Dans la guerre

Arkadi. Il a les lèvres qui tremblent dès qu’il en parle. Après, il lui faut quelques bières, et une cargaison de cigarettes, fumées fébrilement les unes après les autres, pour que revienne le goût de vivre. Allumer celle qui vient avec le reste de la précédente. C’est peut-être ça, griller sa vie, faire remonter le niveau de nicotine, pour arriver tout simplement à faire face. À vivre. Il raconte, il ne feint pas, il ne ment pas. Il assume, tout. Il regarde en face. Il creuse, il analyse. Il décrit.

Il écrit, aussi.

Cela fait des nœuds, des boucles. C’est indémêlable. Il a eu beau tourner ça dans tous les sens, comme il le dit, il n’est pas sûr d’avoir trouvé la réponse.

Parfois cependant, c’est d’une clarté binaire.

« J’étais dans la guerre, la guerre était en moi. À mon retour à Moscou, j’ai traîné pendant deux ans. Je n’étais pas. Oui, bien sûr, j’ai repris des études, comme le voulait ma mère, elle qui était venue me rechercher deux fois en Tchétchénie pour que je rentre à la maison.

C’est simple. Le 10 août 1996, on partait pour Grozny,1depuis Mozdok, une ville d’Ossétie du Nord où était stationné notre cantonnement. Le 6, les boeviki, les combattants tchétchènes, étaient entrés dans la ville, et il fallait y aller. Se battre. Au moment où je montais dans la benne du camion, le responsable du courrier est arrivé, un télégramme en main. Il a appelé : “Babtchenko” ?

– Oui, c’est moi.

– Ton père vient de mourir, tu pars à Moscou tout de suite, tu ne vas pas à Grozny. Descends du camion.

Sur le coup, j’ai pensé : “Oui, c’est ça, c’est ça, mon père est mort. Et toi, tu es le pape.” Je n’y ai pas cru une seule seconde.

Puis j’ai réalisé. C’était insupportable. Insoutenable. Le sol se dérobait sous mes pieds.

Maintenant, quand je repasse tout ce “film”, et que j’y réfléchis, j’arrive à la conclusion que mon père, en réalité, m’a donné la vie deux fois. Une première fois, “normalement”, en 1977, date de ma naissance. Une deuxième fois, ce 10 août 1996, lorsqu’il est mort à ma place. Si j’étais parti au front ce jour-là, je n’en serais jamais revenu, j’en suis intimement convaincu, il a détourné mon destin : sur les nonante-six gars de notre bataillon embarqué pour Grozny, quarante-deux seulement sont rentrés vivants. Dans l’avion qui me ramenait à Moscou, il n’y avait déjà que des blessés ou des “tsink”, “restes” d’une première relève partie se battre à Grozny dès l’offensive tchétchène du 6 août. »

Arkadi marque des pauses. Tire sur la nième cigarette. Les doigts qui tremblent. Cette histoire, il l’a déjà racontée. Il l’a écrite. Mais il a beau la raconter une fois de plus, ce n’est pas devenu pour autant un automatisme de « témoin professionnel ». Non. Chaque mot, il l’articule avec un mélange d’effort et de profonde détresse. Comme si le dire lui faisait revivre la chronologie exacte et minutée de ces événements. Lui fait revivre chaque image, chaque son.

Tsink, pour « tsinkovye groby », ce sont les « cercueils de zinc », dont Svetlana Alexievitch2avait déjà longuement parlé, dans son livre sur le syndrome afghan. Afghanistan, Tchétchénie : autres temps, même syndrome. Ces gamins à la peau glabre, partis la fleur au fusil « planter des pommiers en Afghanistan », rentrés le regard hagard et dépossédés d’eux-mêmes. Leurs mères ne les reconnaissant pas. Afghanistan, Tchétchénie : autres temps, même syndrome. Les tsink dont l’absente présence entoure Arkadi dans l’avion, la Tchétchénie, elle n’a pas changé leur vie : elle la leur a tout simplement prise.

Après, il y a ceux qui ont « gardé » la vie, mais que la guerre a « gardés ». Leur corps est rentré, pas leur âme. C’est le cas d’Arkadi.

