le public nombreux mobilisé par les meetings, ou le taux d’écoute lors du débat télévisé entre Royal et Sarkozy.

Sans se laisser aller à une complaisance malvenue, on peut voir sans doute ici la face positive de cette surpolitisation tant commentée de la culture française, associée à une valorisation elle aussi exceptionnelle de l’État. Tout cela a été dit et redit, souvent pour le regretter : cette double identification serait un obstacle à la responsabilité individuelle des citoyens, à l’émancipation de la société civile et au dynamisme économique. Reste ce fait qui semble ancré dans l’expérience historique de ce pays : sa capacité à mettre en scène et à dire ses conflits et sa politique, et ainsi à préserver une forme finalement classique d’espace public démocratique.

Est-ce pour cela que ce pays de taille médiocre continue d’attirer un intérêt disproportionné ? La France resterait ainsi une des scènes politiques du monde, alors même que ce qui se dit sur cette scène n’a plus grand-chose d’exceptionnel. À moins que, précisément, elle reste pour cette raison intéressante : un pays banalisé, des gouvernements plutôt moins performants que leurs voisins, mais une politique toujours hors norme, qui articule en termes politiques des enjeux qui sont ceux de nombreuses autres sociétés – la compétitivité et la justice sociale, la globalisation et l’avenir de la nation, le marché et les biens publics, etc. L’universalisme ne serait plus dans les valeurs ou dans le modèle proposé, mais dans une capacité, ou une propension plus forte, à mettre en forme et à exposer publiquement des problèmes presque universels.

Libéral et bonapartiste ?

Ce constat se retrouve dans ce trait majeur du discours sarkozien, durant la campagne présidentielle : la centralité de l’État, du pouvoir politique et de la volonté de l’élu. Sarkozy est peut-être libéral économiquement, il est certainement républicain, mais il est avant tout un politique bonapartiste, pour qui le changement dans la société vient du sommet et suppose l’autorité. Prenons juste deux exemples : l’absence complète dans son programme de toute proposition de décentralisation ; et surtout, un discours tourné vers l’individu, ses responsabilités et ses droits, dans lequel une contribution très maigre est laissée à la société civile, ou attendue d’elle. À la limite c’est elle (et non la nation) qui est malade, tétanisée par ses peurs, ses corporatismes et sa propension à diluer les responsabilités de chacun dans un être collectif indéfinissable. Ainsi, la dimension communautariste du discours sarkozien, si critiquée, ouvre surtout sur le thème de la discrimination positive, dont la visée est sans aucun doute individualiste : il s’agit d’assurer l’égalité effective des droits et la reconnaissance des mérites individuels, et non d’appeler les communautés à régler elles-mêmes une part de leurs problèmes collectifs.

S’il y a dans ce nouveau discours de droite une inspiration thatchérienne, elle est ici : dans ce lien ” victorien ” établi entre d’une part une morale privée de l’effort et du gain, et de l’autre un programme de libéralisation mené par un chef déterminé. Sarkozy n’est pas a contrario un Américain, en ce qu’il ignore entièrement ces thèmes majeurs que sont là-bas la démocratie locale, l’auto-organisation des citoyens, la problématique fédérale ou la division de la souveraineté (les checks and balance). Gageons qu’il n’a jamais ouvert les Federalist Papers et que l’oeuvre de Tocqueville n’encombre pas sa table de chevet.

La défaite de la seconde gauche

On perçoit mieux, par contraste, la principale contrepartie du triomphe de cette droite, à la présidentielle : c’est la défaite majeure de la seconde gauche et de ses héritiers. Jusqu’à il y a peu, en effet, il semblait acquis pour beaucoup que les seuls à même de réconcilier pacifiquement la France avec l’Europe, la globalisation et les marchés viendraient de l’aile centriste du Parti socialiste. Disons, de tous ceux qui auraient soutenu Rocard, Delors et Strauss-Kahn aux présidentielles passées (on pourrait ajouter Mendès-France), et qui cette fois-ci ont souvent penché pour Bayrou, tout en lisant avec avidité Cohn-Bendit. On sait que cette convergence ” libérale-libertaire “, apparue dans les années post-68, proposait pour résumer un projet où les risques et les tensions de la libéralisation économique seraient équilibrés par une société devenue plus vigoureuse, plus innovante et aussi plus démocrate, parce que moins centrée sur l’État. Autonomie sociale, décentralisation, européanisation : tels étaient les trois thèmes centraux du rocardisme, auxquels on pourrait ajouter la distance par rapport aux intérêts financiers privés – faites-nous confiance pour libéraliser, nous sommes désintéressés !

