Un romancier reconverti en oracle national

Essai d'explication de l'"Affaire Walser" en Allemagne

Le prix de la Paix dont le lauréat pour 1998, l’écrivain allemand Martin Walser, vient de déclencher un tollé lors de son discours de remerciement, n’est pas un prix littéraire comme les autres. D’abord, il n’est en rien semblable aux grands prix littéraires tels qu’on les connaît en France. Créé en 1952 à l’initiative de l’Union des libraires et éditeurs allemands, ce prix a été défini, dès le départ, comme une distinction quasiment officielle, par laquelle le pays tout entier confirme sa détermination de rentrer, après le désastre nazi, dans le cercle des nations pacifiques et soumises au droit. De ce point de vue, le prix de la Paix peut être considéré comme une transposition sur le plan culturel de la promulgation de la Constitution de 1949 qui, avec l’inscription d’un droit d’asile généreux, voulait tirer un trait sur le passé raciste et nationaliste du pays.

Lors de la remise du prix, un dimanche matin durant la foire du Livre de Francfort, toutes les élites de la République sont présentes dans la salle : le président et le chancelier, des ministres, des chefs des gouvernements provinciaux, des chefs de partis, des leaders syndicaux, des représentants des communautés religieuses, le maire de la ville, des célébrités médiatiques et du monde des arts, et bien sûr, la présidence de l’Union des libraires et éditeurs.

L’événement, retransmis par la radio et par la télévision, se déroule toujours dans ce lieu hautement symbolique qu’est la Paulskirche de Francfort, église sécularisée dans laquelle s’était réunie, en 1848-1849, une assemblée parlementaire provisoire qui débattit, pendant des longs mois et finalement en vain, de la création d’un Etat national unifié. Comme la République fédérale, faute de fête nationale et faute de politique culturelle nationale, s’autocélèbre elle et ses propres acquis démocratiques par le biais de cette cérémonie, les discours qui y sont prononcés, quel que soit leur contenu, sont toujours très chaudement applaudis. Ce fut même le cas quand, en 1997, l’écrivain Günter Grass, tout en faisant l’éloge du lauréat de l’année, l’écrivain kurde Yashar Kemal, critiqua vigoureusement la politique gouvernementale en matière de coopération militaire avec la Turquie et le traitement des réfugiés par les différentes administrations allemandes.

A l’image du Kurde Yashar Kemal, bon nombre de lauréats du prix de la Paix étaient d’origine étrangère, ainsi Léopold Sédar Senghor, poète et homme d’Etat sénégalais, le Péruvien Mario Vargas Llosa, l’Israélien Amos Oz, l’Espagnol Jorge Sempràn. Les statuts de la Fondation du Prix précisent que “le lauréat est choisi sans considération de nationalité, de race et de confession religieuse”. Pour mériter cette distinction, poursuit le document, le candidat doit être une “personnalité qui a contribué d’une manière exemplaire, au premier chef par ses travaux dans le domaine de la littérature, de la science et de l’art, à la propagation de l’idée de paix”. Les statuts, rédigés en 1952, précisent que la Fondation a pour but de “servir la paix, l’humanité et l’entente entre les peuples”. La LICRA ou le MRAP pourraient aisément s’associer à ce généreux programme.

Lorsque le jury de la Fondation, composé de libraires, d’éditeurs et de personnalités indépendantes, rendit public au printemps 1998 le nom du lauréat de l’année, les milieux littéraires du pays firent montre d’une certaine stupéfaction. Nul ne doutait que l’écrivain Martin Walser, âgé de 71 ans, auteur d’une ¦uvre de romancier, de dramaturge et d’essayiste considérable, ne méritât, outre les nombreux prix qu’il avait déjà obtenus, une autre distinction de renom. Se posait seulement la question de savoir si celle-ci devait bien être le prix de la Paix. Car Martin Walser ne s’est pas tellement fait remarquer, ni dans le passé ni dans le présent, par des ¦uvres ou des propos qui puissent compter pour des contributions spécifiques à la “réalisation de l’idée de paix” et à “l’entente entre les peuples”. Ressentant l’obligation de justifier son choix surprenant – mais immédiatement applaudi par la presse conservatrice comme la Frankfurter Allgemeine Zeitung-, le jury du prix de la Paix expliquait dans son communiqué que Walser aurait mérité ce prix parce que “son art a expliqué leur propre pays, aux Allemands et du même coup au monde, et l’a rapproché des Allemands”. Justification un peu tortueuse de toute évidence puisqu’elle n’arrive pas à démontrer d’une manière convaincante en quoi “l’explication de l’Allemagne aux Allemands” représente la promotion, requise par les statuts du prix, de la paix et de l’entente entre les peuples. A moins que l’on ne veuille suggérer que la paix dans le monde dépend de la bonne entente des Allemands entre eux.

