Le pirate et le partisan

Lecture critique d'une thèse de Carl Schmitt

EN 1950, dans le Nomos de la Terre dans le droit des gens du “Jus Publicum Europaeum”, Carl Schmitt dit des flibustiers anglais du XVIe et du XVIIe siècle qu’ils furent non seulement “les pionniers de la nouvelle liberté des mers en tant que liberté essentiellement non étatique”, mais aussi “les partisans de la mer à une époque de transition de la rivalité mondiale entre puissances catholiques et protestantes1“. Mais, en 1963, dans sa Théorie du partisan, Schmitt se corrige :

S’il m’est arrivé naguère de dire des corsaires et des flibustiers du début de l’ère capitaliste qu’ils étaient les partisans de la mer dans le Nomos de la terre […], je tiens à corriger aujourd’hui cette imprécision terminologique. Le partisan a un ennemi et il risque bien autre chose que celui qui viole un blocus ou transporte de la contrebande de guerre.
2

Cet amendement dans le vocabulaire est-il seulement anecdotique, ou marque-t-il des enjeux – historiques, conceptuels, politiques, juridiques – décisifs ? Pourquoi devient-il nécessaire, en 1963, de distinguer soigneusement le genre de lutte mené par le “partisan” de celui mené par le pirate ? Pourquoi la guerre des partisans n’est-elle pas la reproduction sur terre de la guerre des pirates ? Le changement adopté en 1963 par Schmitt semble correspondre à une réévaluation du statut du pirate : réduite au viol d’un blocus ou au transport de contrebande, son irrégularité n’est plus considérée comme étant de nature politique. Là réside l’évolution majeure ; là réside aussi par conséquent la difficulté la plus importante.

Quatre critères de démarcation

Pour Schmitt, il s’agit d’abord d’endiguer un “processus de dissolution des concepts3“. Dissidents, non-conformistes : assurément, les partisans et les pirates le sont les uns et les autres. Il reste cependant à s’interroger sur leurs manières spécifiques de l’être. Rendre aux concepts de partisan et de pirate leurs logiques propres, c’est se donner les moyens de pouvoir comprendre de façon exacte de quelles ruptures historiques et de quelles innovations théoriques ces deux figures de l’irrégularité sont porteuses. Dans la Théorie du partisan, Schmitt propose quatre “critères” pour caractériser la figure du partisan : “l’irrégularité, le haut degré de mobilité, l’intensité de l’engagement politique et le caractère tellurique”.4

L’irrégularité

À l’évidence, le partisan et le pirate partagent le fait d’être des combattants irréguliers : “Le partisan combat en irrégulier5“; “l’irrégularité du pirate est sans référence aucune à une quelconque régularité6“. Il convient cependant de préciser. En effet, alors que le pirate se situe en dehors de toute régularité, le partisan, d’une certaine manière, la présuppose7. Expliquons ce point. Il faut tout d’abord souligner que la figure du partisan constitue pour Schmitt un aspect typique de la situation politique et juridique née de l’effritement du droit public européen (jus publicum europaeum) tel qu’il est apparu au XVIe siècle et fut fixé aux XVIIIe et XIXe siècles. Rappelons qu’aux yeux de Schmitt, avec la signature du traité de Versailles (28 juin 1919), la création de la Société des Nations (14 février 1919) et l’acceptation du pacte Briand-Kellogg (27 août 1928), s’est en effet produit un détournement du sens de la guerre, du fait que les ennemis qui se combattent ne sont plus désormais considérés comme menant tous les deux, de façon égale, une guerre juste : l’un des deux camps doit être considéré comme criminel au nom de l’exclusivisme moral dont se sont emparées les organisations internationales. Aussi la guerre risque-t-elle dorénavant de devenir totale, parce qu’elle sera menée dans le cadre d’une hostilité non plus limitée mais véritablement absolue8.

