L'Europe est un archipel

De Rotterdam à Moscou, de Majorque à Kiev, une nouvelle Europese dessine, une nouvelle unité se construit, loin des centres de décision institutionnels. L’historien allemand Karl Schlögel est allé à sa rencontre et en a tiré un livre, Marjampole, encore inédit en français. Extraits.

Rotterdam, Europort, bouche de l’Europe. L’Europe a ses capitales imaginaires et ses vraies capitales. C’est dans les premières que se déroulent la mise en scène du pouvoir, les rituels d’auto promotion. Les vraies capitales vivent de l’activité économique et non de la pompe de l’Etat. Rotterdam est une capitale européenne qui fait vivre tout le monde, même si personne ne le remarque. A Rotterdam, l’Europe se tourne vers les océans et le monde. C’est par le delta Escaut-Rhin-Meuse que le plus grand fleuve d’Europe occidentale se jette dans la mer. C’est par ce delta que le monde prend contact avec l’Europe. Toutes les grandes artères européennes conduisent à Rotterdam, et les routes qui en partent mènent à toute l’Europe, surtout en remontant le Rhin : la Ruhr, Cologne, Francfort, Strasbourg, Bâle, Lyon, Marseille, Barcelone, Milan. Rotterdam est le terminus de la “banane bleue”, cette zone extrêmement dynamique et performante devenue l’un des grands axes européens. La meilleure façon de se familiariser avec cette capitale de l’Europe qu’est Rotterdam est de visiter son port en bateau et de glisser entre les milliers et les milliers de conteneurs empilés comme au milieu de villes en mouvement perpétuel.

Les bateaux portent encore des noms du passé, qui évoquent la vieille Europe coloniale, Batavia, Sumatra et autres contrées lointaines. Pour avoir une idée de ce qui converge ici, il faut lire les inscriptions sur les conteneurs, observer les pavillons sur les navires et les tankers, relever le nom des compagnies maritimes et des transporteurs.

Rotterdam est la ville du grand Erasme, mais surtout l’endroit où l’Europe s’imagine, où l’Europe se fait, jour après jour, heure par heure. Si le mouvement de Rotterdam venait à s’arrêter, si la bouche et l’embouchure de l’Europe se fermait ne serait-ce qu’un instant, le continent entier se tordrait de convulsions, le trafic autoroutier serait paralysé, les panneaux lumineux des salles de marché s’affoleraient. Rotterdam donne le tempo de l’Europe. L’Europe dépend de Rotterdam, où tout commence. Et Rotterdam est une ville nouvelle. Réduite en cendres par les attaques aériennes allemandes, chantiers navals et docks compris, la ville est de construction récente, comme l’Europe après 1945.

Heathrow : mouvements circulaires dans le ciel de Londres. Aucun endroit d’Europe n’est plus proche du monde que Londres. On a presque toujours une demi-heure pour y réfléchir lorsque l’avion, en approche de Londres-Heathrow, doit se mettre en circuit d’attente. L’appareil décrit une spirale descendante, de concert avec les autres avions qui attendent eux aussi l’autorisation d’atterrir. On a le temps d’étudier la physionomie de la ville quand on passe et repasse au-dessus des mêmes endroits : Greenwich, Canary Wharf, Tower Bridge, le Parlement, Hyde Park, le château de Windsor. Puis l’avion vire au nord, à l’est, et c’est reparti pour un tour. Avec ses terminaux d’aéroport, Londres tend ses bras au monde, cherche à mettre de l’ordre dans le chaos des mouvements, à le canaliser, à l’organiser. Quelle fourmilière en mouvement perpétuel ! De quelle patience font preuve tous ces voyageurs chevronnés ! Et de quelle expertise, de quel calme lorsqu’ils empruntent les galeries, les ascenseurs, les méandres, les escaliers montants, les escaliers descendants. Un relais, une charnière du trafic mondial. Une porte sur le monde qui, avec tous ses labyrinthes, se situerait plutôt sous la surface de la Terre qu’au-dessus. L’Europe et le monde. Voici la marche à suivre : enregistrement, contrôle des passeports, sécurité, le geste éprouvé, le sourire, la routine. Un cosmopolitisme acquis et pratiqué jusqu’à devenir une seconde nature. Dans les mouvements de spirale descendante de l’appareil dans le ciel de Londres, on peut sentir quelque chose de l’attraction de l’Europe, de l’attraction du monde extérieur. Ces mouvements spiralés dans le ciel de Londres relient l’Europe au monde. L’embouteillage, la puissance, l’affluence.

