La génération de la dissidence, l'idée européenne et la divergence transatlantique

Le 16 juillet 2009 se tint à Washington, dans les locaux du German Marshall Fund, une table ronde consacrée aux attentes des pays d’Europe centrale et orientale à l’égard de la nouvelle administration Obama. Autour de l’ancien secrétaire d’État américain, Madeleine Albright, qui, en raison de ses origines tchèques, a toujours été sensible au sort de l’ancienne Europe communiste, étaient réunies des personnalités centre-européennes de premier plan. Certains étaient issus de la dissidence au communisme comme Alexandr Vondra, ancien vice-Premier ministre de la République tchèque. D’autres avaient fait leur carrière sous le communisme avant de servir les nouveaux gouvernements démocratiques d’après 1989, comme l’ancien ministre polonais des Affaires étrangères Adam Rotfeld. Cette réunion prenait place suite à la publication trois jours plus tôt d’une lettre ouverte à l’administration Obama émanant de trente-trois personnalités d’Europe centrale et orientale, parmi lesquelles celles citées plus haut, mais aussi Václav Havel, ancien président de la République tchèque, Lech Walesa, ancien président de Pologne, ou encore Emil Constantinescu, ancien président de Roumanie1.

Obama trouble les élites de la transition

Les messages de la lettre ouverte peuvent se résumer en cinq points dont la plupart était clairement l’expression d’inquiétudes :

– les pays d’Europe centrale et orientale ont été les meilleurs défenseurs de la relation transatlantique au sein de l’Otan, mais aussi de l’Union européenne depuis 1989 ;

– l’administration Obama ne semble pas considérer que l’Europe centrale et orientale doive rester au centre de la politique étrangère américaine ;

– la popularité des États-Unis est en baisse dans les sociétés des pays d’Europe centrale et orientale, l’Union européenne étant devenue l’institution privilégiée ;

– une nouvelle génération de responsables politiques arrive au pouvoir en Europe centrale et orientale qui a oublié les leçons du communisme et qui ne se rend pas compte que la Russie de Poutine n’a pas abandonné son agenda expansionniste du xixe siècle, même si elle utilise les méthodes et les tactiques du xxie siècle ;

– pour toutes ces raisons, le président Obama doit réaffirmer clairement que les États-Unis ont vocation à être une puissance européenne et définir une politique active permettant de rester pleinement engagée sur le Vieux Continent.

Cette lettre ouverte, tout comme la table ronde qui l’a suivie, n’a pas été grandement commentée en Europe de l’Ouest. Elle est pourtant un révélateur de plusieurs caractéristiques qui marquent l’Europe postcommuniste.

La première est une méfiance assez grande des élites qui ont exercé des responsabilités politiques depuis 1989, et qui ont assuré la démocratisation de leur pays, à l’égard d’Obama (certains, comme Havel, constituant des exceptions). Lorsque les journaux français soulignent ” l’obamania ” quasi unanime des élites européennes, ils se trompent, ou plus exactement ils considèrent (comme trop souvent hélas !) uniquement l’ancienne Europe de l’Ouest. Les élites au pouvoir jusque récemment en Europe centrale et orientale aimaient Bush, parce qu’il incarnait la résistance par la force aux ennemis de la liberté. On se rappelle des deux lettres du 30 janvier 2003 (dite ” Lettre des huit “) et du 5 février 2003 (dite ” Lettre de Vilnius “) par lesquelles la plupart des dirigeants d’Europe centrale et orientale, mais aussi des Balkans occidentaux, appelaient l’Europe à faire front uni avec George Bush contre Saddam Hussein et contre la position franco-allemande de non-intervention en Irak2. Ce sont ces lettres qui avaient amené le président français de l’époque, Jacques Chirac, à déclarer que ces pays (encore candidats à l’Union européenne) avaient ” manqué une bonne occasion de se taire ” ; propos maladroits qui furent particulièrement mal ressentis dans les pays d’Europe centrale et orientale et qui créèrent une tension importante avec la France3.

