La guerre in Tchétchénie

La Banderole

Sur le mur du musée Sakharov à Moscou, il y a une banderole qui dit “La guerre en Tchétchénie dure depuis 1994. Ça suffit!” Tout autour, il n’y a personne. Des milliers de voitures passent devant elle chaque jour. Personne ne s’arrête pour objecter ou pour arracher le calicot. Personne ne s’arrête pour manifester son soutien.

En fait, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire dans NZ No. 2-2001, une partie des Russiens s’affirme depuis longtemps être pour la fin des opérations et le commencement de négociations. A peu près six adultes citoyens de la Fédération de Russie sur dix soutiennent actuellement la voie des négociations. Trois seulement restent partisans de poursuivre les actions militaires. Mais la “guerre impopulaire” continue. Et, selon l’opinion de la majorité, elle n’est pas prête de finir bientôt.

La réponse la plus fréquente

Je m’appuierai surtout sur mon expérience d’organisateur de discussions de groupe, au cours desquelles je demandais pourquoi, en Tchétchénie, la guerre continue. La stabilité de la structure des réponses est frappante. D’habitude, le premier à prendre la parole est un homme sérieux et érudit. Il donne une réponse dans l’esprit du temps, c’est-à-dire “géopolitique“: il parle du pétrole, des oléoducs, etc. Mais il apparaît tout de suite que cette interprétation des raisons de la guerre ne satisfait pas les autres participants: de telles questions pourraient être résolues sans guerre. Se trouve ensuite quelqu’un qui lit d’autres journaux et qui est prêt à parler des ressorts secrets: ils blanchissent de l’argent, ils vendent des armes, ils trafiquent de la drogue. Il est prêt à nommer les intéressés: les oligarques qui font fortune à cause de la guerre, les hauts responsables militaires, le gouvernement.

Ces révélations impressionnent tout le monde pendant quelque temps. Mais ensuite il s’avère qu’elles ne suffisent pas pour expliquer un phénomène qui en est venu à occuper une place aussi importante dans notre vie – à en juger par les enquêtes, cette guerre représente le problème numéro 1 pour les Russiens durant plusieurs mois de suite.

C’est alors qu’est prononcée la réponse principale. Elle a presque toujours la même forme: alors, c’est que ça doit servir quelqu’un. Cette formule est acceptée comme l’expression de quelque chose d’important et de secret mais en même temps de généralement accepté. Tout le monde est immédiatement d’accord avec cette conclusion et le débat prend fin. Mes interrogations – qui est ce quelqu’un? à quoi la guerre lui sert-il? – ne donnent d’habitude aucun résultat. Tout est dit.

La popularité et le caractère stéréotypé de cette réponse, ainsi que son opacité hermétique, sont faits pour attirer l’attention du chercheur. En effet, cher lecteur, qui cela sert-il?

Il est clair que l’expression “quelqu’un” fait référence à un sujet beaucoup plus puissant qu’un simple oligarque ou ministre. D’ailleurs, les gens n’essaient jamais d’en nommer. Mon expérience des groupes de discussion montre que les Russiens actuels n’ont pas peur d’accuser quelque personne ou administration que ce soit d’une faute de n’importe quel degré de gravité. C’est pourquoi leur refus, dans ce cas, de nommer une instance ou une figure est curieux. Si la guerre est un mal et qu’il y a des gens qui en sont coupables, ils doivent en assumer la responsabilité. Mais l’emploi de ce pronom intentionnellement indéterminé montre que les gens ne veulent pas nommer ni, par conséquent, punir ce responsable.

“Pas Deviné!”

Mais qui est ce sujet protégé par la conscience de masse? Il serait tentant de dire: eh oui, nous le connaissons ! En effet, la responsabilité de la première guerre de Tchétchénie a été publiquement attribuée au premier président de la Russie, version soutenue par une grande partie du public. Il serait logique de supposer que le public attribue la responsabilité de la seconde guerre au second président, et il est vrai que de telles accusations sont parfois exprimées. Sans parler du fait que sans la seconde guerre, cette étoile ne serait pas montée aussi haut, ce qui est attesté par de nombreux spécialistes de l’opinion publique, l’auteur de ces lignes y compris. Si on considère en outre que le leader actuel jouit d’un soutien public presque unanime, la solution semble trouvée: l’opinion publique considère que le président est personnellement intéressé par cette guerre mais elle tabouise son nom et le remplace par un pronom indéterminé pour ne pas se déconcerter elle-même.

