Perspectives et blocages de l'Université

Entretien avec Yves Lichtenberger

Esprit: Pour comprendre les mouvements de grève qui ont eu lieu dans les universités françaises depuis le début de l’année 2009 et les effets qu’ils auront à l’avenir, pouvez-vous repartir du contexte dans lequel ils s’inscrivent ?

Yves Lichtenberger: Les universités sont souvent décriées, pourtant elles ont connu et conduit ces dernières années de profondes transformations. Sous-dotées, elles ont accueilli massivement de nouvelles populations et ont constitué un levier essentiel d’ascension sociale. Elles ont réussi avec le LMD (réorganisation du cursus universitaire en licence, master et doctorat) leur intégration dans l’espace européen. Elles ont gagné en attractivité et visibilité internationale en s’engageant, après la loi Recherche, dans de nouvelles formes de coopération entre elles, et avec les grandes écoles voisines et les organismes de recherche : près des deux tiers sont aujourd’hui partie prenante d’un pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) ou d’un projet de PRES. Un nouveau modèle d’université plus proche des standards internationaux s’est ainsi affirmé progressivement où l’on voit la stratégie de l’établissement, la pluridisciplinarité, l’ancrage dans le territoire l’emporter sur les habitudes des anciennes facultés.

Ces profondes transformations se sont faites sans heurts majeurs, mais non sans de considérables tensions qui ont pu être surmontées car les nouvelles formations, plus professionnalisées, et les nouvelles missions – la contribution au développement économique et social du pays et des régions, la formation des compétences pour l’insertion professionnelle des étudiants – se sont développées en complément et non en concurrence avec les anciennes. Toutes les composantes des universités n’ont pas ressenti cette évolution de la même manière ni répondu dans les mêmes rythmes. Des mondes de plus en plus divergents ont pu cohabiter pacifiquement, au sein de territoires bien balisés, en comptant sur le temps et les changements de génération pour harmoniser le tout.

De ce point de vue, la loi Liberté et responsabilité des universités (LRU) constitue une étape plus qu’une rupture dans cette évolution qui fait des universités le pivot d’une réorganisation du paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche. Elle leur redonne la main en renforçant le poids de l’établissement par rapport à ses composantes, facultés et UFR, en constituant une gouvernance stratégique avec un conseil et un président élus sur un projet, avec un budget global et des procédures de recrutement qui étaient antérieurement l’apanage des disciplines. Avec la LRU s’esquisse la reconstitution d’une collégialité pluridisciplinaire locale, corporative mais non corporatiste, qui la rapproche des modèles internationaux et renoue avec ses origines, l’universitas ne désignant pas le rayonnement universel du savoir, mais le rassemblement de toutes les disciplines en une même corporation. Cette idée est une idée neuve en France depuis la révolution française qui a dissous les universités comme toute corporation, et où s’est maintenue une constante méfiance du pouvoir central à l’égard de l’autonomie de la communauté savante, surtout si celle-ci pouvait revendiquer par son universalité de traiter à la fois de la nature, de l’individu et de la société. Longtemps, les universités sont restées de simples conseils des facultés et elles n’ont été reconstituées qu’à la condition de rester morcelées en établissements autonomes après Mai 68 : Paris 6 ou Lyon 1 sont ce qu’ailleurs on appellerait des grandes facultés de sciences, Paris 4 ou Toulouse 2 des grandes facultés des humanités et sciences sociales.

Ce modèle facultaire a doublement atteint ses limites : ces ensembles sont devenus trop complexes pour être gérés localement sans stratégie globale, ils ne peuvent non plus évoluer en restant pilotés à distance par le ministère ou les organismes.

Une mobilisation à retardement contre l’autonomie ?

Esprit: Pourquoi le blocage aujourd’hui alors que la loi LRU semblait avoir été plutôt acceptée, ou avait suscité des réserves qui n’allaient pas jusqu’au refus complet ?