* Avant que, le 11 octobre 1998, à la Paulskirche de Francfort, ne fût prononcé ce discours du prix de la Paix qualifié entre-temps par l’hebdomadaire Die Zeitde “discours du prix de la discorde”, il y avait déjà bien des points obscurs dans l’attribution de cette distinction. Si le prix n’a pas pour vocation d’honorer seulement une ¦uvre littéraire, mais une certaine attitude traduite par l’¦uvre, comment qualifier, dans le cas de Martin Walser, cette attitude? Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’elle a considérablement évolué au fil des années. Après avoir débuté au milieu des années 50 avec des nouvelles, suivies bientôt de pièces de théâtre et de romans, Martin Walser, né en 1927, était vite reconnu comme l’un des écrivains les plus doués et les plus brillants de sa génération. Dans ses romans, il jetait un regard sarcastique sur la société encore informe et déjà “nouveau-riche” de la République fédérale. Il appartenait au cercle du “Groupe 47” et était considéré, au cours des années 60, au même titre que le poète Hans Magnus Enzensberger, comme le représentant exemplaire d’une nouvelle intelligentsia littéraire de gauche. Vers 1970, Walser, s’opposant comme tout son milieu à la guerre du Viêtnam, se ralliait même au petit parti communiste ouest-allemand. Il expliqua à l’époque ce geste, peu commun chez un membre d’une intelligentsia plutôt anticommuniste dans son ensemble, par le fait qu’il aurait rencontré dans ce parti plus d’amour du pays – Heimatliebe en allemand-que dans les courants internationalistes; issus de la révolte de 1968. Car Martin Walser, né à Wasserburg au bord du lac de Constance et habitant toujours là-bas, à quelques kilomètres de son lieu de naissance, s’était découvert à cette époque une vocation de régionaliste, ami du patrimoine dialectal de sa région, menacé selon lui par la standardisation linguistique supra-régionale.

Le flirt avec le parti communiste une fois terminé, l’amour du pays manifesté par Walser se mit à changer de nature. La petite région du lac de Constance n’arrivait apparemment plus à contenir la Heimatliebecroissante de l’écrivain. C’est ainsi qu’au cours des années 80, elle s’étendit à toute l’Allemagne. A toute l’Allemagne, non seulement à l’Allemagne fédérale. Walser manifestait une grande colère parce qu’il ne pouvait pas se rendre aussi facilement à Dresde, ville allemande, qu’à Stuttgart ou à Munich, également villes allemandes. La division de l’Allemagne, à laquelle la majorité de ses concitoyens s’était résignée vaille que vaille, le scandalisait de plus en plus. Walser exprimait alors sa conviction qu’elle ne devrait plus durer et qu’elle ne durerait pas. Quand, le 9 novembre 1989, à la surprise générale, le mur de Berlin fut ouvert, Walser pouvait enfin se sentir confirmé dans son intransigeante solitude allemande. Il avait eu raison contre tout le monde. Dans quelques articles rédigés à ce moment-là et publiés par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il exprimait non seulement sa joie immense face à l’unité allemande retrouvée, mais aussi son ressentiment coléreux à l’encontre des intellectuels. Ceux-ci, en majorité réticents vis-à-vis de la réunification allemande, étaient accusés par lui de manquer du sentiment de l’histoire et du sentiment du peuple. Ils auraient tout stérilisé avec leur terminologie sociologique. Exit le discours sur la “société” : avec la chute du Mur, avait sonné pour lui l’heure du “peuple”.Dans le discours qu’il prononça neuf ans plus tard lors de la remise du prix de la Paix, Walser reprenait quelques-uns de ces thèmes, notamment les accents anti-intellectuels. Les intellectuels, accompagnés de quelques autres comparses assez mal identifiés, l’empêchent, dit-il en substance, de retrouver la paix intérieure et, du coup, puisque le “Je” interfère dans ce discours avec le “Nous”, empêchent les Allemands de retrouver leur paix intérieure. Comment s’y prennent-ils, les intellectuels? En ne laissant pas passer une seule journée sans le confronter à ce que Walser appelle “notre opprobre”. C’est ainsi qu’il désigne, à plusieurs reprises, les crimes commis par les nazis. En se transformant en “notre opprobre”, le souvenir de ces crimes subit une inflexion significative. L’usage du mot opprobre évite de prendre position vis-à-vis des actes dont quelqu’un est responsable ; il renvoie à ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, jettent l’opprobre sur quelqu’un. Il ne peut y avoir d’opprobre monadique et individuelle; ce n’est que dans les yeux d’autrui qu’elle prend forme. L’opprobre ne dit pas si à son origine il y a un fait ou seulement une rumeur. En employant le mot opprobre – schande en allemand – à plusieurs reprises et dans des phrases clés, Walser opère une déréalisation sournoise du passé allemand – dont il fait semblant de parler tout au long de son discours.

Déréalisation ne signifie pas négation bien sûr. “Je n’ai jamais pensé qu’il fût possible de quitter le camp des inculpés”, dit-il. Pourtant, en choisissant le terme “inculper”, Martin Walser laisse planer un doute sur la sincérité de cette confession rassurante. “Inculper” indique seulement qu’il y a un soupçon ; mais dans nos Etats de droit, jusqu’au prononcé du verdict en bonne et due forme, l’inculpé est encore présumé innocent. Il y a donc l’idée d’une innocence possible dans cette expression, tout comme dans l’emploi répété du mot “opprobre”.

Il n’a pourtant rien d’un négationniste, Martin Walser. “Aucune personne responsable ne remet en question l’horreur d’Auschwitz”, dit-il. Mais qu’est-ce que cela veut dire en clair? Même les négationnistes ne nient pas l’horreur, Faurisson qui nie le génocide n’hésite pas à citer le journal du médecin SS Paul Kremer évoquant les scènes horribles, dantesques, qui se produisaient à l’arrivée des transports de Juifs à Auschwitz-Birkenau. Walser qui, en 1965, avait écrit, à propos du procès d’Auschwitz à Francfort, un long article sous le titre “Notre Auschwitz” ne nie certes pas le génocide ; mais son discours introduit une ambiguïté significative quant à la reconnaissance de la culpabilité pour ce qui s’est passé à Auschwitz et ailleurs. Entre “l’opprobre” et “l’inculpation”, il y a peu de place pour une culpabilité assumée.

