Résumés Multitudes 22 (2005)

François Matheron
” Des problèmes qu’il faudra bien appeler d’un autre nom et peut-être politique “. Althusser et l’insituabilité de la politique

Au moment précis où, critiquant sa ” déviation théoriciste “, Althusser procède à une repolitisation de la philosophie, il écrit en 1967 qu’il ne sait finalement pas ce qu’est la politique. En 1978, dans Marx dans ses limites, il affirme encore que jamais les classiques du marxisme ” ne nous ont donnéŠ le commencement d’une analyse répondant à la question : qu’est-ce que peut bien être la politique ? “. Cet article cherche à reconstruire la positivité de ces remarques désabusées d’Althusser, à partir d’une ébauche consacrée en 1961 à la ” conception marxiste de la politique “. En se posant la question de ce que pourra bien être la politique dans un régime communiste, Althusser, au moment où il entre dans sa ” maturité “, en arrive à saper toutes les conceptions marxistes de la politique, et d’abord celle de la lutte de classes pour le pouvoir d’État – et même de la lutte de classes tout court. Bien plus, il fait subir comme un vacillement à l’althussérisme au moment précis où il commence à l’élaborer. En évoquant ” toute une zone qui n’est pas située dans les concepts théoriques, et qui justement sera la zone libérée par la fin du politique conçu classiquement “, Althusser nous montre magistralement que la politique ne peut avoir lieu qu’à la condition exprès de n’être située en aucun lieu prédéterminé. Insituabilité de la politique qui acquiert sa dimension positive lorsqu’elle est travaillée par l’analyse althussérienne de l’ ” étrange vacillement de la théorie ” effectué dans l’¦uvre de Machiavel.

Bruno Karsenti
La politique du dehors. Une lecture des cours de Foucault au Collège de France (1977-1979)

Les derniers cours publiés de Foucault incitent à aborder la question de l’État, et plus généralement du politique, sous l’angle privilégié du gouvernement et de la gouvernementalité. À travers ces concepts s’exprime une exigence de méthode, constamment à l’¦uvre : passer par le dehors, ne se donner pour objet que des multiplicités, des ” connexions de l’hétérogène “, des configurations historiques où des éléments disparates se mêlent tout en demeurant disparates. C’est encore la même approche qui vaut pour l’appréhension de notre gouvernementalité qui s’incarne sous le nom de libéralisme. Et pour la voir apparaître, l’immense détour était nécessaire qui rejoigne le pastorat chrétien, dans la connexion de l’hétérogène en politique qu’il inaugure en Occident.

Maurizio Lazzarato
Biopolitique/Bioéconomie

La généalogie du capitalisme amorcée par Foucault à la fin des années 70 ébranle ce que nous croyons savoir du libéralisme. Le constat d’Adam Smith conserve toute sa force : le politique (droits) et l’économie (intérêts) ne sont ni superposables, ni réconciliables. Le gouvernement libéral se propose d’y répondre. Englober et ” passer par l’extérieur “, telles sont ses tâches, et elles connaissent deux modalités d’application depuis lors, qui sont aussi deux techniques de normalisation. La première, prédominante, s’occupe du gros : la discipline. La seconde, active et souterraine, s’occupe des détails : la sécurité. Elle cerne de plus près les multiplicités, la vie, les conduites. Une véritable politique des multiplicités supposerait, bien davantage encore, de passer ” par l’extérieur ” des agents que nous tenons pour naturels ou spontanés, mais qui sont l’objet d’un souci et d’une ré-institution constants : le marché, l’entreprise, le travailleur.

Laurent Bove
Politique : ” j’entends par là une vie humaine “. Démocratie et orthodoxie chez Spinoza

Le texte de L. Bove (suite à l’article de M. Vatter dans le numéro 9 de Multitudes) examine à son tour le trinôme libéralisme, orthodoxie, démocratie, mais à partir de la philosophie de Spinoza. Celle-ci pense en effet une radicalité de l’orthodoxie et une radicalité démocratique en dehors d’une juridication du politique. Mais la perspective spinoziste nous conduit plutôt à penser que si la démocratie est le véritable adversaire asymétrique de la politique de l’État moderne, cette politique se construit cependant, dans sa vérité effective, en symétrie parfaite avec un modèle d’orthodoxie. L’avantage de mettre à jour une telle équivalence nous permet de lire aujourd’hui l’inquiétante possibilité qu’a le libéralisme d’une voie explicite d’éradication historique (ou post-historique) radicale de son adversaire démocratique. Cette voie lui est offerte par un modèle d’orthodoxie qui a su déjà répondre au problème de la revendication démocratique. Ce modèle parfait de l’obéissance, c’est celui que Spinoza a découvert et étudié dans la théocratie hébraïque ancienne, modèle d’orthodoxie (an-historique) dont l’État monarchique hobbesien (auquel nous sommes aujourd’hui confrontés sous la figure juridico-politique de la démocratie libérale) pourrait n’être que l’expression moderne (post-historique). Ce sont les soubassements théoriques de cette inquiétante configuration, quant aux funestes perspectives qu’elle éclaire, qui sont examinés ici. Ce que nous apprend ainsi Spinoza c’est que ce que nous devons appeler ” politique ” s’identifie inéluctablement, pour nous, avec la question même de l’anthropogenèse.