Les bains de l’hôtel Gellért, à Budapest. On nage toujours aux bains Gellért. Lorsque l’on “sort” dans la véranda, on a devant soi les collines de Buda et derrière soi la ville. On profite des sources chaudes tout en étant au c¦ur d’une métropole. Hiver comme été, la clientèle se compose de personnes âgées. Les jeunes préfèrent les salles de sport et les clubs de gym. Les nageurs des bains Gellért viennent d’Autriche, d’Allemagne, des Pays-Bas, d’Italie. Ils ont été les gagnants de l’unification européenne avant même l’élargissement de l’UE et continuent de l’être, du moins aussi longtemps que la luxueuse rénovation de l’établissement n’est pas achevée. Les clients aisés qui affluent en car dans la ville emplissent ce décor mi-féodal, mi-grand-bourgeois. L’Europe des retraités a ses repaires : les bains Gellért, les complexes hôteliers des Baléares, les hauts lieux de séjour hivernal sur la Riviera turque. Mais cette remise en valeur, qui tire dans un premier temps profit de la présence des retraités, mettra bientôt un terme à leurs séjours – si ce n’est déjà fait. Ces lieux luxueux de convivialité pour personnes âgées, originaires de l’Ouest pour la plupart, méritent attention. En Europe, cela fait une différence selon qu’on est vieux ou senior.

Kiev : glissement géographique. Aux marges de l’Europe surgissent soudain des coupoles dorées. L’Europe est toujours en devenir, inachevée. Du centre, il n’est guère possible d’avoir une idée précise de ce qui se passe à la périphérie. Nous ne savons même pas où se situe la frontière. La frontière est là où commence le désintérêt de tous. Et puis, tout d’un coup, toute la carte se trouve chamboulée, du jour au lendemain. Comme lors d’un tremblement de terre ou d’un mouvement tectonique, le sol se soulève et quelque chose émerge des flots. D’abord, ce sont des informations à la télévision sur des irrégularités lors d’une élection dans un pays lointain, puis on fait allusion à des conflits, des troubles. La foule se rassemble tous les jours, toutes les nuits, sur la grand-place de la ville, une place monumentale, circulaire, qui n’a pu voir le jour que dans une ville dont le centre a été complètement détruit par une longue guerre. La foule est de bonne humeur, les yeux brillent, l’assemblée, vêtue en orange, fait preuve d’ingéniosité pour assiéger l’ancien pouvoir corrompu ; elle lutte contre la nuit glaciale en allumant des feux de camp. Toute la ville apporte du thé, des boissons chaudes, des sandwichs. Derrière les images des manifestants surgissent les coupoles dorées de la cathédrale Sainte-Sophie et du monastère des Grottes. Puis l’intérieur des terres s’offre au regard, bien au-delà du Dniepr. La “ville des villes” est à nouveau là, à l’endroit même où passait voilà plus de mille ans “la route des Varègues aux Grecs” [du Dniepr à la mer Noire]. Kiev a retrouvé sa place sur la carte de l’Europe.