Martin Walser ne veut plus de cela, de l’opprobre et de l’inculpation. Il ne veut pas d’un mémorial du génocide à Berlin qu’il appelle un “cauchemar en béton à la dimension d’un terrain de football” et la “monumentalisation de l’opprobre”. Il ne veut plus vivre dans une Allemagne condamnée à se comporter, selon lui, comme un “condamné en sursis”. Il ne dit pas qu’il ne veut plus de souvenir, il ne veut plus de souvenirs qui lui soient “pres crits”, comme il dit, il ne veut que des souvenirs qu’il puisse contrôler.

Qui ne serait allergique, dans une démocratie, à ces sortes de prescriptions? Le discours de Walser adopte les allures d’un appel kantien, voire d’un appel anti-autoritaire, d’un appel à la libération : mais ce ni est pas au nom des Lumières et de la démocratie qu’il revendique cette libération, c’est au nom de la conscience individuelle, conscience entendue au sens luthérien. Cette conscience-là, dit-il, ne supporte aucune prescription venant de l’extérieur, sinon elle n’est pas conscience. Elle n’est conscience qu’à la condition d’être strictement autonome, individuelle et indépendante. Dans la conception walsérienne, cette conscience préfère être vide plutôt qu’infuse de “prescriptions”. C’est ainsi que Walser désigne tout ce qui peut arriver de l’extérieur, comme la transmission sociale des souvenirs, rejetée au même titre que la symbolisation publique de ces mêmes souvenirs. Pour s’épanouir dans toute sa splendeur, la conscience walsérienne, qui n’a emprunté à la tradition protestante qu’une vague gesticulation protestataire, doit s’être défaite de tout contenu. En dernière instance, cet appel à la conscience solitaire qui ne doit rendre de comptes à personne ne dit rien d’autre que: laissez-moi tranquille. En ce sens, Martin Walser a effectivement tenu un discours de la paix, de sa paix à lui. Laissez-moi tranquille, avec les nazis, le génocide et tout le reste.

Ce message-là n’est pourtant pas explicité clairement dans le discours. Il se drape dans l’expression d’un dégoût commun à beaucoup de gens, nullement préoccupés de la recherche de la paix façon Walser, concernant notamment la représentation médiatique du nazisme – omniprésente sous toutes les formes imaginables depuis que les télévisions ont découvert que Hitler, cela fait toujours de l’audimat. Mais, au lieu d’évoquer et de critiquer l’évolution d’une industrie culturelle qui s’empare indifféremment de tout, génocide des Juifs inclus, depuis que celui-ci a été préparé et reconditionné comme matière au divertissement médiatique de masse, Walser se déclare victime impuissante d’un déferlement d’images accablantes, comme un téléviseur qu’on ne pourrait plus éteindre. “Quand chaque jour, dans les médias, on me confronte à ce passé-là, je m’aperçois que quelque chose en moi se révolte contre cette représentation incessante de notre opprobre”, dit-il. En regardant la télévision, et peu importe que celle-ci diffuse un feuilleton hollywoodien ou un documentaire bien construit, il voit toujours la même chose: la représentation de “notre opprobre”.

Dans la nuit de cet opprobre, pour Walser tous les chats sont gris : c’est ainsi qu’il peut passer des médias qui l’inondent d’images sans distinction aucune, aux intellectuels qui “nous confrontent à notre opprobre”. Entre la distraction télévisuelle et les recherches récentes d’historiens tel le grand travail de Saül Friedländer sur les Allemands et les Juifs ou l’analyse sociologique des camps présentée par Wolfgang Sofsky,1 Walser ne fait aucune différence; tout se confond à ses yeux dans une seule et unique entreprise, celle de nous confronter à la “représentation incessante de notre opprobre”. Dans ce contexte, il parle, dans des termes cette fois plus clairs, de “l’instrumentalisation d’Auschwitz à des fins présentes” et de sa transformation en “massue morale”. Qui brandit cette massue, qui profite de “l’instrumentalisatîon d’Auschwitz”? L’orateur ne le précise pas, n’évoquant qu’un “on” qui permet toutes les interprétations imaginables.Comme tous les discours prononcés lors de la cérémonie de la remise du prix de la Paix des libraires et des éditeurs allemands, le discours du lauréat Walser, discours qui ne remerciait point, qui ne parlait ni de l’état de la paix dans le monde ni des rapports entre les peuples, mais qui adoptait les allures d’un lamento national, fut chaudement applaudi. Tous les dignitaires de la République fédérale présents, dignitaires qui, à d’autres occasions, participent, la tête inclinée, à des commémorations de la Nuit de Cristal de 1938 ou de la libération du camp d’Auschwitz, applaudirent ces propos qui, dans leur substance, plaident contre toute commémoration publique du génocide en Allemagne, Un seul membre de l’auditoire ne se joignit pas aux standing ovationsofferts dans la Paulskirche à l’orateur, ce fut Ignatz Bubis, le président du Conseil central des Juifs en Allemagne.

Le lendemain, dans une interview, Ignatz Bubis se dit choqué par le discours de Walser qu’il qualifia d'”incendie intellectuel délibéré”. Le président du conseil central – qui, n’étant pas un intellectuel, mais un homme politique et un homme d’affaires, fait souvent preuve d’un instinct remarquable vis-à-vis des glissements de langage – se montra troublé par le fait que Walser, évoquant le passé allemand, n’ait jamais prononcé le mot “crime” mais qu’il ait tout couvert par le flou de “notre opprobre”. Mais ce n’est pas cette lecture-là du discours qui par la suite devait préoccuper le publie allemand, c’est le lancement du mot “incendie intellectuel” par Bubis. Est-il admissible qu’un écrivain allemand de renom, fraîchement élu lauréat du prix de la Paix et applaudi unanimement par un auditoire distingué, comprenant le président de la République et des ministres réunis dans la Paulskirche, fût traité ainsi par le premier représentant d’une communauté minoritaire, juive en l’occurrence? En un tournemain, le débat soulevé par cette critique du discours de Walser se résuma à un duel entre deux personnages publics, entre l’écrivain allemand Walser et son critique Bubis, représentant la communauté juive en Allemagne.

