Monter sur les montagnes russes
Depuis le référendum d’indépendance de l’Ukraine en 1991, le pays a connu son lot de hauts et de bas. Au cours des trente dernières années, les artistes ukrainiens ont exploré les questions d’identité parmi les ruines de l’utopie, mais n’ont été reconnus que récemment.
Durant les quelque trente années qui ont suivi la chute de l’URSS et pendant lesquelles l’Ukraine est devenue un État indépendant, le pays s’est heurté au phénomène du capitalisme oligarchique et a subi une augmentation jamais vue de la corruption. Il a connu trois vagues de contestation de masse, deux révolutions, une guerre hybride à l’ouest du pays, l’annexion de la Crimée, une «décommunisation» aussi névrotique que tardive, et sa vie politique est devenue une sorte de carnaval : à un certain nombre d’actions d’éclat ont succédé de longues périodes durant lesquelles la politique-spectacle a régné en maître. Ces turbulences sociales permanentes sont pratiquement entrées dans les moeurs et ont déjà formé plusieurs générations d’artistes ukrainiens, dont la vision du monde est indissociable de ces changements radicaux.
Pour un oeil étranger, l’Ukraine contemporaine semble parfois être une réplique en miniature de la Russie. En fait, sa situation est radicalement différente, tant du point de vue culturel et historique que politique. D’un côté, l’Ukraine n’est pas suffisamment exotique pour que sa spécificité éveille la curiosité, de l’autre, elle n’est pas une partie totalement prenante des processus européens. Ce vaste pays, avec sa tradition culturelle si riche, sa vie artistique si intense, son expérience historique spécifique, reste jusqu’à aujourd’hui dans un angle mort de la carte de l’Europe.
En 1850, Karl Marx parlait de la révolution permanente et soulignait que le but ultime de tous les processus révolutionnaires était l’avènement d’une société sans classes et la transformation radicale des représentations comme des rapports entre les hommes. Au XXe siècle, Léon Trotski1 développa cette idée à sa manière. Une chanson soviétique bien connue disait: «La révolution a un début, mais elle n’a pas de fin!» Concernant l’Ukraine contemporaine, la révolution permanente est une métaphore pertinente de l’atmosphère régnant dans un pays confronté, depuis trois décennies, à des hauts et des bas sans précédents, où les manifestations très étendues de mécontentement se succèdent sans fin, et où, en arrière-fond, continue de planer le spectre tragique de 1917. L’histoire ukrainienne contemporaine commença là où prit fin la fantaisie de l’intellectuel occidental rêvant de la révolution. La réalité de cette histoire se distingue évidemment dramatiquement de la théorie. Les bouleversements qui, une fois commencés, ne s’arrêtent plus, la recherche douloureuse d’une identité au sein du théâtre d’ombres d’un passé complexe, une existence qui se déroule sur les ruines de la plus grande utopie du XXe siècle – laquelle reste malgré tout encore vivante, en dépit d’un très grand nombre de traumatismes –, la ferme croyance que la société peut et doit être transformée, tout cela donne une énergie unique à l’art ukrainien, et, plus généralement, au climat d’ensemble de ce pays.
Concernant la «révolution permanente» qui se déroule en Ukraine, on observe ces dernières années un déplacement intéressant. Après la Pérestroïka et la chute de l’URSS, s’était répandue dans les anciennes républiques soviétiques l’idée selon laquelle tous ces pays parviendraient un jour – dans un futur certes indéterminé – à surmonter leur passé totalitaire et «grandiraient» pour atteindre le niveau des démocraties occidentales. Paradoxalement, c’est l’inverse qui se produisit. Ces dernières années, toute personne familière avec les réalités de l’Ukraine contemporaine ne peut pas ne pas éprouver une impression de déjà-vu au regard des événements qui affectent les pays occidentaux et engendrent de nouvelles pratiques politiques et sociales depuis longtemps entrées dans les moeurs ukrainiennes: des oligarques occupant le pouvoir et exhibant des épouses-trophées, des guerres hybrides et des révolutions de couleur, la perte des repères habituels, le désarroi et le relativisme, etc. Après les élections américaines de 2016, le monde entier annonça l’avènement d’une époque de post-vérité et dénonça les attaques qui subvertissaient l’information sur internet. Or l’Ukraine avait été l’une des premières cibles de campagnes de désinformation de masse sur les réseaux sociaux, et ce dès l’époque de Maïdan, dans les années 2013-2014.
Les changements d’ordre global, qui se produisent aujourd’hui en conséquence de l’avènement d’un capitalisme digital, rendent le futur totalement incertain et invitent à une révision fondamentale des modèles de société qui ont prévalu jusqu’à présent. Depuis la chute de l’URSS, l’Ukraine a appris à vivre dans un monde où les systèmes de valeurs précédemment admis n’ont plus cours. De plus, elle a réussi à éviter un retour vers l’autoritarisme. En un certain sens, la société ukrainienne, au cours des dernières décennies, est parvenue à surmonter les défis du monde contemporain auxquels les autres États ne se trouvent confrontés qu’aujourd’hui. Ainsi, si vous croyez toujours que l’Ukraine et l’expérience douloureuse qu’elle a vécue représentent une réalité lointaine et sans intérêt pour l’actualité, vous devez certainement y réfléchir à deux fois. Et l’art ouvre sans doute le chemin le plus court pour vous permettre de comprendre le sens de cette expérience.
Quelle est donc la place de l’art contemporain dans un système presque entièrement déterminé par l’éros politique? Quel peut être le sens d’un art politique dans un contexte où le mot même de politique est devenu synonyme de corruption et d’arbitraire, mais où, en même temps, sur la plus grande place du pays, on élève avec une belle régularité des barricades dont le conceptualisme désordonné pourrait faire pâlir d’envie les artistes les plus renommés?
Ce texte, réédité en collaboration avec l’Institut des sciences humaines de Vienne, est tiré du livre Révolution permanente d’Alisa Lozhkina.
Léon Trotski, Перманентная революция, Berlin, Гранит, 1930. Pour Trotski, ce qui pouvait garantir la victoire du socialisme en URSS était l’exportation de la révolution à l’Ouest et le triomphe du communisme au niveau mondial qui devait s’ensuivre.
Published 17 January 2022
Original in Ukrainian
Translated by
Igor Sokologorsky
First published by ArtHuss 2020 (Ukrainian version); Eurozine (French version)
Contributed by The Institute for Human Sciences (IWM) © Alisa Lozhkina / ArtHuss / The Institute for Human Sciences (IWM) / Eurozine
PDF/PRINTIn collaboration with
In focal points
Newsletter
Subscribe to know what’s worth thinking about.