Arkady Babchenko en 2008. Source: Wikipedia

Une « autre personne »

« Dans l’avion, j’étais le seul valide. Pendant les deux heures de vol, j’avais les yeux fixés sur le hublot, et une certitude qui tambourinait dans ma poitrine : à la descente de l’avion à Moscou, il y aurait des masses de gens dans la rue, en train de crier “Eltsine, assassin !”, “Ramenez nos fils à la maison !” En un mot, j’étais convaincu que notre société allait faire comme la société américaine pendant la guerre du Vietnam, qu’elle allait dire non, non, non, tout simplement. Comment pouvait-il en être autrement ?

Mais quand je suis descendu, personne. Pas de manif. Pas de meeting. Rien. Le silence. Un silence étouffant, suffocant. Une jeunesse insouciante, affairée à boire des bières dans les parcs et à “jouir de la vie”.

À la maison, j’ai allumé la télé. Là, c’était sûr, il y aurait forcément des reportages en continu sur cet enfer tchétchène. Mais non. Alors j’ai zappé et je suis tombé sur un animateur de boîte de nuit, micro en main, faisant monter les enchères face à des spectateurs médusés qui devaient deviner combien de dollars la star invitée ce jour-là portait en diamants autour du cou.

Alors là, tu bascules ; tu te rends compte que tout ton être est resté dans la guerre. Personne avec qui partager cela. Avec ma mère, c’est comme un tabou qui s’est installé. Nous avions comme une interdiction implicite d’en parler. Le gamin qui était parti là-bas, son fiston aux cheveux longs, un brin idéaliste, un brin insouciant, elle ne l’a plus jamais revu. Je crois que ce n’est pas un hasard si elle a adopté des enfants à ce moment-là. Ce n’est pas son fils qui est rentré, c’est une autre personne.

Au retour, on est livré à soi même.

Notre État est plutôt ingrat : tu as dix-huit ans tout juste, et l’armée vient t’arracher aux jupons de ta mère pour t’envoyer à la guerre. Tu ne peux rien dire, et tu n’as pas forcément envie d’“otkosit” (être exempté moyennant finances pour un certificat médical, “prendre la tangente, partir vers un chemin de traverse”). Et au retour, elle te lâche dans la nature, elle te “recrache” dans la société, avec tout son mépris et toute son indifférence, ni merci ni au revoir, advienne que pourra, débrouille-toi avec ton mal. Que tu aies une jambe en moins, une blessure béante… ou l’âme en vrac. 3

Personne à qui parler. Les gars à l’unif, la seule chose qui les intéressait, c’était réussir leurs examens. Quand ils avaient un 2, c’était une tragédie.4Dans un tel contexte, va-t’en leur parler de ce que tu as vu, vécu. De tes cauchemars. De la guerre qui est là, qui revient toutes les nuits. D’Igor. Il est là, il m’appelle, il me parle. J’aurais dû mourir à sa place. Quand tu es dans la guerre, si un copain meurt, tu penses tout de suite que c’est toi qui aurais dû mourir. Et tu ne te le pardonnes jamais. Je le vois. Il marche vers cette colline. Il jette une grenade devant lui, car il a vu des silhouettes ennemies. “Ça” tire, de la colline, il tombe, sur la grenade qu’il venait justement de jeter. Elle explose sous lui. Mort sur le coup.

La guerre a tout changé dans ma vie. Elle a changé toute ma vie. Normalement, si tout s’était passé comme “prévu”, j’aurais dû “devenir ce que je hais” aujourd’hui ; à l’heure qu’il est, je serais très probablement avocat d’affaires, puisque j’avais fait des études de droit, je roulerais en Mercedes dans Moscou, je serais “plein aux as”.

« Diédovchtchina »

Pendant la “première Tchétchénie”,5j’avais peur. À vrai dire, j’avais plus peur des supérieurs, des “vieux”,6que des Tchétchènes. Les six premiers mois de mon service dans l’Oural — dans la bse Elan, créée à l’époque de l’Afghanistan et remise au goût du jour pour préparer les conscrits à la Tchétchénie —, j’avais subi un bizutage. Mais quand je suis arrivé à Mozdok, dans le Caucase du Nord, là j’ai compris ce que le mot “diédovchtchina” (bizutage) voulait vraiment dire.

