Mémoires incompatibles ?

Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France et en Estonie

Pour la plupart des Européens, la Seconde guerre mondiale est l’événement central du XXe siècle ; partout la mémoire en est encore fraîche et douloureuse. Mais il est frappant de constater à quel point cette mémoire diffère d’un bout à l’autre du vieux continent, et plus particulièrement entre les pays qui faisaient partie du monde libre à l’époque de la guerre froide et ceux de l’ancien bloc communiste.

En 2004, l’affaire du monument aux morts de Lihula1 a mis en évidence la profondeur du fossé et l’ampleur des malentendus ; mais les choses vont bien au-delà d’un simple accès d’hystérie médiatique. En tant que Français attaché à l’Estonie, pays où je passe une grande partie de mes vacances depuis dix ans, je dois avouer qu’il m’arrive de ressentir un certain malaise lorsque j’entends des Estoniens évoquer la guerre ou lorsque je lis des livres écrits en Estonie sur cette période, y compris par des historiens. Manifestement, mes amis estoniens ressentent parfois le même malaise à m’entendre ; j’ai parfois l’impression que nous ne parlons pas des mêmes événements. La publication d’une première version du présent article dans Päevaleht, en octobre 2005, m’a valu, sur le site internet du journal, des insultes d’une violence rare dans des bouches estoniennes (pour avoir présenté le point de vue français, j’ai été traité de communiste et de pro-russe) ; en revanche, certains lecteurs français d’un manuscrit que je viens de terminer sur l’histoire de l’Estonie ont très mal réagi aux passages sur la guerre (pour avoir présenté le point de vue estonien, j’ai été accusé de complaisance envers le nazisme).

Est-il possible, en 2006, d’avoir un point de vue objectif et équilibré sur cette période ? Je n’en suis pas sûr. En tout cas, pour pouvoir élaborer un tel point de vue, il faut d’abord avoir identifié les racines de la discorde. Comme les étudiants contestataires de mai 1968 lançaient à leurs professeurs : ” D’où parles-tu, camarade ? “, je me demanderai ” d’où parlent ” les Français et les Estoniens lorsqu’ils évoquent la Seconde Guerre mondiale : sur la base de quelles expériences, de quelle sensibilité collective ? Ces quelques pages ne prétendent à rien d’autre, et surtout pas à imposer une vérité : qu’il soit bien clair, notamment, que ce n’est pas parce que je présente tel ou tel point de vue que je l’approuve.

Une première différence réside dans la distance vis-à-vis des faits : la mémoire de la Seconde Guerre mondiale demeure fraîche dans les deux pays, mais sans doute bien plus encore en Estonie qu’en France. Dans mon pays, la guerre est beaucoup commémorée, elle est longuement enseignée dans les écoles, la presse en parle souvent ; mais ceux qui en ont des souvenirs personnels ont dépassé les 65 ans, et surtout elle apparaît comme une parenthèse de cinq ans dans une histoire récente qui, depuis, a repris le chemin de la croissance économique et de la démocratie : 1944 est la date d’une libération. En Estonie, c’est celle d’une plongée dans l’horreur, car la guerre s’est prolongée par les 47 ans d’occupation soviétique ; loin d’être une parenthèse, elle a inauguré une ère de malheurs qui vient tout juste de s’achever.

La guerre a été plus sanglante en Estonie, et les traces en sont demeurées plus visibles. Il y a aussi en France des centres-villes détruits par les bombes et reconstruits après 1945 en rupture avec les traditions architecturales, comme celui du Havre ; mais par chance, nos plus grandes villes ont échappé à ce triste destin, et Paris est intacte, contrairement à Tallinn, à Berlin et à Londres.

Une deuxième différence me semble résider dans le statut des acteurs de la Seconde Guerre mondiale, et plus précisément de ceux qu’on a honorés après-guerre, et de leur mémoire des événements.