Cette stratégie est aujourd’hui défaite, à la fois au plan politique et idéologique. Elle a été battue successivement par les jacobins de gauche, puis par les bonapartistes de droite, dans une sorte d’alliance intergénérationelle entre Mitterrand et Sarkozy. En effet, les trois chefs de file successifs de la gauche réformiste ont tous échoué, en trente ans, à approcher la ligne de départ de la présidentielle. Et alors qu’elle semblait l’avoir emporté dans la dernière phase de cette campagne, cette gauche a perdu la mise à l’issue du scrutin : la sortie du ” ni-ni ” chiraquo-mitterrandien et la définition d’une stratégie réaliste de réponse aux maux du pays se feront, selon toute vraisemblance, sur une ligne toute différente de celle qu’elle défend depuis si longtemps : une ligne beaucoup plus individualiste et verticale, mise en oeuvre depuis le sommet de l’État, et accompagnée d’un discours sécuritaire, porteur de valeurs franchement de droite.

Il serait aisé de voir surtout dans cet échec historique l’effet de nombreuses causes contingentes, internes au champ politique : l’animosité légendaire entre Mitterrand et Rocard, le vide programmatique de l’aventure chiraquienne, la catalepsie du Parti socialiste, la surenchère antilibérale de la campagne référendaire, etc. Pourtant, il faut faire le lien entre cet échec et le constat par lequel on a commencé : la politique française continue de se jouer sur une scène démocratique qui est celle de l’État central ; c’est vers elle que se tournent les citoyens pour débattre de la chose publique dans sa définition forte ; et à l’évidence la légitimité de cette scène est tributaire d’une capacité attendue de l’État à agir fortement, en affichant des choix visibles. Bien sûr, les Français souhaitent aussi avoir des élus locaux efficaces et attentifs à leurs besoins. Pour la plupart, ils acceptent également que de nombreuses politiques publiques soient mises en commun avec leurs voisins européens. Mais, en un mot, la scène nationale est celle où se nouent à la fois le contrat de souveraineté entre le Prince et les citoyens, et l’identification politique de ces derniers.

S’ajoute un dernier élément, lui aussi à caractère historique : l’appel à l’État et à un acte politique fort semble d’autant plus puissant que le pays se perçoit dans une situation de déclin relatif. ” La France est de retour en Europe ” a dit le nouveau président le soir de son élection, poursuivant ensuite en direction des États-Unis, du bassin méditerranéen et de l’Afrique. Telle serait la posture qui conviendrait le mieux à cet État et à cette culture politique : le ” redressement national ” ou, plus prosaïquement, le rattrapage sur fond de dynamisme insuffisant de l’économie et des acteurs sociaux. L’État français ne s’est-il pas constitué en particulier dans ces périodes dominées par l’urgence de la modernisation et du défi extérieur -depuis les physiocrates du XVIII siècle jusqu’au Premier et au Second Empire, et à l’après-Seconde Guerre mondiale ? Fernand Braudel soulignait ainsi que la France n’a jamais été économiquement au centre du monde, mais qu’à aucune période elle n’a été complètement distancée ; cela entre autres parce que son État a pris régulièrement en charge une stratégie politique de retour à la norme internationale. Sur un mode mineur, telle semble être aujourd’hui la perception d’une large partie de l’opinion publique, sur laquelle a fait fond la campagne de Sarkozy. ” Déclinisme ” et néo-bonapartisme auraient en somme partie liée, là où le discours commun international voit plutôt dans le second la cause du premier. Inversement, l’appel girondin à la société civile et à la décentralisation serait associé dans un tel contexte à l’idée d’une démission ou d’un renoncement.

Une exaspération convertie démocratiquement ?