Il n’est pas fortuit non plus que le discours néoconservateur ait séduit une partie des élites centre-européennes, en particulier celles qui s’étaient engagées dans la dissidence au communisme. Il ne faut jamais oublier que les dissidents vivaient leur combat comme la restauration du bien démocratique contre le mal communiste, et comme celui du retour à la ” civilisation ” occidentale contre la ” barbarie ” imposée par l’Union soviétique. Autant de perceptions qui ont trouvé une compatibilité assez naturelle avec le discours des néoconservateurs contre ” l’axe du mal ” et la défense de l’Occident menacé au cours de la précédente administration américaine. La séduction s’appuyait aussi sur le fait que ces anciens dissidents ont toujours été convaincus que la préservation de la démocratie n’est jamais une donnée acquise et qu’il faut donc établir un rapport de force avec les dictatures. En quelque sorte, la négociation avec les régimes non démocratiques ne sert pas à grand-chose ; il faut au contraire établir une supériorité que seule la capacité d’intervention militaire, et donc les États-Unis, peuvent garantir. En République tchèque, l’ancien vice-Premier ministre Alexandr Vondra, qui fut l’un des animateurs de la ” Charte 77 ” contre le communisme auprès de Václav Havel, incarne parfaitement ce courant de pensée.

En appelant dans son discours les États-Unis à renouer avec une diplomatie du dialogue plutôt que de la force, Barack Obama ne pouvait susciter chez ces élites d’Europe centrale et orientale qu’une inquiétude quant à son éventuelle naïveté face à un monde qui est loin d’être pacifié. Un homme politique tchèque déclarait quelques mois avant l’élection américaine :

McCain a connu la guerre au Vietnam. Il sait que les relations internationales nécessitent hélas parfois l’usage de la force. Mais Obama comprend-il seulement que les dictatures n’hésitent jamais à faire la guerre4 ?

De tels propos auraient pu être prononcés de la même manière au sein de l’élite polonaise issue de la dissidence Le journal Gazeta Wyborcza, dirigé par Adam Michnik à Varsovie, a émis régulièrement des doutes, pendant la campagne électorale américaine, sur une diplomatie d’Obama qui risquerait de se montrer trop tendre avec les dictatures. Le discours prononcé par Obama à Prague le 5 avril 2009, en marge du sommet États-Unis/Union européenne, a renforcé les doutes. En déclarant que les États-Unis aspirent à ce que le xxie siècle soit un monde sans arme nucléaire et en plaidant pour un renforcement du traité de non-prolifération, Obama ne pouvait que susciter l’inquiétude de tous les Centre-Européens qui pensent, au contraire, que la dissuasion nucléaire est le facteur qui a permis de contenir l’Urss en son temps. Les passages du discours de Prague qui suscitèrent les plus fortes réserves furent celui sur le ” droit de l’Iran à disposer d’un programme nucléaire civil pacifique ” et celui sur la poursuite de l’installation de bases antimissiles en Pologne et en République tchèque sauf ” si la menace iranienne est éliminée “, ce qui sous-entend une possible négociation avec Téhéran et, quelque part, un satisfecit pour la Russie de Poutine, très opposée au projet5.

Mais les doutes des élites centre-européennes qui ont géré l’après-1989 à l’égard d’Obama n’ont pas trait qu’à la diplomatie. Elles sont liées aussi, dans le contexte de la crise, à son programme de politique économique. Si l’Europe centrale et orientale a été touchée par la crise économique, la Hongrie ayant même dû solliciter le soutien du Fonds monétaire international, il ne faut pas oublier que les effets n’ont pas été les mêmes dans tous les pays et surtout que le référentiel néolibéral a guidé la sortie du communisme. Une fois de plus, le néolibéralisme officiel de l’administration Bush venait conforter la doxa économique centre-européenne, alors que le discours de l’administration Obama sur la nécessité d’une régulation des activités financières alimente le soupçon d’un socialisme rampant. Quelques jours avant le discours d’Obama à Prague, le Premier ministre tchèque Topolanek, président en exercice du Conseil européen, ne déclarait-il pas devant le Parlement européen :

Nous sommes alarmés du fait que les États-Unis sont en train de répéter les erreurs des années 1930, telles que des larges subventions dans tous les domaines, des tendances protectionnistes, des appels tels que la campagne ” Achetez américain “, et ainsi de suite. Toutes ces mesures, combinées et durables, sont le chemin vers l’enfer.

Immédiatement démentis, de tels propos sont lourds de soupçon et de signification. En effet, les élites des pays d’Europe centrale et orientale ont considéré depuis 1989 que le cycle néolibéral allait de pair avec la démocratie. Pour eux ” démocratie ” et ” économie de libre marché ” (plutôt qu’économie sociale de marché) étaient consubstantielles. La fin du cycle néolibéral conduisant à une inflexion de la politique économique américaine ne peut donc que les inquiéter.

