Le Meccano imaginaire de Chris Marker

On pourrait appliquer à Chris Marker ce qu’il écrivait en 2006 en hommage à son fidèle compagnon de route et ingénieur du son, Antoine Bonfanti : « Passer de ce bricolage inspiré à l’absolue maîtrise, ce n’est pas seulement l’histoire d’un perfectionnement professionnel. C’est aussi celle d’une réflexion politique, d’une réflexion morale et d’une réflexion sur la nature même du son1. » Marker s’appliquait à lui-même cette triple ambition, ne dissociant le politique ni de la morale ni de l’art. Pour lui, dans Le fond de l’air est rouge, en 1977, ceux qui font du cinéma sont des « témoins et des militants ». Cette vision n’étonne pas puisqu’elle émane de quelqu’un qui s’est investi dans différentes luttes, de la Résistance à la décolonisation au début des années 1960, quelques années plus tard dans les groupuscules qui ont fait de l’agit-prop avec les ciné-tracts anonymes ou encore au moment de la guerre en Yougoslavie quand il filme en plans fixes un jeune Casque bleu2.

Chris Marker in his studio on rue Courat, Paris, May 2000. Photograph by J.-F. Dars.

La modestie du dispositif

Le cinéma militant fonctionnait sans argent : faire appel au « bricolage » était une nécessité et non une posture intellectuelle. Cela étant, Marker a travaillé cette méthode tout au long de sa filmographie, y compris dans des films sans implication politique explicite, sans théoriser cette pratique, tout au plus en s’autorisant des comparaisons ludiques. Lors d’un entretien republié à la sortie de Level Five3, il évoque son « Meccano imaginaire » : « Le film est un tout, j’avance dedans par intuition, les éléments se combinent comme les pièces de mon Meccano imaginaire. Je ne me demande jamais si, pourquoi, comment. » Il cherche par tâtonnements plus que par rationalisation. D’où les passages fréquents d’une technique à l’autre : 3D, animation à partir de logiciels peu élaborés en 1990 pour la Théorie des ensembles, collage, dessin, écriture critique, romanesque, installation, Internet pour Level Five où il mélange 16 mm et vidéo, mur d’écrans, ordinateur, photographie, super 8, super 16, télévision, vidéo, site Internet… Marker touche à tout, sans préjugés. En 1962, pour le Joli Mai, il utilise un magnéto portatif qui avait servi pour Chronique d’un été (1961) de Rouch et Morin et curieusement, le cinéaste engagé se trouve ainsi en phase avec la Nouvelle Vague naissante qui, pour dégagée de souci politique qu’elle soit, profite elle aussi de la légèreté des nouveaux matériels son et image pour descendre filmer dans la rue. Plus tard, il tourne Immemory avec un logiciel prévu pour que les enfants du primaire s’habituent aux CD-Rom. Enfin, dans le xxie siècle commençant, alors que le monde du cinéma ignore superbement ce qui se passe sur Internet, il s’invente une autre vie, virtuelle celle-là, dans le monde en 3D du jeu vidéo Second Life. À près de 90 ans.

Quand Jean-François Dars et Anne Papillault, qui ont collaboré avec Marker en particulier autour des ciné-tracts au milieu des années 1960, décrivent la façon dont ces très courts métrages ont été « fabriqués », ils évoquent « Chris » préparant des tas de photos qu’il mettait à disposition de tous, cinéastes amateurs ou réalisateurs reconnus comme lui. Chacun se servait pour faire un film de deux ou trois minutes, souvent muet. Certaines images reviennent parfois jusqu’à devenir emblématiques, en particulier celle d’un Crs doublement protégé par un casque et des lunettes qui font de lui un cerbère terrifiant. Ces films destinés à l’agit-prop consistaient en un montage de photos fixes, noir et blanc, filmées puis séparées par des cartons ou des fondus au noir, sur lesquelles la caméra zoomait parfois pour attirer l’attention sur un détail ; le travail sur la graphie était recherché, la décomposition des mots, disposés presque en calligramme, les transformant en images, comme chez Godard aussi dans les années 1960. On reconnaît là non seulement des pratiques de cinéma militant mais aussi le dispositif de la Jetée.