YL: Tout d’abord, il est par définition difficile de faire évoluer une institution, organisée pour se reproduire et non pour innover. Chacun y a une place définie en fonction d’habitudes devenues des certitudes. Tout changement y est vécu comme une mise en cause et une source de culpabilisation : ” on va vous changer parce que vous n’avez pas été capable de vous changer vous-mêmes “, ceci même quand on ne vous avait rien demandé ! Le terrain n’était pas préparé : chacun savait que des choses avaient bougé, peu avaient jugé être concernés au premier chef. Le changement, la professionnalisation, l’ancrage dans un territoire… c’était pour les autres ! Il est peu surprenant dans ce contexte que le fait que les décisions essentielles se prennent désormais dans les conseils d’établissements, les plus attentifs à ces nouveaux enjeux, ait entraîné un profond trouble identitaire dans des secteurs entiers, particulièrement les plus axés sur des formations académiques. Se sentir jugé, condamné d’avance sans avoir participé aux débats qui ont pourtant eu lieu depuis plusieurs années, explique pour une bonne part l’irrationalité et l’intensité émotive qui se sont exprimées dans le mouvement actuel.

Ensuite la LRU est une loi de décentralisation, avec le paradoxe de toute décentralisation pilotée d’en haut : sa réussite repose sur un changement de rôle de l’administration centrale et sur la capacité des acteurs locaux à s’en emparer. Rien de cela n’était prêt. Cela n’aurait pas d’importance dans une logique de projet et d’expérimentation : après tout, les universités n’étaient pas plus préparées à la mise en oeuvre du LMD, mais elles ont appris et continuent d’apprendre en marchant. Cela est par contre un handicap majeur dans un processus de rationalisation, appelé ” bureaucratique ” en sociologie, qui définit des règles substantielles (qui a droit à quoi ?), plutôt que des règles procédurales (comment cela peut-il être discuté et doit-il être décidé ?). Au nom d’une égalité nationale, que personne ne constate ni ne revendique réellement (elle impliquerait que les moyens nouveaux soient donnés en priorité aux moins dotés), est réduite une fois de plus la possibilité de décisions locales, certes imparfaites, mais portant au moins la chance d’améliorations progressives.

Les conseils et les acteurs locaux qui ont été tentés de s’engager dans une telle voie ont été retenus par l’insistance du ministère à annoncer la publication de décrets qui régleraient tout en amont. Pendant près de deux ans après la promulgation de la loi, chacun est resté le nez en l’air, un oeil sur les projets ministériels, l’autre sur l’internet qui bruissait d’avertissements alarmistes, échangeant en réseau avec ses pareils mais peu avec ses proches, renforçant son identité catégorielle et affaiblissant son sentiment d’appartenance à un établissement. Non seulement les acteurs locaux sur lesquels misait la réussite de la loi ont été découragés, mais les acteurs les plus traditionnels ont été confortés à partir du moment où le caractère national et médiatique du débat l’emportait sur sa dimension professionnelle et locale.

Esprit: Observe-t-on la même répartition par disciplines des réactions à la question de la réorganisation des pouvoirs à l’université ? Une université plus autonome, cela veut dire passer de la tutelle lointaine du ministère à un pilotage plus serré, voire à une contrainte plus effective par l’intermédiaire du président d’université.

YL: Effectivement, toutes les disciplines n’ont pas réagi de la même manière. Curieusement, cette fois-ci, les lettres se sont plus mobilisées que la sociologie et, au sein des sciences, les mathématiques plus que la physique. Sans doute parce que leurs débouchés sont restés plus orientés vers le capes et les métiers de l’enseignement, ces disciplines ont gardé un rapport particulier à l’emploi et à l’insertion professionnelle : l’objectif c’est le niveau de formation et la réussite au concours, le métier s’apprend après. Les lettres partagent aussi avec le droit un rapport particulier à la recherche : l’excellence se traduit d’abord dans la qualité de l’enseignement, pas dans les indicateurs bibliométriques. D’où l’angoisse de se voir jugé sur la base de critères qui ne leur soient pas adaptés, ceux des sciences dures ou des formations dites professionnelles.