Par comparaison, le bizutage subi dans l’Oural m’est apparu comme un quasi-paradis : un peu de “télévision”, un peu de “séchage de crocodile”. La télé : tu dois être tout en angles droits. Tu tiens une chaise, tes bras doivent dessiner un angle droit par rapport à ton corps, puis tes cuisses, puis tes pieds. Uniquement des angles droits. [Il mime.] Faire sécher le crocodile, c’est se tenir à l’horizontale, en surplomb au dessus du châlit, les bras accrochés à la rambarde de tête, les orteils posés à l’autre bout. Tu dois tenir aussi longtemps que les “vieux” te l’ordonnent. Après, il y a la punition, hyper humiliante : racler les chiottes avec une lame de rasoir. Tu dois tout nettoyer, tous les conduits. Je ne te fais pas de dessin. Et ça peut durer des heures.

À la fin des six mois passés dans l’Oural, le major nous a réunis et nous a juré qu’on n’irait pas en Tchétchénie. On irait dans le Caucase du Nord, oui, mais pas en Tchétchénie. Pourtant quand on est arrivés à Mozdok, on a tout de suite compris. Les “vieux”, qui faisaient leur service depuis un an et revenaient de Tchétchénie nous ont “tout” fait. La Tchétchénie les avait rendus fous furieux et ils se vengeaient sur nous. Là, si on ne te frappe pas au moins dix fois par jour, c’est une journée “pour du beurre”. Ils te réveillent en plein milieu de la nuit en hurlant “Va chercher un kilo de bananes sinon je te cogne !” Alors, va-t’en trouver un kilo de bananes à deux heures du matin aux abords d’une base militaire ! C’est évidemment impossible. Donc ils te frappent. Ils sont quarante, donc tu ne peux rien faire. Ils tirent aussi dans les jambes, certains dorment d’ailleurs avec leur “kalach”. C’est un carnage, la diédovchtchina. Le ministère de la Défense lui-même recense plusieurs centaines de morts par an dans l’armée hors opérations militaires.7

La gégène : incontournable. Ils te demandent, ironiquement : “Tu vas téléphoner à Maman, tu vas bien lui parler, à ta maman chérie ?” Et hop, ils t’accrochent les pinces aux oreilles, et tournent la manivelle. “Tu téléphones bien, hein ? Elle va bien, ta mamoulia ?”

Les sévices sexuels, personnellement, je n’en ai pas subi. Mais dans le dortoir d’à côté, il y a eu un “opouchtchenie”.8 Un viol par sodomie, oui. Tu n’en sors pas vivant, en tout cas psychologiquement. Ils étaient cinq contre lui.

Arkadi, fils d’Arkadi

Quand ma mère est venue me chercher la première fois dans le Caucase au printemps 1996, c’était pour que je voie mon père, qui était très malade. Malade d’alcool, de désespoir. À l’époque soviétique, il était ingénieur, il construisait des éléments de fusées, il était très fier de son travail, au service de la patrie. Et quand l’Union soviétique s’est effondrée, il s’est effondré avec : plus de commandes, plus de boulot. Il a tout perdu. Son boulot, sa dignité, son amour-propre, et la patrie à laquelle il s’était dévoué. L’alcool l’a tué.

Quand on s’est vu lors de mon premier retour, on ne s’est quasiment rien dit. On se regardait en silence, mais on savait très bien, lui et moi, que c’était la dernière fois. Je lui ressemble diablement. Je porte le même prénom que lui, Arkadi Arkadievitch, Arkadi fils d’Arkadi.

Après ses obsèques à Moscou le 12 août 1996, j’ai été hospitalisé pendant vingt jours, j’étais atteint de dysenterie. Du coup, j’ai dépassé les dix jours de permission qu’on m’avait donnés pour l’enterrement de mon père et rester auprès de ma mère. Pour faire “comme il faut”, je suis allé pointer à la kommandantur militaire à Moscou, mais là on m’a épinglé : j’avais dépassé la permission de dix jours — alors que j’étais malade comme un chien ! Qu’à cela ne tienne : trois mois de trou pour désertion. Au trou, bien sûr qu’on te bat. Sinon, ce ne serait pas l’armée russe. [Rires.]

Lors de ma sortie, la première guerre de Tchétchénie était finie, alors on m’a envoyé faire mon service à Perm.