Cette exploration de différentes techniques ne correspond pas à une technophilie fascinée mais plutôt à la recherche de l’outil adéquat. Comment raconter une histoire ? La donner à voir ? La réponse de Marker ne s’appuie pas sur de gros budgets, ce qui entre dans le fonctionnement de son Meccano. On trouve d’ailleurs des échos à cette austérité dans la pauvreté du matériel utilisé pour les expériences de torture dans la Jetée, un film de science-fiction de 1962 censé se dérouler pendant la Troisième Guerre mondiale : un masque sur les yeux, des fils électriques et la fiction prend corps. De même, on est frappé de l’économie de moyens qui marque son film A.K. sur le tournage de Ran (1985). Le super 16 et l’équipe minimale ne cherchent pas à entrer en compétition avec la grosse machine mise à disposition de la superproduction japonaise : Marker s’attache surtout à montrer le travail de Kurosawa, que, comme dans les films de sabre, il appelle « Senseï », le maître, s’attachant à le filmer longuement pour guetter ses réactions, donner à comprendre sa méthode de travail. La démarche est d’autant plus fascinante que Kurosawa travaille à l’exact inverse de Marker : minutieusement, le cinéaste japonais cherche à maîtriser le moindre détail, à plier le réel à sa fiction comme le fait le cinéma classique, qu’il soit hollywoodien ou nippon.

Parfois, Marker s’attarde sur un point qui lui est sensible : on sait qu’il a souvent cosigné ses films avec son ingénieur du son, Antoine Bonfanti, ou son chef opérateur, Pierre Lhomme, renonçant ainsi à la prévalence que le cinéma « auteuriste » de son époque donnait au réalisateur. Dans A.K., il insiste sur le côté collectif du travail autour de Senseï : même si Kurosawa reste le maître incontesté, l’équipe fonctionne sur le collectif et Marker prend visiblement plaisir à filmer le premier assistant, le bras droit du cinéaste, dispersant du ciment sur le sol pour faire de la poussière, aux côtés des machinos. S’y reconnaît-il ? Il dira de ces « super-techniciens » que « s’ils avaient un double, ce serait un Kagemusha du bricolage ». L’humilité dont il fait preuve sur ce tournage est une caractéristique fondamentale de son travail et elle se manifeste peut-être davantage là que dans l’absence de son nom dans certains génériques, dans les ciné-tracts, militance oblige, mais également dans l’Ambassade (1973).

Le Joli Mai nous donne l’occasion d’apprécier à la fois la modestie du dispositif et ses présupposés esthétiques, moraux et politiques. Pendant un entretien, un homme se confie. Il s’agit de R. A., l’inventeur des stabilisateurs pour voitures légères. Tandis qu’il se livre à un éloge de la volonté, une araignée gracile court sur son veston. L’interviewé ne se rend compte de rien ; à la caméra, Pierre Lhomme zoome sur l’insecte et l’intervieweur se permet une plaisanterie à double sens : quand R. A. affirme que les inventeurs sont un peu dingues, son interlocuteur, qui a perçu le sel de la situation mais ne sait pas si l’opérateur l’a filmé, dit : « Ah oui, comme une araignée au plafond ? » Marker gardera ce moment étrange au montage. Création collective, attention portée aux détails du présent, prise de distance sans acidité avec le discours du libéralisme triomphant… Le moins que l’on puisse dire est que Marker ne participe pas de la croyance en la seule force de la volonté individuelle extraite de son contexte social, mais sa générosité perce dans le choix de la séquence suivante : à bord d’une Renault Gordini, l’équipe embarquée aux côtés de l’inventeur fait l’expérience de l’efficacité des stabilisateurs. Le spectateur aussi. Même dans les courbes du circuit de Montlhéry, le conducteur lâche le volant et la voiture tient la route. Une fois hommage rendu au talent de cet homme, avec un dernier extrait de son discours, Marker place une ultime banderille. R. A. explique que derrière chaque grand homme, il y a une femme qui le soutient, « une deuxième roue ». Dans le cours de ce grand film politique, cette assertion est visiblement laissée à la responsabilité de son locuteur… Les deux réalisateurs du film, Chris Marker et Pierre Lhomme, épinglent une idéologie qui n’est pas la leur sans donner à mépriser celui qui la défend. En suivant la course d’une jolie araignée sur un tissu.