La presse d’extrême droite jubilant, les journaux modérés publiant vite commentaires, prises de position et abondant courrier de lecteurs, il devint aussitôt évident que les partisans et les détracteurs de l’intervention d’Ignatz Bubis se répartissaient de façon très inégale. Tandis que quelques journaux de tendance libérale ou de gauche approuvaient timidement la lecture du président de la communauté juive, plusieurs personnalités de la vie publique comme le directeur du magazine Der Spiegel, Rudolf Augstein, ou l’ancien maire social-démocrate de la ville de Hambourg, Klaus von Dohnanyi, se solidarisaient pleinement avec l’orateur Martin Walser. On entendit, notamment de la part de Klaus von Dohnanyi, des propos qui auparavant n’avaient jamais eu droit de cité en Allemagne. Dans un débat télévisé avec Ignatz Bubis, Klaus von Dohnanyi,2 posa la question de savoir si, après 1933, et à supposer que la persécution n’ait frappé que les Tziganes et les homosexuels, les Juifs en Allemagne se seraient montrés plus courageux que les Allemands. N’étant pas en mesure de le prouver, ils devraient donc, les Juifs, être plus prudents. Car, déclara l’homme politique social-démocrate, “notre propre susceptibilité a, elle aussi, ses limites”.

Le glissement entre le “Je” et le “Nous” que le discours de Walser avait sournoisement mis en scène était ainsi repris et transformé en une apparente évidence. Comme s’ils étaient mandatés par une écrasante majorité d’Allemands, les supporters de Walser prirent vite l’habitude de se servir du “Nous”. Là où il y a un “nous”, il doit y avoir aussi un “vous”, vous les autres. Qui sont ces autres, qui se distinguent ainsi de “nous Allemands”? Dans la personne d’Ignatz Bubis, président du Conseil central des Juifs d’Allemagne et survivant du génocide, le “vous autres” avait gagné un visage et un nom. L'”on” de Walser, cet “on” qui brandit Auschwitz comme “massue morale” contre les Allemands, semblait, avec l’intervention de Bubis, sortir de l’anonymat. C’étaient les Juifs, soit en Allemagne soit à l’extérieur du pays, qui étaient visés.

Face à tout ce remue-ménage provoqué par son discours, Walser, lui, restait imperturbable. Dans un discours prononcé à l’université de Duisburg un mois plus tard, et retransmis par la télévision publique, il réitéra les propos de la Paulskirche, ajoutant encore quelques diatribes contre les intellectuels. Un millier de lettres, dit-il à cette occasion, lui étaient parvenues, le soutenant et exprimant l’effet de “libération” que son discours aurait déclenché auprès de leurs expéditeurs. Tandis que, pendant de longues semaines, médias et journaux publiaient à grands tirages tribune sur tribune, un seul journal apparaissait de plus en plus embarrasé, la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ce quotidien avait toujours été favorable à Walser au point qu’un des éditeurs, Frank Schirrmacher, avait offert de prononcer dans la Paulskirche l’éloge rituel du lauréat. Mais, comme son titre Frankfurter Allgemeine Zeitungfür Deutschland l’indique, il ne pouvait pas non plus risquer de compromettre les bons rapports qu’il entretient avec, parmi d’autres groupes influents, la présidence de la communauté juive en Allemagne, et bouder son président en se rangeant exclusivement du côté de Walser. Les éditeurs du journal réussirent finalement à organiser un face-à-face Walser-Bubis, dans leurs locaux à Francfort, après avoir persuadé l’écrivain d’oublier ses réserves quant à une telle rencontre. Car, avait-il dit, il ne pensait point dialoguer avec une personne qui avait osé l’accuser d'”incendie intellectuel”. Après qu’Ignatz Bubis eut signalé qu’il était prêt à retirer cette accusation, le dialogue devenait possible.

Le protocole écrit de cet entretien, auquel participaient également l’éditeur et rédacteur Frank Schirrmacher et Salomon Korn, membre de la présidence de la communauté juive, a été publié le 14 décembre 1998 sur trois pages entières du journal. Le moins que l’on puisse en dire après lecture, c’est que la tentative du journal de Francfort d’amorcer un début d’entente entre les deux invités a complètement échoué. La rédaction même s’est vu obligée, dans son résumé de l’entretien, de souligner que l’essentiel de la rencontre était le fait qu’elle ait eu lieu, mais point son résultat : “Bubis et Walser se sont parlé”, titrait le journal à la une, comme s’il évoquait un face-à-face raté Netanyahou-Arafat. Face à un Bubis qui non seulement renonçait à l'”incendie intellectuel” mais qui cherchait à dialoguer avec l’écrivain jusqu’aux limites du reniement de soi-même, Walser, lui, demeurait absolument inaccessible, se retranchant dans une attitude d’obstination navrée qui ne respectait même pas les règles élémentaires de la politesse.