Si l’on essaye maintenant de reconstituer comment, pratiquement, la première droite a défait la seconde gauche, il fait peu de doutes que la scène d’ouverture a été la campagne référendaire de 2005, qui avait amorcé le fameux ” retour du politique “. La différence avec la campagne présidentielle tient évidemment aux perspectives qu’ont ouvert ces deux moments politiques. Autant, dans le premier cas, on a pu faire le constat d’une division majeure, bloquant en fait toute perspective de réforme (quelle qu’elle soit), autant, cette fois-ci, le renouvellement spectaculaire du pacte démocratique a débouché sur l’élection d’un président doté d’un mandat fort : alors qu’on pouvait voir, derrière le vote de 2005, l’appel à un État avant tout protecteur et conservateur, mais sans capacité stratégique, ce procès est beaucoup moins aisé à instruire en 2007 ; à tout prendre, la campagne de Ségolène Royal était plus ouverte à cette accusation, comme l’attestait sa critique constante de la ” rupture ” voulue par son concurrent.

Paradoxalement, il apparaît maintenant que 2005 a aussi préparé 2007. Le référendum a rendu évident aux yeux de tous que les discours chiraquien et socialiste étaient littéralement exsangues, avant que les émeutes dans les banlieues, quelques mois plus tard, n’offrent une sorte de confirmation sociologique de ce constat politique. En refusant médiocrement de démissionner, le président n’a fait que reporter l’échéance. Mais pour les politiques comme pour les électeurs, il était déjà clair que la présidentielle devait marquer la fin d’un cycle ouvert sans doute entre 1988 (le ” ni-ni “), 1991 (le renvoi de Rocard) et 1992 (le référendum sur le traité de Maastricht).

Les émeutes ont aussi été le moment de tous les dangers pour Sarkozy : tactiquement il a frôlé la catastrophe, par son comportement et son langage, mais stratégiquement l’épisode l’a finalement servi. Le discours de la réforme et de la rupture devenait d’autant plus puissant qu’on avait au départ un effet de table rase. Le symptôme le plus clair a été la disparition totale du thème du ” modèle social français “, qui à gauche comme à droite structurait le discours de la prudence et du gradualisme. Sarkozy a pu alors reprendre à son compte une figure discursive qui généralement appartient à la gauche radicale : soyez réaliste, votez la rupture !

L’élément extraordinaire du premier tour de 2007 a été la conjonction de ce ” test de réalité ” et de la marginalisation des extrêmes. Tout s’est passé comme si l’ineptie du débat public avait d’abord produit une dynamique centrifuge de contestation radicale des élites et des institutions (2002, 2005), avant que le ré-ancrage du débat public ramène les citoyens sur la scène politique centrale. En somme, la disposition au radicalisme politique ne serait qu’un facteur de second ordre, contingent à un dysfonctionnement sérieux du système politique. La surpolitisation culturelle et l’intellectualisme français, au sens de Tocqueville, conduiraient aisément le débat public à embrasser des positions radicales qui, dans d’autres pays, restent hors de portée ; mais in fine le fait politique resterait capable de rétablir son effet de gravitation, dans une politique d’autant plus spectaculaire que, de cette manière, elle se joue et se dit elle-même comme une scène instituante.

Une question serait alors de savoir dans quelle mesure cette politique encore marquée par son ascendance révolutionnaire peut produire une légitimité, puis une capacité d’action politique supérieures. C’est évidemment ce que suggère le mythe de l’homme providentiel : Bonaparte après la Révolution -on n’en sort pas. Une telle interprétation renforcerait la suggestion lancinante, et clairement centrifuge, selon laquelle la démocratie dans son sens plein reste de l’ordre de l’exception. Elle serait dans l’acte institutif ou fondateur, avant de relever de l’ordre régulier des institutions. D’ici, bien entendu, on passe très vite sur la face instable et menaçante de cette culture politique.

” Le vrai sujet, ce sont les valeurs “

Telle n’a pas été cependant la scène qui s’est jouée, même métaphoriquement, lors de la présidentielle de 2007. Observée sur plusieurs années, avec les événements de 2005 en arrière-plan, le trait majeur de la campagne de Sarkozy a été une stratégie d’hégémonie, donc à caractère culturel et idéologique, avant d’être programmatique et électorale. Gramsci est ici la référence, par son analyse d’un affrontement politique qui se mène d’abord sur les représentations et les valeurs, puis sur le pouvoir proprement dit ; soit, aussi, une confrontation qui se joue dans la société civile avant d’aboutir sur la scène politique, ou électorale1. Dans une lecture moins sociologisante et plus tacticienne, cette notion renvoie aussi à la capacité à imposer les termes du débat politique : les concurrents devront définir leur stratégie par rapport à eux, quitte à chercher à imposer à terme leurs propres représentations, et donc la légitimité de leurs choix politiques : quel est l’état actuel de la société ? la hiérarchie des problèmes à résoudre ? les valeurs qui doivent guider les réformes ? les politiques envisageables et celles qui ne le sont pas ? Pour résumer, la stratégie serait culturelle et idéologique, et la tactique seulement politicienne.