Cette modestie caractérise ceux qui cherchent en restant près du réel, et ces essais esthétiques, techniques, indissociables de la conception des films et d’une vision politique, permettent de comprendre le travail sur la mémoire subjective que Marker pratique par discrétion, comme il l’affirme à propos de Level Five (1997) : « Contrairement à ce que l’on dit, parler à la première personne dans les films est un signe d’humilité. » « Je n’ai que moi à donner », ajoute-t-il : c’est donc à partir de son expérience individuelle que le cinéaste peut espérer rejoindre le « nous », dans une démarche qui unit la retenue classique du xviie siècle français à l’engagement politique. Entre subjectif et collectif.

Dans Lettre de Sibérie (1958), le pronom de la première personne est anaphorique : la voix de commentaire dit d’emblée : « Je vous écris du bout du monde », puis plus loin : « Je vous écris du pays de l’enfance » et enfin : « Je vous écris d’un pays lointain. » Cette figure de rhétorique vient en strict écho d’une démonstration, devenue canonique, de l’influence du commentaire sur la signification de la bande-image : Marker reprend trois fois la même séquence à l’image et l’assortit de commentaires différents. Ce qui est frappant est que la version supposée « objective » n’est pas plus convaincante que le morceau d’idéologie soviétique. D’ailleurs, il le constate en voice over : « L’objectivité n’est pas juste. Elle ne déforme pas la réalité sibérienne mais elle l’arrête, le temps d’un jugement et par là, elle la déforme quand même. […] Pour comprendre la Sibérie, il faudrait des actualités imaginaires. »

Inventer un réel qui n’a pas encore existé est l’une des modalités de construction du Meccano. En même temps qu’il manifeste une attention scrupuleuse au réel, Marker ne cache pas son intérêt pour l’imaginaire : « Pour quelqu’un comme moi qui n’a jamais su créer un objet-cinéma qu’à partir de fragments de la réalité, cette autonomie de l’imagination est impressionnante4. » Cet attrait date d’avant qu’il ait commencé à faire des films. Ainsi, il a écrit des « Actualités imaginaires » pour Esprit, dont certaines à la fois mordantes et très drôles, par exemple quand, en 1947, il imagine la réception du général de Gaulle à l’Académie française, au fauteuil laissé libre par Pétain.

En fait, dans son oeuvre, le réel est un préalable à la création, ce qui est commun aussi bien au documentaire que, différemment certes, à la fiction. Or Marker joue volontiers de l’intrication de ces deux régimes de narration qui, jusqu’à la fin du xxe siècle, étaient supposés s’exclure l’un l’autre : en cela, son cinéma est véritablement novateur. Ainsi, il affronte le tabou qui, dans les années 1970 militantes, exigeait de lever toute confusion possible sur l’origine des images sous peine d’excommunication politico-cinéphilique. L’Ambassade commence par un avertissement : « Un film super 8 trouvé dans une ambassade… ceci n’est pas un film, ce sont des notes prises au jour le jour… » Et le filmage « à la main », faussement amateur, contribue quinze ans avant le Blair Witch Project (1999) d’Eduardo Sánchez et Daniel Myrick à faire croire qu’il s’agit bien, au sens strict, d’un documentaire, construit à partir de found footage (film retrouvé). Seul le dernier plan fait brutalement basculer le « documentaire » dans la science-fiction, lorsque nous constatons que « cette ville que nous avions connue libre », aujourd’hui sous le joug d’une dictature, est Paris. Comme toujours chez Marker, le coup de théâtre est travaillé dans l’épure : un simple panoramique fait apparaître au loin la tour Eiffel.

D’où une dynamique fondamentale : comme Marker ne se refuse aucun support, aucune technique, il ne se prive d’aucun régime de narration, et faire que le « je » parle du « nous » construit aussi le sens.

Le sens du jeu

Lévi-Strauss publie la Pensée sauvage en 1962, année de sortie de ces deux films essentiels que sont la Jetée et le Joli Mai. Il y prône lui aussi une certaine subjectivité quand il affirme que le bricoleur ne « se borne pas à accomplir ou à exécuter, il “parle”, non seulement avec les choses […] mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu’il opère entre des choix limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi5». Et l’on ne s’étonne pas qu’à la fin de sa réflexion, Lévi-Strauss opère le rapprochement attendu avec la démarche de l’artiste, qu’il situe à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée magique.