Le phénomène du partisan s’inscrit pleinement dans cette nouvelle orientation dans les relations internationales. La guerre de partisans, qui efface la distinction entre le civil et le militaire, le combattant et le non-combattant, est en effet une guerre entièrement distincte du type de guerre interétatique tel que le concevait le droit public européen. L’enjeu ne consiste plus dans le déplacement des frontières ou la conquête de nouveaux débouchés, mais dans la construction révolutionnaire d’une nouvelle société. Le droit public européen regardait tout État souverain comme l’égal des autres avec refus d’intervenir dans les affaires intérieures des voisins, de sorte que la notion d’ennemi juste ou injuste perdait sa signification, en ce sens que même l’État qui menait une guerre sans justa causa demeurait malgré tout un justus hostis9. L’apparition et le développement conjoints de l’idéologie révolutionnaire et de la figure du partisan modifient fondamentalement le problème. Elles réintroduisent de nouveau la notion d’ennemi juste et injuste, réservant au seul révolutionnaire et partisan la qualité du justus hostis (quels que soient les moyens qu’il emploie) et la refusant systématiquement à l’adversaire, même si sa cause est moralement ou juridiquement bonne10.

Toutefois, il faut ajouter que le destin de l’irrégularité partisane n’est pas de demeurer dans l’irrégularité permanente : après la victoire, les partisans forment ou bien les cadres d’une nouvelle armée régulière ou bien ceux de la nouvelle administration, les chefs des partisans devenant les chefs d’un nouvel État légitime11. Le partisan est bien un élément qui désagrège l’instance juridique et institutionnelle de la régularité étatique afin de donner libre cours provisoirement à une politique avec accentuation de la relation ami-ennemi, mais son action vise à susciter un nouvel ordre politico-juridique. Par contraste, à suivre les analyses de Schmitt en 1963, le pirate semble n’être qu’un criminel relevant du droit pénal : son activité vise “le vol et le gain privé12“; il appartient exclusivement au “domaine de la criminalité”. De ce point de vue, la figure du pirate semble du reste à la fois moins et plus inquiétante que la figure du partisan : moins inquiétante, car son irrégularité n’est pas l’expression d’une hostilité absolue comme c’est le cas avec l’irrégularité du partisan ; plus inquiétante, car la violence de l’irrégularité du pirate paraît n’être porteuse d’aucun projet institutionnel13.

Le haut degré de mobilité

Le deuxième critère de distinction proposé par Schmitt est celui de la mobilité. Même si Schmitt ne le dit pas explicitement dans la Théorie du partisan, il est possible d’avancer que le partisan et le pirate ont en commun le souci technique de la rapidité, de la souplesse et de l’efficacité au combat. Et, de même que “le partisan participe, lui aussi, au développement, au progrès, à la technique moderne et à sa science14“, de même le pirate contribue-t-il à l’essor scientifique et technique. En 1942, dans Terre et mer, Schmitt soulignait que l'”épopée” des “écumeurs des mers” anglais aux XVIe et XVIIe siècles fut aussi bien maritime que technique : l’évolution dans la construction anglaise des navires alla en effet dans le sens d’une plus grande maniabilité (avec la diminution de la jauge et l’apparition du grand voilier disposant de vergues) et d’une meilleure puissance de feu (avec l’utilisation de canons à boulets), ce qui ouvrit un nouvel âge de la navigation et du combat naval15.

L’intensité de l’engagement politique

La distinction entre le partisan et le pirate s’accuse lorsqu’est prise en compte la question de l’engagement politique : “Il y a dans le pirate, selon le mot des juristes, l’animus furandi. Le partisan combat en s’alignant sur une politique16.” Mais si le partisan est fondamentalement une figure politique, il faut bien comprendre que c’est, ici comme ailleurs pour Schmitt, au sens où le penseur fait de la distinction ami-ennemi le critère du politique : à la différence du pirate, le partisan opère en effet, en élevant l’hostilité à un niveau absolu, une réactualisation radicale de la distinction entre ami et ennemi que “l’ère des neutralisations et des dépolitisations”, issue du déclin du jus publicum europaeum, a eu tendance à effacer. Comme celle de Michael Kohlhaas, le personnage de Heinrich von Kleist, l’irrégularité du pirate est, elle, “apolitique” : elle “devient criminalité pure pour avoir perdu toute relation positive avec une quelconque régularité existante17“. Et, dans cette perspective, il se peut que Julien Freund, à la suite de Carl Schmitt, ait raison de rapprocher le pirate du terroriste : La figure actuelle du partisan est pour ainsi dire la réplique terrienne du corsaire, celle du terroriste la réplique du pirate […]. En effet, tout comme le pirate fut en même temps un criminel, un brigand, un écumeur, et un flibustier contrôlant politiquement, au nom de son arbitraire, des côtes et des îles, le terroriste actuel est à la fois un malfaiteur, voire un criminel, qui ne recule pas devant des hold-up meurtriers, et un être qui se réclame d’un idéal politique. Dans le cas du terroriste, quelle est la frontière entre le crime crapuleux et l’attentat politique18?