C’est exactement ce qui s’est passé lors de la dernière campagne électorale : la droite a largement imposé ses thèmes au débat, les sondages indiquant que la majorité des électeurs se sont effectivement déterminés par rapport à eux. Mais l’essentiel était bien à l’amont. Non pas toutefois dans une sorte de construction idéologique surplombante, qui aurait défait en combat singulier la rhétorique de la gauche. Remarquablement, Sarkozy a parlé très peu du marché, de la globalisation, du libéralisme, etc. : c’est-à-dire de tous ces concepts méta-politiques dans lesquels la gauche s’est enfermée depuis des années, sans jamais pouvoir en dériver un constat social et une stratégie politique audibles par d’autres que les sectes d’extrême gauche. Son empreinte tenait précisément dans cette capacité à imposer les termes d’un débat qui ne devait jamais déboucher sur une démarche programmatique, précisément parce que ces forces ne sont pas là pour gouverner et réformer. D’ailleurs on n’a jamais écrit la première ligne d’un programme de gouvernement antilibéral, sauf à faire du Pompidou – augmenter le Smic, accroître les dépenses budgétaires, défendre les champions nationaux et gérer Bruxelles comme une grosse préfecture régionale. Pratiquement, du Parti communiste à Attac, on rêve encore des années 1960.

On ne dit pas ici que le marché et le capitalisme seraient en soi des objets inintéressants, ou qu’ils auraient une réalité naturelle. Mais se placer sur ce niveau de généralité et s’empoigner sans fin sur le mal dans le marché, tout ceci ne pouvait que donner au discours politique un caractère utopique, au sens étymologique du terme : on parlait d’un lieu abstrait, qui n’est pas celui où nous vivons, que l’on peut réformer, et où les électeurs se retrouvent. Pour Sarkozy, le marché et la globalisation sont en revanche de l’ordre du réel, du donné, ou du non-discutable, que le politique responsable se doit d’affronter pour améliorer le sort commun. C’est-à-dire exactement la position pragmatique défendue en privé par la gauche réformiste, même si ses réponses eussent été différentes.

En imposant ce préalable dans le débat public, la droite sarkozienne a donc établi une évidence muette mais parfaitement entendue : l’économie de marché, ou le libéralisme économique, sont le monde dans lequel nous vivons ; et tout comme le libéralisme politique, ils n’excluent aucunement des variations importantes entre pays, et donc l’espace pour un projet politique volontaire. Personne sans doute contesterait que la France, les États-Unis, la Suède ou le Brésil ont des régimes politiques à la fois très différents et ancrés dans des principes politiques libéraux, au sens le plus général du terme : suffrage universel, respect des droits de l’homme, liberté d’expression, etc. Il en va de même avec l’économie. Le libéralisme économique est une sorte de métaconstitution à l’intérieur de laquelle se différencient un grand nombre de modèles et de variantes. Ici s’appliquent le discernement des politiques et le choix des électeurs. Alors que la gauche réformatrice s’évertue depuis vingt ans à construire un discours qui repose sur cette prémisse, mais sans l’énoncer, la droite l’a fait. Simplement, elle a affiché que la question du marché et du libéralisme en général ne discrimine pas les choix sur lesquels se prononcent concrètement les électeurs centraux – disons, au minimum les 75 ou 80 % qui votent pour les partis parlementaires. Corollaire, la droite a pu définir les termes ultérieurs du débat, ce qui fait un deuxième avantage stratégique énorme. C’était la poule aux oeufs d’or, à cela près qu’elle attendait depuis des années qu’un entrepreneur politique un peu hardi lui mette la main dessus.

