L'esotericism au XIX siècle

On peut considérer l’apparition du mot ” ésotérisme ” au début du XIX siècle comme un produit de la ” crise de la conscience européenne ” au lendemain des drames de la Révolution française et des guerres impériales1. Le terme, destiné à désigner une ” science nouvelle ” pour des temps nouveaux, est apparu en français tout d’abord, en 1828, porté par la vague des ” ismes ” comme ” éclectisme ” ou ” socialisme “2 et ” syncrétisme “, trois notions non dépourvues de liens avec ” ésotérisme “. C’est l’historien de la gnose Jacques Matter (1791-1864) issu d’un milieu protestant alsacien, qui l’utilisa pour désigner un espace de liberté pour la spéculation spirituelle hors du carcan des dogmes et des règles établies de l’exégèse religieuse3. Sa génération n’avait pas été spontanée, le terme était dérivé des adjectifs complémentaires ” exotérique ” et ” ésotérique ” présents pour le premier dans L’Encyclopédie (1755) et le second chez un auteur maçonnique, La Tierce4 en 1742 et dès 1687 en anglais (Th. Stanley, History of philosophy). Tous deux faisaient référence à l’existence d’un savoir caché au vulgaire et transmis de maître à disciple, pour une élite choisie, comme l’indiquait la racine grecque renvoyant à l’intérieur (éso) et à l’extérieur (exo). La notion héritait également des spéculations de la Renaissance sur la kabbale et les livres hermétiques et, dans un passé plus lointain, des exégèses gnostiques alexandrines du second siècle de l’ère chrétienne et à leur relecture des mystères pythagoriciens. Un tel mélange des contenus devait provoquer un certain flottement dominé par un double usage savant et populaire qui s’est prolongé jusqu’à nos jours. L’apparition d’un doublon : ” occultisme “, issu justement d’un usage populaire5 mais employé ensuite dans un sens savant (ou qui se voulait tel) illustre cette situation. De plus, dans un cas comme dans l’autre, le sens était différent de ce que le XVIII siècle avait connu avec les notions proches ” d’illuminisme ” ou de ” théosophie “. Ensuite, le même terme ” d’ésotérisme “, fut utilisé avec une autre signification après la Première Guerre mondiale avec le retour de la ” tradition ” et le doute sur la capacité du monde moderne à opérer la transformation spirituelle annoncée au début du XIX siècle et portée par les espérances des peuples. Les enjeux de société ont ainsi joué un rôle déterminant dans l’élaboration de la notion d’ésotérisme et de ses contenus ; le sens savant ayant changé plus rapidement que le sens populaire.

La grande nouveauté portait sur la promotion de la raison devenue le recours ultime, à la place de Dieu, alors qu’à la Renaissance la distinction entre le Livre de la nature, domaine légitime de la science, et le Livre de la Révélation divine avait été soigneusement maintenue. Le secret transmis dans les sanctuaires depuis l’Egypte et la Grèce antiques portait sur le caractère rationnel de toute vérité, du message divin en particulier. Il appartenait au XIXe siècle d’opérer la synthèse finale entre foi et raison donnant à cette dernière sa dimension divine.

Le temps des révolutions

L’opinion dominante après les guerres qui avaient déchiré l’Europe de 1792 à 1815 était celui d’un gâchis extraordinaire ; pourquoi tant de souffrance et tant d’incompréhension déchaînées par des idéaux aussi purs ? Pourquoi la première prise de parole du peuple avait-elle échoué aussi piteusement ? Les réponses apportées dans les deux camps opposés, favorable et hostile aux idées révolutionnaires ouvraient la porte à des interprétations ésotériques. Les tenants de la Restauration, appuyés sur le renouveau du sentiment religieux sensible dans l’Europe entière, interprétèrent les malheurs des temps comme signe du retour des dieux après les épreuves. Leur porte-parole le plus connu, Joseph de Maistre (1753-1821), livra sa pensée dans Les soirées de Saint Petersbourg6, annonçant dans le 11ème ” entretien ” ” un événement immense ” pour lequel les peuples devaient se tenir prêts, l’avènement de l’Esprit qui donnera le sens des douleurs : le prix payé pour l’Age d’Or à venir. Maistre s’opposait à Rousseau sur l’état de nature, liant la dégradation de l’homme à la perte de la connaissance et faisant des ” langues sauvages ” des restes et non des rudiments de la parole originelle. En homme des Lumières, il ne rendait pas la raison responsable des désastres survenus et persistait à voir dans la franc-maçonnerie un élément clef de la transmission des connaissances originelles. Cette dernière était donc indispensable au rétablissement d’un véritable ordre spirituel et intellectuel dans l’Europe dévastée, à côté du pouvoir royal légitime et sous l’autorité du pape7. Même si les positions de Maistre n’emportèrent pas l’adhésion générale, ses livres firent autorité dans les milieux contre-révolutionnaires, et ce jusqu’à nos jours.