Nouvelles élites, nouveau rapport aux États-Unis et à l’Europe

Le deuxième enseignement de la lettre renvoie au changement en cours dans la composition des élites en Europe centrale et orientale, et dans leur vision du monde. Les signataires de la lettre, hommes et femmes de la lutte contre le communisme et de la transition d’après 1989, expriment une conception de la politique, de l’économie, et plus généralement du monde, qui est totalement modelée par leur expérience personnelle de la guerre froide. Dans une excellente étude sur les conceptions de politique étrangère des élites de son pays, le directeur de l’Institut tchèque des relations internationales, Petr Drulak, montrait bien en 2006 combien les élites qui ont dirigé le pays depuis la Révolution de velours ont conduit la politique étrangère sans parvenir à s’extraire des schémas de la guerre froide, car cette dernière a constitué le cadre de leur socialisation politique. Le besoin d’une garantie américaine forte et la méfiance à l’égard des desseins expansionnistes de la Russie sont les conséquences de cette socialisation.

Bien entendu, il faut immédiatement introduire des nuances selon les pays et au sein même des pays. La dureté de la politique lituanienne à l’égard de la Russie contraste avec une certaine souplesse de la politique slovaque. De même, en République tchèque, la position des ” Atlantistes ” purs et durs, comme Alexandr Vondra, qui considèrent que l’Europe ne peut pas avoir d’intérêts divergents avec ceux des États-Unis, n’est pas exactement celle des ” Internationalistes ” comme Václav Havel qui considèrent que l’Union européenne et les relations transatlantiques sont d’égale importance6.

Or il se trouve que ces élites qui ont organisé la dissidence contre le communisme et permis le retour à la démocratie en 1989… vieillissent.Elles commencent à être remplacées par une nouvelle génération dont les conceptions de politique étrangère ne sont plus forcément les mêmes, dans la mesure où elles ont été socialisées uniquement dans le cadre de la démocratie. Un Polonais, un Tchèque ou un Slovaque de vingt-cinq ans, qui vient de terminer ses études à l’université de Cracovie, Brno ou Bratislava, a vécu toute son éducation dans la démocratie et c’est donc en son sein qu’il a connu sa socialisation politique. Ses conceptions en matière de politique étrangère s’en trouvent nécessairement différentes : d’abord, il se sent concrètement un Européen au sens où l’Union européenne fait partie de sa vie quotidienne (y compris lorsqu’il vote pour un parti eurosceptique) ; les États-Unis sont un pays qui continue bien sûr de séduire mais qui est aussi lointain. Se rendre aux États-Unis est moins facile et plus coûteux que de faire un échange Erasmus à Cambridge, Heidelberg ou Upsalla. Le déplacement requiert parfois encore la délivrance d’un visa, par exemple pour les Polonais et les Roumains ; enfin, la Russie de Poutine, sans être un pays sympathique, n’est plus forcément perçue comme la menace qui empêche de dormir ! Alors qu’on commence à célébrer le vingtième anniversaire des changements politiques en Europe, la lettre à l’administration Obama de juillet 2009 est aussi l’aveu des pionniers de 1989 que la relève des élites est arrivée et qu’elle ne pense plus nécessairement le positionnement de l’Europe centrale et orientale comme eux ont pu le faire. Une phrase dans la lettre, que l’on peut considérer soit touchante, soit un brin pathétique, souligne d’ailleurs le fait qu’en Europe centrale ” une nouvelle génération de leaders est en train d’émerger qui n’a plus la mémoire de l’avant “. Sous-entendu : il est dangereux que la relève puisse penser que nos pays sont devenus complètement stables en Europe. Nous, les old boys qui avons combattu le communisme, voire l’occupation nazie, avons le devoir de le rappeler. On voit ici les tensions générationnelles qui traversent les élites centre-européennes et le changement de paradigme qui est en train de s’opérer. Il faut mettre au crédit cependant de la génération sortante que la Russie, même si elle n’est plus l’Union soviétique, n’est pas devenue un pays complètement rassurant, comme l’ont montré au début de l’année 2009 les tensions sur les livraisons de gaz et à l’été 2008 l’invasion des chars sur le territoire de la Géorgie.