C’est cela qui s’exprime, quelquefois de façon excessive et mal informée, en refus de la compétitivité, en crainte de voir le souci de rentabilité tout envahir… C’est une mise en cause identitaire d’autant plus forte que ces disciplines se trouvent questionnées sur des sujets qu’elles ne se sont jamais posées. Faute de confrontation à d’autres qui s’y sont déjà risqués, elles s’imaginent avoir à défendre la culture générale contre l’entreprise, alors même que l’entreprise cherche aujourd’hui à diversifier ses recrutements, parce qu’elle a besoin de cadres plus ouverts, plus curieux, plus imaginatifs, bref moins formatés que ce que leur offrent les écoles moyennes. En gestion, en sociologie, qui ont dû se soucier depuis plus longtemps de diversifier leurs formations pour des publics et des débouchés plus diversifiés, ces questions font moins peur.

La force d’une discipline et, avec elle, celle d’une organisation en facultés, c’est la structuration des savoirs qu’elle opère en établissant des acquis, en validant des méthodes qui permettent de déterminer si on est dans la science, dans la simple hypothèse ou dans la pure opinion. Sa faiblesse c’est le risque d’autisme, l’isolement de la science et de la société ; d’autant que cette logique tubulaire se reproduit de façon fractale en sous-disciplines qui peuvent devenir étanches entre elles, jusqu’à isoler entre eux les réseaux et les individus. Quelles occasions de débats scientifiques le juriste constitutionnaliste a-t-il avec le civiliste, le juriste du travail avec le commercial ? Le seul travail scientifique les prépare mal à construire ensemble des formations. Il faut pour cela une stimulation externe qui leur permette d’articuler leurs savoirs autrement que sous la forme peu pédagogique d’une juxtaposition. Sinon la charge en revient à l’étudiant, ce qui explique en partie les taux d’échecs lorsqu’ils n’ont pas déjà de projet professionnel structuré.

C’est pourquoi les disciplines académiques se sont senties les plus agressées par un transfert de pouvoir de la faculté vers l’établissement. Elles gardent une place essentielle dans l’université, mais ne peuvent plus jouer le rôle structurant qui a été le leur dans une université à laquelle est aujourd’hui demandé de préparer 40% d’une classe d’âge à une qualification supérieure. Vous remarquerez que les facultés de médecine qui sont depuis toujours pluridisciplinaires et ” orientées patient “, n’ont pas réagi avec les mêmes craintes, plus sûres qu’elles sont de leur coeur de métier. De même, le mouvement a été moins fort dans des universités pluridisciplinaires de province qui avaient établi des synergies entre leur développement et celui des populations et entreprises de leur environnement.

Les craintes de ” localisme”

Esprit: Mais le choc principal n’est-il pas le fait que le système pyramidal ancien, avec un pouvoir centralisé mais lointain, favorisait les accommodements opaques, là où un pilotage local plus présent remet en cause les habitudes stratifiées ?

YL: Bien sûr, sur fond de sous-financement général et même de pauvreté, s’étaient développés quelques petits arrangements, avec du coup aussi beaucoup de gâchis. Au moment de mettre enfin des moyens supplémentaires, avec pour la première fois un engagement pluriannuel, l’État demande plus de clarté dans la gestion et force à établir un lien entre objectifs, réussite et moyens. Du coup, le président d’université qui était hier avant tout le garant de la paix des ménages et ne pesait pas grand-chose vis-à-vis d’un doyen qui avait un accès direct au ministère, porte aujourd’hui la responsabilité de l’accroissement ou de l’appauvrissement de son établissement. Il lui faut pour cela instaurer de la transparence et des règles partagées. Il est élu pour faire avancer un projet et devient garant vis-à-vis des collègues que l’effort demandé à chacun est équitablement partagé.

Au ” chacun comme fonctionnaire est assez vertueux pour savoir ce qu’il a à faire ” se substituent des questions gênantes qu’il devient difficile d’esquiver : pourquoi un enseignant agrégé (Prag) qui fait en plus de la recherche doit-il 382 heures de cours alors qu’un maître de conférence qui reconnaît ne plus en faire ne doit-il que 192 heures ? Pourquoi celui qui s’investit lourdement dans la construction de partenariats externes et de nouvelles formations est-il pénalisé dans sa carrière par rapport à celui qui fait de la recherche à haut niveau, et pénalisé dans ses revenus par rapport à celui qui a ailleurs une activité de consultant ? Toutes questions qui peuvent trouver une issue raisonnable en étant débattues dans la confiance au plus près des réalités, et qui, définies trop précisément nationalement, risquent soit de maintenir le gâchis actuel, soit d’aboutir à une secondarisation du supérieur, découpant l’activité en tâches prescrites et tarifées, qui pourriront jusqu’au sens du métier.