En Estonie, la fin du communisme a entraîné une rupture majeure : les “héros” qu’honorait le régime soviétique sont désormais unanimement tenus pour des traîtres : ainsi l’activiste communiste Leen Kullman, honorée en 1965 du titre de héros de l’Union soviétique, est devenue pour les Estoniens une traîtresse et une “collabo” de l’occupant communiste2. En revanche, depuis la fin des années 1980, une mémoire nouvelle, diamétralement opposée à la précédente, a émergé : celle des victimes des crimes communistes, celle des Estoniens qui se sont battus sous l’uniforme allemand. Leurs témoignages occupent une place majeure sur les rayons des librairies ; débordant d’indignation et d’enthousiasme, ils veulent rétablir enfin une vérité réduite au silence durant 47 ans. Ce caractère militant est tout aussi sensible dans les œuvres de certains historiens, comme Mart Laar (par ailleurs ancien Premier ministre) ; cette vigueur militante, à la limite du pamphlet parfois, m’évoque ce qu’on écrivait en France sur la guerre vers 1950.

Dans mon pays, une telle rupture ne s’est pas produite : la mémoire dominante de la guerre est toujours celle qu’ont imposée les vainqueurs. Pourtant, dès les premières années de l’après-guerre, une partie de la droite ne s’est pas privée de souligner que la Résistance a elle aussi commis des crimes et que la Libération s’est soldée par des règlements de comptes3 ; mais cette droite-là, toujours soupçonnée de nostalgies pour le régime de Vichy, n’a jamais été considérée comme fréquentable – le principal courant de la droite française, le gaullisme, est formé à l’origine de résistants, et il entretient les mythes de la Résistance française tels qu’ils se sont constitués en 1944-1945. Plus tard, des historiens ont souligné que tous les Français n’ont pas été des résistants et qu’en 1940, il y avait ” 40 millions de pétainistes “4 ; mais cela n’a abouti qu’à nuancer l’image de la période, sans la modifier sur le fond. À plus forte raison, les entreprises de réhabilitation du régime de Vichy n’ont donné aucun résultat en-dehors de l’extrême-droite, qui n’a aucune légitimité intellectuelle – ainsi, dans les années 1980, que le président Mitterrand fasse fleurir la tombe du maréchal Pétain fit scandale (c’était pourtant en tant que vainqueur de la bataille de Verdun, en 1916, et pas en tant que chef d’État durant la Seconde Guerre mondiale !).

Il est vrai que les anciens résistants, qui ont dominé la vie politique et culturelle entre 1945 et 1975, ont perdu de leur aura romantique à mesure que, de héros, ils devenaient des notables, qu’ils vieillissaient et prenaient du ventre, qu’ils étaient associés à des pouvoirs impopulaires (notamment la IVe République, puis le pouvoir gaulliste en 1958-1974). Leur discours a perdu de sa nouveauté, de sa fraîcheur ; dans la jeune génération, ils ont pu apparaître comme des “vieux cons” – mais jamais ils n’ont été accusés d’être des traîtres, comme Leen Kullman.

La seule évolution majeure, qui s’est faite progressivement entre 1970 et 1990, concerne la place de l’extermination des Juifs d’Europe dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. En France, notamment depuis la sortie du film Shoah de Claude Lanzmann (1985), le génocide est devenu l’événement central de la guerre et même de l’Histoire contemporaine de l’Occident, en partie parce que le discours des résistants est devenu moins attractif, mais surtout parce que l’Occident est passé de ” l’âge des héros ” à ” l’âge des victimes ” (A. Finkielkraut5) : la souffrance des innocents et des faibles est désormais la plus insupportable de toutes. Mais cela non plus ne signifie pas que le rôle de la Résistance ait été remis en question : toute une production mémorielle continue à le glorifier.