Le caractère tellurique

Mais, pour établir de la façon la plus nette la distinction conceptuelle entre le partisan et le pirate, c’est le dernier des quatre critères avancés par Schmitt, le caractère “tellurique” ou “terrien” du partisan, qui importe avant tout. Schmitt, empruntant l’idée à l’historien espagnol José María Jover Zamora19, peut écrire : Une forte analogie, voire une similitude se confirme avant tout dans la similitude de sens des deux formules : “Il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans” et à corsaire corsaire et demi. Malgré tout, le partisan d’aujourd’hui est autre chose qu’un corsaire de la guerre sur terre. Le contraste élémentaire entre la mer et la terre ferme demeure bien trop grand20.

En d’autres termes, ce sont ces “espaces élémentaires différents” que sont la terre et la mer, qui imposent de différencier le partisan et le pirate21. Le combat de partisans crée un nouveau champ d’action,un espace de structure complexe du fait que les partisans ne se battent pas sur un champ de bataille ouvert, ni au niveau des lignes de front de la guerre ouverte : ce n’est pas sans raison que l’on désigne l’action des partisans comme “clandestine” et, surtout, “souterraine”. Mais, opérant ainsi, “le partisan représente encore une parcelle de vrai sol22“. Pourtant, objectera-t-on peut-être, la guerre sur mer, telle qu’elle s’est progressivement développée à la suite du “passage de l’Angleterre à une existence maritime ” durant la période élisabéthaine23, paraît entretenir des similitudes frappantes avec la guerre des partisans : La guerre sur mer […] repose sur l’idée qu’il faut atteindre le commerce et l’économie de l’adversaire. Dès lors, l’ennemi, ce n’est plus seulement l’adversaire en armes, mais tout ressortissant de la nation adverse et même, finalement, tout individu ou État neutre qui commerce avec l’ennemi ou entretient des relations économiques avec lui […]. Un blocus, par exemple, frappe sans distinction toute la population du territoire visé : militaires, civils, hommes, femmes, enfants, vieillards24. À ce compte, il faut toutefois dire que la piraterie constitue plutôt un “stade préscientifique” de la guerre sur mer que son régime le plus efficace25. Mais il est surtout une nécessité que la caractéristique
tellurique du partisan fait apparaître avec urgence : l’hostilité absolue que l’irrégularité du partisan comporte doit contraindre les hommes à reconsidérer l’ordre élémentaire de leur existence liée à la terre. Au regard du déchaînement de la violence que les guerres de partisans peuvent déclencher, les hommes ont besoin d’une nouvelle conception politico-juridique de l’espace, capable de limiter à nouveau les guerres, c’est-à-dire susceptible de surmonter à la fois l’effritement de l’ordre régulier issu du droit public européen et les défaillances de l’universalisme politico-juridique abstrait qui lui a succédé26.