Ensuite j’ai traîné, pendant deux ans à Moscou, entre 1997 et 1999. Rien ne m’intéressait, j’étais étranger à moi-même et au monde.

Narcotique

Pourquoi j’y suis retourné, sous contrat, lorsque la guerre a repris en 1999 ? ça choque beaucoup de gens. J’ai réfléchi à cette question, je ne suis pas sûr d’avoir trouvé la réponse. Ce qui est sûr, c’est que ce n’était pas pour l’argent. Ni par patriotisme. Comment pouvais-je encore vouloir servir l’État qui m’avait jeté comme ça à mon retour et m’avait ensuite mis au trou alors que je revenais justement pour faire mon devoir ? Non, c’est autre chose. Une sorte d’addiction : j’ai compris que ma vie était restée là-bas. D’ailleurs, si la guerre avait été à Ekaterinbourg,9je serais parti à Ekaterinbourg. Si elle avait été à Moscou, c’est à Moscou que je serais allé. Donc il fallait que j’aille dans la guerre, tout simplement, et quand j’ai entendu que les opérations reprenaient en Tchétchénie, je n’ai pas hésité une seconde. Pour tout dire, j’étais sûr que je n’en reviendrais pas, que cette fois, je serais tué : ce n’était pas “normal” d’être sorti indemne de Tchétchénie, plusieurs fois de suite. En russe, on ditqu’“on ne sort pas sec de l’eau”… Ce n’était pas “normal” que mon père soit mort à ma place. Cette fois, ce serait mon tour.

Dans la guerre, tu as une obsession, un impératif : rester en vie. En un sens, ta mission est simple, tu sais ce que tu dois faire. Toute ton énergie doit être concentrée là-dessus. Tu as une sensation aiguë, suraiguë même, de la vie, de ce que c’est qu’être vivant ; tu sens cette acuité dans tout ton corps.

La montée d’adrénaline au combat, elle te donne quelque chose d’euphorique : ce n’est pas un hasard si, après le combat, il y a très souvent des soldats qui rient.

En fait, la guerre, c’est une vraie drogue. Un poison, une saloperie qui s’infiltre dans ton cerveau, un narcotique. Il ne faut surtout pas y goûter, sinon après tout ton être est contaminé et rien n’est fait dans notre société pour prendre en charge ce mal qui s’infiltre en toi, ce “syndrome tchétchène” qui te transforme en profondeur, qui fait de toi quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre. Une bête. Du coup, tu dois constamment établir un contrôle sur ton corps. Tu dois faire en sorte que ton cerveau qui a appris “tu ne tueras point” contrôle ce corps qui lui a imprimé le réflexe de sauver sa peau, le cas échéant de façon préventive, en tuant celui qui pourrait te tuer le premier, comme on te le dit à la caserne.

Je sens des démons en moi. Ils sont là, ils rôdent. Je sais que je pourrais tuer, et assez facilement. Dieu fasse que je ne me retrouve jamais au cœur d’une bagarre à Moscou…

Dans la guerre, tu apprends que la vie, c’est à la fois très résistant, et très fragile. Très résistant, car une fois la vie lancée, elle va gigoter, se battre, résister, tout faire pour “tenir”, s’accrocher. La vie, c’est incroyablement coriace. Mais tu apprends aussi qu’il y a des organes vitaux, et que si tu les touches, c’est radical. Heureusement, je n’ai pas tué en Tchétchénie, j’en suis sûr à 99 pour cent. Mais c’est un hasard. J’aurais parfaitement pu tuer. Dans la guerre, tu tues, c’est quasiment inévitable. J’ai même voulu tuer à un moment, pour venger mon ami Igor. Mais “ne popalo” (“ce n’est pas tombé, cela n’a pas touché”), les balles que j’ai tirées n’ont atteint personne. C’est juste un hasard. On croit toujours que la guerre, c’est comme au cinéma, et qu’on voit bien distinctement qui on tue. Non. Tu distingues juste des silhouettes, des ombres ; tu vois un bosquet qui bouge, des grenades ou des fusées éclairantes. Et tu tires, parce que tu as peur, tu trembles comme une feuille, et alors tu tires, pour sauver ta peau.