Bref, alors qu’en Estonie il y a eu remplacement intégral d’une mémoire par une autre, en France il y a eu enrichissement et complexification d’une mémoire ; mais elle est aujourd’hui plus respectée que jamais. Au cœur de la contestation des années 1960, le chanteur Georges Brassens avait osé écrire une chanson fort provocatrice, Les deux oncles, où il mettait sur le même pied les résistants et les collaborateurs :

C’était l’oncle Martin c’était l’oncle Gaston
L’un aimait les Tommies l’autre aimait les Teutons
Chacun pour ses amis tous les deux ils sont morts
Moi qui n’aimais personne eh bien je vis encore
[…] De vos épurations vos collaborations
[…] De vos plats de choucroute et vos tasses de thé
Tout le monde s’en fiche à l’unanimité […]
Aucune idée sur Terre n’est digne d’un trépas […]

Il est impossible de chanter de tels vers en France aujourd’hui : ils sont perçus comme choquants et coûteraient cher à la réputation de leur interprète.

Bien sûr, la centralité du massacre des Juifs dans la mémoire du XXe siècle constitue aujourd’hui l’un des facteurs majeurs d’incompréhension entre Estoniens et Français. Parmi les Estoniens, il me semble pouvoir affirmer, sur la base de mon expérience personnelle, que la perception dominante est la suivante : les Juifs ont certes souffert, mais nous aussi ; nous avons été victimes d’une autre tentative de génocide, et l’on a trop tendance à l’oublier en Occident – pourquoi faire une exception pour les Juifs, pourquoi leur accorder tant d’attention ? Les Estoniens expriment souvent leur incompréhension et leur agacement lorsque les Occidentaux insistent trop sur le génocide, semblant reprendre la propagande de l’U.R.S.S. et de l’actuelle Russie qui tend à les accuser de crimes antisémites ; certaines organisations juives, notamment, se sont conduites avec une inexcusable maladresse. Même lorsque l’agacement n’est pas sensible, je perçois l’intérêt que les Estoniens portent au génocide comme périphérique. C’est que la nation estonienne s’est toujours définie comme une Kulturnation, c’est-à-dire comme une communauté linguistique et culturelle. À l’époque de la guerre, m’expliquait un jour un ami, ” les Juifs étaient considérés comme des citoyens estoniens de plein droit, ils étaient des nôtres – mais on ne les considérait pas, et on ne les considère toujours pas comme des Estoniens, alors que tous ou presque parlaient (entre autres) estonien “. Pour les Estoniens, ils constituent un autre peuple, dont les malheurs ne les touchent pas au même titre que les leurs propres – d’autant que la plupart des Juifs massacrés dans les camps de concentration estoniens durant la guerre n’étaient pas originaires d’Estonie, mais d’Europe centrale.

Un tel point de vue choque très profondément la plupart des Occidentaux, et notamment des Français : ainsi, lorsque j’ai traduit l’article de Mart Laar sur L’Estonie et le communisme, j’ai dû modifier les passages où il parlait du ” génocide ” perpétré par les communistes, car l’éditeur ne l’aurait pas accepté6. En français, le terme de génocide, conformément à la définition élaborée lors du procès de Nuremberg (1945-1946), ne peut s’appliquer qu’à des entreprises menées en vue de la liquidation physique d’une population sur la base de son origine ethnique : l’immigration massive de Russes en Estonie et les mesures de russification à l’époque soviétique ne répondent pas à cette définition. Pour de nombreux Français, il est inadmissible d’assimiler les souffrances des victimes du communisme à celle des Juifs, car dans notre mémoire collective il n’y a en réalité qu’un seul véritable génocide dans l’Histoire, celui des Juifs: même la mémoire de celui des Arméniens en 1915 est bien moins vive, de même que celle de celui des Tutsis au Rwanda en 1994. On parle couramment en France du “génocide” tout court (sans adjectif), comme je viens de le faire à plusieurs reprises dans cet article.