Les pirates, la naissance du capitalisme et Hegel

Une fois restituée la signification des quatre critères de démarcation entre le partisan et le pirate élaborés par Schmitt, il convient de prévenir une erreur d’interprétation. En faisant de l’irrégularité du pirate une irrégularité “non politique” ou “apolitique”, Schmitt ne cherche pas à minimiser l’importance historique et théorique du phénomène de la piraterie. Si tel était le cas, comment comprendre le rôle majeur pleinement reconnu par Schmitt à la piraterie dans l’avènement, à partir du XVIe siècle, d’un véritable nomos océanique et global de la Terre, dans l’avènement, donc, d’une véritable “révolution planétaire de l’espace27” ? Car, aux yeux de Schmitt, ce sont bien les pirates et les flibustiers anglais, et eux seuls, qui initièrent véritablement l'”élan grandiose d’une existence terrienne à une existence maritime” accompli par l’Angleterre élisabéthaine28: en effet, les souverains anglais des XVIe et XVIIe siècles ne furent guère conscients de ce tournant historique vers la mer ; seuls les privateers favorisèrent à l’origine la décision anglaise en faveur de l’élément marin, et ce sont eux qui, après avoir contribué à la défaite des Espagnols, permirent à l’Angleterre de dépasser les autres puissances maritimes dans le combat pour la maîtrise des océans.29 Mais il faut bien percevoir que ces analyses servent principalement, comme Schmitt le laisse entendre dans Théorie du partisan, à éclairer la genèse du “début de l’ère capitaliste30“. Grande puissance maritime, l’Angleterre devint en effet aussi la grande puissance industrielle. Or, si la révolution industrielle a été initiée outre-Manche, c’est qu’elle fut justement coordonnée à une existence maritime, laquelle possède un tout autre rapport à la technique que l’existence terrestre. Pour Schmitt, le machinisme aurait été la conséquence de la décision anglaise de se tourner vers le grand large. L’Angleterre maritime aurait été à l’origine du passage vers la totale déterritorialisation” de la technique moderne, dont le plus fort présage fut, de façon incontestable aux yeux de Schmitt, l’Utopie (1516) de Thomas More, ouvrage qui, annonçant “une conception nouvelle et fantastique de l’espace31“, préfigura la possibilité d’une abolition de toute “territorialité”. En d’autres termes, il ne s’agit pas ici pour Schmitt, comme c’est le cas dans Théorie du partisan, de contribuer au “problème de la discrimination de l’ami et de l’ennemi32” ; il s’agit plutôt, et Schmitt le dit du reste explicitement33, de suivre les leçons du § 247 des Principes de la philosophie du droit de Hegel : De même que la terre, un bien-fonds solide, est la condition du principe de la vie familiale, de même l’élément naturel qui anime l’industrie en direction de l’extérieur est la mer. Dans la recherche du gain, du fait qu’elle l’expose au danger, l’industrie s’élève en même temps au-dessus de lui et mêle la fixation à la glèbe et aux cercles limités de la vie civile, mêle ses jouissances et ses désirs à l’élément de la fluidité, du danger et de la ruine. De surcroît, grâce à ce moyen de liaison, le plus grand de [tous], elle conduit des pays éloignés à entrer en relation de commerce, rapport juridique qui introduit le contrat [;] dans ce commerce se trouve le plus élevé des moyens de culture, et c’est en lui que le négoce reçoit sa signification du point de vue de l’histoire du monde.34. Ici se pose toutefois un problème. En inscrivant le phénomène de la piraterie dans la généalogie du capitalisme, en faisant de la flibusterie une forme de “criminalité pure”, Schmitt passe peut-être à côté du fait qu’il y eut des époques où la piraterie, au-delà des rapines et des abordages, prit une autre dimension en étant aussi un geste politique de remise en cause profonde des ordres établis.