Esprit: Mais ce pouvoir des présidents ne revient-il pas à remettre en cause les ” libertés académiques”?

YL: La liberté académique n’est pas en cause : elle garantit à chacun la pleine responsabilité du contenu des enseignements qui lui sont confiés et des sujets de recherche sur lesquels il s’investit. Les universitaires sont pour cela protégés par leur statut et ont les armes pour se battre. En ce qui concerne l’aménagement des horaires, je doute qu’un président d’université puisse imposer quoi que ce soit par la contrainte, encore moins à l’encontre de la collectivité : il a besoin de légitimité pour agir, surtout à l’heure d’internet. Le fond du débat s’est souvent focalisé sur la question des heures dites complémentaires et du seuil à partir duquel elles devaient être payées en supplément, puisque les plus virulents contre la modulation font aussi souvent plus de 192 heures.

Les projets de décret ont résolu la question à l’envers alors qu’il est légitime que les heures soient payées, qu’il est absurde de compenser automatiquement l’insuffisante qualité de recherche par du temps d’enseignement, et surtout qu’il est absurde de vouloir imposer une règle nationale uniforme. Plutôt qu’un cadre a priori, il fallait laisser les universités faire, régler les excès et, après bilan, voir le cadrage national nécessaire. De même, confier au Conseil national des universités (CNU) l’évaluation de la qualité des enseignants est une aberration que l’on ne retrouve dans aucun pays au monde : pour la recherche, on peut objectiver des critères et établir un jugement à distance, et encore il est utile de le reprendre localement pour l’apprécier de façon contextualisée, mais pour l’enseignement qui nécessite des appréciations très qualitatives, ce ne peut être que le fruit d’une discussion au sein d’équipes, entre collègues proches.

La liberté académique n’est pas non plus remise en cause par les nouvelles modalités de recrutement. Les nominations seront toujours le fait du ministère qui jugera de leur régularité et les présidents n’ont pas de pouvoir discrétionnaire en la matière. Ce qui change, c’est le pouvoir retiré aux disciplines qui choisissaient leurs nouveaux collègues par des commissions de spécialistes qu’elles élisaient. Désormais c’est l’établissement, par son conseil élu, qui fixe les procédures et désigne en fonction du profil recherché un comité spécifique comportant pour moitié des personnalités extérieures : selon qu’il veuille un simple renouvellement, une inflexion thématique ou un recrutement d’une personnalité d’envergure internationale, il puisera ses experts au sein de la discipline, il la complétera par d’autres disciplines ou constituera, à l’image des recrutements à l’étranger, un véritable search committee pouvant travailler sur plusieurs mois.

Une autre inquiétude a été exprimée par les instituts universitaires de technologie (IUT) qui avaient depuis leur création des emplois et des budgets fléchés importants du fait de leurs missions propres. Certains craignent de voir les universités aligner leurs budgets sur des moyennes qui leur seraient défavorables. Ce serait une contre-stratégie ! LRU ou non, jamais une université n’a cherché à uniformiser les moyens de ses facs de sciences avec celles de droit, et encore moins des écoles d’ingénieurs, qui sont pour la moitié des écoles internes des universités sans bénéficier de fléchage ministériel particulier. On peut là encore supputer que la crainte est plus liée à l’obligation de transparence et de compte à rendre qui s’impose aujourd’hui à tous. Finalement, chacun s’est accordé pour s’obliger à expliciter localement un contrat pluriannuel entre université et IUT, ce qui est la voix de la sagesse et d’un apprentissage progressif de l’autonomie.

Esprit: Mais pourquoi la question de la réforme du statut des enseignantschercheurs est-elle venue s’ajouter à ce sujet ?