A la ” Restauration spirituelle ” des milieux hostiles à la modernité correspondait la notion de ” Régénération sociale ” de ses partisans dont le mode d’approche s’enracinait dans les spéculations sur les correspondances entre l’homme et le cosmos qui avaient fleuri depuis la Renaissance. Le corps de l’homme, centre de l’univers tel que Léonard de Vinci l’avait représenté, était pris comme la mesure de toute chose, en particulier de la communauté humaine, que Rousseau, au XVIIIe siècle, avait appelée dans son article ” Economie, morale et politique ” de l’Encyclopédie : ” le corps social “. L’idée était héritée du Moyen Age par le jeu des assimilations symboliques autour de la notion chrétienne de ” corps mystique ” et, au-delà, trouvait ses racines dans les Ecritures. Saint Paul était revenu à plusieurs reprises sur l’appartenance collective à un seul corps: ” De même en effet que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. Aussi bien est-ce en un seul esprit que nous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps, juifs ou grecs, esclaves ou hommes libres… “8 Le lien entre la rédemption individuelle et la régénération de la société avait joué un rôle particulièrement important dans la pensée du lyonnais Pierre-Simon Ballanche (1776-1847), une source où puisèrent abondamment les ” ésotériques “. Ayant vécu le siège et la prise de Lyon par Fouché au temps de la Terreur en 1793, il avait imaginé dans La ville des expiations9, conçue sur le modèle de la descente de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse, une réconciliation générale rendue possible par le gouvernement d’un collège de sages, à la fois prêtres et savants à la manière des mages de l’Antiquité : ces sages observaient la marche du monde et ne prodiguaient leur enseignement qu’à des disciples choisis. Ce gouvernement ésotérique du monde rassemblait les familles de Caïn et d’Abel autour de la royauté céleste du Christ dont le roi de France était l’image terrestre. Dans son Essai de palingénésie sociale10, il avait posé les bases de la régénération collective par l’accumulation des rédemptions individuelles. La métempsycose lui permettait d’échapper à la contradiction entre le destin mortel de l’homme et la pérennité des sociétés humaines en renvoyant au débat millénaire sur la préexistence des âmes à la naissance. ” Palingénésie ” fit partie du vocabulaire des premiers socialistes comme Pierre Leroux (1797-1871) et Proudhon (1809-1865). Ce dernier, de son côté, a rendu hommage à Ballanche en 1843 : ” Que de gens ont espéré voir jaillir de la palingénésie de Ballanche, du panthéisme allemand, de l’éclectisme français, une lumière pure et ardente qui embraserait la société et régénérerait le monde… “11 Aussi est-ce naturellement que le Dictionnaire de l’Académie française intégra en 1837 ” socialisme ” comme une ” doctrine qui prétend à la régénération de la société “.

La pensée ésotérique, de son côté, s’est nourrie de la palingénésie en la retaillant à sa mesure, c’est-à-dire en y intégrant la réincarnation, sous l’influence du spiritisme puis de la vogue des religions orientales. Elle fit également appel aux spéculations kabbalistiques sur les nombres mais la clef de l’édifice se trouvait dans une théorie nouvelle de la transmission, se référant à une tradition primordiale et universelle, dans la suite de la transmission apostolique chrétienne pour les uns, hors et même contre elle pour les autres.

Les modes de raisonnement étaient proches, incluant une dimension prophétique et privilégiant le rôle des minorités ” initiées “, mais les conclusions s’opposaient sur la question des rapports aux institutions politiques et religieuses. Le témoignage du révolutionnaire socialiste de 1848, Louis Constant (1810-1875) est explicite lorsqu’en 1856 il devint le mage Eliphas Lévi en publiant Dogme et rituel de la haute magie12: ” Le plus grand génie catholique des temps modernes, le comte Joseph de Maistre, avait prévu ce grand événement : Newton, disait-il, nous ramène à Pythagore, l’analogie qui existe entre la science et la foi doit tôt ou tard les rapprocher. Le monde est sans religion, mais cette monstruosité ne saurait exister longtemps : le dix-huitième siècle dure encore mais il va finir. “13

Transmettre

Le compromis élaboré à la Renaissance sur la question des rapports entre la révélation contenue dans les Ecritures saintes et les savoirs antérieurs ou étrangers à leur domaine avait perdu au début du XIX siècle beaucoup de sa pertinence sous la double poussée de la critique rationnelle, d’une part, et de l’élargissement de l’horizon oriental de l’autre. Anquetil-Duperron (1731-1805) avait publié en 1771 la première traduction du Zend-Avesta, précédée par celle des grands textes confucéens par les Pères jésuites et le Romantisme allemand avait combiné la renaissance religieuse postrévolutionnaire à ce nouvel universalisme en rendant son droit de cité au symbolisme contre ” l’esprit des Lumières “. C’est dans ce contexte que Friedrich Creuzer (1771-1858) affirma dans Symbolik und Mythologie der alten Völker…14 que les correspondances entre les religions anciennes de la Perse, de l’Egypte et de la Grèce prouvaient l’existence d’une révélation primordiale commune à tous les peuples. La thèse de Creuzer fut très vite combattue en Allemagne mais elle connut le succès en France, particulièrement dans les milieux où s’élaborait la notion d’ésotérisme. Face à la raison conquérante se dressait le monde des symboles dont l’interprétation allait devenir un important enjeu de société. Une science sacerdotale avait-elle détenu par le passé les clefs de cette interprétation ? Dans ce cas, qui en était alors héritier ? Le débat avait été vif au début du XIX siècle, autour des tenants de l’origine égyptienne des connaissances humaines, opposés au monopole judéo-chrétien de la transmission. Il prolongeait les polémiques du siècle précédent sur la nature des hiéroglyphes15 et illustrait la force de cette ” égyptomanie ” dont témoignait déjà en 1767 le succès extraordinaire du roman de l’abbé Terrasson (1670-1750) Séthos, tout comme Les Fables égyptiennes du fondateur des ” Illuminés d’Avignon “, Dom Pernety (1716-1801) 16. Le décor des fêtes révolutionnaires françaises et la popularité de l’expédition de Bonaparte en Egypte montrent la vigueur de ce sentiment dont l’influence s’est retrouvée dans les cultes nouveaux que la Terreur et le Directoire tentèrent de substituer au christianisme entre 1793 et 1799.

L’aile révolutionnaire des maçonneries française et italienne se réclama ainsi naturellement de l’Egypte ; dès 1839, le ” Rite égyptien ” de Memphis faisait de l’ésotérisme, sous la plume de son fondateur, Jacques-Etienne Marconis de Nègre (1795-1868) la pierre d’angle de son système de hauts grades d’où venaient ” toute lumière et toute science “17. Ce rite prolongeait et plagiait une autre création ” égyptienne “, le rite de Misraïm, créé vraisemblablement en Italie vers 1805 dans les milieux de l’armée révolutionnaire et installé à Paris en 1815 par les frères Bédarride, des ” juifs du pape “, c’est-à-dire d’Avignon18, émancipés par la Révolution ; il succédait à plusieurs créations italiennes, spécialement napolitaines, se rattachant de près ou de loin au Rite Egyptien de Cagliostro (1743-1795) de 1784. Marconis décrivait ainsi l’origine des mystères : ” Un philosophe grec, après avoir parcouru l’Egypte, et visité les principaux sanctuaires de la science, rapporte… ” que la doctrine de ses prêtres était fondée sur la division de la science sacrée en exotérisme ou science extérieure et l’ésotérisme ou science intérieure dont il était interdit de faire état hors du temple : ” ce sont des mystères dans les mystères ” . L’auteur rendait ensuite hommage au christianisme qui avait ouvert la voie à la ” civilisation ” mais il revenait selon lui à la Maçonnerie de Memphis de faire connaître l’ésotérisme à l’humanité.