Ce serait trop beau, mais ça ne marche pas. La fameuse “cote de popularité” de Poutine, aussi élevée et stable qu’elle soit, ne correspond pas à une situation charismatique. Pour la sociologie, est charismatique une situation où la société considère l’autorité et les capacités du leader comme ayant une origine et une force “dépassant les limites du quotidien”, selon la phrase de Weber – ce pourquoi son autorité et sa force ne sont pas mises en doute. Mais ici nous somme face à un autre cas.

Dans toutes les enquêtes du VTsIOM, les mêmes personnes interrogées qui, avec une unanimité qui les bouleverse eux-mêmes, approuvent les “actions de V. Poutine au poste de président de la Fédération de Russie”, parlent sans frémir de l’échec de sa politique en Tchétchénie. Ainsi, en mars 2002, quand 72% approuvaient Poutine, un nombre presque aussi élevé répondait que, durant les deux dernières années, Poutine s’était acquitté de sa tâche “d’écraser la guérilla en Tchétchénie” “quasiment sans succès” ou bien “complètement sans succès”. 66% considéraient qu’il demeurait également sans succès quant à “la question d’un règlement politique en Tchétchénie”.

Il faut croire, alors, que ce fameux personnage qui profite de la guerre n’est pas le président. Il s’agit d’un sujet encore plus imposant. Mais, cher lecteur, qui, chez nous, est plus puissant que le président lui-même? Est-ce peut-être la forge qui l’a façonné?

“Mais la ville pensait que c’étaient des manoeuvres”Paroles d’une chanson populaire des années 1970, qui raconte l’histoire de deux pilotes qui se sacrifient pour éviter que leur avion défectueux ne s’écrase sur une ville. [Note du traducteur]

En effet, cette supposition n’est pas absente dans notre société, du moins en ce qui concerne les motifs ou les prétextes au déclenchement de la guerre. Seuls 6% sont prêts à affirmer que “les explosions d’immeubles à Moscou et Volgodonsk ont été perpétrées par les services secrets “; cependant 37% choisissent la réponse “l’implication des services secrets dans ces explosions n’est pas prouvée mais ne doit pas être exclue”, tandis qu’un nombre semblable (38%) “exclut toute participation des services secrets à l’organisation de ces explosions”. En même temps, la grande majorité des Russiens estime que le film de Bérézovski1 devrait être montré à la télévision nationale (face à 35% qui sont contre).

En effet, le début de chacune des deux guerres fut mis en scène d’une façon qui accroît le nombre de ceux qui s’interrogent. Mais nous sommes ici interpellés par une autre question: pourquoi la guerre ne finit-elle pas? Les enquêtés pensent que tous les représentants des “ministères de force”2 ont le même intérêt à ce que la guerre continue.

L’opinion publique n’a pas tendance à distinguer par administrations les forces fédérales faisant la guerre au Caucase. Les films qui, cherchant à persuader les spectateurs qu’ils montrent la “vérité des tranchées” sur cette guerre, permettent à des héros en tenue de camouflage de boire de la vodka tout le temps et d’invectiver “les gens du FSB”3 (tout en sauvant des jeunes femmes, des vieillards et des enfants tchétchènes), sont trop subtils pour elle.

“On nous a empechês de les achever”

Les enquêtés eux-mêmes ne sont pas satisfaits par la référence aux seuls motifs bas et répréhensibles des actions qui font continuer la guerre. Cependant, aucun d’entre eux n’a jamais, en ma présence, cité des motifs nobles comme la protection de l’ordre constitutionnel ou la lutte contre les actions terroristes. A la rigueur, ils parlent de la tâche de sauvegarder l’intégrité de la Russie ou de sa mission de faire opposition à l’islam.