YL: Il existe depuis longtemps un accord large pour considérer que le décret de 1984 n’est plus adapté, mais aucune réécriture n’a jamais pu aboutir. Sa conception des obligations de ” service ” fixées à 192 heures d’enseignement en travaux dirigés (ou 128 heures de cours magistraux) ne tenant pas compte des activités de recherche et, pire, de toutes les activités d’enseignement à distance ou en formation continue qui ne pouvaient être comptées qu’en heures supplémentaires, a vécu. Se pose la question de le redéfinir en incluant toutes les activités concourant à l’enseignement, à la recherche et à l’insertion professionnelle des étudiants. Jusque-là tout le monde est à peu près d’accord. Les chemins divergent en revanche sur le degré d’individualisation de la fixation de ces services, et surtout sur la façon de les fixer : doit-on en laisser le soin aux établissements, mieux à même d’apprécier l’ampleur des tâches et leur cohérence par rapport au développement de l’université, ou les codifier plus ou moins rigidement au plan national ? Toute la palette existe. Le plus consternant est sans doute la force de la croyance bien française à pouvoir résoudre cette question d’en haut sans tâtonnements, sans expérimentations, par la vertu d’une négociation qui a plusieurs fois échoué depuis plus de dix ans, chacun ayant à l’esprit des réalités spécifiques différentes et personne, du coup, ne parlant de la même chose. Ainsi voit-on le débat continuer à se focaliser sur le résultat à obtenir, plutôt que sur le chemin y conduisant. Douce France ! Que de méfaits commet-on au nom de ton irréfragable unité…

Esprit: Pourquoi est-il si difficile, si l’on suit votre analyse, de passer d’un système dérégulé, qui provoque beaucoup de tensions, à des règles équitables qui pourraient être bénéfiques pour l’ensemble des universitaires ?

YL: La difficulté de fond est celle d’univers depuis trop longtemps déresponsabilisés et profondément déprofessionnalisés. Le manque de débats locaux en regard de l’abondance, mais aussi de la pauvreté, des débats nationaux en témoigne. Les débats qui ont eu lieu malgré tout, par exemple autour de la profesionnalisation des formations, ont laissé de côté des disciplines entières. De nouvelles règles se sont établies, de nouvelles identités se sont construites, acceptées par les disciplines traditionnelles pourvu qu’elles ne les concernent pas : elles touchaient des étudiants dont elles ne désiraient, de toute façon, pas s’occuper. Une part est ainsi restée à l’écart des évolutions les plus importantes.

Le fait d’instaurer une responsabilité locale unique change la donne : chacun est obligé de définir son activité par rapport à l’établissement dans son ensemble. Le mode de justification change radicalement et interroge brutalement les identités professionnelles. Comment accepter d’être jugé sur le taux d’insertion de ses étudiants sur le marché de l’emploi alors que jamais la formation n’a été sensée y conduire, ou que le marché du travail est en ce moment particulièrement défavorable ? On voit bien le désarroi que cela entraîne. Beaucoup sont prêts à changer si on leur explique les nouvelles exigences, si on les accompagne, mais les dispositifs pour cela n’existent pas. C’est un univers déprofessionnalisé parce que n’y existe plus aucune discussion entre collègues sur les pratiques et les évolutions du métier. Chacun est abandonné à son isolement face à des étudiants qui ont énormément changé, avec des exigences croissantes. Tout cela pouvait tenir tant qu’on demandait seulement à chacun de se débrouiller au mieux, mais si l’on met sur la table des indicateurssanctions sans mode d’emploi, l’angoisse monte.

Mais la difficulté grandissante du métier pourrait être un motif d’évolution des pratiques : s’il devient impossible de s’en sortir seul, un jeu collectif devient à nouveau possible ou s’impose comme une nécessité. Le mouvement actuel donne parfois l’impression du contraire, comme s’il valait mieux rester attaché à des arrangements imparfaits et souvent injustes mais bien connus plutôt que de prendre le risque d’accepter un nouveau système de responsabilité.