Sandra Laugier
À la recherche d’une voix perdue : réinventer l’individualisme ?

L’auteure souhaite ici réhabiliter une forme d’individualisme, qui serait définie par la capacité de prendre la parole, par la possession d’une voix subjective, et par la confiance en soi au sens du philosophe américain R.W. Emerson (Self-Reliance). Dans cette approche, on peut définir la démocratie radicale en termes linguistiques, ceux de l’expression et de l’action individuelle, rendus possibles par mon consentement : mais aussi par la possibilité du dissentiment, de la désobéissance à la règle donnée. C’est alors la difficulté de l’expression et l’obscurité à soi et aux autres, non l’évidence et la clarté, qui permettront de redéfinir l’individu.

Yoshihiko Ichida
Les aventures de la Verkehrung. À propos de l’ontologie politique de Jacques Rancière

Par rapport au ” renversement ” qui, comme dans la dialectique, s’opère entre deux choses ayant le même niveau de substantialité, l'” inversion ” fonde une ontologie paradoxale où les choses à inverser ne préexistent pas à l’inversion elle-même. Tel est le sens d’une thèse ontologique largement partagée dans le marxisme d’aujourd’hui : le primat de la lutte de classes sur les classes. Tout en discernant nettement la différence du renversement et de l’inversion dans Le Capital, Jacques Rancière ne cesse de poser la question de savoir si le clivage des deux opérations est possible sans recours au ” kautskisme ” qui l’introduit dans la lutte de l’extérieur de la lutte, ce qui dénie purement et simplement le primat ontologique de la lutte. La solution donnée par lui est inouïe : radicalisant d’un côté l’inversion en tant que politique identique à la subjectivation, dans laquelle il n’y a plus de ” constitué “, et restituant de l’autre le renversement en tant qu’activité de l’imagination qui se différencie perpétuellement de soi comme dans le ” rêve ouvrier ” ou la ” parole hérétique “, il fait de ces deux opérations les conditions réciproques pour que l’une et l’autre viennent au jour.

Didier Debaise
Un pragmatisme des puissances

Le pragmatisme se présente comme une pensée technique de l’expérience. Cette technique a deux formes : évaluation des propositions, énoncés, idées par leurs effets ; construction et invention de nouvelles propositions devant permettre de rendre compte de l’expérience comme un mouvement continu de changements et de transformations. Cet article a pour principal objet de tenter de reprendre cette approche technique et de construire à partir d’elle une pensée des puissances. Celle-ci devra se dégager de toute définition qui lierait la puissance à la conservation, à la domination, à la maîtrise, au profit d’une pensée de effets et des transformations.

Toni Negri
Réponse à Pierre Macherey

Ce texte est une réponse de Toni Negri à trois objections proposées par Pierre Macherey à la notion de ” multitude “, telle que la développe le second livre de Hardt-Negri. L’auteur précise d’abord que l’importance mise sur les nouveautés du travail immatériel ne nie nullement l’inertie, voire l’exacerbation, des rapports d’exploitation, soulignés à juste titre par la pensée critique. Il invite ensuite en considérer la communication, non comme un principe de circulation vide, mais comme un terrain, effectif et efficace, de constitution matérialiste de la singularité productive. Enfin, il reconnaît que la transformation de la multitude de chair en corps n’a aucune solution magique à proposer aux dilemmes politiques, mais a bien plutôt le statut d’une question ouverte. Avec pour premier élément de réponse un principe directeur : la multitude n’a pas pour ambition de prendre le pouvoir, mais de gérer le commun.

Jean-Yves Mondon
La parole du créole qui ne se dit pas ” créole ” en créole

Dans cet article je m’efforce de tirer autant de conséquences que possible de ce fait : dans les îles des Mascareignes, l’usage du mot ” créole ” est réglé par des critères qui en restreignent l’application à des sous-ensembles du monde créole. L’usage du mot n’est pas ” cognitif “, il ne désigne pas nécessairement l’habitant des îles, le ” natif “, il est plutôt destiné à
marquer ce dont il importe de se distinguer dans la langue créole elle-même, en prenant éventuellement appui sur des arrières langues, des usages, des croyances et des attitudes, hérités d’ailleurs. Ce qui apparaît alors comme un caractère important de la vie créole c’est la distance entre des formes d’expériences coexistantes mais qui se veulent aussi étanches que possible, distance au repérage de laquelle les sensibilités sont dressées et qui donne au métissage (ou à certaines formes de métissage) la valeur d’une soustraction aux normes héritées des temps coloniaux. Distance et métissage sont les termes dans lesquelles j’ai voulu décrire le monde créole des Mascareignes. Mais j’ai voulu le décrire ” à distance ” en me rappelant l’esprit dans lequel Derek Walcott a décrit les fragments d’épopée des Antilles.