Je ne m’autoriserais pas à décrire la souffrance des Tchétchènes, car ce n’est pas mon histoire et qu’on le veuille ou non, on nous les a présentés comme des ennemis, même si je n’ai rien contre eux en tant que personnes. Mais est-ce qu’Erich Maria Remarque aurait pu décrire la souffrance des Français dans À l’Ouest, rien de nouveau ? Cela n’aurait pas été sincère, cela n’aurait pas eu de sens. Je n’ai rien contre les Tchétchènes, même si j’ai eu terriblement peur d’eux. Je me souviens, pendant la première guerre, nous avancions en colonne de blindés, au milieu de ces visages, de femmes, d’hommes, d’enfants, qui nous regardaient avec un visage rempli de haine. Alors la peur était partout et pesait comme du plomb, une peur qui t’enserre de partout. Puis au bout d’un moment, tu n’as plus peur : ton corps est las d’avoir peur, il n’arrive plus à mobiliser autant d’adrénaline. D’un côté, ce n’est pas bon de ne plus avoir peur, car tu te “démobilises”.

d’un jet, dans le métro

En rentrant de la “deuxième Tchétchénie” (nous avons fait grève pour être démobilisés, car une fois les opérations terminées pour nous, nous n’avions plus rien à faire, et le commandement nous avait transférés au nord du Terek), ça m’est sorti d’un jet. Il a fallu que j’extraie la guerre et que je m’en “extraie”. Alors un jour, dans le métro, c’est sorti tout seul. J’ai vite pris un crayon, un papier. Et j’ai écrit. C’est comme ça que viennent mes nouvelles,10les unes après les autres.

Parallèlement, je me suis mis à aider des “anciens” de Tchétchénie, tout aussi paumés et livrés à eux-mêmes. Parmi tous mes compagnons de Tchétchénie, les deux tiers se sont mis à boire. Trouver des béquilles pour l’un, une chaise roulante pour l’autre, une place dans un hôpital pour un autre encore. Je me suis démené pour eux, comme ça je pensais moins à mon mal, qui me rongeait, continue de me ronger.

Puis avec un ami nous avons lancé un journal, doublé d’un site de nouvelles et récits littéraires d’anciens combattants, www.artofwar.ru. Et là tu vois que la guerre, c’est un narcotique partout. Irak, Algérie, Malouines, Afghanistan, Première Guerre mondiale, Deuxième Guerre mondiale, mêmes cauchemars. Je sais que ces guerres sont différentes, mais les cauchemars qui hantent les nuits des anciens combattants sont les mêmes. Exactement les mêmes. Tu sais que tu vas tuer, tu as la trouille au ventre, tu te réveilles en sueur, tu hurles. En Irlande, lors d’un festival littéraire, je me suis retrouvé à la même tribune qu’un ancien soldat américain passé par l’Irak et devenu écrivain. Il disait “Abou Graib”, j’entendais “Tchernokosovo 1”…11

Après une interruption de deux ans, je retravaille à nouveau à Novaïa Gazeta.12J’avais eu une overdose : écrire (sur) la guerre, parler de la guerre, et j’ai fait le taxi deux ans, pour reprendre des forces. Puis je suis revenu au journal. Je me souviens des mots d’Anna Stepanovna [Politkovskaïa] : “notre société souffre d’immaturité civique”. C’est la meilleure définition que j’aie entendue de notre société. Quand tout le monde sera rassasié de cette consommation à outrance, dans laquelle la population s’étourdit jusqu’à l’ivresse, peut être y aura-t-il davantage d’engagement civique. En rentrant de Tchétchénie, je pensais que j’allais hurler dans toute la Russie qu’il fallait arrêter cette boucherie. Mais le son ne sortait pas. Maintenant je me dis, sans doute plus modestement, que si mes articles sur les mauvais traitements dans l’armée, sur les trafics d’organes, sur la situation des soldats au retour, font prendre conscience, ne serait-ce qu’à un gamin de quinze ans, que la guerre c’est l’horreur, un poison, une drogue, et si je parviens, avec quelques articles et reportages, à agrandir le cercle des “gens qui pensent” en Russie, ne serait-ce que d’un môme, cela n’aura pas été totalement vain… »

Un portrait sonore d’Arkadi Babtchenko sera diffusé dans l’émission de Zoé Varier, « Nous autres », sur France Inter.