Même ceux qui discernent de tels buts historiques se demandent pourquoi la guerre s’éternise et qui a intérêt à sa continuation. Ils racontent souvent que quelqu’un a arrêté l’armée fédérale à chaque fois qu’elle était prête à porter le coup décisif ; que quelqu’un a donné un ordre interdisant d’arrêter les principaux commandants de campagne [tchétchènes] alors que tout le monde savait où ils étaient, et ainsi de suite. De tels propos étaient particulièrement fréquents lors de la première guerre et après sa fin. En effet, ces gens-là voient les accords de Khasaviourt dans le même contexte et disent qu’ils ont été le résultat de la trahison de quelqu’un.

Certains d’entre eux aimeraient que l’adversaire soit battu au plus vite. Ils ne sont pas contents du fait que la guerre traîne en longueur, et en cela ils sont d’accord aussi bien avec ceux qui demandent l’arrêt de la mort insensée de nos soldats qu’avec ceux qui aimeraient que le pays arrête cette guerre coloniale honteuse.

“Il faut tous les”

Evidemment, il y a aussi des partisans ouverts de la continuation de la guerre – jusqu’au dernier Tchétchène, comme ils l’expriment. Comme me l’a expliqué l’un d’entre eux, il serait mieux et plus rapide de résoudre la question en employant des armes de destruction massive, mais “l’Occident va gueuler “, et c’est pourquoi il faut conduire des opérations militaires dans le seul but d’exterminer tous les hommes tchétchènes.

Les auteurs de telles opinions que j’ai eu l’occasion de rencontrer au cours de mes entretiens sont des gens de la rue tout à fait inoffensifs. Pour l’instant, leur soif de génocide reste leur propre problème. Ils n’influencent pas le cours de la guerre. Il est possible qu’il y ait aussi des porteurs de telles opinions parmi les hauts responsables militaires. Mais nous savons qu’aucun état-major ne se compose entièrement de “faucons” et que, de toute évidence, ces derniers ne parviennent pas à donner à leur projet le statut d’une politique d’État, ni à réduire cette politique à leur projet. En d’autres termes, il est impossible d’attribuer la continuation de la guerre à la volonté d’un sujet spécifique et singulier.

Les plus puissants

Mais qu’en est-il des Tchétchènes eux-mêmes, des séparatistes, des terroristes, des islamistes et des wahhabites – ne sont-ils pas ceux qui font durer la guerre?

Les personnes interrogées parlent volontiers de leur hostilité séculaire envers nous et rappellent qu’il a fallu 50 ans même à Iermolov pour les soumettre – sous-entendu: il faudra cent ans au moins aux généraux actuels. Ils disent que les Américains, eux non plus, n’ont rien pu faire au Viêt-nam. Mais les auteurs d’analogies historiques, tout comme la quasi-totalité des autres participants aux discussions, n’arrivent pas à croire, eux non plus, que l’armée russienne n’est pas capable de remporter une victoire militaire contre un tel adversaire. Reste donc pour eux de savoir pourquoi nous ne voyons pas encore cette victoire. Leur seule réponse est toujours la même – celle qui fait référence à ce mystérieux quelqu’un, que la guerre sert.

Mais qui est ce quelqu’un, plus fort que toutes les administrations et toutes les personnes? Qui est le plus grand, qui est la cause de tout? Je tiens à récuser tout de suite l’une des réponses possibles. Bien qu’il nous assure du contraire, notre public est aujourd’hui dans sa grande majorité irréligieux à la manière soviétique, du moins en ce qui concerne la réflexion sur les principes et les causes. Personne ne parle de la guerre comme d’une punition envoyée d’en haut.

C’est pourquoi, cher lecteur, nous en arrivons à un résultat fort décevant dans notre enquête sur le personnage visé par cette phrase censée expliquer la guerre au Caucase, “ça doit servir quelqu’un“.

Cui prodest

Ce sommes nous qui sommes visés. Cequelqu’un, c’est nous. Mais cela, il est interdit d’en parler. C’est notre société telle qu’elle se voit et telle qu’elle ne veut pas se voir. La société russienne (permettez-moi, cher lecteur, d’en parler ici comme d’un être doué d’une conscience) comprend qu’elle mène une guerre injuste, que quelque chose de répréhensible est en train de se faire.