Irrégularités pirates, irrégularités utopiques, irrégularités politiques

Comme le note l’un des historiens contemporains de la piraterie : La piraterie représente une criminalité à grande échelle. C’était aussi un mode de vie adopté volontairement, dans la plupart des cas, par une grande quantité d’hommes qui défiaient ouvertement les règles d’une société de laquelle ils s’excluaient.35. Il convient dès lors de faire droit à la récente (environ une trentaine d’années) réévaluation historique de la piraterie ou, ainsi qu’il convient peut-être mieux de dire, de l'”utopie pirate”. “Utopie pirate” dans le domaine des pratiques religieuses, notamment sur le plan de la liberté de confession et de la tolérance36. Mais aussi dans le domaine économique et social avec l’équité dans la répartition des
ressources et le partage des butins : le “Code” de l’équipage de Bartholomew Roberts, à en croire Daniel Defoe, stipulait par exemple de façon stricte que “le capitaine et le quartier-maître recevront deux parts sur chaque prise ; le maître, le bosseman ou canonnier, une part et demie ; les autres officiers une part et quart.37“. “Utopie pirate” encore en ce qui concerne l’assistance mutuelle et la prise en compte de l’invalidité : le même “Code” de l’équipage de Roberts déclarait ainsi que “celui qui, au cours d’un combat, perdra un membre ou sera estropié, recevra huit cents dollars, pris sur la caisse de la compagnie” et que “les blessures plus légères donneront droit à des indemnités moins fortes, prélevées de la même façon38“. “Utopie pirate”, toujours, dans le domaine des comportements et des moeurs.

Eu égard notamment au statut des femmes : on se rappelle les portraits hauts en couleur, au chapitre VIII de l’Histoire générale de Defoe, de Mary Read et de Anne Bonny39. “Utopie pirate”, enfin, dans le domaine politique. Vis-à-vis de l’abolition de l’esclavage :
pour le capitaine Misson, ce personnage de Defoe imprégné d’une conception égalitariste et universaliste de la nature humaine, l’esclavage n’est tout simplement pas compatible avec le droit ou la religion naturels40. Par rapport, surtout, aux idéaux démocratiques et à la question de l’autorité mais aussi de la discipline : l’article I de la
charte du bâtiment de Roberts déclarait ainsi que “tout pirate a droit de vote pour les affaires d’importance ” et qu’il “a droit égal, en tous temps, aux vivres frais ou aux liqueurs fortes41” ; on songe aussi, bien sûr, dans l’Histoire générale de Defoe, à “Libertalia”, la république utopique instituée par Misson à Madagascar42, et en particulier au discours tenu par le moine Caraccioli sur “la question politique43“. Au regard de ces quelques considérations, il faut alors peut-être avancer, contre Schmitt, que la piraterie est bien un phénomène politique, et qu’elle l’est en outre selon la caractérisation donnée par Schmitt lui-même du politique en termes de démarcation de l’ami et de l’ennemi, comme le donne d’ailleurs à penser une réplique du capitaine Samuel Bellamy au chapitre XXVIII de l’Histoire générale de Defoe : Que la peste vous emporte, je suis un prince libre et j’ai autant de droit à faire la guerre au monde entier que celui qui a cent voiles sur mer et cent mille fantassins sur terre : voilà ce que me dit ma conscience à moi44.Les pirates, là est le point essentiel, ne prennent pas le large comme d’autres marins. S’ils ont décidé de prendre congé du monde, c’est en un sens plus profond que celui d’un simple exil. Ils ont en effet quitté le monde auquel l’homme a imposé sa règle, son compas, son fil à plomb, son cadastre, ses registres, ses codes civils. Et lorsqu’ils patrouillent sur les océans, ils semblent avoir pour dessein d’accuser sans cesse la béance entre les continents, de donner raison à l’eau contre la terre, à la géologie contre la civilisation, à l’ordre primordial contre celui des ingénieurs.

C’est d’ailleurs ce que Thomas Hobbes, le philosophe anglais de l’absoluité de l’État souverain, avait, en pleine période d’essor de la piraterie et de la flibusterie, sans doute compris. Quoi qu’en pense Schmitt, ce n’est pas par erreur que Hobbes appelle Leviathan son traité de 1651 sur “l’État continental”, utilisant pour titre le nom du monstre biblique aquatique – là où, selon Schmitt, l’on aurait pu ou dû attendre une référence au nom du monstre biblique terrestre Béhémoth45. La figuration de l’État absolu par le monstre marin Léviathan indique que Hobbes cherche précisément à penser une extension de l’empire de la souveraineté étatique jusqu’à l’élément maritime lui-même. Appeler son livre sur “l’État continental” Leviathan, c’est montrer que cet élément maritime ne peut pas et ne doit pas avoir d’autonomie politique et juridique propre vis-à-vis de la souveraineté étatique. En ce sens, l’eau hobbesienne, bien sûr, ne peut être qu’à l’opposé complet de l’eau pirate : faire de la mer un domaine de l’État, voilà ce à quoi Hobbes a peut-être pu rêver. On comprend alors le sens exact de la seule référence – sauf erreur – au phénomène de la piraterie dans le Leviathan : Parmi les hommes, jusqu’à ce que de grandes républiques fussent constituées, il n’était pas tenu à déshonneur d’être pirate ou voleur de grand chemin46.