L’Europe à la plage. Elle court de Rimini à Bari. Ses hauts lieux se situent sur la Costa Brava ou en Algarve. Elle s’étend au-delà de Rhodes et de la Crète. Elle a des ramifications à Eilat et Charm El-Cheikh, et jusqu’en Martinique. La côte sud de la Turquie appartient depuis longtemps déjà à l’Europe. Les stations balnéaires sont reliées aux grandes villes et presque aussi faciles d’accès que des banlieues. De Manchester à Alicante, de Düsseldorf à Adana, de Berlin à Majorque, de Moscou à Dubaï, de Vienne à Benghazi, de Varsovie aux îles Canaries. Les vacanciers qui s’y rendent ne découvrent pas de nouveaux mondes, ils se construisent le leur. Ils ne se rassemblent pas, mais s’installent chacun de leur côté sur le sable ou disparaissent dans les discothèques. L’Europe suit le rythme des vacances d’été, son activité diminue pendant quelques semaines. L’Europe suit les mêmes procédures : enregistrement, installation dans des conteneurs volants, arrivée dans un climat méridional, hébergement dans un hôtel abordable, journée à la plage, admiration du coucher de soleil, préparatifs de départ, rituel immuable des adieux aux vacances.

Low-cost. EasyJet, Ryanair. L’Europe n’est qu’un nom. L’aventure à laquelle nous invitent EasyJet, Ryanair et toutes les autres compagnies aériennes à bas coût est réelle. Ryanair a catapulté l’Irlande de la périphérie au c¦ur de l’Europe, ou presque. Stansted [à Londres] sert désormais d’aéroport de transit entre Berlin et Le Cap. Les diminutifs destinés à séduire les passagers – “petite Cracovie”, “petite Bâle”, “petite Bratislava” – ont un accent de vérité, au-delà de leur côté désagréablement flatteur. L’Europe se fait proche, presque intime. Elle ne veut pas attendre que les voies de chemin de fer du XIXe siècle – malmenées par les va-et-vient des armées, des fronts, des chars, des troupes et des exodes du XXe siècle – soient mises aux normes du XXIe siècle. Avec EasyJet, il ne faut pas dix heures, mais une et demie pour aller de Berlin à Cracovie, et ce pour le même prix qu’en train. Cela change beaucoup de choses. On assiste à l’émergence d’une nouvelle catégorie d’individus : des gens qui vivent à Mayence et travaillent à Turin ; des écrivains qui quittent leur domicile irlandais pour faire des lectures en Allemagne ; des touristes de shopping, qui débarquent à minuit à Berlin en provenance de Moscou, passent la journée chez KaDeWe [le plus grand des grands magasins d’Europe], repartent par le vol de nuit et sont chez eux le lendemain – grace à des navettes à peine plus coûteuses qu’un ticket de RER pour l’autre bout de la ville.

On voit surgir une nouvelle sonorité, une nouvelle langue

Sécurité. La porte que nous avions l’habitude de franchir est double à présent. Il y a la porte classique, physique, et le portique électronique. L’espace public est armé. Des caméras pivotent automatiquement sur leur support. Elles balaient l’espace vide, plongé dans la lumière, traversé de temps en temps par des êtres humains. Les portes sont surveillées. Dans les halls, des contrôleurs ont pris position, discrets mais bien présents, et vérifient visages, sacs et passeports. Aucun mouvement qui ne soit scruté. Le contrôle de sécurité est devenu routinier. Nous nous sommes habitués à montrer nos passeports, à regarder l’appareil photo, à ouvrir le sac et le porte-documents. Partout où la sécurité est présente se trouve quelque chose d’important. Les dispositifs de sécurité sont des monuments érigés à l’importance. L’existence de zones dépourvues de sécurité indique que la couverture n’est pas complète. La sécurité franchit les frontières, c’est même l’un des premiers indicateurs du rythme auquel l’Europe s’unifie.

Kanaksprak. Dans la zone d’interférence des grandes villes, où les flux d’immigrés longent les quartiers résidentiels des populations auto chtones, on voit surgir une nouvelle sonorité, une nouvelle langue, une nouvelle gestuelle. Ces nouvelles langues sont cool, euphémiques, se démarquent de la langue commune tout en étant aussi internationales que MTV, dont elles empruntent les codes : kanaksprak [allemand mêlé d’expressions turques] en Allemagne, suédo-kurde à Stockholm, arabe maghrébin dans les banlieues françaises. Partout en Europe, il y a des sources de nouveaux dialectes, des laboratoires de langues et de parlers nouveaux.