Oui, elle le comprend. Mais elle ne se condamne pas.

C’est en ceci que la guerre de Tchétchénie ressemble à la guerre d’Afghanistan dans ses premières années. C’est en ceci également qu’elle se distingue de la guerre d’Afghanistan à sa dernière étape, quand la dénonciation qu’en faisait Andreï Sakharov fut prononcée publiquement et entendue. Il ne s’agissait pas d’un mouvement de masse pour la paix. Mais la société tourna le dos à la guerre. Le refus de la conscription s’accrut et fut approuvé par la société. Quant à ceux qui retournaient après s’être acquittés de leur “devoir international”, ils n’obtenaient ni honneurs ni respect de la part du public. Mêmes dans les instances où ils cherchaient à obtenir les privilèges qu’on leur avait promis où auxquels ils s’attendaient, les fonctionnaires leur disaient: “Ce n’est pas moi qui t’y ai envoyé.”

Les vétérans “tchétchènes” se feront peut-être dire la même chose à l’avenir. Pour l’instant, l’attitude générale envers la guerre est différente: elle est nulle. Elle est mieux exprimée par le geste dont nous parlions tout à l’heure, celui de ne pas citer de noms – c’est la figure rhétorique de la prétérition.

En quoi l’équipe de Kisselev dérangeait-elle le pouvoir suprême? Selon le public, c’était par le fait de montrer la guerre de Tchétchénie sous un jour qui ne convenait pas au pouvoir. Quelle fut la réaction de la société à la fermeture de TV-6? Le silence. Quelle est sa réaction à la guerre? Le silence. La banderole sur le mur du musée Sakharov reste sans effet.

La guerre nourricière

La discussion sur le caractère clos et mystérieux de la réponse se heurte à un conflit de valeurs: un moyen immoral apparaît justifié par son objectif. La guerre s’avère fonctionnelle, instrumentale, c’est-à-dire utile à la société. Or, il ne s’agit pas d’une guerre “sainte et populaire”4* et même pas d’une “petite guerre victorieuse”, mais d’une guerre honteuse, sale et inefficace. Qui plus est, il se trouve que pour servir des objectifs approuvés par la société, il faut une guerre pareille et non pas une guerre qui attire les esprits nobles.

Je tiens à souligner que cette idée du caractère instrumental de la guerre apparaît non pas dans les discours politique ou éthiques, mais dans les discussions sur des thèmes terre-à-terre où on emploie non pas les catégories du bien et du mal, mais les concepts de “mieux” et “moins bien”.

Ainsi, en parlant des officiers qui demandent à être envoyés là-bas, les enquêtés disent parfois: où d’autre pourraient-ils gagner de l’argent? Ils y vont pour un appartement, pour une promotion. Cela se dit d’habitude dans le contexte d’une discussion sur la crise de l’économie, sur le mauvais traitement de l’armée par le gouvernement, etc.

Des enquêtés travaillant dans les usines d’armements disent parfois: Dieu merci, maintenant on a des commandes pour la Tchétchénie, l’usine recommence à tourner. Ceci est prononcé dans le contexte de récits sur l’arrêt de toutes les usines dans telle ou telle ville: dans les années 1990, ils ont tout désorganisé, mais maintenant, paraît-il, cela commence peu à peu à s’arranger.

“Davantage de garçons á la guerre”

Cher lecteur, vous avez fait des études. Dans votre promotion, il y avait plus de filles que de garçons. Chez nous, c’était comme ça pendant plusieurs décennies. L’éducation supérieure, surtout les sciences humaines, a toujours attiré les femmes plus que les hommes. Dans certains établissements du supérieur, on facilitait le concours aux hommes pour en faire passer davantage.

Après le début de la guerre d’Afghanistan, les jeunes hommes commencèrent à intégrer les établissements d’enseignement supérieur (plus exactement, ceux qui dispensaient du service militaire) en plus grand nombre. Alors il y eut une directive qui limita le recrutement d’étudiants de sexe masculin.