Il ne s’agit nullement de l’effet d’un lobbying juif, comme on l’entend parfois dire en Estonie. Bien sûr, la mémoire du génocide est entretenue par les survivants et leurs descendants avec l’appui vigoureux d’Israël et des États-Unis, et cela joue un rôle dans la fraîcheur persistante de son souvenir, en contraste avec celui de la Résistance (et de celui des souffrances des Rwandais, qui n’intéressent à peu près personne). Mais l’essentiel n’est pas là ; l’essentiel réside dans la définition que les Français donnent de leur nation, qui est totalement différente de celle qui a cours en Estonie.

La France n’est pas une Kulturnation, mais une nation politique. Un Français, ce n’est jamais quelqu’un qui parle français : c’est un citoyen de la République française, quelle que soit sa langue, ses origines. Bien entendu, les Français sont fiers de leur langue, et parfois très intolérants ou très méprisants envers ceux qui ne la parlent pas, mais ils en sont fiers comme de l’un des monuments de leur culture, au même titre en quelque sorte qu’ils sont fiers de Voltaire ou du château de Versailles, ou bien au même titre que les Estoniens sont fiers de la vieille ville de Tallinn : cette fierté n’a rien à voir avec la définition qu’ils se donnent d’eux-mêmes. Jamais un Belge ou un Suisse de langue française n’est qualifié de Français; en revanche, un Alsacien germanophone, un immigré qui parle mal le français et utilise une autre langue en famille sont très majoritairement considérés comme des Français dès lors qu’ils ont un passeport français en poche – si cet immigré est né en Turquie, on ne dit pas ” c’est un Turc ” mais ” il est d’origine turque “7. Seule l’extrême-droite conteste cette définition en soutenant que la nation française se définit par des héritages culturels (et conteste à l’immigré que je viens d’évoquer le titre de Français) : c’est pourquoi, en France, dire “un Français est quelqu’un qui parle français” résonne comme une proclamation d’extrême-droite, comme une formule fascisante – c’est la plus grosse erreur qu’un Estonien puisse faire en parlant de la France, de même que les Français, en parlant de l’Estonie, doivent faire très attention à ne pas confondre ” un Estonien ” et ” un citoyen de la République d’Estonie “.

C’est pourquoi, comme les Alsaciens, comme les immigrés qui ont un passeport français, les Juifs ont toujours été, et sont toujours considérés comme des Français parmi les autres ; la France est très fière d’avoir été l’un des premiers pays à les émanciper juridiquement (en 1787), d’être le pays qui, en 1789, a proclamé l'” égalité ” et la ” fraternité ” des citoyens quelles que soient leurs origines ethniques, leur langue, leur religion. De plus, depuis la grande Révolution, la France se perçoit volontiers (à tort ou à raison, peu importe ici) comme ” la patrie des droits de l’homme “, la championne de la démocratie en Europe, le pays qui a toujours accueilli et protégé les progressistes chassés de leurs pays par la dictature et la réaction – et notamment, au début du XXe siècle, de nombreux Juifs d’Europe centrale fuyant l’antisémitisme. Si le génocide représente un si grand scandale, c’est parce qu’il a remis en cause, et la tradition d’hospitalité politique de la démocratie française, et la définition même de la nation française. Entre 1942 et 1944, des Français, les ” collabos “, ont livré aux nazis des faibles, des gens qui n’ avaient commis d’autre crime que de naître, des dizaines de milliers de femmes et d’hommes que la France s’était engagée à protéger (la plupart des victimes du génocide en France étaient des Juifs originaires d’Europe centrale). Ils leur ont livré aussi des citoyens français, c’est-à-dire qu’ils ont établi des distinctions entre Français selon la culture, la religion, la ” race “. Bref, ils ont tourné le dos à l’idée de fraternité au profit d’une définition raciste de la nation française.