Lingua franca. La lingua franca, celle qui assure la cohésion de tout, c’est l’anglais. Un anglais minimal, misérablement réduit à sa plus simple expression, mais indispensable. C’est en anglais que des voisins qui ne maîtrisent pas la langue de l’autre échangent l’essentiel. La troisième langue les aide à communiquer lorsqu’ils n’ont rien à se dire. En un sens, elle prend la place du yiddish, qui a été éradiqué ; de l’allemand, qui a été discrédité par les tenants de la race supérieure et a été de ce fait retiré de la circulation ; du russe, qui, malgré Pouchkine et Tolstoï, était après tout la langue de l’occupant. L’anglais a pris la place du latin, qui assurait la cohésion de l’Europe au début de l’ère moderne. Chaque jour, chaque heure, chaque minute qui passe accroît son expansion : CNN, The Moscow Times, The Baltic Times, The Prague Post ; les réceptions d’hôtel, les annonces dans les aéroports, les consignes de sécurité dans les avions, l’écran des distributeurs de billets. L’univers parle anglais, l’univers européen aussi.

Euralille. La ville nouvelle reliée au tunnel. Le tunnel sous la Manche a fait de Londres et de Paris des voisines, et d’Euralille une nouvelle desserte et destination. La nouvelle gare Lille-Europe a été conçue par Rem Koolhaas. Autour d’elle, une nouvelle ville est sortie de terre. L’Europe a toujours été ainsi. Chaque fois qu’un nouveau pont a été construit sur un fleuve, qu’un nouveau col a été ouvert, qu’un nouveau caravansérail a été établi, chaque fois de nouvelles villes sont nées. D’autres tombent en ruines, s’effacent de la carte. Les nouvelles villes européennes d’après 1989 sont Narva, à la frontière russo-estonienne, Kalvarija, à la frontière lituano-polonaise, Roussé, sur le Danube, entre la Roumanie et la Bulgarie, Rostov-sur-le-Don, à la nouvelle frontière sud de la Russie, et les villes de conteneurs à la frontière russo-finlandaise.

Anthropologie de Bruxelles. Bruxelles est un nom, mais aussi un lieu. Bruxelles existe bel et bien. C’est l’une des capitales de la nouvelle Europe. Elle est devenue la ville d’adoption de milliers d’Européens. Quiconque y a vécu et travaillé en revient changé. Il porte un regard différent sur le monde, un monde qui lui semble avoir rétréci. Il cultive un bilinguisme, voire un trilinguisme, quand d’autres en restent à leur langue maternelle. Il comprend les procédures qu’il faut avoir assimilées pour rassembler plus de vingt-cinq Etats. Connaissance des procédures ; connaissance des canaux par lesquels il faut passer pour mettre les choses en route. Bruxelles est, paraît-il, magique à certains égards. C’est la ville de Victor Horta, du célèbre palais de justice et de tant d’autres choses. Mais pour comprendre l’Europe qui s’étend, on a surtout besoin d’une étude de terrain, d’une anthropologie de Bruxelles, fruit de l’observation participante et d’une analyse distanciée. Bruxelles est une Europe en miniature. On a hâte de savoir ce qu’elle a à révéler.

Saint-Pétersbourg/Baden-Baden. L’Europe des festivals. Baden-Baden a un nouveau palais des Festivals. Qui doit servir pour être amorti. Baden-Baden est devenu une ville de festivals dont la zone de rayonnement va de Zurich à Luxembourg, de Nancy à Francfort, de Stuttgart à Bâle. Les musiciens de Saint-Pétersbourg, sous la direction du chef d’orchestre vedette Valeri Guerguiev, sont des habitués de Baden-Baden, où ils sont très appréciés. Guerguiev a donné un nouveau rythme et un nouvel éclat à Saint-Pétersbourg, et l’a sorti de son provincialisme. Il a raccordé la ville au circuit des festivals internationaux, au sein duquel officient les chefs d’orchestre les plus célèbres. Les Russes à Salzbourg, à Covent Garden, à Berlin. Et vice versa. Pierre Boulez à Moscou, Riccardo Muti à Saint-Pétersbourg. L’européanisation des festivals est totale. L’Europe est de nouveau là où elle était dans les années 1900 : Richard Strauss à Saint-Pétersbourg, Gustav Mahler à Budapest et Serge Diaghilev à Paris.