La guerre d’Afghanistan se termina. Elle finit par un “syndrome afghan”: la société développa une réaction négative stable à l’idée d’envoyer nos gars (un calque de l’anglais utilisé par les journalistes) ou nos garçons (le langage des “mères de soldats”) n’importe où faire la guerre pour on ne sait quoi. (Ce syndrome s’est d’ailleurs maintenu à travers toute la première guerre de Tchétchénie et s’est transformé en un “syndrome tchétchène”. Si quelqu’un a désiré déclencher la première puis la seconde guerre, il a dû utiliser des moyens extrêmement puissants, vu l’existence de ce syndrome, notamment.)

Parallèlement, à partir du début des années 1980, le bizutage se renforça dans l’armée, et à partir de la fin de cette décennie, l’angoisse du public face à ce phénomène se renforça. L’armée devint un épouvantail pour la majorité écrasante des mères de garçons âgés entre 1 et 28 ans ainsi que pour beaucoup de ces garçons.

Les résultats d’une enquête

Pourquoi, à votre avis, de nombreux jeunes hommes actuellement ne veulent-ils pas faire leur service militaire? (VTsIOM, février 2002. 1600 personnes interrogées, sélectionnées comme représentatives, âgées de 18 ans ou plus. Les chiffres sont donnés en pourcentages. La somme totale est supérieure à 100% puisque les réponses multiples étaient possibles.)

1. Le bizutage, les moqueries de la part des conscrits plus âgés et des officiers: 60
2. Le risque d’être envoyé en Tchétchénie ou vers d’autres “points chauds “: 51
3. Les conditions de vie difficiles, la mauvaise alimentation: 26
4. L’amollissement, la peur des peines et des épreuves de la vie militaire: 17
5. L’indifférence au devoir à la Patrie: 16
6. La discréditation de l’armée par les médias: 11
7. La perte de deux années sur les études ou la carrière: 11
8. La séparation d’avec la maison, les amis et la famille: 9
9. L’expansion des sentiments pacifistes dans la société: 6
10. Le manque de compagnie féminine, l’absence des copines et des fiancées: 3
11. Autre chose: 4
12. Ne sait pas : 6

En analysant ces données, il faut d’abord noter le peu de difficulté qu’a la société à répondre à cette question (ligne 12). On voit par ailleurs que les variantes proposées couvrent pratiquement toutes les opinions existantes (ligne 11).

On peut noter ensuite que la nostalgie de la maison et l’absence de compagnie féminine sont des facteurs insignifiants (lignes 8, 10). La question de l’idéologie et des “sentiments” est également peu importante (lignes 6, 9). Les explications avancées par le commandement militaire sont acceptées chacune par moins d’un cinquième des Russiens (lignes 4, 5, 6). Les peines et la misère notoire de la vie militaire ne sont pas considérées comme des facteurs très importants (ligne 3), la perte de deux années l’est encore moins (ligne 7).

Sachant tout cela, nous pouvons apprécier à sa juste valeur le fait qu’il y ait deux réponses (lignes 1 et 2, 111 points au total) qui à elles deux valent toutes les autres (lignes 3-10, 99 points). Autrement dit, ces deux facteurs suffisent largement pour expliquer l’absence de volonté qu’ont de “nombreux jeunes hommes” à faire leur service militaire. Pour la majorité écrasante des Russiens, le service militaire, c’est soit le bizutage, soit la Tchétchénie plus le bizutage. Le bizutage veut dire que s’ils ne t’écrasent pas moralement, ils te tueront ou te mutileront. La Tchétchénie veut dire que même s’ils ne te tuent ou ne te mutilent pas, au retour tu seras un psychopathe plein de complexes. Car cette guerre est sale.

Ainsi, la guerre de Tchétchénie est le facteur numéro 2, il est désigné par plus de la moitié des Russiens. Mais à qui profite le fait que la guerre de Tchétchénie rebute les gens du service militaire?

BEAUCOUP D’ARGENT

Depuis le début de la guerre de Tchétchénie, les établissements d’enseignement supérieur qui donnent le droit de repousser le service militaire ont connu une prépondérance masculine qui dépasse tout ce que vous, cher lecteur, avez jamais pu voir. (Maintenant il n’y a plus de restrictions spéciales pour les garçons.) Comme l’expliquent les parents experts avec qui j’ai eu l’occasion de conduire des entretiens sur ce sujet, l’entrée au supérieur coûte cher, mais c’est tout de même moins cher que d’acheter une dispense ou un sursis au bureau du recrutement.