C’est pourquoi, en France, contrairement à l’Estonie, le génocide n’est pas un événement périphérique mais un drame qui touche au plus profond de l’identité nationale : c’est ce qui explique l’attention particulière qui lui est accordée depuis les années 1980. Livrer les Juifs aux Allemands, ce n’était pas seulement trahir notre pays, c’était trahir notre Histoire et notre identité. Ceux qui ont tenté de sauver les Juifs ont sauvé l’essentiel : l’âme de la nation française. De 1940 à 1944, les Juifs, français et étrangers, ont été le noyau et le cœur saignant de la France ; d’une certaine manière, ils le sont restés jusqu’à nos jours. C’est pourquoi, vu de France, le génocide est, et restera, le cœur de l’Histoire contemporaine de l’Europe – d’autant que, depuis les années 1980, la montée du Front national, un parti qui réveille les vieux démons fascistes et racistes que l’on croyait définitivement vaincus depuis 1944, inquiète tous les Français civilisés et leur impose de serrer les rangs autour d’une définition strictement citoyenne (ou politique) de la nation.

La quatrième et dernière différence majeure que je voudrais souligner concerne l’identification du mal absolu du XXe siècle – cette question aussi est très liée à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.

En Estonie, cette mémoire et celle de l’époque soviétique tendent à mettre le communisme et le nazisme sur le même plan, avec cependant l’idée que les Estoniens ont beaucoup plus souffert de l’un que de l’autre. Le mal moderne par excellence, en Estonie, c’est le communisme : la mémoire en est récente et tout à fait concrète, car l’occupation soviétique n’a cessé que voici 15 ans et ses traces sont encore visibles partout. Comme l’U.R.S.S., pays officiellement plurinational, ressemblait furieusement à un nouvel Empire russe, et qu’elle a mené une politique russificatrice, le communisme est associé à une invasion étrangère, à un “pouvoir étranger” : un communiste est donc, entre autres, un traître à la nation – certains Estoniens ont même du mal à admettre l’idée qu’il y a eu des Estoniens communistes, que tous les communistes n’étaient pas des Russes. Plus généralement, le communisme est associé à un pouvoir, et ce pouvoir était dictatorial, totalitaire, sauvage à l’occasion : un communiste est au pire une brute, un tortionnaire, un gardien de prison ou de camp, au mieux un privilégié, le directeur d’une usine qui ravageait l’environnement ou le petit chef tout-puissant dans l’attribution des logements.

Bref, le communisme est inexcusable. En revanche, la mémoire de l’occupation allemande est brève et déjà ancienne ; ses mauvais côtés se sont largement effacés, d’autant plus que tout ce qui a été dit à son sujet entre 1945 et 1991 est aujourd’hui considéré comme de purs mensonges – effet désastreux de la bonne conscience communiste et du mensonge généralisé dans la ” patrie du socialisme “. Contrairement aux crimes communistes, les crimes nazis sont en quelque sorte des crimes abstraits ; beaucoup d’Estoniens ont tendance à les relativiser, car ce qui a précédé (en 1940-1941, lors d’une première occupation soviétique) et suivi (en 1944-1991) a été bien pire. De nombreux Estoniens, tout en sachant bien que les Allemands n’étaient pas des anges, leur sont reconnaissants d’avoir tenté d’empêcher le retour de l’Armée rouge, du pouvoir russe, du communisme.

Ce discours n’est pas seulement celui de l’ancienne génération des déportés en Sibérie, c’est aussi celui d’historiens, comme Lauri Vahtre : ” … ces derniers temps, il a émergé toute une pléiade de jeunes ou de moins jeunes je-sais-tout qui prétendent qu’en 1944 l’uniforme allemand était un symbole nazi. Jusqu’ici, personne n’avait osé soutenir pareille idiotie : il y avait un symbole nazi sur l’uniforme allemand, la croix gammée et l’insigne de la SS, mais l’uniforme allemand c’est l’uniforme allemand, un point c’est tout, et les millions de personnes qui l’ont porté à cette époque, pas seulement des Allemands, n’avaient rien à faire pour la plupart de la Grande Allemagne : en revanche, ils combattaient le communisme, et parmi eux la majorité des Estoniens combattaient sous l’uniforme allemand. Mais les temps ont changé, nous sommes entrés dans l’Union européenne, et parmi les peuples d’Europe cela fait un demi-siècle que l’on cultive ce mythe d’un Allemand qui aurait été totalement mauvais … “8