Planète Moscou. Moscou coupe toujours le souffle, y compris à ceux qui s’y rendent régulièrement. Elle est devenue impossible à suivre. Tous les six mois, de nouvelles tours se dressent dans le ciel. Les voitures déferlent comme un flot de lave dans des rues jadis surdimensionnées, mais qui peinent aujourd’hui à contenir le trafic. Les grands immeubles de Staline ont de la concurrence, mais la nuit, quand ils sont illuminés, ils étincellent comme le Caesars Palace sur le Strip de Las Vegas. Personne ne s’étonne qu’on y construise la tour Russie, qui sera le plus haut gratte-ciel d’Europe. Seule la frénésie de démolition, l’orgie destructrice peut égaler le boom de la construction.

Des icônes de l’histoire architecturale moscovite sont tombées : le manège du jardin d’Alexandre, le grand magasin art nouveau Voïentorg, l’hôtel Moskva dessiné par Chtchoussev dans les années 1930. On ne sait pas comment des rues entières, des quartiers entiers ont pu être rénovés, illuminés en si peu de temps. Ce n’est pourtant pas une illusion, c’est un fait. On ne s’explique pas non plus les myriades de limousines de luxe dans les rues. Et pourtant, elles sont là, et ce n’est pas à des fins publicitaires. Moscou, cette vieille ville gris-jaune, a pris des couleurs éblouissantes. Autrefois connue pour les heures d’attente dans les queues, elle est passée à un rythme ultrarapide. Elle est aussi chère que Londres ou Tokyo, et l’on se demande ici comme là-bas comment il est possible de vivre et de survivre. Douze millions d’habitants y parviennent pourtant, sans qu’il y ait eu pour l’instant de troubles majeurs. Moscou a synchronisé sans peine les différents fuseaux horaires qui se télescopent dans la ville : l’heure de la province, qui s’insinue dans la ville par les trains et les travailleurs migrants, et l’heure de la mondialisation, celle de CNN et des cartes de crédit. Mais, après tout, Moscou est plus proche de Londres que de Kostroma ou de Toula. Et puis, il y a bien sûr l’heure de Moscou, en avance de deux heures par rapport à celle d’Europe centrale, et de trois par rapport au temps universel. Il n’y a aucun décalage horaire entre Moscou et Berlin ou Paris, juste plus de frénésie. Moscou est une planète qui a décollé en laissant le reste de la Russie derrière elle.

Nouveaux monuments. La nouvelle Europe a-t-elle produit des bâtiments qui soient devenus ou puissent devenir des symboles, des icônes d’un nouveau départ, de la fin heureuse d’un siècle globalement catastrophique ? Aucun exemple ne me vient à l’esprit. Les édifices du millénaire relevaient surtout du caprice et de la fantaisie. Il y a le musée Guggenheim de Frank Gehry à Bilbao, la Bibliothèque nationale et l’Institut du monde arabe à Paris, un stade olympique à Athènes et un Parlement à Strasbourg – mais on ne peut pas vraiment dire qu’ils aient marqué un tournant, une fin ou un commencement. En revanche, les contours des villes ont changé : l’horizon toujours plus vertical de Francfort et de Londres, les tours du centre-ville de Varsovie, qui entourent et tiennent en respect le Palais de la culture et de la science de Staline, les nouveaux immeubles de Vilnius et de Riga, les pointes et les tours de la Potsdamer Platz, à Berlin. Et puis il y a les reconstructions et les nouvelles constructions : l’imposante coupole de la cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou, qui a repoussé la ligne d’horizon ; la Frauenkirche de Dresde ; le Gresham Palace de Budapest, qui brille d’un nouvel éclat sur la place Roosevelt ; la Bibliothèque nationale de Sarajevo, nouvellement restaurée. Mais un édifice de l’envergure de celui qui a marqué le début du XXe siècle – la tour érigée par Gustave Eiffel pour l’Exposition universelle de Paris de 1889 – l’Europe, cent ans plus tard, n’en a pas à proposer.