Notons que si tous ceux qui vendent des places dans le supérieur gagnent bien leur vie, c’est précisément dû aux garçons qui ont la guerre sur le dos. Ce sont eux qui rendent la compétition plus dure et font augmenter les prix pour les autres candidats.

Du reste, les pots-de-vin commencent parfois une douzaine d’années avant les examens d’entrée, quand on fait entrer le garçon dans une “bonne” école (c’est-à-dire une école qui débouche sur le supérieur). Nous savons d’entretiens avec des jeunes mères que parfois on paie pour que l’enfant soit admis à l’école dès l’âge de cinq ans: il aura une petite année de plus pour intégrer une université, sinon c’est l’armée…

Mais le gros de l’argent est payé l’année de l’admission, et il va presque entièrement dans les poches des administrateurs et enseignants des universités, ou encore sur des comptes spéciaux des établissements d’enseignement supérieur. D’après les calculs de chercheurs spécialistes de l’éducation, les familles paient jusqu’à 1,5 milliards de dollars par an rien que pour faire admettre leurs enfants à l’université .5
Sur la base de ces données, on peut estimer combien fait gagner aux établissements du supérieur la “menace de guerre” que nous évoquions plus haut. Imaginons que la guerre est terminée et que l’armée se transforme en une armée professionnelle. Cela voudrait dire que tous ceux qui participent aux concours des universités uniquement pour se faire dispenser du service militaire quitteraient le marché. La proportion de bacheliers de sexe masculin baisserait, pour atteindre le chiffre que dicte la norme culturelle. La demande diminuerait de 5% environ. Or, selon un calcul fait par T. L. Kliatchko, le nombre total de places en première année d’études supérieures est actuellement égal à celui des bacheliers. Par conséquent, la demande deviendrait inférieure à l’offre. A ce moment-là, qui paierait ces 1,5 milliards?

Allons plus loin: parmi les deux grands épouvantails, le facteur tchétchène compte pour la moitié environ. On peut donc dire que la guerre de Tchétchénie donne environ 700 milliards de dollars par an, en tant qu’elle crée une ruée vers les commissions d’admission au supérieur. Si ne serait-ce que 300 milliards vont dans les poches des simples enseignants du supérieur et des membres de leurs familles, cela veut dire qu’à peu près 1,5 millions de personnes mangent trois repas par jour, donnent à manger à leurs enfants et achètent de bons livres avec cet argent. Vu notre pauvreté, 500 dollars par an constituent une prime importante.

“Tout est pour le mieux”

Outre les enseignants, les médecins, eux aussi, se nourrissent grâce à la guerre. Au premier chef viennent ceux qui, l’année de l’incorporation, admettent les jeunes hommes à l’hôpital et établissent un diagnostic permettant une dispense ou un sursis du service. Mais en fait, comme me l’ont expliqué des mères, les attestations doivent être préparées dès l’enfance. Commotions cérébrales, infections… il faut soit les avoir, soit les acheter.

Je ne sais pas combien gagnent les employés des bureaux de recrutement. Lors des discussions de groupe, les parents affirment que le système est bien mis au point, on connaît les taux. Ils parlent même d’une bienveillance. Un commissaire du bureau m’a dit: “Pourquoi envoyer un aussi beau gars en Tchétchénie, à quoi ça servirait?”

C’est donc la même chose ici, dans le champ social qui paraît être diamétralement opposé à celui de la guerre et de l’armée. Commissaires de recrutement, médecins, professeurs, vous êtes tous devenus dépendants de cette drogue. Éducation supérieure, c’est ce levier atroce qui a redressé ta signification sociale. Qui plus est, on ne peut pas dire que ces mesures soient superflues: de toute façon il faut augmenter le salaire de ces groupes professionnels, de toute façon il faut garantir l’accès à l’enseignement supérieur à tous les bacheliers. S’il y a une guerre et si les gens meurent, ce n’est donc pas en vain…

Les trois voies de la socialisation

Mais tous les garçons n’arrivent pas à rentrer à l’université. Où sont les autres?