Cette maçonnerie ésotérique renvoyait aux ” sciences occultes ” dont la théorisation fut élaborée dans la première moitié du XIX siècle pour trouver avec le ” mage ” Eliphas Lévi19 sa forme achevée : l’occultisme fut alors utilisé comme un synonyme d’ésotérisme jusqu’à la fin du siècle. Il ne s’agissait pas de sciences stricto sensu mais d’un système de transmission des connaissances acquises dans le cadre des catégories de la pensée rationnelle commune. La démarche était fondée sur le constat de l’échec de la raison des Lumières à transformer les sociétés européennes, la faute en revenant au manque d’éducation des peuples. Le Dr. Eusèbe Salverte (1771-1839) et Ferdinand Denis (1798-1890) 20 développèrent tous deux l’idée selon laquelle l’analyse historique, unique ” firmum et mensurum ” des actions humaines selon la belle formule de Giambattista Vico (1668-1744), laissait voir la rationalité sous jacente des savoirs accumulés de générations en générations et exprimés dans les formes propres à chaque époque. L’astrologie était bien l’ancêtre de l’astronomie et l’alchimie la mère de la chimie moderne formulées selon les états successifs de la connaissance21. Ainsi les légendes et les croyances populaires étaient porteuses de vérités volontairement travesties ou simplement cachées sous le voile de récits fantastiques, de miracles et autres merveilles, pour des raisons en rapport avec l’état de la société. La science des anciens était donc une réalité, elle combinait l’acquis d’une Révélation primordiale aux efforts des générations successives. La nécessité d’échapper aux persécutions provoquées par l’ignorance de la masse ou par l’intérêt des élites dominantes expliquait le recours à une transmission secrète dans la forme et le lieu où elle s’opérait. La Franc-maçonnerie, dont le progressisme en France, en Italie et en Belgique s’accommodait fort bien de la conception cumulative du savoir que les ésotéristes partageaient avec leur temps leur paraissait la serre idéale où devait germer le grain nouveau.

Cette épistémologie d’un nouveau genre permettait la redécouverte et la réinterprétation de textes et de pratiques. Dans le camp chrétien antimoderniste, le recours à une forme de pensée ésotérique fut plus discret mais néanmoins présent, bien que le terme ait été le plus souvent évité. C’est en Allemagne, où l’héritage de la théosophie chrétienne du XVIII siècle était demeuré bien vivant, que l’idée d’un retour au ” vrai christianisme “, en marge de la transmission normale des Eglises, par le biais des courants rosicruciens22 notamment, fut la plus forte, influençant par exemple la tentative du Russe Ivan Lopoukhine (1756-1816), dans Quelques traits de l’Eglise intérieure 23, où la maçonnerie se substituait aux églises établies pour former l’Eglise idéale. Un autre Allemand, le ” baron sanscrit “, Ferdinand d’Eckstein (1790-1861) 24, sous la Restauration en France, avait développé dans la revue Le Catholique les mêmes idées de dégénérescence d’un savoir originel : la religion des primitifs était sacerdotale et issue de la révélation primordiale mais une révélation centrée sur l’annonce du Christ ; l’usage universel du symbole de la croix prouvait cette antériorité et confortait, pour Eckstein, l’autorité de l’Eglise catholique.

Le recours à une transmission secrète se retrouve dans la recherche de textes guides comme celui recopié par l’archéologue Didron (1806-1867) dans un monastère orthodoxe du Mont Athos et publié sous le titre de Guide de la peinture25 liant à des pratiques rituelles et corporelles la réalisation de l’hypostase divine dans l’icône. La plus curieuse fut celle d’un savant bénédictin, devenu cardinal romain, Jean-Baptiste Pitra (1812-1889) qui pensa avoir retrouvé un texte du second siècle, La Clef de Méliton de Sardes, prouvant l’unité du sens des symboles et établissant l’Eglise catholique dans le rôle de gardienne du sens ; le secret du sanctuaire ainsi rétabli put abriter des spéculations kabbalistiques et pythagoriciennes sur les nombres26. Cependant, cette tentative du sacerdoce catholique fit rapidement long feu alors que, dans l’autre camp, la ” découverte ” de manuscrits ésotériques mystérieux, de vestiges archéologiques étranges en Egypte et en Babylonie, ou la rencontre d’énigmatiques initiateurs susceptibles de légitimer une lignée initiatique, perdura tout au long du siècle : Joséphin Péladan (1858-1918) ou Harvey Spencer Lewis (1883-1939) se prétendirent ainsi héritiers d’une Rose-Croix survivant à Toulouse et fondèrent leurs propres ordres27. Mathers (1854-1918), un des fondateurs de ” l’Hermetic Order of the Golden Dawn “28, légitima son entreprise par la découverte d’un manuscrit magique à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris ; il l’édita sous le titre : The Book of the Sacred Magic of Abra-Melin the Mage29.

Les sciences et techniques nouvelles courtisées

Dans la mesure où l’ensemble des sociétés européennes considérait la mondialisation et l’accumulation des connaissances comme des pas décisifs vers la synthèse finale, la revendication par les ésotéristes d’un grand nombre de sciences nouvelles n’eut rien de bien étonnant. Cette revendication était d’autant plus légitime que les critères du statut scientifique ne furent clairement acquis qu’à la fin du XIX siècle. Les interprétations ésotériques ont ainsi trouvé naturellement leur place dans le grand brassage intellectuel postrévolutionnaire. La découverte de l’électricité, par exemple, donna matière à de nombreuses spéculations sur les ” fluides ” et les différentes formes de magnétisme qui devaient bouleverser les rapports de l’homme et de la nature. Les sciences occultes se présentaient alors comme des sciences expérimentales associant, de façon hasardeuse certes, des spéculations intellectuelles à des pratiques rituelles, de type magique et des procédés techniques. Le mathématicien polonais Josef Hoëné-Wronski (1778-1853) construisit ainsi, en démonstration de ses ouvrages synthétiques30, une étrange machine constituée de sphères métalliques emboîtées et coulissantes, le prognomètre, établissant un système de correspondances universelles31. L’invention et le développement de la photographie furent également l’objet de tous les soins des ésotériques dans la perspective de l’exploration des mondes subtils dans leur rôle d’intermédiaires avec le monde céleste.