L’évolution des pratiques ne peut résulter naturellement des fonctionnements antérieurs, elle ne peut advenir que si l’on engage un processus d’apprentissage explicite et progressif, entre établissements et ministère, et au sein des établissements. Personne n’en joue encore le jeu comme s’il suffisait d’édicter les nouvelles règles et de les appliquer, mais cela peut venir. D’un établissement à l’autre, et d’une discipline à l’autre, les changements ont été très inégaux et l’on pouvait espérer que certains préparaient le chemin pour d’autres qui auraient plus de mal à s’adapter aux nouvelles demandes sociales et aux défis du monde contemporain. Personne ne refusait strictement de les prendre en compte, même si tout le monde ne voyait pas comment s’y prendre. Ce que nous avons vécu ces derniers mois est le durcissement des disciplines qui, jusqu’à présent, étaient restées à l’écart. La situation était difficile mais l’explosion n’était pas inévitable.

La mécanique du blocage

Esprit: Mais quels ont été les détonateurs de l’action ?

YL: Deux détonateurs ont particulièrement joué : la réforme des masters et le discours de Nicolas Sarkozy du 22 janvier 2009. Le ministre de l’Éducation nationale, Xavier Darcos, tout d’abord, a transmis le dossier de la formation des maîtres à celui de l’enseignement supérieur en occultant la question du paiement de l’année de stage pour les étudiants. Cette annonce a touché bien entendu les élèves mais aussi les enseignants qui voyaient rompu le ” contrat pédagogique ” qu’ils avaient avec eux.

Le discours du président de la République d’autre part, passé en boucle en morceaux choisis sur l’internet, dans un style qui rappelait les approximations provocantes et les généralisations abusives de Claude Allègre, a été reçu comme insultant par les chercheurs et enseignants chercheurs. C’était d’autant plus provocant qu’il s’adressait évidemment à ceux qui étaient les moins visés par le constat d’une insuffisance de la recherche française et partageaient la volonté d’évoluer. Ce discours a fédéré les inquiétudes entre lesquelles la ministre Valérie Pécresse s’efforçait depuis des mois de passer avec une inlassable écoute et force de conviction, et en a fait un mur compact.

Esprit: Mais n’y a-t-il pas eu un encombrement de réformes qui a multiplié les tensions et peut se retourner in fine contre la loi LRU ?

YL: C’est plutôt l’inverse. Le ministère a transféré aux conseils et présidents la responsabilité tout en gardant la main sur les modes de régulations locales. C’est une contradiction fatale. La logique d’une loi de décentralisation aurait été la suppression du décret de 1984 en même temps que la loi, en précisant que c’était aux universités de construire le cadre dans lequel la nouvelle règle, de portée nationale, serait décidée ; cela n’empêchait pas en même temps de mettre en place un dispositif évitant les excès. Pire : le ministère a constamment fait savoir qu’il édicterait lui-même les règles essentielles en traînant à expliciter le modèle d’allocation des ressources, sujet d’âpres discussions avec Bercy. La concertation transversale n’a pas pu avoir lieu au sein des établissements pendant que se multipliaient les échanges au sein des disciplines, ce qui a durci les acteurs. A contrario, là où l’identité de l’établissement était forte, la mobilisation a été plus faible.

Esprit: Les présidents d’université élus dans la foulée de la réforme LRU ne sont-ils pas désormais fragilisés ?

YL: Ils sont fragilisés parce que leur a été transférée la responsabilité sans encore le pouvoir avec leurs conseils de débattre et décider des nouvelles règles. Ils le sont aussi parce qu’ils ont souvent été renouvelés plutôt qu’élus sur un projet, choisis sur leur capacité à maintenir un consensus entre composantes plutôt que sur celle de faire avancer leur établissement. Mais c’est une étape, cela aura changé dans quatre ans lors des prochaines élections qui se feront sur des oppositions de projet. Ils le sont enfin parce qu’un véritable pilotage de leur établissement restera difficile tant que le ministère n’aura pas affiché clairement les règles du jeu concernant l’attribution de leurs moyens. Chaque université sait combien elle reçoit, mais pas comment elle peut faire progresser son budget, ni ce qu’elle pourrait craindre.

Esprit: Quelles sont les perspectives de sortie de cette crise ?