Le succès s’est donc fondé en premier lieu sur un rapport au réel, c’est-à-dire sur une sémantique qui a été reconnue et adoptée par le public. Elle répondait à une demande assez perceptible d’un diagnostic sur l’état de la société, qui trancherait avec le silence pesant de la génération sortante. Pour dire vite, la société voulait aussi savoir où elle en était, et ce qui n’allait pas. Dès 2002 ou 2003, le discours de Sarkozy a capté l’attention du public parce que systématiquement il a nommé ce qui ne fonctionne pas dans la société, ce qui exaspère l’électeur, ou simplement ce qui lui pèse ou lui coûte. Au cours de ces années, beaucoup ont insisté pour n’entendre là que des éructations néo-populistes, destinées à rallier l’électorat d’extrême droite. Il y avait certainement de cela, mais pas uniquement. On a bien sûr répété aussi qu’aucune représentation, aucun diagnostic social n’est neutre de toute valeur, a fortiori lorsqu’il est formulé par un acteur politique. Mais voilà, un des succès de Sarkozy a été justement de lier ces deux éléments de manière très efficace : un ” parler vrai ” d’autant plus frappant qu’il allait de pair avec un sens inné de la provocation2 ; et de là, un discours normatif cohérent qui légitime la stratégie de réforme : la valorisation de l’effort individuel, l’ordre et l’autorité, la nation, etc. Enfin venait le programme, décliné au cours de la campagne. Telle est la structure d’un discours hégémonique.

Ségolène Royal : même prémice, autre désinvolture

La viabilité de cet alliage est soulignée par le fait que nombre de ses éléments se retrouvaient dans le discours de la candidate socialiste, mais en pièces détachées. Les forums participatifs qu’elle a réunis au cours de l’année 2006 peuvent alors se comprendre comme une stratégie alternative à celle de Sarkozy, mais s’inscrivant dans une même approche successivement sémantique, idéologique et programmatique. Ségolène Royal a cherché à établir de manière ” participative ” et consensuelle un état des lieux de la société française, à partir duquel les valeurs qu’elle apportait au débat devaient guider la construction d’un programme de réforme. De cette manière, elle prenait acte elle aussi de l’épuisement des discours chiraquien et socialiste, mais en laissant à Sarkozy son corollaire – le thème de la ” rupture ” ou de la reconstruction.

Tel est le fond du problème : ni la candidate, ni ses proches, ni les collectifs de soutien, ni le Parti socialiste n’ont produit l’intellectuel gramscien – individuel ou collectif – qui aurait articulé et mis en forme ce discours complexe, à plusieurs niveaux. Il est aisé de voir en creux, ici, toutes les défaillances d’une candidate qui aura frappé par son étonnante impréparation intellectuelle, sur le plan du diagnostic comme du programme. En outre, sa désinvolture affichée envers les experts et les technocrates a rendu plus difficile la complémentarité entre ses choix et le travail collectif. En fait, la ” rupture ” de Royal portait plus sur le Parti socialiste, ses hiérarques et leur pratique politique, que sur le projet proprement dit : comme l’ont constaté de nombreux électeurs, ce dernier n’était guère qu’une énième motion de synthèse, à laquelle les royalistes avaient ajouté leurs gimmicks. Le corollaire a été la tendance à tenir un discours évangélique, appelant une adhésion à la personne de la candidate, dont les qualités uniques devaient compenser les évidentes faiblesses. Posture providentielle et démocratie directe ont donc produit les déceptions prévisibles : il n’est pas sûr que l’exercice participatif ait été capitalisé dans une légitimité spécifique que l’opinion aurait reconnu au programme de Ségolène Royal.

Le tout, par effet de contraste, a surtout renforcé l’image de cohérence d’un discours de droite, qui n’était pourtant pas dépourvu de contradictions. L’après-élection a confirmé le point : l’ouverture vers un certain nombre de personnalités de gauche, venant après le rachat en bourse de l’UDF, a témoigné d’un effet d’attraction puissant du programme présidentiel. Face à cela, les dirigeants socialistes ont été suffisamment benêts pour protester contre le cynisme de l’un et l’immoralité des autres. Comment avouer plus crûment qu’on a tiré toutes ses cartouches ?