Il ne reconnaissait aucunement l’importance du renoncement à l’idée d'”incendie intellectuel” de la part de son interlocuteur, déclarant avec hauteur que ce geste ne l’intéressait pas. Walser se refusait obstinément à admettre que, dans les paroles qu’il avait choisies en rédigeant son discours, il pouvait y avoir des formules prêtant à malentendus, comme la “massue morale” d’Auschwitz, malentendus aussitôt exploités par les courants d’extrême droite. Dans ses réponses en revanche, au cours de l’entretien et dans les paraphrases orales de son discours formulées à cette occasion, Walser ne laissait subsister aucune ambiguïté quant à la cible de son ire concernant certaines “prescriptions” dont, disait-il, sa “conscience” voudrait être libérée : les Juifs en général et les Juifs d’Allemagne en particulier, représentés par Ignatz Bubis.

Walser, si sensible envers tout ce qui pourrait lui être “prescrit”, a fait savoir que pour lui le président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, qui est en même temps conseiller municipal à Francfort – donc un élu politique pour qui beaucoup de Francfortois non-Juifs ont dû voter -, devrait obéir à certaines prescriptions, notamment à celle de restreindre sa liberté de mouvement. Car Walser ne veut pas voir Bubis apparaître par exemple sur les lieux d’un attentat commis contre les étrangers. “Quand vous y apparaissez, dit-il à Bubis, tout est immédiatement associé à 1933… Et c’est cela que les gens ne supportent plus. Alors vous ne devriez pas vous étonner qu’ils s’y opposent.”

Jusqu’alors, en Allemagne, on n’avait guère remarqué une telle opposition “des gens” à la présence d’Ignatz Bubis parmi d’autres personnalités politiques du pays sur les lieux d’un crime de caractère raciste ; elle relève du fantasme de Martin Walser qui, s’appuyant à plusieurs reprises sur le chiffre magique des mille lettres de soutien reçues, paraît se prendre subitement pour le porte-parole du peuple fraîchement promu, sinon pour une sorte de praeceptor Germaniae. Précepteur d’une Allemagne gênée par la présence de Juifs qui, ne se contentant pas de rester tranquillement dans leur coin, ouvrent la bouche pour dire ce qui, à leur sens, ne va pas dans le pays.

“Ce qui est intéressant, c’est que les gens, c’est-à-dire la majorité, dit Walser à Bubis, ne vous ont pas laissé diffamer mon texte.” Il fait savoir au président de la communauté juive d’Allemagne que celui-ci devrait désormais être prudent dans sa critique puisqu’une “majorité” pourrait se dresser contre lui. La réponse à la “massue morale d’Auschwitz” que Walser fantasme dans chaque rappel de l’histoire du génocide est la menace de la “massue” de la majorité. D’une majorité représentée par les applaudissements dans la Paulskirche, par ses mille lettres, par les intervenants qui l’approuvent publiquement, et par l’extrême droite.

Au cours de cet entretien mémorable, Martin Walser, tout en récusant toute objection même bienveillante de la part des deux autres interlocuteurs contre les phrases les plus ambiguës de son discours, a manifesté en outre un mépris tout particulier vis-à-vis de la personne d’Ignatz Bubis, qui a le même âge que lui. Au début de l’entretien, celui-ci avait brièvement évoqué le sort de sa famille originaire de la Haute-Silésie allemande, qui avait été presque entièrement anéantie par les nazis. Pendant des décennies, Ignatz Bubis n’avait même pas su à quel endroit son père avait été assassiné après sa déportation du ghetto de la ville polonaise de Deblin ; pendant de longues années, dit-il, il n’avait pas éprouvé le besoin de visiter le site d’un camp d’extermination. Ce n’est qu’à la lecture d’un livre sur Treblinka – il s’agit du récit autobiographique écrit par Richard Glazar, l’un des rares rescapés de Treblinka3 – qu’il avait appris que son père avait dù périr dans ce camp. Après avoir visité une fois le site de Treblinka en 1989, dit Bubis, il ne voulut jamais plus se rendre là-bas. Aller une autre fois à Treblinka, avait-il conclu, “cela me briserait”.

Ignatz Bubis cherchait ainsi à expliquer que pour lui, survivant du massacre, ne pas pouvoir supporter la vue de ces lieux-là était tout autre chose que l’incapacité affichée par Walser de regarder certaines images de l’horreur des camps diffusées à la télévision. Walser ne trouva aucune réponse. Mais, concernant le reproche qui lui était fait de vouloir tirer un trait définitif sur le passé allemand, il eut l’arrogance de dire à la personne qui venait d’évoquer cette douloureuse expérience : “Je trouvais cela révoltant en vue de mon propre travail sur ce champ-là. Et je dois vous dire, Monsieur Bubis, que moi je me suis préoccupé de ce champ-là à un moment où vous, vous étiez préoccupé de tout autre chose… Vous vous êtes penché sur ces problèmes plus tard que moi.” Ce “tout autre chose” dont Bubis s’occupait, cela voulait dire en clair, nul n’ignorant qu’Ignatz Bubis est marchand de biens, les affaires, l’argent. Martin Walser, lui, au lieu de s’enrichir à cette époque, s’était, au contraire, sacrifié à travailler sur Auschwitz.

