Résumés Multitudes 30 (2007)

Chantal T. Spitz
Traversées océaniennes

Les Polynésiens continuent aujourd’hui encore d’être réduits au mythe du bon sauvage, effaçant ainsi une histoire qui intégrerait les Polynésiens dans l’humanité. Il est ainsi essentiel de reconsidérer la mémoire officielle angélique, du moins salvatrice, protectrice, civilisatrice, pour restituer l’Histoire telle qu’elle est. Humaine. Parler l’Histoire dans son humanité obligerait à accepter une Histoire de femmes et d’hommes dans leurs grandeurs dans leurs petitesses. Noirceurs et lumières, trahisons et fidélités, boues et espérances, violences et générosités, haines et compassions. Humaine. Parler l’Histoire du côté des Polynésiens obligerait à déconstruire plus de deux cents ans d’un discours dominant, d’une pensée impérialiste, d’une occupation illégitime. Parler l’Histoire dans son entier obligerait à remettre en question toutes les théories qui ont encore cours aujourd’hui, qui voudraient nous faire accroire que la civilisation ne se décline qu’occidentale, que le progrès ne se conjugue que matériel, que l’avenir ne se compose que mondial.

James Clifford
Articulations indigènes / Futurs traditionnels (extraits)

Dans ces deux extraits d’articles, James Clifford aborde la question des dynamismes culturels indigènes. Suivant la pensée de Jean-Marie Tjibaou, il expose en termes d’articulations les différentes dialectiques qui parcourent les rapports aux lieux et aux localisations du pouvoir. À travers les dialectiques liant les histoires autochtones et diasporiques, les origines et les déplacements, les rapports entre passés, présents et futur, il explore les aménagements et les agencements indigènes enchevêtrés dans les situations post et néocoloniales et les enjeux des réappropriations de souveraineté.

Djon Mundine
Micky Garrawurra et Tom Djumburpur. Deux hommes paisibles

Une part fondamentale de la survivance physique et culturelle des Aborigènes dans notre longue histoire est liée à notre observation silencieuse des mouvements de l’environnement, notre capacité de voir le mouvement là où nul mouvement n’est discernable. Les ¦uvres de Micky Garrawurra et de Tom Djumburpur sont comme ces jets de lumière qui indiquent le mouvement de quelque chose de rapide mais de caché.

Barbara Glowczewski
Survivre au désastre. ” We Got to Move on “, disent les Aborigènes de Palm Island

Les communautés aborigènes d’Australie souffrent d’exil dans leur propre pays, et deviennent de plus en plus comme des ” réfugiés de l’intérieur “. À l’instar des camps de réfugiés, elles sont non seulement assaillies par les consultants des très nombreuses instances du gouvernement australien mais, de plus en plus, par des pouvoirs ou des représentants du marché global. Si face à ce monde globalisé, les Aborigènes expérimentent quotidiennement les articulations hybrides entre technologie moderne et mode de vie nomade, les situations locales configurées par deux siècles d’histoire coloniale restent le plus souvent dramatiques. Les douleurs de ces situations quotidiennes culminent dans des événements violents et tragiques, comme à Palm Island où des émeutes ont éclaté à la suite de la mort en détention d’un Aborigène ; événements qui condensent les rapports de la société australienne aux communautés aborigènes. Comment donc expliquer que les Aborigènes qui sont restés entre eux et ceux qui furent dispersés puissent vivre la même désolation aujourd’hui ? Pour répondre à cette question qui touche tous les peuples autochtones en Australie ou ailleurs, il convient de se placer dans la perspective d’une anthropologie de la survie au désastre, non comme esthétique du malheur et de la vie nue mais comme éthique d’espoir.

Hélène Claudot Hawad
La furigraphie pour briser l’encerclement. Encres furigraphiques de Hawad

L’expérience de la domination et de la marginalisation – politique, économique, sociale, culturelle – ressentie par beaucoup de Touaregs dans l’ordre des États modernes se traduit par une image récurrente : celle d’un corps mutilé, amputé, blessé, empêché de se mouvoir. Face à la fragmentation et à la paralysie du corps social, territorial, individuel, revient l’idée qu’il faut le souder, le remembrer, le réemboîter pour lui restituer sa mobilité. C’est dans cette perspective que, depuis plusieurs décennies, des initiatives aussi nombreuses que variées investissent des scènes d’actions multiples, de l’insurrection armée au travail de l’imaginaire. Dans le domaine littéraire et artistique, la ” furigraphie ” du peintre et poète touareg Hawad, apparaît comme un de ces moyens ” de dépasser les limites, de contourner l’enfermement, de faire ricocher les échos de (s)es paysages et de construire des espaces inédits pour penser, ressentir et dire autrement le monde “.