L’exemple du magnétisme fut le plus significatif ; depuis Paracelse au début du XVI siècle et Van Helmont (1577-1644), au suivant, l’usage médical du magnétisme, s’inscrivait dans un effort de médiation entre les sciences naturelles naissantes et le monde ” subtil ” par l’influence exercée à distance sur les corps physiques, une forme modernisée de magie. Avec les cures célèbres autour du baquet d’Anton Mesmer (1734-1815) et celles du marquis de Puységur (1752-1825) reliant ses malades par un fil à un orme, la mode magnétique atteignit son paroxysme ; ce bio-magnétisme ” animal ” s’était affirmé et précisé comme technique de guérison physique et ” spirituelle ” destinée à rétablir une harmonie entre les deux ordres ; véritable psychothérapie, il put être considéré, à juste titre, comme l’ancêtre de la psychanalyse. Puységur avait fait appel à un somnambule et son exemple devait jouer un rôle important dans la fortune de l’hypnose et la place accordée aux mediums dans le spiritisme jusqu’à la fin du siècle32. Dans les années 1880-1900, au moment où les sociétés occultistes connaissaient un grand succès, Mme Blavatski (1831-1891), fondatrice de la Société théosophique, recevait ses instructions de maîtres tibétains par l’intermédiaire de fluides astraux. Pratiquement toutes les revues ésotériques et occultistes, jusqu’à la guerre de 1914, ouvraient leurs colonnes à l’hypnose, au spiritisme, au magnétisme ; en France, Mesmer et Puységur avaient été relayés par Deleuze (1753-1835) 33 et le baron du Potet (1796-1881), fondateur d’une société de magnétisme dont le Journal parut de 1845 à 186134; en Angleterre, James Braid (1705-1860), un médecin écossais, avait adhéré aux doctrines magnétiques et publié en 1843 ses interprétations des expériences sous le titre : “neurypnology” 35. A la fin du siècle, on trouvait dans l’entourage du professeur Charcot (1825-1893) à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris des occultistes comme Papus36 participant aux expériences sur l’hystérie et les maladies nerveuses et, parallèlement, les occultistes cherchaient, à la même époque, à fixer par la photographie les apparitions des esprits, les corps subtils et autres interférences avec l’au-delà. C’est en Allemagne cependant que les rapports du magnétisme et de l’ésotérisme étaient les plus étroits, toujours dans la suite de la théosophie romantique ; Justinus Kerner (1786-1862) interpréta dans cette perspective le cas de ” la voyante de Prévorst ” 37.

Quel que soit le vocabulaire utilisé – ” hypnose “, “spiritisme “, ” métapsychique “, ” corps astral “, ” périsprit “, ” fluide nerveux ” –, la parenté est demeurée étroite tout au long du siècle entre ces pratiques ésotérisantes qui revendiquaient le statut scientifique et les sciences ” psychologiques ” en formation.

La sociologie qui englobait tous les aspects de la vie des hommes, y compris spirituels, devait également attirer le regard des occultistes fin de siècle, tel Charles Barlet (1838-1921) 38, un disciple de Saint-Yves d’Alveydre (1824-1909), l’inventeur du système de rénovation sociale de la synarchie, qui publia en 1894 Principes de sociologie synthétique 39.

La découverte des textes sacrés orientaux par la nouvelle critique demeura la grande affaire du monde ésotérique. La science allemande joua ici encore un rôle décisif avec les travaux de Max Müller (1823-1900) sur le bouddhisme, ou du sociologue et historien Max Weber (1864-1920) qui inspirèrent et assurèrent le succès des interprétations syncrétiques de la ” théosophie ” de Mme Blavatski. Celle-ci tenta d’acculturer aux Etats-Unis et en Europe un ” bouddhisme ésotérique “40 puis gagna les Indes anglaises en 1878 pour fonder à Adyar un centre d’étude et de méditation où furent rassemblés des textes fondamentaux de l’hindouisme et du bouddhisme. C’est ainsi que l’orientaliste hollandais Johan Van Manen (1877-1943) traduisit, à partir de 1909, les 350 volumes du canon bouddhiste dans sa version du Kandjur et du Tandjur.

L’apport scientifique de la Société théosophique se révèle de ce fait plus important que l’on aurait pu l’imaginer à lire les écrits de ses maîtres ; de plus, son influence sur la mode des religions orientales dans l’Occident contemporain est évidente.

Ces quelques exemples ont contribué à montrer l’unité du tissu intellectuel dans lequel les ésotéristes ont voulu exercer leur action. Ils se paraient volontiers de titres universitaires, les écoles occultistes parisiennes distribuant les licences en Kabbale et les doctorats en alchimie41. La science ayant remplacé Dieu comme référence ultime, ils se sont donc avancés, dans l’enthousiasme, sous le masque de la méthode scientifique afin de ” ré enchanter le monde ” sécularisé. Eliphas Lévi, dans le discours préliminaire de Dogme et rituel de la haute magie pouvait présenter le ” magisme ” comme ” révélant au monde la loi universelle de l’équilibre et l’harmonie résultant de l’analogie des contraires, (il) prend toutes les sciences par la base, et prélude par la réforme des mathématiques à une révolution universelle dans toutes les branches du savoir humain… ”