Au-delà de l’opportunisme individuel, l’ouverture réussie témoigne de ce qu’une partie non négligeable du personnel politique et de la technocratie de gauche admet que le nouveau président et son programme présentent la seule ” offre politique ” qui, depuis quinze ans, paraisse à la hauteur des problèmes sérieux que connaît le pays. La campagne et le discours de Ségolène Royal ont signé, pour eux, l’échec durable à trouver à gauche une réponse originale à la globalisation, après des années de tâtonnements et de guérilla idéologique. La netteté du résultat électoral a été ensuite perçue comme une garantie supplémentaire de la viabilité politique de cette stratégie, dans un pays où la défiance envers les gouvernants est en soi un facteur de résistance aux réformes.

Bien sûr, ces technocrates d’État sont, avec les élites économiques, le groupe social qui perçoit le plus fortement le déclin relatif de la France, et qui se trouvent particulièrement disposé à soutenir une stratégie crédible de réponse. Recevoir des leçons toutes les semaines dans la presse internationale sur la bonne manière de gérer une économie moderne est une expérience qui a certainement pesé ici. Après tout, la scène politique européenne et internationale est le lieu d’une concurrence entre élites nationales, où les positions relatives des Français se sont visiblement affaiblies au cours des deux mandats de Chirac. C’est l’équivalent pour elles des délocalisations pour les salariés de l’industrie. Cette exaspération en partie corporatiste a été illustrée par la présence forte de la figure de Tony Blair dans la campagne électorale, alors même qu’il était en déclin politique terminal. Elle reflétait notamment l’admiration et l’agacement considérable de ces élites françaises, face à l’ascendant pris ces dernières années par la Grande-Bretagne.

L’économie politique du libéralisme : outsiders et insiders

La question principale posée maintenant par la politique de Sarkozy est de savoir si sa démarche néo-bonapartiste est cohérente avec l’objectif de redynamisation économique et sociale, alors même que les principaux problèmes du pays sont coagulés autour de son État, de ses élites et de leurs méthodes d’action. Peut-on fonder sur une rhétorique et une pratique politiques traditionnelles une stratégie de libéralisation et d’innovation, face au monde globalisé ?

On connaît certes de nombreux exemples de libéralisation menée ” de haut en bas ” : historiquement ce serait d’ailleurs la norme, surtout dans les économies de rattrapage, alors que l’expérience angloaméricaine serait l’exception. Une économie complexe, insérée dans un monde où les modes d’action publique évoluent rapidement, peutelle être réformée de cette manière ? D’expérience, on sait qu’un problème central est celui des relations de l’État-stratège avec les acteurs économiques privés les plus puissants. En un mot, une politique de libéralisation peut revenir à donner des moyens et des libertés accrues aux insiders, ou au contraire à ouvrir le marché aux petits, aux innovants et à ceux dont la voix est traditionnellement couverte dans les palais de la République.

Or en France on a toujours préféré la première voie, notamment sous le gouvernement Chirac-Balladur en 1986-1988 : on aime beaucoup les champions nationaux et les ” noyaux durs ” d’amis qui se co-optent mutuellement, aux dépens bien sûr des nouveaux venus. Autre exemple, plus terre à terre, on sait que les créations d’entreprises ne sont pas particulièrement faibles dans ce pays, mais que proportionnellement peu d’entre elles survivent et grandissent ; simplement, les règles du jeu et les rapports de pouvoir ne leur sont pas favorables. Ceci ne pose pas seulement une question d’efficacité économique, par exemple en matière d’emplois, mais aussi un problème de légitimité.

Si l’on interprète le résultat des élections comme un consentement des électeurs à évoluer vers un modèle plus concurrentiel, donc porteur de plus de risques individuels et collectifs, ils n’en ont pas pour autant oublier leur individualisme égalitariste : ils protesteront d’une manière ou d’une autre, si la concurrence apparaît biaisée et si les gagnants sont plus ou moins connus à l’avance -ce qui est le cas par définition lorsqu’on désigne un ” champion “. Nombre de réformes ont été rejetées précisément parce que les acteurs sociaux ne faisaient pas confiance aux gouvernants pour assurer que les gains et les pertes seraient équitablement distribués. Dans un pays où la concurrence est toujours présentée comme une pression étrangère (européenne, chinoise, etc.), un enjeu central est donc de garantir beaucoup plus fortement l’accès aux marchés à ceux qui, en France, en sont exclus : soit qu’ils n’ont pas les bons badges sociaux, soit qu’ils n’ont pas le levier économique pour cela. On peut penser aussi bien aux PME qu’aux beurs.