Dominique Samson Normand de Chambourg
Condamnés à vivre ? Des peuples autochtones minoritaires du Nord sibérien face au XXIe siècle

Après l’enthousiasme soulevé par le début des années 1990, les peuples autochtones de Sibérie ont dû relever de nombreux défis. Dans le nord-ouest sibérien, au-delà des associations qui militent pour la reconnaissance et les droits autochtones, des expériences individuelles ont vu le jour, qui chacune à leur façon, puisent dans la culture traditionnelle pour s’adapter au cadre complexe de la Fédération de Russie.

Érémeï D. Aïpine
De la terre, de la langue et du mode de vie

Afin que les peuples autochtones de Sibérie maintiennent une culture vivante, un territoire est indispensable au développement de la langue et du mode de vie qui leur est propre : chasse, pêche, élevage de rennes. Mais pour certains, comme les peuples finno-ougriens du nord-ouest sibérien que sont les Khantes et les Mansis, cet espace vital ne cesse de diminuer face à l’avancée d’une expansion industrielle nécessaire à l’économie russe, mais mortifère pour les îlots de culture traditionnelle. C’est pourquoi, aujourd’hui, la question de la défense des droits et des intérêts autochtones, notamment par une représentation dans les organes du pouvoir, est d’une actualité brûlante.

Xavier Dias
The Right and the Wrought. Identité ethnique, conscience politique et activisme

Les Adivasi utilisent aussi bien les images positives que négatives qui les touchent dans la construction d’une identification politique nouvelle, afin d’expérimenter les possibilités de changement. Ils ont commencé notamment à redéfinir leur vie quotidienne à la lumière de leur lutte politique qui s’exprime en termes d’ethnicité. L’association de cette nouvelle conscience politique et ce nouvel activisme a entraîné l’émergence d’une identité pan-Adivasi comme réponse commune aux situations coloniales et néocoloniales subies, qui transcende les identifications en termes de village ou de clan, et témoigne par là même de leur résistance active et de l’agencement de nouvelles modalités de vie.

Alexandre Soucaille
Chemin faisant en région sauvage. Rencontres entre Autres sur la terre de l’action politique

Face à la mésentente disqualifiante autour de l’autochtonie des peuples, il faut reconsidérer fondamentalement les raisons de la revendication autochtone. En effet, être autochtone, ce n’est pas tant appartenir à un lieu qu’offrir la pensée d’une expérimentation de manières d’agir autrement dans le monde en partant des positions hétéroclites de l’écart et de la séparation. Ces positions, initialement comprises dans l’extériorité cosmologique des Peuples Autochtones, leur permettent ainsi de résister, en se revendiquant d’eux-mêmes, aux hégémonies des modes d’administration des populations.

Antony Hudek
L’enthousiasme, ou le cinéma à venir

Enthusiasm, projet des artistes Neil Cummings et Marysia Lewandowksa initié en 2002, recense des centaines de films réalisés par des cinéastes amateurs polonais entre les années 1950 et la fin des années 1980. À partir de ces archives filmiques inédites, les deux artistes élaborent un réseau, ou une stratification, de récits : un certain mode collectif de production et de diffusion cinématographique, une visualisation du socialisme vécue du dedans, ainsi que la transmission (nécessairement indirecte) d’un enthousiasme historico-politique. Cet article tente de mettre en évidence le lien – sensible dans les expositions d’Enthusiasm en Europe et en Amérique – entre un tel enthousiasme et une conception du cinéma comme vestige historique en perpétuel devenir, depuis l’avant-garde russe des années 1920 jusqu’à certaines productions artistiques récentes (celles de Lewandowska/Cummings, mais aussi de Pierre Huyghe et Douglas Gordon) en passant par les ¦uvres de Jean-Luc Godard et Chris Marker.

Thomas Berns
Machiavel : rire de la crainte

L’usage inversé et blasphématoire que propose Machiavel de quelques vérités du discours théologique et/ou politique peut s’expliquer par la nécessité dans laquelle il se met de singer la crainte (en particulier celle du désordre), en faisant de celle-ci l’affect commun de la philosophie politique. Le rire qui découle de cette singerie de la philosophie marque aussi l’interruption du dialogue comme pratique philosophique fondatrice.