D’emblée, l’anthropologue présente le bricolage comme fondé sur une double absence, celle d’un projet préalable complètement défini et celle d’une hiérarchisation des matériaux utilisés. Il l’oppose ainsi au projet de l’ingénieur et en fait l’attribut des pensées « sauvages » ou au moins non occidentales. Laissant de côté cette dimension culturelle, on voudrait s’attacher ici à la valorisation, par Lévi-Strauss, d’une pratique dévaluée par ceux pour qui seule la démarche rationnelle organisée est digne d’intérêt. Le bricolage se fait « avec “les moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet en particulier mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures6», ce que plus loin il qualifie de « résidus et débris d’événements ». On pense bien sûr à tout le travail de Marker à partir de ses propres rushes, d’archives, de photographies ou de films trouvés. Ou encore à ses tentatives apparemment naïves avec des logiciels tout juste apparus sur le marché de l’informatique, qui font ressembler sa Théorie des ensembles (1990), un court-métrage didactique sur les mathématiques, à un ouvrage de dames réalisé au point de croix. Si la technique d’animation nous semble rudimentaire aujourd’hui (ou poétique…), Marker y était là encore précurseur.

Dans son exploration du concept de bricolage, Lévi-Strauss décrit aussi une opération qui ressemble curieusement au montage : « la décision [du bricoleur] dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans la fonction vacante si bien que chaque choix entraînera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre qui aurait pu lui être préférée7». On le sait, Marker monte ses films, et cette opération reste essentielle dans son art, aussi importante que la prise de vues : la conception de l’oeuvre s’y cristallise. Parfois, il monte de manière classique, surtout quand il fait oeuvre pédagogique ou de vulgarisation, ou encore quand il coréalise un film. Il en va ainsi pour la Sixième Face du Pentagone8, qui suit la marche du 21 octobre 1967 sur le centre névralgique du pouvoir militaire américain, en mélangeant images fixes et prises de vues in situ : immergée parmi les manifestants, la caméra va jusqu’aux portes du Pentagone, à portée de fusil des soldats qui en défendent l’entrée. Ce film engagé est tout aussi sage que chronologique, ce qui ne nuit aucunement à la démonstration.

L’Héritage de la chouette, suite d’épisodes de vingt-six minutes dont le but affiché est de cerner l’apport de la civilisation grecque au monde d’aujourd’hui, a été diffusé sur FR3 puis Arte en 1990. Dans l’un des épisodes de cette « série » intellectuelle avant l’heure, Nostalgie ou le retour impossible, Marker fait doucement glisser son spectateur de plans extraits de l’Odysseo, film muet de De Liguro (1911), à des images de la Grèce d’aujourd’hui en passant par des entretiens avec divers intellectuels grecs ou européens (Vassilis Vassilikos, George Steiner) et il détruit progressivement ce qui, au début du film, est présenté comme une évidence, la force de l’héritage de la Grèce antique. Certes, les petites filles d’aujourd’hui peuvent s’appeler Perséphone mais, d’une séquence à l’autre, on s’aperçoit qu’invasions et guerres ont métissé cette culture revendiquée comme pure d’apports extérieurs. Pour avancer d’un cran, Chris Marker le monteur insère alors l’incipit du film d’Elia Kazan, America, America (1963) où le narrateur parle à la première personne comme dans un film du même Marker : « Je m’appelle Elia Kazan. Je suis grec par le sang, turc de naissance et américain parce que mon oncle a fait un voyage », puis la voix du cinéaste américain prend le relais dans un entretien filmé en 1989. Nous sommes passés du discours d’experts universitaires à la preuve par un film étayé de la parole de son créateur : en même temps que le film nous fait renoncer au mythe unificateur de la grande civilisation grecque, il nous amène à une conception nuancée par un éclairage nostalgique, marquée par cette souffrance qui atteint les Grecs de la diaspora que la misère et les colonels ont poussés hors de leur patrie. Il est difficile de faire plus classique et plus intelligent comme montage : lorsque le visionnement s’achève, le sens du titre nous apparaît complètement.