Il est vrai qu’en 1965, il avait publié dans la revue Kursbuch dirigée par Hans Magnus Enzensberger, à côté des extraits de la pièce de Peter Weiss L’Instruction, son essai “Unser Auschwitz”, et qu’il a préfacé à la même époque un livre d’Elie Wiesel. Depuis lors, le travail de Martin Walser “sur ce champ-là” n’a plus guère laissé de traces visibles. La “querelle des Historiens” de la deuxième moitié des années quatre-vingts par exemple ne lui a pas arraché un seul mot. Mais le fait que, trente ans plus tôt, Martin Walser s’était voué à l’étude des protocoles du procès d’Auschwitz à Francfort lui sert aujourd’hui de caution morale l’autorisant à proférer des insultes à la figure du survivant qu’est Ignatz Bubis. C’est l’argent et non pas la persécution et le traumatisme qui paraît caractériser, dans l’esprit de Martin Walser, le Juif.Comment interpréter cette affaire dans son ensemble, quelle évolution des esprits en Allemagne, neuf ans après la réunification, exprime-t-elle? Peut-elle être regardée comme signe précurseur d’une tendance croissante parmi les Allemands d’aujourd’hui à vouloir désormais être laissés en paix avec le passé nazi du pays? Annonce-t-elle la remontée à la surface de la société de courants de pensée nationalistes et d’extrême droite qui ont toujours existé, mais qui, jusque-là, n’avaient pas trouvé d’expression légitime? Ou est-il plus vraisemblable que le large écho suscité par les propos de Walser témoigne d’une remarquable confusion des esprits dont le résultat n’est pas encore prévisible? C’est du moins la lecture de l’affaire proposée par l’historien Saül Friedländer qui, connaissant bien l’histoire de l’Allemagne des années 30 et celle d’aujourd’hui, vient de s’exprimer en ce sens.

Dans un discours de remerciement pour le prix des frères et s¦urs Scholl qui lui a été décerné en novembre dernier à Munich, discours publié ensuite par Die Zeit(26 novembre 1998), Friedländer évoquait, à côté du souvenir des Scholl condamnés à mort par la justice nazie pour opposition ouverte au régime, la querelle autour de Walser, le sujet du jour. Il y dit notamment ceci : “N’est-il pas curieux de voir qu’un public qui, il y a deux ans, ovationnait Goldhagen, applaudit maintenant Walser? Il s’agit de positions diamétralement opposées l’une à l’autre. Signe d’une fracture entre les générations ou bien symptôme d’une confusion persistante?”

Cette observation, tout à fait juste, peut aussi être interprétée d’une autre manière. Si les positions de Daniel Goldhagen et de Martin Walser s’opposent dans leur énoncé, il y a quelque chose de commun entre les réactions provoquées par l’un et par l’autre. Goldhagen, critiqué presque unanimement par les historiens de métier, avait été chaudement applaudi par le public allemand quand il vint présenter ses thèses ; applaudi pour avoir brisé un tabou de l’historiographie, celui qui veut qu’on ne parle, face au génocide, que du système national-socialiste et non pas “des Allemands” ordinaires qui, en tant qu’Allemands, avaient massacré les Juifs. Walser, lui, selon les propos stéréotypés de ses supporters, était à féliciter pour avoir à son tour brisé un tabou, celui qui aurait interdit d’assumer la nationalité allemande comme nationalité tout à fait normale, sans égard au passé allemand pas tout à fait normal. Mais ce n’est pas seulement le rejet du tabou qui établit, au niveau de la forme, un lien entre les deux manifestations ; il y a aussi d’autres rapports, si paradoxal que cela puisse paraître, entre leurs contenus.

Daniel Goldhagen, en parlant “des Allemands” sans distinction aucune entre les différents systèmes politiques à l’intérieur desquels ils ont agi, a rendu aux Allemands cette “identité nationale” dont, tiraillés entre l’Est et l’Ouest, divisés en acteurs coupables et spectateurs impuissants, ils se voyaient privés après la Seconde Guerre. Au-delà de la dénonciation par Goldhagen d’une “culture allemande” où, de longue date, germait déjà l’élimination physique des Juifs, c’est cette renaissance d’un “Nous, les Allemands”, que les salles combles en Allemagne pouvaient applaudir. C’est sur la base de ce “Nous” désormais quasiment autorisé que Martin Walser, libérant de plus les consciences d’un pesant devoir de mémoire, pouvait recevoir les ovations du millier d’auditeurs dans la Paulskirche. Est-ce un pur hasard si Ignatz Bubis qui ce jour-là n’a pas applaudi appartenait, deux ans auparavant, à ceux qui rejetaient les thèses de Daniel Goldhagen?Quoi qu’il en soit, “l’affaire Walser”, outre la question de savoir si elle annonce la fin d’une période en Allemagne, marquée par le souci de ne jamais faire cavalier seul, mais de s’assurer le consentement des autres, aussi bien des alliés et voisins que les Juifs habitant le pays, pose également un problème de littérature. Car Walser, lui, insiste, dans son discours comme dans ses répliques faites à Bubis, sur le fait qu’il parlerait “en écrivain” et que “le langage de la littérature” dont il s’est servi “est le seul qui ne vise pas à vendre quelque chose”. Qu’entend-il, dans ce contexte, par “l’écrivain” et “le langage de la littérature”? A-t-il récité devant un public composé essentiellement d’hommes et de femmes politiques et de représentants de la vie publique une pièce de prose en symbiose avec la sensibilité esthétique de cet auditoire? Certainement non.