L’Union européenne comme socialisation concrète

Le nouveau rapport de l’Europe centrale et orientale à l’Union européenne est le troisième enseignement qui ressort de la lettre. En effet, le ” ne nous oubliez pas ! ” à Obama est de manière indirecte l’aveu que l’intégration à l’Union européenne constitue le principal acte de changement pour les sociétés d’Europe centrale et orientale. Alors que, dans la conception des signataires de la lettre, l’adhésion à l’Union européenne doit être un moyen de renforcer la relation transatlantique, celle-ci est plutôt vécue depuis 2004 comme une fin en soi. Il faut ici quitter la seule référence aux élites pour aborder plus largement les attitudes des sociétés d’Europe centrale et orientale. Tous les sondages d’opinion depuis 2004 montrent que les sociétés centre et est-européennes, sans être devenues anti-américaines, considèrent que la solidarité première de leur pays est l’Union européenne. Cette européanisation les amène à considérer les problèmes du monde et le rapport aux États-Unis avec les yeux des Européens qu’ils sont. Cela était vrai déjà à l’époque Bush. Même les citoyens polonais, qui continuent d’exprimer un haut niveau de solidarité à l’égard des États-Unis, désapprouvaient pour 61 % d’entre eux en 2007 le traitement des détenus à Guantánamo par l’administration Bush, et 52 % étaient contre la manière dont la guerre était conduite par les États-Unis en Irak7. Si l’on considère le projet d’installation des bases américaines antimissiles en Pologne et en République tchèque, 47 % des Polonais étaient contre en octobre 2008 contre 40 % pour (13 % étaient sans opinion8). Dans les deux cas, on voit que les opinions de la société polonaise – et par extrapolation des sociétés centre-européennes – rejoignent grandement celles des autres sociétés européennes, ce qui est le signe d’une socialisation concrète au sein de l’Union européenne. Il ne faut surtout pas tirer des conclusions sur l’intégration des pays d’Europe centrale à l’Union européenne en se limitant au seul refus de signature du traité de Lisbonne par les présidents tchèque et polonais, ou à l’euroscepticisme de certains partis politiques. La socialisation des citoyens au sein de l’Union européenne est bien plus profonde.

Il convient de comprendre, en particulier dans un pays comme la France, que l’Europe centrale et orientale n’est pas caricaturalement anti-européenne car pro-américaine. Certes, les élites qui ont réalisé la transition en 1989 (y compris lorsqu’elles venaient parfois du communisme) étaient souvent animées par un atlantisme militant, et celui-ci ne rendait pas naturelle pour eux la définition d’une politique étrangère européenne. Mais ces élites, signataires de l’appel à l’administration Obama de juillet 2009, ont quitté ou sont en train de quitter le pouvoir pour être remplacées par une nouvelle génération dont la socialisation politique s’est faite concrètement au sein de l’Union européenne.

Plus fondamental encore, les sociétés d’Europe centrale et orientale expriment des positions en matière de politique étrangère (que ce soit à l’égard des États-Unis ou de grands problèmes comme le changement climatique) qui se rapprochent de plus en plus de celles des autres pays de l’Union européenne. Les mutations générationnelles au sein des élites comme des sociétés vont permettre de plus en plus de concevoir avec les pays d’Europe centrale et orientale une politique étrangère européenne. La préférence des États-Unis à l’Europe commence à devenir de l’histoire ancienne.

La lettre est consultable en anglais sur le site de l'hebdomadaire polonais Gazeta Wyborcza. Voir www.wyborcza.pl

On peut trouver l'intégralité de ces lettres traduites en français sur le site qu'anime Pierre Verluise, www.diploweb.com

Voir Christian Lequesne, la France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d'échelle, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008.

Conversation privée à Prague en mai 2008.

Le 17 septembre 2009, Obama a annoncé officiellement l'abandon des bases antimissiles. Les raisons invoquées sont un projet trop coûteux et un armement nucléaire iranien qui ne serait pas aussi avancé qu'on le pensait. La date choisie par l'administration américaine n'a pas été vraiment bien réfléchie, puisqu'elle correspond au 70e anniversaire de l'invasion soviétique en Pologne.

Petr Drulak, " Qui décide la politique étrangère tchèque ? Les internationalistes, les européanistes, les atlantistes ou les autonomistes ? ", Revue internationale et stratégique, 2006/1, p. 71-86.

PIPA and Globescan, Global Views of the US, 2007.

CBOS, Polish Public Opinion, octobre 2008.

Published 20 October 2009
Original in French
First published by Esprit 10 (2009)

Contributed by Esprit © Christian Lequesne / Esprit / Eurozine

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