Certains des jeunes hommes ayant l’âge du service militaire ont obtenu un sursis et travaillent. Mais ce n’est qu’une petite partie. Certains ne travaillent pas et se cachent des bureaux de recrutement. Certains sont dans des bandes, d’autres en prison, d’autres encore se droguent. (C’est la guerre d’Afghanistan qui a fait de la drogue un problème de masse. Nous n’allons pas ici toucher au rôle de la guerre de Tchétchénie dans l’augmentation de la criminalité et de la toxicomanie.)

Enfin, certains ont été recrutés ; après un ou deux ans de service, dit-on, certains d’entre eux sont allés faire la guerre en Tchétchénie de leur propre gré. Ceux qui sont restés en vie et ne se sont pas passionnés pour la guerre sont rentrés. Où peuvent-ils aller? Soit à l’université, puisque grâce à la guerre, ils y ont un accès privilégié ; soit à la milice ou dans les organismes privés de sécurité. Certains chefs y apprécient l’expérience de la guerre. Mais il n’y aura pas assez de places pour tous dans la milice et dans les services de protection, et si tout le monde y va, il n’y aura plus de travail. Il faut donc rejoindre les organisations dont ces derniers nous protègent. Là aussi on apprécie les aptitudes acquises à la guerre. Comme me l’ont dit des jeunes hommes qui ont essayé de trouver un emploi valorisant cette expérience, parfois la différence entre les organisations énumérées ne se voit pas.

Les trois voies magistrales de socialisation des jeunes hommes sont toutes, d’une manière ou d’une autre, teintées par la guerre. Une guerre qu’ils n’ont pas commencée et que, pensent-ils, ce n’est pas à eux de finir. Il faut donc vivre avec elle.

Peut-être que ça suffit vraiment?

La Russie combattante est en train d’amasser une certaine autorité. Parmi mes enquêtés, il y en avait qui étaient contents de ce que, quoi qu’on en dise, grâce à cette guerre nous sommes sur le même plan que l’Amérique (et qui plus est, nous pouvons leur taper sur l’épaule: – Maintenant, vous comprenez ce que c’est que les terroristes?). De plus, Israël, un pays qu’il est désormais de rigueur de respecter, nous comprend.

Soulignons également la croissance spirituelle. Mes enquêtés militaires aiment bien dire que l’armée transforme les garçons en hommes. De toute évidence, grâce à cette guerre la société se sent grandie. Comme un délinquant adolescent après son premier grand coup. En effet, la guerre continue et nous sommes sains et saufs.

Il est vrai que la guerre (si elle est bien comprise) fait grandir les hommes et la société. C’est E. Soloviev, je pense, qui a dit que pour le mûrissement de l’esprit et de l’âme il est particulièrement important de se rendre compte de sa défaite. Après la guerre d’Afghanistan nous eûmes cette occasion. Mais on s’est précipité dans les campagnes de Tchétchénie. Il y eut une autre occasion après la première de ces campagnes, mais on a commencé la seconde.

Le temps viendra pour y réfléchir profondément. Mais pour l’instant, ne nous sommes-nous pas trop habitués à la chaleur de cette guerre “domestique”?

Il s'agit du documentaire français financé par "l'oligarque" Boris Bérézovski, accusant les services secrets russes d'avoir organisé ces explosions officiellement attribuées à des "terroristes tchétchènes". [Note du traducteur]

Les services de sécurité, le ministère de la défense et le ministère de l'intérieur. [Note du traducteur]

SB = Service fédéral de sécurité, successeur du KGB soviétique [Note du traducteur]

Paroles de l'hymne militaire principal de la Grande guerre patriotique (la Deuxième guerre mondiale) [Note du traducteur]

Cf. Otetchestvennye zapiski _2-2002, p. 14

Published 6 December 2002
Original in Russian
Translated by Mischa Gabowitsch

Contributed by Neprikosnovennij Zapas (NZ) © Neprikosnovennij Zapas (NZ) eurozine

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