A contrario, on voit le lien qui peut s’établir entre l’inclination à l’oligarchie et l’expérience classique du bonapartisme, posé comme une stratégie dirigiste de réforme dans laquelle l’État va chercher l’appui d’acteurs sociaux très structurés pour relayer son action. Dans le meilleur des cas, une génération d’innovateurs politiques impose un ” test de réalité “, prend le pouvoir et lance une stratégie de ” redressement ” ; mais une fois dans ses murs, le propre de ce régime est de mal supporter la contestation des positions acquises, qu’elles soient politiques ou économiques. Cela, avant tout, parce qu’il a construit son pouvoir sur un principe de coordination fort, et donc de centralisation de l’initiative, plutôt que sur l’initiative décentralisée et le contrôle mutuel des pouvoirs. Le pont d’Arcole est un mythe national, mais la noblesse d’Empire est une constante de la politique française.

On ne peut donc qu’être inquiets de la proximité affichée du nouveau pouvoir avec les autres puissances de ce monde -les grandes entreprises et les médias. Cette concentration qui se dessine aujourd’hui n’est pas seulement illibérale politiquement, mais elle est aussi dangereuse au regard des règles du jeu qui émergeront, dans l’économie et les institutions, en réponse aux réformes. Il ne s’agit pas d’une menace directe sur les libertés publiques et la règle démocratique, mais de cette variante d’économie de marché, en principe plus dynamique, qui se formera progressivement si les réformes annoncées aboutissent.

De l’usage de la défaite

Pour la gauche en général, et le Parti socialiste en particulier, le problème principal ne découle pas tant aujourd’hui du chaos absolu dans lequel ils se trouvent au plan tactique. Certes, la situation est considérablement plus mauvaise qu’en 1986, 1995 ou 2002. Mais ceci découle surtout de deux constats. D’une part, la gauche n’a jamais été confrontée depuis des décennies à une hégémonie aussi forte de la droite, à la fois idéologique et politique. Depuis la Seconde Guerre, elle avait presque toujours tenu le haut du terrain sur le plan culturel, affirmant son autorité à parler légitimement de la société, quitte à être elle-même sociologiquement et politiquement minoritaire. Ce n’est plus le cas. D’autre part, les dilemmes que lui pose la nouvelle donne seront d’autant plus difficiles à aborder qu’elle n’a pas encore résolu ceux de la période antérieure. En d’autres termes, elle ne pourra pas simplement faire cet aggiornamento réformiste qu’elle a longtemps rejeté, ou simplement noyé dans une vulgate militante qui l’a rendu imperceptible. Disons la chose différemment : sauf échec majeur du nouveau gouvernement, un Strauss-Kahn-2007 confronté à un Sarkozy-2012 perdra à la prochaine présidentielle.

Mais une stratégie d’opposition frontale de type identitaire, ou décomplexée comme dit Fabius, serait elle aussi sans perspective. Le propre de l’hégémonie est que jouer ” en contre ” face à elle expose au risque d’être perçu comme non pertinent ou archaïque, même quand le pouvoir en place fait l’objet de critiques fortes. Cela n’empêche pas d’emmener avec soi une petite troupe convaincue et chaleureuse, qui entretiendra longtemps les illusions collectives. Le Parti travailliste anglais des années 1980 a vécu comme cela et, ce printemps, le débat postélectoral dans les journaux de gauche ou sur l’internet montrait que les volontaires étaient nombreux : théorie du complot (les médias et les instituts de sondage manipulent les électeurs, qui sont des veaux), démonisation de l’adversaire (Sarkofacho), aveuglement sur l’ouverture à gauche (la soupe), focalisation sur le côté nouveau riche du président (la Rolex et le yacht), empressement enfin à rallier les ” floués ” du sarkozysme (Royal, une semaine après la nomination du gouvernement). Pour tout dire, on avait un peu l’impression d’assister à la naissance de ce qu’au Brésil, il y a quelques années, on appelait la ” tendance chiite “, en parlant de la gauche du Parti des travailleurs de Lula.