Sachant parfaitement, en vieux routier de la vie publique en Allemagne, que la cérémonie de remise du prix de la Paix est un acte politique, Walser a rédigé un discours parfaitement adapté au caractère hautement politique du jour et du lieu. Lorsqu’il déclare dans l’entretien avec Bubis qu’il “ne voudrait pas, une seule seconde, se laisser prescrire son usage du langage par la place de laquelle il parle”, il ne fait que jouer sur les mots. Car, à défaut d’une “prescription” quelconque régissant son usage du langage, c’est bel et bien en fonction de la tribune nationale et largement médiatisée de cette cérémonie qu’ont été choisis les termes clés de son texte, de “notre opprobre” en passant par “l’inculpation” jusqu’à “la massue morale” d’Auschwitz. Se retranchant ensuite derrière le personnage de l’écrivain qui dispose seulement du langage métaphorique de la littérature, Martin Walser fait coup double en s’attribuant d’un côté l’autorité de la littérature tout en rejetant de l’autre la moindre responsabilité quant à l’impact politique de son discours. Comment ne pas appeler cela une instrumentalisation, instrumentalisation cynique du prestige de la littérature à des fins bien extra-littéraires?

Le dernier ouvrage romanesque de Martin Walser, titré Der springende Brunnen(La Fontaine jaillissante) et publié par les éditions Suhrkamp peu avant la remise du prix de la Paix, témoigne déjà d’une mise de la narration romanesque au service d’une lecture dirigée de l’Histoire allemande récente. Dans ce roman, l’auteur raconte comment le jeune héros du nom de Johann, né comme son créateur en 1927 dans le village de Wasserburg au bord du lac de Constance, fils, comme l’est Walser lui-même, d’un couple de restaurateurs modestes, traverse la période comprise entre les derniers mois de 1932 et la fin de la guerre et du Reich d’Hitler en 1945. Ce récit, parsemé d’expressions dialectales ajoutant des touches régionales au tableau d’une époque, n’a rien de douteux en tant que tel. Il raconte tout simplement, au fil de la chronologie, qu’une jeunesse sous le national-socialisme, a fortioriune jeunesse dans une province reculée, était en premier lieu une jeunesse, remplie d’amitiés et d’aventures juvéniles, de fêtes et d’événements familiaux telle la mort du père, de devoirs scolaires, de premiers amours, de l’écriture de premiers poèmes.

La prise du pouvoir par Hitler et l’installation du nouveau régime nazi, salué par la mère du héros qui prend d’emblée la carte du parti, sont remarquées dans le village de Wasserburg par quelques changements dans sa hiérarchie et l’apparition d’hommes en uniforme, mais ne bouleverse pas foncièrement le cours de sa vie. Les SS par exemple ne sont guère appréciés dans le village et encore moins par la mère du narrateur, du fait qu’ils se moquent de l’Eglise. Le village, profitant dans son ensemble de la relance économique que le régime met en ¦uvre, continue de vivre à son rythme propre, peu affecté par l’évolution du reste du Reich. Seul le préoccupe le déclenchement de la guerre dans la mesure où les hommes et les fils de ses familles de paysans et d’artisans sont appelés sous les drapeaux. Vers la fin de la guerre, le frère aîné du héros est tué en Hongrie dans les combats contre l’armée Rouge qui avance vers l’ouest. Le héros lui-même, quelques mois avant la capitulation, doit se rendre dans les Alpes bavaroises, pas très loin de chez lui, afin d’effectuer sa formation militaire. Et c’est l’arrivée de réfugiés en provenance des centres industriels détruits dans ce village situé à l’extrême sud du pays et épargné par les bombardements, c’est l’arrivée des Forces françaises, la guerre est finie, et Wasserburg, administré par d’autres personnes, vit à l’heure de l’occupation.

Ce roman-là, selon toute évidence largement inspiré des souvenirs de jeunesse de Martin Walser, pourrait être lu comme un épisode écrit du film Heimat du réalisateur Edgar Reitz, récit teinté de quelques couleurs nostalgiques face à la disparition de ce petit monde provincial où tout gardait sa place malgré les secousses de l’Histoire qui semblait s’être arrêtée aux confins de son territoire, si le fil de la narration n’était interrompu par quelques pages qui assignent une sorte de programme à la représentation narrative d’un passé lointain. Exit le jeune héros Johann et apparaît le maître d’¦uvre, l’auteur qui parle à la première personne. Il parle, sous le titre “Le passé en tant que présent”, de “certains qui ont appris à rejeter leur passé. Ils fabriquent un passé qui, maintenant, apparaît sous un jour plus favorable. Ceci, ils le font au profit du présent. Es sont très bien renseignés sur le passé que l’on doit avoir eu, afin d’avoir les meilleures cartes en main dans le présent. En réalité, de décennie en décennie, le traitement du passé obéit à des normes de plus en plus strictes… Quel qu’ait été notre passé, nous nous sommes libérés de tout ce qui en lui était d’une provenance dont nous ne voudrions plus maintenant”.

Se taisant sur la nature de ces normes dites de plus en plus strictes et sur l’autorité qui les édicte, l’auteur fait savoir que les pages qui précèdent et qui suivent cette déclaration dessinent, par contraste avec d’autres récits, un passé non censuré, non déformé par les prescriptions du présent. Passé pur, passé véridique. Tout d’un coup, le roman change de caractère : il passe de la narration d’une histoire personnelle et contingente à la démonstration d’une thèse à prétention générale. A suivre cette déclaration de son auteur, il est suggéré que ce qu’a vu et vécu le jeune Johann entre 1933 et 1945 dans son village de Wasserburg contient la vérité, toute la vérité, sur “notre passé”. Du coup, tout ce qui n’entre pas dans le champ d’observation de ce village, situé face à la rive suisse du lac, est étranger à ce passé-là.