Pour autant, comme les cinéastes militants ses contemporains, Marker ne répugne pas au montage d’attractions hérité du cinéma soviétique. De nombreux travaux ont mis en lumière ce type de montage associé au politique9, et l’on peut se contenter ici d’un exemple. Dans le Joli Mai, une ravissante jeune évaporée affirme : « Je pourrais devenir clocharde, c’est quelque chose qui me hante assez. » Chris Marker se contente d’introduire à la suite, en insert, un plan de deux secondes, celui d’une vieille femme dont l’état de délabrement physique fait contraste avec l’insolente beauté de la péronnelle. La juxtaposition des deux plans suffit à décrédibiliser le babil de la jeune bourgeoise.

En fait, au bricoleur, tout est bon… même la stratification qu’offre la structure en CD-Rom qui favorise les errances de l’utilisateur et le hasard délicieux de l’aléatoire. Sauf que les surgissements d’images inopinés pour le spectateur ont été introduits délibérément par Marker, qui pratique là une forme particulière de montage, heureux qu’il est, comme il l’a affirmé, d’échapper à l’« arrogance du récit classique » surtout lorsqu’il s’applique à son thème préféré : « Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait être la narration informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie10. »

Dans son intérêt pour le montage, Marker se fait au besoin l’héritier des pionniers du cinéma, les frères Lumière. En 1993, dans Slon tango, il filme un éléphant (« Slon » en russe) dans le zoo de Ljubljana. En un seul plan, comme les premiers opérateurs qui tournaient le temps de leur chargeur, soit moins d’une minute, il cadre un éléphant qui danse, littéralement, et dit avoir pensé, en même temps qu’il tournait, au Tango de Stravinsky, qu’une fois rentré au studio il place sur la bande-son. Cela étant, Marker casse le modèle Lumière du cadre fixe : il recadre sur la peau lésée de l’animal. L’éléphant rentre dans sa case. Le tango se termine trois ou quatre mesures plus tard, le temps de trois cartons, et Marker a doublé la mise : non seulement un plan unique mais la durée intacte d’une oeuvre musicale. Ainsi, en reprenant une technique des débuts du cinéma, qui réduit le montage à deux coupes, une pour l’entrée et l’autre pour la fin dans un seul plan, cet artiste bricoleur, ou libre si l’on veut, se détache du modèle pour un résultat étonnant : en moins de cinq minutes, il réussit à nous faire rêver sur la grâce d’un éléphant et à nous confronter à la condition des animaux sauvages emprisonnés, dans un plan qui mêle réflexion politique et morale à une réflexion sur la nature même du cinéma, pour paraphraser ses propos cités en introduction.

Marker utilise toutes les facettes du montage, des pratiques du cinéma expérimental à celles des arts plastiques, mais il n’est assignable ni à l’une ni à l’autre catégorie tout comme il ne se contente ni du montage d’attractions, ni du montage linéaire, ni de l’aléatoire virtuel : il semble davantage procéder comme les bâtisseurs de cathédrales qui utilisaient sans état d’âme un matériau de réemploi païen pour construire des églises, proche en cela du Jean-Luc Godard des Histoires du cinéma (1988).

Par ailleurs, il aura travaillé en tant que réalisateur en titre et en tant que collaborateur : il a ainsi aussi bien fait l’image pour Haroun Tazieff dans Volcan interdit (1966) que l’écriture du commentaire de Nuit et brouillard (1955) de Resnais – ce qui aura certainement marqué une étape dans la constitution de son univers. Mais on ne saurait oublier que cet homme engagé pour le collectif, cet artiste qui nous apparaît comme cinéaste, ce qui suppose qu’il soit à la tête d’une équipe, si réduite soit-elle, a beaucoup oeuvré seul : au dessin, devant son ordinateur ou au montage de ses films.