En France, ces quelques phrases auraient probablement conduit leur auteur devant la justice, et il se serait certainement fait expulser de l’Université. Pour beaucoup de Français, il est obscène de distinguer un uniforme allemand d’un uniforme nazi, et surtout de relativiser le mal nazi comme Vahtre le fait à la fin de la citation : le nazisme est inexcusable. L’occupation allemande, entre 1940 et 1944, est la dernière invasion étrangère que la France ait subie : comme il ne s’est rien passé d’aussi dramatique depuis, le souvenir en est encore frais, des ruines du village martyr d’Oradour-sur-Glane aux centaines de plaques qui énumèrent, sur les façades des immeubles des grandes villes, les victimes de la Libération. Les nazis n’ont pas protégé la France : ils prétendaient la protéger de l’Armée rouge, mais concrètement ils l’ont humiliée, pillée, massacrée. Les Français qui se sont battus sous l’uniforme allemand sont non seulement des fascistes, des tueurs de Juifs, mais aussi des traîtres au service d’un pouvoir étranger ; leur trahison est d’autant plus impardonnable qu’ils étaient issus pour la plupart des milieux nationalistes, qu’ils prétendaient reconstruire la nation en la purgeant de ses ennemis, juifs et autres – pour beaucoup de Français, aujourd’hui encore, le mot “nationalisme” (toujours distingué de “patriotisme”) est presque une insulte, parce qu’entre 1940 et 1944 les nationalistes ont trahi. Ce traumatisme contribue à expliquer pourquoi certains Français n’aiment pas chanter la Marseillaise, et pourquoi très peu de Français ont un drapeau national chez eux – le gouvernement qui tenterait de nous obliger à en pavoiser les maisons le 14 juillet, comme elles le sont le 24 février en Estonie, affronterait sans doute de belles manifestations.

À l’inverse, si en Estonie le parti communiste est le parti des fusilleurs, en France il est ” le parti des fusillés “, selon l’un de ses slogans dans l’immédiate après-guerre. Même si les chiffres étaient très exagérés (il prétendait avoir eu 100 000 martyrs, les chiffres réels sont plus proches de 15 000), cette formule correspondait à une réalité. Une grande partie, peut-être la majorité absolue des résistants à l’occupation nazie ont été des communistes ; ils ont fait preuve d’un courage indéniable. En France, entre 19419 et 1944, ce sont largement des communistes qui se sont battus pour la liberté et pour la démocratie, qui ont sauvé des Juifs, qui ont défendu la nation contre l’envahisseur, bref, qui ont sauvé l’honneur de la France contre les traîtres et les fascistes. Les plus célèbres poèmes de la Résistance, que de nombreux Français savent encore par cœur parce qu’on les apprend à l’école et parce que certains ont été mis en chanson, sont des poèmes patriotiques, et leurs auteurs sont tous des communistes :

Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom […], liberté “10

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos portraits MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents “11

Le rôle que les communistes ont joué dans la Résistance explique qu’ils soient respectés même à droite : elle n’a pas protesté lorsqu’ils sont entrés au gouvernement, en 1997, alors qu’il est absolument exclu qu’un ancien partisan du régime de Vichy devienne ministre. Ces communistes auraient-ils travaillé pour la liberté et pour la France s’ils avaient accédé au pouvoir après la guerre ? La question n’a pas de sens : ce dont les Français se rappellent, c’est ce que les communistes ont fait, pas ce qu’ils auraient pu faire – et c’est parfaitement normal. Pour un Français, un communiste, ce n’est pas un privilégié au service d’un pouvoir étranger et totalitaire, c’est un ouvrier, un brave gars dévoué, généreux, qui se bat et se sacrifie pour les pauvres, qui passe ses dimanches à vendre L’Humanité sur les marchés, qui défend la France contre l’impérialisme allemand ou américain – en effet, durant toute la guerre froide, le parti communiste s’est largement fait le porte-parole du patriotisme français, laissé en déshérence par la trahison de la droite : c’est la clef de la force persistante de l’antiaméricanisme dans la gauche française. Bien sûr, depuis les années 1960, le gaullisme est parvenu à incarner un autre patriotisme, mais pas à imposer l’idée que les communistes français étaient au service de Moscou – c’est bien possible, mais les Français s’en fichent, car cela n’a jamais eu de conséquences concrètes : l’Armée rouge n’a jamais envahi la France. Du reste, il est exact que l’immense majorité des communistes français n’étaient pas consciemment au service de Moscou, seuls les dirigeants l’étaient.