Raphaël Confiant
La créolité contre l’enfermement identitaire

Depuis deux décennies, le mouvement dit de la ” Créolité ” a réussi à s’imposer dans le débat franco-européen, américain, puis mondial, en particulier au plan de la littérature et de la musique. Raphaël Confiant explique ici les tenants et aboutissants historiques de cette réflexion nouvelle qui ne vise rien moins qu’à redéfinir la notion d’identité culturelle dans un monde marqué par les crispations nationalistes d’une part et la mondialisation, largement sous contrôle étasunien, de l’autre.

Alexandre Alaric
Le migrant nu. ” Le déporté sur des frontières “

Il s’agit ici de contribuer à la réception théorique et philosophique de l’¦uvre d’Édouard Glissant, à travers la question de la “venue au monde”, de l’accès à la Parole, d’un Nous et d’un écrivant, ainsi qu’à travers une pensée de la trace, résultante de la double expérience historique de la colonisation (de la Traite) et langagière de la créolisation. On cherche à montrer comment les notions inaugurales de la Relation, du chaos-monde, du Tout-Monde sont les matrices d’une anthropologie poétique et d’une poétique philosophique, ainsi que les voies d’accès à une pensée de la migration mondiale, et de la multitude.

Yves Citton
Créolectures et politiques membraniques

Le sens commun tend parfois à identifier créolisation avec hybridation, faisant du mélange et de l’abaissement des frontières l’alpha et l’oméga de la création créolisante. En prenant appui sur des théories de la lecture, cet article essaie de situer la puissance du créole dans le travail de sélection qu’opère la frontière, en tant qu’elle fonctionne comme une membrane. Une politique du filtrage et de la poussée s’esquisse ainsi à partir de la série lectio, élection, sélection, intellection.

Madison Smartt Bell
Kreyol pale, Kreyol konprann

Cet article discute de quelques aspects de la créolisation dans le contexte éthique, racial et linguistique qui s’est déployé à partir de certains événements de la révolution haïtienne.

François Cusset
Cybernétique et ” théorie française ” : faux alliés, vrais ennemis

En réponse à des publications récentes de Céline Lafontaine, François Cusset démonte les leurres du lien, aujourd’hui fréquemment invoqué, entre le programme idéologico-scientifique de la cybernétique américaine et la French Theory des Foucault, Derrida, Lyotard ou Deleuze. Ceux qui s’autorisent de quelques échos de surface pour affirmer une complicité historique entre ces deux mouvements ” anti-humanistes ” passent à côté de la nature fondamentalement critique de la mal-nommée ” pensée 68 ” à l’égard du capitalisme. Et c’est plutôt leur propre humanisme technophobe qui fait aujourd’hui le lit d’un renouveau français du libéralisme bien pensant.

Giselle Donnard
” La Russie a peut-être plus besoin de la guerre en Tchétchénie que de la Tchétchénie elle-même “. À propos du livre Tchétchénie : une affaire intérieure ?

Cet ouvrage d’Anne Le Huérou, Aude Merlin, Amandine Regamey et Silvia Serrano resitue le conflit tchétchène dans la continuité de la colonisation russe (avec ses préjugés ethniques), dans celle d’une soviétisation sur laquelle s’est appuyé le mouvement nationaliste lui-même, dans les besoins immanents au nouvel appareil d’État poutinien et dans la complexité des échanges qui se produisent entre Islam, résistance, solidarité, identité et crainte d’extermination. Il met particulièrement en lumière le rôle des femmes dans ce conflit, y compris celui de ces femmes “kamikazes” qui illustrent tragiquement le changement de nature de la résistance. Le livre paraît à un moment où il est urgent que l’Europe cesse de reproduire en Tchétchénie son inconséquence notoire dans les guerres de l’ex-Yougoslavie.

Hans Belting
Peter Weibel. Les ” Télé-actions ”

Peter Weibel a produit, entre 1969 et la fin des années 70, une série de performances et d’installations vidéo qui cherchaient à redonner vie aux images de télévision. Il s’agissait, suivant les cas, de perturber les émissions existantes, d’inventer de nouveaux dispositifs de projection, de transformer les relations acteurs/spectateurs ou de produire de la pensée à partir de ces images.

Boris Groys
Images de pensée

L’artiste Peter Weibel s’inscrit dans un prolongement paradoxal des avant-gardes du vingtième siècle. Les institutions de l’art sont mortes ? Il propose le devenir-institution des artistes. Le regardeur s’est émancipé ? Il s’efforce de le contrôler. Les techniques traditionnelles sont périmées ? Il recourt à l’art numérique, seul à même de figurer les processus de pensée.

Published 21 October 2005
Original in French

Contributed by Multitudes © Multitudes Eurozine

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Read in: EN / FR

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