La transmutation sociale

Le point le plus sensible se trouvait dans la contradiction apparente entre l’idéalisation d’un salut de l’ensemble de la société et les moyens de sa mise en ¦uvre : la connaissance d’une petite minorité. Comment assurer l’avènement de la démocratie dans une communauté formée d’une somme d’individus ? La notion d’ésotérisme, dans son sens populaire, fut utilisée dans des milieux politiquement engagés dans les luttes du socialisme et son parcours, jusqu’à la crise de la Commune de Paris en 1871, fut parallèle à ce prophétisme sécularisé annonçant les grands bouleversements à venir. Cette utilisation fut en quelque sorte pédagogique, destinée à lever un coin du voile pour indiquer au peuple l’existence de la vérité conservée par quelques uns dans le sanctuaire, en attendant que les progrès de tous permettent son apparition au grand jour : le temps de l’Esprit. L’école socialiste saint-simonienne s’était constituée sur ces bases, autour du Père Enfantin (1796-1864), proclamant l’arrivée de la Femme Messie42. Le lien est ainsi fait avec la première mention du mot ” ésotérisme “, en 1852, dans un ouvrage populaire, le Dictionnaire universel de Maurice Lachâtre (1814-1900) : ” Du grec ‘eisôtheô’, ensemble des principes d’une doctrine secrète, communiquée seulement à des affiliés. Une fraction des saint-simoniens voulait faire de la partie la plus élevée de leur doctrine une sorte d’ésotérisme. “43 Les dictionnaires et encyclopédies de Lachâtre étaient lus par un très large public44. Ils annonçaient le retour à l’unité première par l’éducation du peuple : ” L’Unité est le but à atteindre, de religion, de langue, de philosophie, de gouvernement, législation, de poids et mesures, tous les progrès doivent aboutir à l’unité… une distribution judicieuse des fonctions amènera l’émancipation intellectuelle et matérielle du genre humain… “45 Les moyens proposés, à la lecture des entrées des différents Dictionnaires, allaient du contrôle des sciences nouvelles, magnétisme, hypnose et spiritisme, à l’engagement dans une franc-maçonnerie ouverte sur les questions politiques et sociales. Lachâtre croyait en une révolution cosmique à laquelle participeraient les esprits célestes et les anges autant que les vivants. La révélation finale des vraies hiérarchies célestes, rendue possible par la maîtrise de la ” science des esprits “, devait précéder la libération des peuples.

A la même époque, Eliphas Lévi, dans le même discours préliminaire de Dogme et rituel de la haute magie, prophétisait la fin de l’histoire46: ” Plus que jamais la science et la religion, le despotisme et la liberté, semblent se livrer une guerre acharnée et se jurer une haine irréconciliable. N’en croyez cependant pas à de sanglantes apparences : elles sont à la veille de s’unir et de s’embrasser pour toujours. La découverte des grands secrets de la religion et de la science primitive des Mages, en révélant au monde l’unité du dogme universel, anéantit le fanatisme en donnant la raison des prodiges. Le verbe humain s’unit pour jamais avec le verbe de Dieu et fait cesser l’antinomie universelle en nous faisant comprendre que l’harmonie résulte de l’analogie des contraires. ” Ces textes faisaient suite à une série d’ouvrages aux accents à la fois révolutionnaires et mystiques47. L’influence du nouveau mage s’est exercée sur l’ensemble du monde ésotérique tout au long du siècle. En Angleterre, les sociétés occultistes issues de la maçonnerie de marge (Fringe Masonry) dans les années 1870-1890 telles que la SRIA (Societas rosicruciana in Anglia, 1866) ou la Golden Dawn (1888) en firent leur référence principale. Il fut la source essentielle des rituels maçonniques élaborés par Albert Pike (1809-1899) aux Etats-Unis48 et les occultistes français le proclamèrent ” le plus savant des hommes “. De façon générale, le discours social prophétique, tel que le connurent en particulier les communautés socialistes fondées par Pierre Leroux dans le centre de la France ou celles créées en Amérique par les disciples de Charles Fourier (1772-1837), s’est référé, par des spéculations sur les dates, l’interprétation des signes avant-coureurs et le recours à une histoire secrète, à un mode de pensée ésotérique.

De nombreux membres des maçonneries égyptiennes en Italie appartenaient à la société secrète des Carbonari49 et jouèrent un rôle considérable dans le mouvement de l’unité nationale. Une mention particulière revient à la Fraternité blanche universelle fondée par Peter Deunov (1864-1944) et qui fut un élément important de la renaissance nationale bulgare, en opposition avec l’Eglise orthodoxe. Deunov avait été formé à Boston dans une école biblique50 et avait appartenu à la Société théosophique ainsi qu’à différents mouvements rosicruciens qui ont marqué profondément l’enseignement de la Fraternité qui accompagna la vie spirituelle bulgare jusqu’à nos jours.

A l’ouest de l’Europe, cependant, l’imminence d’une transformation radicale de la société par d’autres voies que la force paraissait de plus en plus improbable dans la seconde moitié du siècle ; les socialistes ne se référèrent plus en général à une harmonie du monde où les correspondances naturelles auraient été rétablies, telle que la rêvaient les ésotériques des années 1830. La maçonnerie de son côté avait évolué en Europe continentale dans le sens de la sécularisation des rituels, dissociant la pensée politique du ” spiritualisme ” et en Angleterre dans le sens d’une pratique rituelle dépourvue d’arrière plan idéologique. Les groupes ésotériques et leurs théoriciens qui se multiplièrent jusqu’à la Première Guerre mondiale profitèrent de la mise en place des sociétés démocratiques individualistes pour développer leur vision contestataire en bénéficiant de la protection que ces sociétés leur assuraient.