Vu de France, pendant la Seconde Guerre mondiale et même pendant la guerre froide, l’U.R.S.S., la Chine, le Cambodge, c’était loin, et quant à l’Estonie, elle n’existait même pas ; ce qui s’est passé dans tous ces pays à l’époque communiste est abstrait, cela ne touche pas les Français dans leur cœur comme les crimes nazis – de même que les souffrances des Juifsne touchent pas les Estoniens dans leur cœur comme leurs propres souffrances. Et puis l’idéologie communiste est toujours largement considérée en France comme une idéologie progressiste, parce qu’en France les communistes ont presque toujours été dans le camp des progressistes, de la guerre d’Espagne à l’Union de la gauche en 1981, en passant, bien sûr, par la Résistance.

C’est pourquoi le respect qui entoure les communistes français, notamment pour leur rôle dans la Seconde Guerre mondiale, a survécu à la déconsidération du communisme réel. Quinze ans après la disparition de l’U.R.S.S., le communisme est désormais perçu comme une affaire ancienne et les communistes français (il en reste) comme des gens anachroniques, naïfs et un peu autistes, mais d’une naïveté excusable et même sympathique, des gens qui, fondamentalement, ont été ” du bon côté “, même s’ils ont commis des erreurs ; en revanche, ceux qui ont aidé les nazis n’ont pas commis des erreurs, mais des crimes. C’est pourquoi toute tentative d’établir un parallélisme ou même de faire une comparaison entre le communisme et le nazisme provoque un malaise : en France, le concept de totalitarisme est un concept suspect (d’autant qu’il est d’origine américaine) ; en 1997, l’historien Stéphane Courtois a provoqué un scandale mémorable en affirmant, dans son Livre noir du communisme, qu'” un enfant mort au Goulag vaut un enfant mort à Auschwitz “12, car cette formule a été perçue comme une tentative de réhabilitation du nazisme. Ceci est moins vrai des historiens de la nouvelle génération : ils ont largement adopté le concept de totalitarisme et la démarche comparative. Mais c’est encore, il me semble, tout à fait vrai des médias et du grand public.

Tout ceci est évidemment inacceptable pour les Estoniens : pour eux, ce sont les combattants pour la liberté (c’est-à-dire sous l’uniforme allemand) qui ont commis des erreurs, le communisme en revanche est le plus grand crime de l’histoire. Est-il possible de réconcilier ces deux mémoires ? Peut-être au niveau des historiens ; mais à mon avis, au moins tant qu’il y aura des témoins des drames du XXe siècle, il est vain d’en rêver au niveau des peuples dans leur ensemble. Comme j’ai essayé de le montrer, ce ne sont pas seulement deux raisonnements qui s’affrontent, mais deux expériences différentes de l’Histoire et deux visions du monde, deux sensibilités, deux blocs de souvenirs, de haines et de tendresses, deux ensembles de réactions quasi instinctives, d’une redoutable cohérence. Dans les générations qui ont vécu ces événements, ou dans celles dont les parents leur en ont transmis la mémoire brûlante, la raison n’étouffera jamais le cri des cœurs. Donner des leçons à l’autre, tenter de “détruire des mythes” (c’est-à-dire d’imposer les nôtres), ne peut aboutir qu’à accentuer le malaise, qui est déjà profond – les Estoniens se sentent agressés par les leçons que semblent vouloir leur donner les Occidentaux sur ces points (d’autant que ces mêmes Occidentaux les ont abandonnés à Staline en 1945) ; les Français sont horrifiés par tout ce qui peut apparaître comme un resurgissement de complaisances envers le nazisme à l’autre bout du continent.