Il est remarquable que Hobbes, dans ce texte, ne fasse strictement aucune différence entre voleur terrestre et voleur maritime : c’est qu’il ne doit pas y avoir selon lui de spécificité du champ politique lorsque la situation maritime est prise en compte. Cela veut dire que, dès lors qu’une souveraineté étatique est constituée, la piraterie bascule nécessairement dans l’alliance privée illicite, comme n’importe quelle association de voleurs de grand chemin. Mais cela veut dire aussi que Hobbes a sans doute perçu à quel point l’irrégularité pirate était de nature pleinement politique et était porteuse d’un bouleversement très profond de l’ordre, mais que le philosophe anglais jugeait dangereux et, si l’on peut dire, inhabitable tant il ne peut déboucher sur l’institution d’aucun ordre humain bien constitué. Raison pour laquelle il s’est employé à le “refouler.47“. Comme La Rochefoucauld, Hobbes voit dans l’idée de mer en général et dans l’idée de
mer pirate en particulier l’élément, dangereux, du mouvant, du flottant, du fluctuant, du fuyant :

Ceux qui ont voulu nous représenter l’amour et ses caprices l’ont comparé en tant de sortes à la mer, qu’il est malaisé de rien ajouter à ce qu’ils en ont dit : ils nous ont fait voir que l’un et l’autre ont une
inconstance et une infidélité égales, que leurs biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les plus heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les écueils sont toujours à craindre, et que souvent même on fait naufrage dans le port48. En d’autres termes, la question – politique – que nous lègue la piraterie est celle de savoir si l’extrême fluidification du monde qu’elle engendre est vraiment capable d’instaurer un monde humain habitable.

Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du "Jus Publicum Europaeum", trad. Lilyane Deroche-Gurcel, Paris 2001, 173.

Carl Schmitt, Théorie du partisan. Note incidente relative à la notion de politique, trad Marie-Louise Steinhauser, Paris, Calmann-Lévy, 1972 et Paris, Flammarion, 1992, 234.

Schmitt, Théorie du partisan, 222.

Ibid., 224. Voir aussi Schmitt, "Conversation sur le partisan", dans la Guerre civile mondiale. Essais (1943-1978), trad. fr. Céline Jouin, Maisons-Alfort 2007, 113-136.

Schmitt, Théorie du partisan, 207.

Ibid., 278. En cela, le pirate n'est pas le corsaire, lequel obéit sur mer à une loi terrienne, puisqu'il dispose de l'aval d'un gouvernement territorial.

Ibid., 298.

Schmitt, Théorie du partisan, 258.

Ibid., 212.

Voir, par exemple, Mao Tsé-toung, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (décembre 1936), I, 2, dans OEuvres choisies de Mao Tsé-toung, Pékin 1967, t. 1, 203. : "L'histoire n'a connu que deux sortes de guerres : les guerres justes et les guerres injustes. Nous sommes pour les guerres justes et contre les guerres injustes. Toutes les guerres contre-révolutionnaires sont injustes, toutes les guerres révolutionnaires sont justes."

Schmitt, Théorie du partisan, 284.

Ibid., 218.

C. Schmitt, Terre et mer. Un point de vue sur l'histoire mondiale, trad. Jean-Louis Pesteil, introduction et postface de Julien Freund, Paris 1985, 42. : "Au XVIIIe siècle, [le pirate] n'est plus qu'une brute, un criminel du type le plus bestial qui soit."

Id., Théorie du partisan, 284.

Id., Terre et mer, 37-40.