Carte météorologique. Les journaux et la télé vision proposent des bulletins météo détaillés, avec températures, direction du vent et taux d’humidité dans les principales villes d’Europe et de l’étranger. Naples, Istanbul, Kiev, Glasgow, Helsinki. Seul un public qui se trouve ici un jour et là le lendemain a besoin de ces informations. A l’époque de la guerre froide, quand l’Europe était encore divisée, elle n’était représentée dans son intégralité que sur la carte météo. Aujourd’hui, la carte météorologique représente une Europe accessible, une Europe à notre portée.

Berlin, parc de loisirs de l’Europe. Quelque part, Berlin ne suit pas les perspectives d’avenir que lui avaient tracé les responsables de la ville : plaque tournante de l’Europe, interface de l’unification, c¦ur de l’Europe. Berlin suit sa propre voie. A bien des égards, elle est en train de devenir le parc de loisirs privilégié de l’Europe. Berlin est vaste. Les rues y sont larges. Elles offrent toute la place voulue. Il n’est jamais difficile de s’y garer. On peut s’y déplacer sans appréhension. L’horizon n’est pas bouché, car la hauteur des constructions est réglementée. On y trouve de tout en quantité suffisante : des rues, des parcs, des lacs, des surfaces habitables, des trottoirs, des bars, des terrasses de café, de l’espace entre les maisons. On y compte trois opéras, trois orchestres symphoniques de premier plan, plusieurs grands théâtres, des musées en abondance. L’air y est plus sain depuis que la ville s’est désindustrialisée.

Berlin est toujours affairé à combler les espaces vides produits par un régime, une guerre et une longue division. C’est pourquoi on trouve au c¦ur de la ville, qui est aussi une capitale, des choses qu’on ne peut pas s’offrir ailleurs. Une plage de sable en été au c¦ur du quartier des ministères, des parcs et des terrains vagues qui ailleurs seraient envahis de voitures, des terrains de golf à l’endroit même où se croisaient autrefois trois lignes de métro. Berlin a de tout : des lacs accessibles aisément en vingt minutes, des salles de concert auxquelles on peut se rendre à vélo. Berlin est l’une des rares métropoles qui puisse se payer le luxe de transformer son centre-ville en terrain de jeu à la belle saison. Pas un week-end où la ville ne soit fermée à la circulation pour les loisirs : carnaval des cultures, Love Parade, Gay Pride, marathon, défilé de mode sur le Kurfürstendamm, cinéma en plein air sur l’île aux Musées, feu d’artifice sur la Pariser Platz.

Tout est dans le centre, là où se déroulent d’habitude les visites officielles. En plus, Berlin est vraiment donnée par rapport à d’autres villes comme Londres ou Moscou. Les compagnies low-cost l’ont compris depuis longtemps. Ceux qui ne se satisferont pas de l’immensité berlinoise peuvent toujours s’évader dans la campagne brandebourgeoise, et se retrouver en une demi-heure dans un paysage vierge de présence humaine. Même la mer se trouve à deux pas. Usedom est la “salle de bains” de Berlin. En été, Ahlbeck, Kühlungsborn [en Allemagne], Swinoujscie et Miedzyzdroje [en Pologne] deviennent ses banlieues. Berlin est faite pour les jeunes qui ne supportent plus les villes de province, mais aussi pour les personnes âgées, les seniors, les diplomates à la retraite, qui veulent être aussi près de l’opéra, de leur groupe de réflexion politique, de leur fondation que des terrasses en bord de lac. On ne s’ennuie jamais à Berlin. La ville est en passe de devenir le parc à thème du XXe siècle, avec ses tunnels ensevelis, ses voies ferrées désaffectées, sa topographie de la terreur, ses lieux d’épouvante, réels ou mis en scène.