YL: À mesure que la mobilisation s’est développée, les revendications se sont élargies, si bien qu’on ne sait plus très bien comment satisfaire les demandes ni apaiser les esprits. Les budgets de l’enseignement supérieur et de la recherche ont été augmentés, et il est difficile de concevoir que cela soit sans exigences en contrepartie. Beaucoup d’autres choses se jouent dans la mobilisation : l’expression d’un malaise professionnel, la volonté de contester le gouvernement et le président de la République, l’espoir pour certains de revenir, plus ou moins explicitement, sur le rôle nouveau accordé aux universités par rapport aux organismes de recherche. Le mouvement se morcelle progressivement au fil des assurances apportées, mais qui en même temps se radicalise et s’exprime parfois plus violemment. Il peut connaître un lent enlisement qui couvera pendant des mois ou, au contraire, un sursaut qui rétablira un cadre de discussions plus productives. On peut aussi voir refleurir l’antienne d’universités ingouvernables que l’on abandonnera à leur sort en favorisant à nouveau l’extension des écoles publiques et privées.

Esprit: Une grande partie des étudiants, en particulier ceux qui ont du mal à s’orienter dans le monde de l’université, décroche lors de ce type de mobilisations longues et finit par disparaître dans la nature. N’est-ce pas aussi un risque cette année ?

YL: Le fait que le décrochage des étudiants ne soit pas devenu un objet de débat central dans les universités ne nous fait pas honneur. Les indications que nous avons eues après le CPE laissent penser que l’abandon d’étude pour les plus fragiles et le contournement des universités par l’orientation en prépa, en BTS ou par la fuite vers le privé seront importants.

Certains départements de lettres et sciences humaines qui avaient pu compenser la baisse de leurs effectifs par l’arrivée d’étudiants étrangers, via le programme Erasmus notamment, voient maintenant ces flux se tarir et cela ne fera qu’empirer. On ne peut pas ignorer la question de l’attractivité : on compte 8% d’étudiants étrangers au niveau de la licence, pour l’essentiel des personnes déjà résidentes sur le territoire, en master ils sont 20% dont la moitié est venue spécifiquement pour suivre ces cours, en doctorat, ils sont près de 50%. La vitalité de l’établissement dépend de plus en plus de son attractivité. Ces moyennes cachent en outre le fait que les grandes universités scientifiques continuent à aller de l’avant tandis que les humanités perdent de plus en plus de vitesse.

Esprit: Mais si les tendances actuelles se poursuivent, que deviendront ces disciplines ?

YL: Il faut distinguer deux questions. D’une part, celle de l’excellence de la production de connaissance dans ces disciplines : elles ont massivement bénéficié du flux démographique de la dernière période et elles peuvent connaître une baisse relative sans perdre en qualité, elles ont suffisamment de ressources internes pour ne pas perdre leur rayonnement mondial. D’autre part, celle du devenir des enseignants qui peuvent se retrouver en surcapacité par rapport au nombre d’étudiants : des enseignants pourront s’investir d’avantage dans leur recherche, d’autres seront incités en équipe à s’investir dans de nouveaux projets concordant avec leur établissement et leur environnement et beaucoup découvriront que ce n’est pas un drame. Dans les pays étrangers, on voit les humanités concourir à la formation de cadres dans des secteurs très variés, cela reste très peu exploré en France où l’emploi tertiaire, dans les entreprises comme dans les associations et collectivités territoriales, constitue pourtant l’un des plus grands enjeux de demain.

On peut craindre actuellement une rupture et une différenciation non régulée entre universités. Les forces centrifuges sont de plus en plus fortes entre sciences dures et sciences humaines et sociales (SHS), entre académiques et professionnelles, entre grandes et petites universités. J’espère que l’autonomie régulée des établissements et la mise en place des pôles régionaux d’enseignement supérieur renoueront ces solidarités. En situation de crise, chacun a tendance à se replier. Les solidarités territoriales vont-elles tenir ? Les régions peuvent aider à les conforter. Quelques universités peuvent aussi être vraiment reléguées ou disparaître progressivement. Dans ce cas, la dualisation sera complètement instaurée et de manière irréversible.

Published 1 July 2010
Original in French
First published by Esprit 5/2009

© Yves Lichtenberger, Marc-Olivier Padis / Esprit / Eurozine

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