L’Esotérisme et l’occultisme en quête de reconnaissance sociale

Qui était ésotérique ? La clientèle de ces mouvements avait changé au même rythme que l’évolution générale du monde. Elle était passée des milieux révolutionnaires activistes à une bourgeoisie non-conformiste, hostile au puritanisme et à ” l’Establishment ” dans le monde anglo-saxon, anticléricale dans les pays catholiques, en France, en Italie ou en Belgique. De la maçonnerie de marge est issue en Angleterre la SRIA (Societas Rosicruciana in Anglia) fondée par William Westcott (1848-1925), société qui donna naissance en 1888 à la Golden Dawn (l’Aube dorée) où s’illustrèrent Samuel Liddell Mac Gregor Mathers (1854-1918) et le plus connu de tous, Aleister Crowley (1875-1947). Les fondateurs prétendaient tirer d’ordres rosicruciens allemands anciens leurs connaissances et pratiquèrent une magie fondée sur des ” projections astrales “, explorations de l’imaginaire conduites en suivant les axes des ” séphiroth ” de la kabbale. Crowley, qui avait été profondément marqué par son éducation puritaine, devait développer particulièrement la magie sexuelle comme voie de libération spirituelle ( Magic in Theory and Practice,1929-1930) et la mettre en application dans son ” Abbaye de Thélème ” à Cefalù en Italie51. Il avait été précédé dans cette voie par un médium noir américain Paschal Beverley Randolph (1825-1875) dont le parcours résume les thèmes précédemment rencontrés : rattachement aux rosicrucianismes européens, engagement social (contre la pauvreté et l’esclavage), rattachement aux hiérarchies célestes par l’intermédiaire d’évocations et de pratiques rituelles52. Les conceptions de Randolph inspirèrent d’autres groupes telle cette éphémère ” Hermetic Brotherhood of Louxor ” dans les années 1880 en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, qui passa pour l’instigatrice secrète, le ” Supérieur Inconnu “, des diverses sociétés qui fleurirent à la ” Belle Epoque “. L’Ordre Martiniste de Papus (Gérard Encausse 1865-1916) 53, L’Odre kabbalistique de la Rose Croix de Stanislas de Guaïta (1861-1897) ou l’Ordre de la Rose Croix du Temple de Joséphin Péladan (1858-1918) ont constitué en France les meilleurs exemples de ces organisations initiatiques à prétentions anciennes54 dont l’enseignement tendait à se couler dans le moule intellectuel universitaire du temps55 et les activités semi-mondaines se partageaient entre le secret du temple et les événements de la ” vie parisienne “. Péladan organisa ainsi des ” Salons “, expositions de peinture à la mode en 1892 et 1893 où courut le ” Tout Paris “. Le non-conformisme de ce monde ésotérique fut marqué en fin de siècle par l’ambiguïté ; le socialisme affiché par nombre d’entre eux se résumant à des débats théoriques sans contact avec la réalité du monde ouvrier et la science occulte finissant par se fondre dans le monde qu’elle avait prétendu transfigurer.

Deux exemples illustrent cette situation, celui du théoricien d’une société idéale dans la ligne de Ballanche et des utopistes millénaristes héritiers plus ou moins lointains de Joachim de Flore56, Alexandre Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909), inventeur de la ” Synarchie ” et celui de l’histoire tumultueuse de la très internationale Société théosophique.

Saint-Yves avait eu une jeunesse aventureuse. Passé par une maison de redressement pour mineurs, exilé à Jersey où il avait pris connaissance de manuscrits du théosophe Fabre d’Olivet (1767-1825), il devait épouser une aristocrate russe et mettre sa fortune au service de son projet de gouvernement mondial synarchique de sages fondé sur l’harmonie des trois pouvoirs spirituel, politique et économique. Il s’adressait dans ses publications d’égal à égal aux souverains et déclara avoir reçu d’un maître hindou la révélation du centre spirituel caché d’où le ” Roi du Monde ” présidait aux destinées terrestres. La Synarchie fut proposée à la Chambre des Députés française, aux syndicats et aux grandes institutions démocratiques sous forme de pétitions publiques57 tandis que le maître travaillait dans ses dernières années à mettre au point un système de correspondances universelles : L’Archéomètre58entre les sons, les couleurs, les lettres, les symboles astrologiques…

La Société théosophique de Mme Blavatski servit de plaque tournante à l’ésotérisme du dernier quart de siècle. Pratiquement tous les occultistes et sur les deux rives de l’Atlantique étaient passés par elle, grâce à l’habileté de sa fondatrice qui avait pu incarner les rêves ” orientaux ” de la riche société bourgeoise occidentale. D’origine aristocratique russe et après une vie également aventureuse entre le Caucase et l’Egypte, Helena Petrovna Blavatski avait su utiliser ses dons de médium et la vogue du spiritisme pour communiquer avec des entités de l’au-delà qu’elle identifia rapidement pour être des émanations de maîtres tibétains. Forte de cette autorité, elle put développer une doctrine ésotérique syncrétique à partir d’un bouddhisme retaillé à la mesure de la vision occidentale du XIXe siècle dans Isis Unveiled (1877) et The Secret Doctrine (1888) et structurer sa société sur le modèle maçonnique tout en fixant à Adyar, dans le sud de l’Inde, le quartier général de la Société. L’enseignement théosophique renvoyait à l’ambiguïté signalée précédemment, écartelé entre le souci scientifique réel qui animait la recherche des textes orientaux anciens et leurs traductions et l’interprétation finale donnée par ” l’institution ” théosophique. La volonté affichée de vulgarisation des connaissances cachées qui s’inscrivait dans le grand projet d’éducation populaire du début du siècle permit un temps d’esquiver la contradiction. Les organisations occultistes contrôlées à Paris par Papus, un transfuge de la théosophie, connurent les mêmes problèmes, au point que l’ensemble de l’¦uvre du maître fut présenté comme une vulgarisation59 Le successeur de Mme Blavatski60, Annie Besant (1847-1933), une authentique militante socialiste féministe, tenta de promouvoir, dans l’esprit prophétique du début du siècle, un nouveau Messie instructeur de l’humanité (le Seigneur Maitreya) qui aurait été préparé à cette fin au sein de la Société. Le rôle fut confié à un jeune Indien Jiddu Krishnamurti (1896-1986) qui rejeta finalement cette lourde charge comme l’avait fait Claire Bazard choisie par les saint-simoniens comme Femme-Messie en 1832.

A toutes ces invraisemblances s’ajoutèrent des scandales de personnes qui mirent au grand jour un certain nombre d’incompatibilités et de contradictions, en particulier entre la conception ” orientale ” et la tradition chrétienne; c’est ainsi que Anna Kingsford (1846-1888) développa en Angleterre une Hermetic Society entre 1884 et 1887, fondée sur une relecture féministe de la Bible et indépendante de la S.T. En France, Lady Caithness (1830-1895), une amie de H.P. Blavatski, prit la tête d’une théosophie chrétienne scissionnaire en profitant du passage par son salon de la quasi-totalité du monde occultiste parisien. La question du christianisme provoqua également la rupture de Rudolph Steiner (1861-1925) dans le monde germanophone à la veille de la guerre, soucieux d’intégrer l’acquis traditionnel occidental dans sa démarche d’acculturation de l’ésotérisme au monde moderne.