Charles T. Wolfe
Le rire matérialiste

Il existe une figure classique du philosophe matérialiste qui rit du reste de l’humanité, de ses craintes, ses superstitions et même ses valeurs. On peut retrouver au choix cette figure sous les traits de Démocrite, Épicure, Spinoza, Rabelais, La Mettrie, etc. Mis à part l’intérêt que l’on peut avoir pour cette figure du philosophe, assez éloignée des bancs de l’école, le texte présent vise à décrire ou (re)définir ce personnage conceptuel afin que l’on comprenne que c’est ainsi – en riant – que le philosophe matérialiste accède au monde ” humain “, au monde ” des valeurs “. On verra alors que le vieux reproche fait au matérialisme, à savoir sa froideur et son incapacité à saisir la dynamique de l’action humaine, sa ” cruauté d’anatomiste ” comme dit Flaubert, ne l’atteint pas ; ou alors l’atteint à cause de son rire.

Pascal Houba
Vers une éthique du rire à l’époque de sa reproduction industrielle

Pour comprendre un état de malaise ressenti lors d’un spectacle de théâtre/danse contemporain visant une mise à distance humoristique de la souffrance, nous revenons sur diverses expériences personnelles pour en dégager une réflexion sur une éthique du rire en public. Cette réflexion s’appuie sur une prise en compte de la singularité de notre inscription corporelle et de notre trajectoire sociale. Cette singularité ne peut se comprendre qu’en la mettant en relation avec les conceptions populaires du corps grotesque et du rire ambivalent que Bakhtine décèle chez Rabelais.

Régis Tomàs
Le plaisir de rire

Selon Bergson, il n’est point de rire sans une ” anesthésie du c¦ur “. Dans les profondeurs du plaisir de rire gît toujours, finalement, une sorte de méchanceté. Ce plaisir peut-il être moral ? Il crée une communauté affective qui peut être à la fois le lieu de l’identité et celui de la provocation, de la remise en question. Cathartique, conservateur, révolutionnaire, philosophique, désespéré, le plaisir de rire est une passion complexe à prendre au sérieux.

William Wood
Le rire comme arme chez Joe Orton

Cet article vise à présenter et interpréter l’¦uvre dramatique de Joe Orton, auteur anglais des années 1960 qui parvint à la notoriété par le contenu violent et obscène de ses pièces, son homosexualité affichée et sa mort brutale des mains de son amant. Le travail d’Orton est un condensé dramaturgique de thèmes caractéristiques du ” matérialisme ” anticipés dans les philosophies de Machiavel et de Spinoza, mais trouvant leur expression la plus aboutie dans la pensée deleuzienne : l’immanence radicale du politique ; la critique de l’identité et des concepts cliniques de la folie ; la force anarchique et impersonnelle du désir sexuel. Orton atteint ce but au moyen d’une expérimentation comique à partir du langage et d’une radicalisation de la farce (comédie), qui produit une rire à la fois destructif et affirmatif : il détruit les barrières artificielles de la raison (y compris la frontière entre l’artificiel et le naturel) et affirme ce processus de destruction ainsi que le désir pré-subjectif par lequel il s’accomplit.

Adrien Guignard
Sokal et Bricmont sont sérieux ou : le chat est sur le paillasson

Le texte qui suit s’efforce d’identifier l’origine de ce qu’il convient d’appeler ” l’affaire Sokal “. Il appert que celle-ci reste problématique dans la mesure où elle n’est pas pensable sans engager, centralement, une duplicité. À ” l’origine “, le mouvement du canular sokalien est donc bien ” productif et conflictuel et aucune identité, aucune unité, aucune simplicité originaire ne saurait [le] précéder “, comme disait l’autre, mais il disséminait, paraît-il. C’est pourtant là la ” force ” de la ” forme ” du canular sokalien. Achoppant sur la délicate question de l’origine (qui est probablement aussi celle de l’ironie), mais saluant sans cesse le travail du canular, à partir d’un extrait de La Barbarie à visage humain, cet article entend révéler les conséquences constructives de cette affaire. Il n’est pourtant pas sûr que son argumentation permette de distinguer la conséquence de l’origine : post hoc ergo propter hoc. Il s’agit d’un sophisme, rappelons-le.

Published 30 August 2007
Original in French

Contributed by Multitudes © Multitudes Eurozine

PDF/PRINT

Read in: EN / FR

Published in

Share article

Newsletter

Subscribe to know what’s worth thinking about.

Discussion