Quand ils évoquent leur collaboration avec lui, Jean-François Dars et Anne Papillault11insistent sur deux notions qui subsument les concepts de bricolage, d’engagement, de morale, de réflexion sur le cinéma. Pour eux, Chris Marker est « joueur » ; et plutôt que de chercher la vérité, ce qui ressortit à l’esprit de sérieux, il s’intéresse au sens des choses. Peut-être, en effet, ce même élan qui intrique paradoxalement sérieux et spontanéité pousse-t-il à rapprocher la notion de bricolage de celle de jeu. D’ailleurs, Lévi-Strauss plaçait l’étymologie au départ de sa réflexion : « Dans son sens ancien, le verbe bricoler s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle12. » En ce sens, on pense plus précisément à l’activité du jeu telle qu’elle est pratiquée par les enfants, avec intensité. Et c’est rendre hommage à un homme que de reconnaître dans ses oeuvres magnifiques une dimension enfantine.

On a beaucoup écrit sur Marker. On a peu dit combien il s’était intéressé aux enfants, combien il les a filmés, photographiés, célébrés. Dans un bidonville, les adultes regardent la télé, les enfants fixent la caméra. Dans E-clip-se (1999), après l’éclipse montrée plein cadre, l’ouverture à l’iris se fait sur une petite fille qui se prélasse sur une statue d’hippopotame. Pendant tout ce court-métrage, Marker filme les adultes qui regardent la lune. Seuls les enfants et le cinéaste ne se tournent pas vers l’événement convenu : auraient-ils une même curiosité du réel, de la vie ?

Il semble bien que le traitement qu’un cinéaste fait de la figure enfantine soit révélateur de son art : seuls les grands artistes ne sombrent pas dans les stéréotypes lorsqu’ils s’attachent à représenter les enfants13. Marker, lui, les observe et surtout, les voit, en tant qu’individus, pas en tant qu’essence idéalisée donc consensuelle. Dans Si j’avais quatre dromadaires (1966), la voix de commentaire (Pierre Vaneck) l’affirme : « Il n’y a pas plus d’enfance unie que de nations unies. Les enfants sont d’abord ce qu’ils mangent et ce qu’on leur apprend. […] Les enfants ne sont pas une patrie. Tout au plus ont-ils une famille, la grande famille des hommes. Mais les Atrides aussi ont une famille. »

« Hommage à Antoine Bonfanti », Images documentaires, no 59-60, 2006.

Voir l’article de François Crémieux dans ce numéro, « Génération Marker », p. 41.

Entretien avec Jean-Michel Frodon, paru en 1997 dans Le Monde.

À propos du court-métrage Colonel Berger, de Louise Train, en 2012.

Claude Lévi-Strauss, la Pensée sauvage [1962], Paris, Pocket, coll. « Agora », 1990, p. 31.

Claude Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, op.cit., p. 35. 

Ibid., p. 33.

Ce film de 1968 a été coréalisé par, entre autres, Antoine Bonfanti, François Reichenbach, Marc Riboud… Il y a fort à parier que le montage en a été assuré par Marker, si ce n’est en totalité, en tout cas en majeure partie.

Entre autres, Catherine Roudé et Tangui Perron à propos de Le fond de l’air est rouge (Vertigo, no 46, automne 2013) ; Arnaud Lambert dans Also Known as Chris Marker, Paris, Le Point du jour, 2013 ; Myriam Villain, « Voyages in [Immémoire] », Éclipses, numéro dirigé par Youri Deschamps et Thierry Cormier, février 2007. 

Programme de l’exposition consacrée à Chris Marker au Palais des beaux-arts de Bruxelles, 1997.

On trouvera trace de l’héritage de Marker dans la série de leurs Histoires courtes : en trois ou quatre minutes, elles donnent la parole à un chercheur qui s’exprime sur une bande-image constituée de photos noir et blanc filmées et montées (http://llx.fr/site/histoires-courtes/). 

C. Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, op. cit., p. 30.

Carole Desbarats, l’Enfant révélateur (à paraître). La thématique de l’enfance rejoint celle de l’innocence pour le plus souvent aimanter les clichés dont les faiseurs peu exigeants et les commerçants se repaissent. Seuls les artistes qui renoncent aux stéréotypes sur nos « chères têtes blondes » arrivent à une représentation complexe, riche et parfois dérangeante des enfants.

Published 29 June 2018
Original in French
First published by Esprit 5/2018 (French version)

© Carole Desbarats / Esprit / Eurozine

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