La « première » guerre de Tchétchénie postsoviétique a commencé en décembre 1994, alors que Boris Eltsine était président de la Fédération de Russie. En août 1996, la capitale tchétchène Grozny a été reprise par les combattants tchétchènes, au terme de très violents combats. La première guerre, qui a fait des dizaines de milliers de morts parmi les civils (tchétchènes, mais aussi russes résidant à Grozny) a été stoppée par un accord de cessez-le-feu intervenu le 31 août 1996, négocié entre Maskhadov et le général russe Lebed, sous les auspices de l’OSCE. Après un entre-deux-guerres de pseudo-indépendance chaotique, la guerre a repris en septembre 1999.

Svetlana Alexievitch, Les cercueils de zinc, Bourgois, rééd. 2006.

Sur la situation de l’Armée russe, voir, entre autres, Anna Lebedev, Valentina Melnikova, Les petits soldats, Bayard, Paris, 2001. Voir aussi Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, Buchet Chastel, Paris, 2005, et le site de Power Institutions in Post Soviet Societies. Sur les mères de soldats, voir aussi « Les folles de la ruelle Loutchnikov », dans Thérèse Obrecht, Russie, la loi du pouvoir, Autrement, Paris, 2006.

La notation en URSS reprise dans le système scolaire et universitaire russe actuel s’échelonne de 1 à 5. Pour réussir, il faut 4 ou 5. Un 2 est une note catastrophique pour l’élève ou l’étudiant.

Par une contraction très « symptomatique », une expression s’est répandue dans la société russe et parmi les militaires, où le mot guerre est éclipsé. On parle de « Première Tchétchénie » ou de « Deuxième Tchétchénie », ce qui par synecdoque signifie bien sûr la première (1994-1996) et la deuxième guerre (1999-…). Anna Politkovskaïa avait d’ailleurs intitulé un de ses ouvrages en russe sur la deuxième guerre Vtoraïa Tchetchnia (La « deuxième Tchétchénie »).

Dans le langage du service militaire, les « vieux », ou grand-pères (diédy) désignent ceux qui en sont à leur deuxième année de service (jusqu’en 2008, le service militaire russe dure deux années ; depuis peu, il est réduit à un an) et qui bizutent avec violence les duhi, les jeunes recrues.

Voir en effet, par exemple, cet article citant les communiqués officiels du ministère de la Défense : « Les pertes dans l’armée russe hors combats pourraient bien égaler deux bataillons », Obchtchaïa Gazeta, 2 juillet 2008. Dans cet article, il est fait état de 200 morts pour le premier trimestre 2008. En 2005, plus de 1000 soldats seraient morts hors combats, chiffre abaissé en 2007 à 442. Le nombre de suicides serait lui en augmentation, avec 224 suicides en 2007..

Littéralement, « abaissement », le terme peut désigner toutes sortes d’humiliations sexuelles.

Ekaterinbourg, l’ancienne Sverdlovsk, est une ville russe située dans l’Oural, donc à des heures et des heures de train de la Tchétchénie. Aucune opération militaire n’y a eu lieu depuis la Seconde Guerre mondiale.

L’une d’entre elles, Le songe du soldat, a été publiée dans Des nouvelles de Tchétchénie, éd. Paris Méditerranée, Paris, 2005, traduite par Anne Le Huérou. Un ensemble de nouvelles et de récits a été en particulier publié en anglais : Arkady Babtchenko, One Soldier’s War in Chechnya,traduction Nick Allen, Portobello Books, 2007 et devrait paraître en français chez Gallimard prochainement.

Tchernokosovo a été rendu tristement célèbre comme camp de filtration où les militaires russes torturaient au début de la deuxième guerre de Tchétchénie.

Novaïa Gazeta (http://en.novayagazeta.ru/ pour la version anglaise) est le journal où travaillait Anna Politkovskaïa. Arkadi Babtchenko y travaille, traitant une partie des sujets dont Anna Politkovskaïa était coutumière, en particulier la situation dans l’armée russe.

Published 13 June 2018
Original in French
First published by La Revue nouvelle, October 2008

Contributed by La Revue nouvelle © Aude Merlin / La Revue nouvelle / Eurozine

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