L’émiettement fut accéléré par le caractère nécessairement individualiste de la démarche ésotérique et la voie de la littérature empruntée depuis le début du siècle, le ” mage romantique ” se considérait comme un missionné destiné à remplacer le prêtre61. Presque tous les occultistes furent d’abord des écrivains soutenus par un large public, Zanoni (1842) d’Edward Bullwer-Lytton (1803-1875) Les grands initiés d’Edouard Schuré (1841-1929)62, traduits dans toutes les langues, avaient connu un immense succès et d’innombrables rééditions .

Conclusion

Les voies empruntées pour réconcilier dans l’occulte la science et la religion avaient abouti à des impasses ; la conscience en apparaissait clairement dès le début du XX siècle à l’intérieur même de certains milieux ésotériques au vu de l’effondrement des présupposés qui avaient motivé les choix au lendemain des guerres révolutionnaire et impériale, et cela avant la tragique démonstration de la Première Guerre mondiale. En même temps, les exigences de la critique historique invitaient à une exploration plus rigoureuse des ” terrae incognitae ” de la kabbale, du soufisme et de l’Extrême-Orient tandis que l’immersion dans le milieu intellectuel fin de siècle invitait à changer le regard sur les institutions religieuses dont les doctrines avaient nourri la pensée ésotérique dans ses sources à la Renaissance et dans la réaction chrétienne romantique après les Lumières. Paul Vulliaud (1875-1950) fut le meilleur représentant de ce regard nouveau sur la tradition qui allait prendre une direction profondément différente avec René Guénon (1886-1951). Il publia entre 1906 et 1914 une revue littéraire, artistique et ésotérique, Les Entretiens idéalistes qui opéra des ruptures importantes dans la vision de la Renaissance conçue dans la continuité du Moyen Age et de sa culture chrétienne ; Léonard de Vinci n’était plus présenté comme un génie individuel en avance sur son temps mais comme le produit millénaire de l’évolution de l’iconographie chrétienne63. Il devait également apporter de nouvelles lumières sur la kabbale contrastant avec la légèreté de ses prédécesseurs occultistes64.

Les démêlés de l’ésotérisme et de l’occultisme avec la raison scientifique triomphante ne furent pas fondamentalement différents de ceux que connurent les grandes religions établies et son apport, malgré les échecs mentionnés ci-dessus, ne se résume pas à des actions marginales. Cette forme de pensée a nourri l’imaginaire occidental et fait partie intégrante du tissu intellectuel et spirituel constitué au XIX siècle et sur lequel repose encore aujourd’hui bon nombre de nos habitudes mentales.

Paul Hazard avait dressé sous ce titre (Paris, Boivin, 1942) un bilan de l'état des mentalités au siècle des Lumières.

Le philosophe Victor Cousin avait mis cette " école " à la mode dans son cours de 1817 ; " socialisme " et " socialism ", en anglais, sont mentionnés en 1822 (Pierre Leroux) et 1831 (in Association of all Classes of all Nations de Robert Owen ), précédés de " socialismo " en italien dès 1803.

Histoire critique du gnosticisme, Paris, Berger Levrault, 1828.

Nouvelles obligations et statuts de la très vénérable corporation des francs-maçons, Francfort, F. Varentrapp.

Le Dictionnaire des mots nouveaux de Richard de Radonvilliers le signale en 1842. " Occultism " semble avoir été employé en anglais dans les années 1870 par Mme Blavatski et largement diffusé par la " Theosophical Society ".

Edition posthume, Paris, Librairie grecque, latine et française, 1821.

Il s'inscrivait en faux face au mouvement général de dénonciation de la Maçonnerie tenue pour responsable de la Révolution (Barruel, Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme , Hambourg, Fauche, 1797).

1 Co, 12, 12-30. La métaphore organique est aussi présente chez le " matérialiste " Thomas Hobbes (1588-1679) qui décrit le corps politique avec des maladies, des muscles, des nerfs etc. in Léviathan (1669).

Paris, A. Pinard, 1832.

Paris, J. Didot, 1827-1829.

Cité dans Le Trésor de la langue française.

Paris, Baillière, 1856.

P. 3 de l'édition Chacornac, 1930.

Leipzig und Darmstadt, K.W. Leske, 1810-1812, traduction française de Guigniaut, 1825-1851.

Voir : William Warburton, Essai sur les hiéroglyphes égyptiens, traduction française, Paris Guérin 1744 ou au siècle précédent le Père jésuite Athanase Kircher, Lingua aegyptiaca restituta, Romae, sumptibus H. Scheus, 1643 et Ralph Cudworth,, le plus fameux des " platoniciens de Cambridge " : The Intellectual System of the Universe, London, R. Royston, 1678.

Paris, Jacques Guérin, 1731 et Paris, Bauche, 1758.

l'Hiérophante, développements complets des mystères maçonniques Vallée de Paris, 5839.

Sur la question de l'origine des maçonneries égyptiennes, voir Gérard Galtier, Maçonnerie égyptienne, Rose Croix et Néo-chevalerie, Monaco, Ed. du Rocher, 1989. Avignon avait été résidence pontificale de Clément V à partir de 1309, ce qui avait provoqué un schisme.

Alphonse-Louis Constant (1810-1875), de famille pauvre et ancien pensionnaire du séminaire de Saint-Sulpice à Paris n'avait jamais été ordonné prêtre pour des raisons de comportement. Il devait publier sous le pseudonyme d'Eliphas Lévi à partir de 1856.

Des sciences occultes, Paris, Sédillot, 1829 et pour Denis, Tableau analytique et critique des sciences occultes, Paris, Encyclopédie portative, 1830. Salverte avait développé dans ses articles de L'Esprit des journaux des thèses comparables dès 1810.

La loi des trois états d'Auguste Comte est rarement citée par les ésotéristes mais leurs analyses du merveilleux préscientifique correspondent à la vision du fondateur du positivisme.

Les différents Manifestes Rose Croix du XVIIe siècle s'étaient déjà présentés sous cette forme étrangère aux débats théologiques pour asseoir leur légitimité.

Edité en russe en 1798 et en français, Paris, -1801, traduit ensuite en allemand. Voir A.Faivre, " Lopukhin " in Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, Leiden, Brill, 2005.