À moins, donc, de parier sur l’échec de l’adversaire, la gauche de gouvernement devra en passer par un travail complexe, à la fois de connaissance de la société, de redéfinition idéologique et, enfin, de proposition programmatique. Ce travail lui sera d’autant plus difficile à légitimer qu’elle voudra mener une opposition intraitable au gouvernement et que tout débat de ce type, forcément, met à jour les divisions les plus aigues. Clairement, elle sera handicapée aussi par son penchant fort pour l’intellectualisme, qui va de pair depuis des années avec l’absence de tout travail intellectuel sérieux -une forme rigide, mais sans fond.

Pour affronter cette épreuve, il sera sans doute utile aux socialistes d’étudier de près des expériences passées de reconstruction politique après une ” défaite gramscienne ” : par exemple, la stratégie de Blair par rapport à l’héritage de Thatcher, celle de l’actuel Parti conservateur britannique face à Blair (ou Brown), ou encore celle de Clinton venant après Reagan. Au-delà du jugement qu’on peut former sur les uns et les autres, au-delà même de leur orientation politique, d’autres exemples pourraient être mentionnés. Mais tous sans doute incluraient le même avertissement à la gauche française : sortir d’une telle défaite est d’autant plus difficile et douloureux, que dans une telle affaire on laisse nécessairement une part de soi.

Pratiquement, deux registres devront sans doute être conciliés. D’une part, la gauche devra renouveler un certain nombre de ses thèmes politiques premiers, extérieurs au nouveau discours dominant (la décentralisation, la société civile, l’indépendance de la presse, la politique pénale, les solidarités, l’équité face à la concurrence). D’autre part, il lui faudra prendre au mot le pouvoir en place sur ses principes et ses promesses afin, pour certains au moins, de se les (ré)approprier. Mais cela forcément impliquera de se placer sur son terrain et d’entériner d'(éventuels) succès qui, souvent, auraient pu être ceux de la gauche (autonomie des universités, minimum sociaux, effet de serre, relance européenne, recherche). L’hégémonie, c’est la captation d’héritage mais aussi la préemption du programme de l’adversaire. Cela étant, au centre de ce travail se trouvera forcément la question de l’espace public et des politiques publiques, dans un monde dont il sera admis qu’il est économiquement libéral. Donc un monde qui a ses règles face auxquelles il est dangereux de jouer systématiquement ” en contre “, mais sur lesquelles l’action politique a évidemment prise -par exemple pour ne pas laisser derrière les faibles et les perdants. Tant qu’on tergiversera là-dessus, on restera dans le brouillard et les électeurs ne s’y retrouveront pas.

Contre le matérialisme ou l'utilitarisme pratique hérité de Marx (l'offre et la demande politiques sont déterminées par les intérêts), le théoricien communiste italien a réintroduit le rôle de l'idéologie et des valeurs, et au-delà celui des représentations, et donc in fine celui de la légitimité. En un mot, l'ordre bourgeois ne repose pas seulement sur la violence sociale, mais surtout sur la capacité à imposer que l'ordre des possibles dans la société est limité irrémédiablement à ce qu'en disent les classes dominantes. Ceci donne un rôle stratégique à leurs " intellectuels organiques " (philosophes officiels, professeurs, Église, journaux, etc.). Il leur revient de formuler et d'énoncer ce discours hégémonique, que les opprimés devront donc aussi affronter par l'intermédiaire de leurs propres intellectuels (les théoriciens du Parti et les compagnons de route, pour résumer). À la limite, la suprématie acquise dans la société civile, sur le terrain des représentations et de l'idéologie, conditionne le combat pour le pouvoir politique. C'est cet élément qui ici nous intéresse, pour analyser un affrontement évidemment bien moins radical que la lutte des classes séculaire dans laquelle s'inscrivait Gramsci.

La leçon méritera donc d'être retenue : quand le public reconnaît à un politique un " parler vrai ", surtout s'il est le seul dans ce cas, il devient très dangereux parce qu'il est distingué du lot commun. Le terme vaut reconnaissance d'une pertinence singulière, anticipation possible d'une légitimité personnelle. Après tout, n'est-ce pas précisément pour cette raison que Rocard, précédant détenteur du titre, a été éliminé par Mitterrand au nom des " débats fracassants "

Published 25 July 2007
Original in French
First published by Esprit 7/2007

Contributed by Esprit © Jérôme Sgard / Esprit / Eurozine

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