Id., Théorie du partisan, 218.

C. Schmitt, Théorie du partisan, 300-301.

J. Freund, "Postface : La thalassopolitique", dans C. Schmitt, Terre et mer, 108-109.

José María Jover Zamora, "La guerra de la Independencia española en el marco de las guerras europeas de Liberación, 1808-1814", dans La Guerra de la Independencia española y los Sitios de Zaragoza, Saragosse 1958, 41-165.

C. Schmitt, Théorie du partisan, 277-278.

Ibid., 223-224.

Ibid., 278.

C. Schmitt, le Nomos de la Terre, 176.

Id., Terre et mer, 75.

Ibid., 42. voir aussi Théorie du partisan, 285.

C. Schmitt, le Nomos de la Terre, 304.

Id., "La mer contre la Terre", dans Du politique. "Légalité et légitimité" et autres essais, Alain de Benoist (éd.), Puiseaux 1990, 139.

Id., Hamlet ou Hécube. L'irruption du temps dans le jeu, trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Paris 1992, 108.

C. Schmitt, Terre et mer, 40-51 et 77-81.

Id., Théorie du partisan, 35 et 234.

Id., "Souveraineté de l'État et liberté des mers. Opposition de la Terre et de la mer dans le droit international des temps modernes", dans Du politique, 154.

Id., Théorie du partisan, 205.

Ibid., 311, n. 17.

Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820), § 247, trad. Jean-François Kervégan, Paris 1998, 305.

Marcus Buford Rediker, "Du marin comme pirate : pillage et banditisme social en mer", trad. fr. Alain Le Kim, dans Michel Le Bris (sous la dir. de), l'Aventure de la flibuste, Paris, 2002, 51-96, ici p. 52.

Christopher Hill, "Des pirates radicaux ?", trad. Isabelle Chapman, dans M. Le Bris (sous la dir. de), l'Aventure de la flibuste, 13-50.

Daniel Defoe, Histoire générale des plus fameux pyrates (1724-1728), trad. fr. Henri Thiès et Guillaume Villeneuve, Paris 1990, t. 1, chap. X, 261 (art. X).

Ibid., 260 (art. IX).

Ibid., 202-214.

D. Defoe, Histoire générale des plus fameux pyrates, t. 2, chap. XX, 39-40 ; les habitants de "Libertalia", les "Liberi", vivent dans "l'espoir d'effacer les frontières entre nations, Français, Anglais, Hollandais, Africains, quelque marquées qu'elles fussent" (56).

Ibid., t. 1, chap. X, 259.

Ibid., t. 2, chap. XX et XXIII, 15-57 et 88-112.

Ibid., t. 2, chap. XX, 23 : "[Caraccioli] montra à ses auditeurs que tout homme né libre avait droit au minimum indispensable pour vivre, autant qu'à l'air qui lui permettait de respirer. Soutenir le contraire, affirmait-il, revenait à accuser la Divinité de cruauté et d'injustice, car Elle ne met personne au monde pour qu'il y passe une vie de pénurie."

Ibid., t. 2, chap. XXVIII, 189.

C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes. Sens et échec d'un symbole politique, trad. fr. Denis Trierweiler, Paris 2002, 138 et 140.

Thomas Hobbes, Leviathan (1651, version anglaise), trad. fr. François Tricaud, Paris 1971, 89.

Non pas au sens psychanalytique de ce terme, mais plutôt au sens maritime ("s'avancer contre le courant" : "le navire refoule le courant") et au sens militaire ("faire reculer" : "refouler des envahisseurs"). Voir notre livre Hobbes et le désir des fous. Rationalité, prévision et politique, Paris 2007, 348-377.

François de La Rochefoucauld, Réflexions diverses (1731, posthume), 6 ("De l'amour etde la mer"), dans OEuvres complètes, Paris, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1964, 513.

Published 13 July 2012
Original in English
First published by Esprit 7/2009 (French version); Eurozine (English version)

Contributed by Esprit © Dominique Weber / Esprit / Eurozine

PDF/PRINT

Newsletter

Subscribe to know what’s worth thinking about.

Discussion