Il est vain de prétendre nous ressembler, mais nous pouvons essayer de nous comprendre, essayer d’identifier les racines et la nature de nos divergences et admettre que, chacun à notre manière, dans le cadre de notre expérience et de notre sensibilité propres, nous ayons raison, ou tout au moins une part de raison. Cela nous impose d’admettre que nous ne sommes pas le centre du monde ni les seuls à avoir souffert, qu’il y aura toujours plusieurs mémoires de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs Histoires de l’Europe, plusieurs passés, plusieurs vérités, et que coexister, notamment à l’intérieur de l’Union européenne, ce n’est pas tenter de forcer l’autre à nous ressembler ni se désespérer de ce qu’il ne nous ressemble pas, c’est l’admettre, aussi différent soit-il, pour tenter de bâtir ensemble un avenir commun, car si nous ne partageons pas la même mémoire, nous vivons bien tous sur la même planète. Je crains que la tâche ne soit aussi difficile en France qu’en Estonie, et pourtant c’est la seule qui puisse porter ses fruits.

L'érection, dans le cimetière d'un bourg estonien, d'une stèle en l'honneur des "combattants pour la liberté" durant la Seconde Guerre mondiale a provoqué un scandale en Occident, car le soldat était représenté en uniforme de la Wehrmacht. Soucieux de respectabilité, le gouvernement a fait retirer la stèle, mais cette décision a provoqué des manifestations de protestation.

En 2000, on a découvert que loin d'être morte sous la torture en 1943 comme le prétendait son hagiographie officielle, elle était passée aux Allemands, leur avait livré ses camarades et est morte dans son lit en Allemagne en 1978. Mais à cette date sa réputation était déjà faite.

Voyez par exemple le roman Uranus, de Marcel Aymé, paru dès 1948.

C'est le titre d'un livre de Henri Amouroux, paru en 1982.

La mémoire vive : le crime contre l'humanité, 1989.

Le texte français est paru dans le livre de Stéphane Courtois : Du passé faisons table rase ! Histoire et mémoire du communisme en Europe, Paris 2002.

Poussée à l'extrême, cette habitude aboutit (notamment dans les médias) à des bizarreries linguistiques, comme celle qui consiste à qualifier de " personne d'origine musulmane " un musulman pratiquant, comme si une identité religieuse ou ethnique ne pouvait être qu'une scorie provisoire du passé.

Extrait de l'émission Eesti lugu du 4 septembre 2004, sur Vikerraadio.

J'écris bien : 1941, et pas 1940 car au temps du pacte germano-soviétique le parti communiste français se proclamait l'allié des Allemands -- mais cette brève période est complètement oubliée ; du reste, déjà à l'époque certains militants étaient en désaccord avec leurs dirigeants sur ce point.

Paul Éluard : Liberté, dans Poésie et vérité (1941).

Louis Aragon : Strophes pour se souvenir, poème écrit en 1955, mis en musique par Léo Ferré sous le titre : L'affiche rouge. Ce poème fait allusion à des membres de la M.O.I., l'organisation de la Résistance communiste pour les ouvriers immigrés, fusillés par les Allemands en 1944 ; la formule en majuscules est celle qui figure (en majuscules également) sur les monuments aux morts de la première guerre mondiale.

Version abrégée, telle qu'elle a été citée dans les médias, d'une formule qui se trouve p. 19 de l'édition originale.

Published 3 July 2006
Original in French
First published by Vikerkaar 4-5/2006

Contributed by Vikerkaar © Jean-Pierre Minaudier/Vikerkaar Eurozine

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