Ambulances. Moscou, Istanbul, Madrid. Sur la carte de l’Europe apparaissent de nouveaux symboles. La guerre revient dans les villes. Explosions, flammes, ondes de choc. Tireurs d’élite et artificiers postés à proximité. Les quartiers où cela s’est passé sont bouclés. Les ambulances et les camions de pompiers foncent sur place, gyro phares allumés, sirènes hurlantes. Les vitres de toute la rue ont volé en éclats. La chaussée est tapissée de morceaux de verre. A côté d’un porte-documents, une main arrachée. Des passants fuient, la tête ensanglantée. D’autres sont em menés. Sur l’asphalte, des morts. Lumière des pro¬jecteurs. Images prises de l’hélicoptère. Voitures déchiquetées, wagons calcinés dans un tunnel de métro éclairé. Images de la caméra de surveillance du quai. Ces lieux s’appellent Atocha à Madrid, théâtre de la Doubrovka à Moscou, consulat britannique à Istanbul, école n° 1 à Beslan. Une nouvelle carte de l’Europe se dessine ainsi.

Anniversaires. Synchronisation. L’Europe vieillit. Elle vieillit ensemble. L’Europe divisée fêtait ses anniversaires séparément, celle d’après 1989 les fête ensemble. Les dates anniversaires sont : la libération d’Auschwitz, la mort de Sta line, le soulèvement en RDA, l’insurrection de Varsovie, le débarquement allié à Omaha Beach, le début de la guerre, la fin de la guerre. Plus agréa bles, les commémorations des grands Européens : Mozart, Erasme, Dvorak, Gombrowicz.

Peregrinatio academica. Il y a trente ans, partir étudier un an à l’étranger était encore l’exception, le résultat des efforts appuyés d’un étudiant particulièrement cosmopolite et énergique. Avec le programme d’échange baptisé Erasmus, c’est devenu naturel. Imperceptiblement, sans tambour ni trompette, nous renouons avec la tradition des pérégrinations universitaires qui existait avant l’avènement des Etats nations. Salamanque, Bologne, Heidelberg, Cracovie, Tartu ne sont pas des réminiscences historiques ou des invitations à l’aventure, mais de simples étapes dans un parcours universitaire.

Piazza Garibaldi, gare Napoli Centrale, Kiev. La place Garibaldi, la plus fréquentée de Naples, devant la gare centrale, est aussi le point de départ des cars à destination de l’étranger. Depuis le c¦ur de Naples, on peut ainsi gagner directement Przemysl, Katowice, Lublin et les Etats baltes. Une ligne de cars directe dessert Kiev quotidiennement via Jytomyr, et une liaison aérienne relie quotidiennement Naples à Lviv. Il suffit de se promener le soir dans Naples pour constater à quel point l’Ukraine est proche, surtout l’Ouest – la Galicie, donc. On entend parler ukrainien dans les petites rues autour de la via dei Tribunali, on se fait inviter à un service religieux uniate devant un porche d’église. On peut observer la même chose dans la plupart des grandes villes d’Europe occidentale. Ainsi, le soir, à la gare routière de Hambourg ou à la Tour radio de Berlin, des dizaines de cars sont prêts à partir. La grande migration bat son plein, et personne ne l’arrêtera, ni ne la fera reculer. Il y a bien longtemps que l’Europe est un continent de la mobilité et des migrations.

Published 5 November 2008
Original in German
Translated by Courrier international
First published by The Europe beyond Europe. Outer borders, inner limits (Osteuropa Special issue 2007) (English version); Courrier international 934, 25 September 2008 (French version)

© Karl Schlögel / Courrier international / Osteuropa / Eurozine

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