Cet aventurier israélite, converti au luthéranisme puis au catholicisme, ami de Schlegel, avait suivi les cours de Creuzer à l'Université d'Heidelberg. Lié à la cause des Bourbons en exil et responsable un temps de leur sécurité, il avait mené dans le Paris de la Restauration une vie à la fois mondaine et savante d'intellectuel contre-révolutionnaire " engagé ".

Iconographie chrétienne, le guide de la peinture,Paris, Imprimerie royale, 1843.

Voir Mgr. J.B. Devoucoux, Histoire de l'antique cité d'Autun, Autun, Dejussieu, 1846.

Ordre de la Rose Croix du Temple (1892) pour Péladan initié par son frère (mort au moment de cette affirmation) ; Ordre Rose Croix Amorc pour Lewis (1915, la rencontre du mystérieux personnage ayant eu lieu dans un donjon de Toulouse en 1909).

Samuel Liddle Mac Gregor Mathers appartenait avec ses cofondateurs à la maçonnerie de marge britannique.

...as Delivered by Abraham the Jew to his son Lamech, A.D. 1458, London, JM Watkins, 1898.

Philosophie de l'infini contenant des contre-réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal, Paris, Didot, 1814 et Messianisme ou réforme absolue du savoir humain, Paris, Didot, 1847.

Eliphas Lévi devait avoir entre les mains cet objet qui finit chez un brocanteur. Saint-Yves d'Alveydre(1824-1909) en reprit l'idée dans les planches de son Archéomètre (publication posthume).

L'expression mesmérienne de " fluide universel " fut utilisée par Allan Kardec (1804-1869).

Histoire critique du magnétisme animal, Paris, Mame, 1813 ; Instruction pratique sur le magnétisme animal, Paris, Dentu, 1825. Il publia également de nombreuses lettres de défense et de justification du magnétisme.

Jules de Sennevoy, baron Du Potet, Cours de magnétisme animal, Paris, l'auteur, 1834 ; La magie dévoilée ou principes des sciences occultes, Paris, Imp Pommeret, 1852 ; Thérapie magnétique, règles de l'application du magnétisme à l'expérimentation pure et au traitement des maladies, Paris, 1863.

Neurypnology : or the rational of nervous sleep, considered in relation with animal magnetism, London, John Churchill, 1843.

Gérard Encausse, (1866-1916) fut le grand animateur de la vie occultiste parisienne pendant la Belle Epoque. Papus avait fait des études de médecine et comptait nombre de médecins dans ses proches amis et disciples.

Voir Bertrand Meheust " Animal magnetism " in Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, Leiden, Brill, 2005.

Membre de presque toutes les sociétés ésotériques parisiennes et représentant en France de " l'Hermetic Brotherhood of Louxor ".

Paris, Chamuel.

La " Theosophical Society " fut fondée à New York en 1875, des branches créées ensuite à Londres, à Paris et Adyar, près de Madras, dans le sud de l'Inde qui devint le quartier général de la Société.

Notamment Stanislas de Guaïta (1861-1897), fondateur d'un Ordre kabbalistique de la Rose-Croix.

Condamné en 1832 par les tribunaux, le groupe devait émigrer en Egypte.

Paris, chez l'auteur. Le Dictionnaire ...était vendu par abonnements en livraisons successives, en suivant les lettres de l'alphabet, de façon à être à la portée de toutes les bourses.

Son audience était comparable aux grands dictionnaires de Larousse et de Littré. L'éditeur, descendant d'une grande famille aristocratique et fils d'un général ayant rejoint les armées révolutionnaires et impériales, fut un militant révolutionnaire particulièrement combatif, passant de nombreuses années en prison. Il fut le premier éditeur de Karl Marx en français.

Lettre aux abonnés du Dictionnaire français illustré, 1858.

La version sécularisée est visible dans la pensée de Marx avec " l'exaspération des contraires " et la révolution finale.

Il développait notamment le thème du messianisme féminin. Un peu plus loin dans le discours préliminaire, il affirmait que la Révolution française avait été " une expérience divine ".

Morals and Dogma of the Ancient and Accepted Scottish Rite of Freemasonry, 1871.

Les Carbonari italiens comme la Charbonnerie française, malgré leur caractère secret ne furent pas des " sociétés ésotériques ", stricto sensu.

American School of Theology and Science.

Mussolini devait l'expulser après ses accords avec le Vatican.

Randolph usa particulièrement de miroirs magiques.

En 1893, l'Ordre comptait, selon son fils, Philippe Encausse Papus..., Paris, Ocia , 1949, 173 établissements dans le monde entier ; la correspondance de Papus était également mondiale. PH. Encausse donne le texte d'une lettre envoyée au Sultan Abdul-Hamid II du 27/01/1893 (p. 380).

Le Martinisme de Papus prétendant fonder sa légitimité sur une continuité de transmission depuis le théosophe du XVIII siècle Louis-Claude de Saint Martin (1743-1803).

Guaïta distribuait des licences et des doctorats en kabbale, Papus dirigeait une Ecole Hermétique avec des cours et des exercices calqués sur l'enseignement officiel.

1130-1202, moine cistercien, auteur d'un Commentaire sur l'Apocalypse qui alimenta de nombreuses spéculations ultérieures.

Voir Jean Saunier, Saint-Yves d'Alveydre ou une synarchie sans énigme, Päris, Dervy-Livres, 1981.

La publication de l'¦uvre inachevée fut faite après sa mort. Il prétendait avoir reconstitué la langue primordiale universelle.

. Il put ainsi donner des traductions de textes de Kabbale à partir de l'anglais en ignorant complètement l'hébreu.

Le colonel Olcott (1832-1907) co-fondateur et président de la S.T. fut seul à la tête de la société, de la mort de Mme Blavatski à 1907.

Voir Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988.

Paris, Perrin, 1888.

La pensée ésotérique de Leonard de Vinci, Paris, Bodin, 1906.

Il avait étudié très soigneusement l'hébreu. La Kabbale juive, Paris, Nourry, 1923.

Published 19 October 2006
Original in French
First published by Cogito (Turkey) 46 (2006)

Contributed by Cogito (Turkey) © Jean-Pierre Laurant/Cogito (Turkey) Eurozine

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Read in: FR / TR

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