Il n’y avait pas eu des camps de concentration dans la région. La gigantesque machine administrative mise en place par les nazis pour organiser la disparition des Juifs du sol allemand et du sol européen tournait très loin de là, aucun de ses grondements n’était perceptible pour les villageois présentés dans le récit. A Wasserburg, on ne prit même pas acte des différents drames qui se déroulaient à proximité, à la frontière toute proche lorsque les autorités suisses refusaient l’entrée sur le territoire helvétique à des réfugiés en provenance d’Allemagne et de l’Autriche annexée et lorsqu’elles livraient des opposants politiques allemands aux bourreaux nazis.

Au bourg de Wasserburg, les nazis qui se réunissent dans la salle du restaurant géré par la mère du héros n’ont rien de particulièrement méchant. C’est cette image bon enfant du passé que Martin Walser, comme le montre le texte-programme inséré dans le roman, cherche à imposer comme image non censurée du passé tout court. La version champêtre, la version wasserburgienne de l’Histoire, gonflée à l’échelle de l’Histoire du pays. Avec une telle Histoire, assure Martin Walser, il pourrait facilement vivre en tant qu’Allemand qui, dans tous les cas de figure, a besoin de l’Histoire pour se sentir Allemand. Mais hélas, on ne le laisse pas vivre en paix avec son Histoire allemande à lui.

C’est sur cette menace concernant sa propre paix que Martin Walser a dû se prononcer après la publication du roman, dans son discours de remerciement pour le prix de la Paix. Il y a “les intellectuels” qui le confrontent à “l’opprobre”. De surcroiît, se manifestent des gens, inexistants dans une Allemagne réduite à la dimension de Wasserburg, des Juifs qui rappellent une autre version du passé. Ce faisant, ils cherchent à lui “retirer”, comme Walser l’a dit face à Bubis, “la paix de l’âme”. Pour cela, ils doivent être remis à leur place. Qu’ils ne s’occupent que des affaires qui les regardent, c’est-à-dire “des affaires”, leur domaine préféré.

Le roman Der springende Brunnen avec son mode d’emploi intégré, le discours du prix de la Paix et les répliques données par la suite à Ignatz Bubis forment donc un tout. Ce qui le caractérise sur le plan de la forme est un abus flagrant des moyens de la littérature et de son prestige, à des fins idéologiques. Appelés par Martin Walser à respecter la polysémie du langage littéraire, les lecteurs -sont en réalité appelés à se défaire de leurs instruments critiques capables de décortiquer le message de caractère nullement esthétique transmis par cette mise en scène faussement littéraire. Tout en réclamant le statut d’immunité symbolique convenant à l’écrivain, Martin Walser non seulement abuse de ce statut, mais en outre trahit la littérature et la ridiculise, cette même littérature dont il se fait, face au public, l’ange gardien.

Triste spectacle qui, hors de toute considération sur son impact pour l’évolution des mentalités en Allemagne, assombrit une belle carrière d’écrivain. Ce n’est pas le fait qu’un écrivain, arrivé à un certain âge, finisse par passer de gauche à droite qui pourrait faire scandale : de tels passages sont plutôt récurrents par les temps qui courent. Ce qui rend le spectacle particulièrement triste, c’est qu’il témoigne de l’échec d’une émancipation, en premier lieu d’une émancipation de la province. Parti de son Wasserburg natal et sorti de son milieu petit-bourgeois d’origine pour aller ailleurs, pour y écrire, devenir écrivain, pour connaître le monde et pour faire partie d’une intelligentsia attachée, selon Hans Magnus Enzensberger compagnon de route de l’époque, à “alphabétiser le pays”, Martin Walser, après maints détours, est finalement rentré au bercail : tout à la fois physiquement en vivant près de son lieu de naissance, et aussi intellectuellement. “Parler de n’importe quel problème se posant à l’étranger”, a souligné ce lauréat d’un prix décerné pour des contributions à l’entente entre les peuples, dans son entretien avec Ignatz Bubis, “cela est tellement loin de moi”. En se débarrassant des instruments critiques et analytiques qui lui avaient été transmis ailleurs, notamment dans le cercle des auteurs de son éditeur Suhrkamp, parmi lesquels Theodor W. Adorno et Jürgen Habermas, Martin Walser a fait décidément marche arrière sur l’émancipation de la province.

L’abdication intellectuelle qui l’accompagne adopte à son tour l’allure d’une révélation salvatrice que Walser dote du nom de “nation”. Qu’est-ce donc que cette nation conçue au bord du lac de Constance, face à la silhouette des Alpes suisses? Rien d’autre qu’un récipient conceptuel vide apte à abriter tous les ressentiments qui peuvent s’accumuler là-bas, aux marges du pays, très loin de ses centres urbains, ressentiments nourris de fantasmes croissant avec l’éloignement des lieux où l’histoire se passe. C’est en porte-parole de ces ressentiments provinciaux gonflés en “sentiments nationaux” que Martin Walser, muni en plus d’une longue expérience des pratiques médiatiques, vient d’entamer une nouvelle carrière, une carrière cette fois d’idéologue populiste. Le ressentiment risque seulement de tuer un grand talent littéraire pour ne pas parler des autres dégâts causés par le coming out national et judéophobe de l’écrivain Martin Walser.

1995, Calmann-Lévy.

En tant que fils d'un haut fonctionnaire allemand exécuté par les nazis pour avoir pris part à la conspiration contre Hitler en 1944, Klaus von Dohnanyi jouit d'une véritable aura antinazi.

Publié en 1992 en Allemagne sous le titre (La Trappe du grillage vert. Survivre à Treblinka). Richard Glazar est un des protagonistes centraux du film de Claude Lanzmann.

Published 7 March 2000
Original in French
First published by Ord&Bild

Contributed by Ord&Bild © Lothar Baier / Ord&Bild / Eurozine

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