Une Terre sans peuple, des peuples sans Terre: Entretien avec Bruno Latour

Propos recueillis par Camille Riquier

Vous avez publié en 2015 Face à Gaïa,1 qui prolongeait une réflexion engagée dans votre Enquête sur les modes d’existence.2 Le sous-titre de votre dernier livre, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique,3 fait penser à Kant et son « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » (1786), essai de circonstance qui proposait de s’orienter sans Dieu pour repère. Avec votre ouvrage, s’agit-il de s’orienter sans la nature pour repère ?

On revient plutôt un siècle et demi avant Kant, c’est-à-dire au moment où l’on s’aperçoit qu’il faut refaire toute la cosmologie qui liait ensemble, à l’époque, religion, géographie, science et politique à cause de la découverte du Nouveau Monde. Le parallèle, si on peut le faire, revient à se demander ce qui s’est passé au moment de la révolution scientifique, qui a réparti ces différentes figures cosmologiques, avec ce qui nous arrive aujourd’hui à cause de la découverte d’un « nouveau » Nouveau Monde.

Mon denier livre est plutôt une neuvième conférence de Face à Gaïa qui prend en compte la sortie par Donald Trump de l’accord de Paris !

Jusqu’ici, aucun chef d’État n’avait eu le culot de révéler clairement ce qui était évident : la question du climat est une question de guerre et de paix et elle organise toute la géopolitique depuis trente ans. Avant ce retrait, l’opinion baignait encore dans une espèce d’irénisme général, typique de l’esprit onusien et des Conférences pour le climat (Cop) depuis Rio. On allait s’en sortir à force de bonne volonté. Le président Trump a clairement dit que les États-Unis déclaraient la guerre aux autres pays et que ces derniers avaient des problèmes de mutation écologique qui ne le concernaient aucunement. C’est la première fois qu’un pays quitte le monde commun. C’est avouer enfin clairement que l’environnement est la grande question géopolitique. Avant, certains pouvaient dire : « Nous n’avons pas les mêmes valeurs, ni les mêmes intérêts sociaux ou économiques », mais personne n’avait encore dit : « Le monde matériel dans lequel vous vivez n’est pas le mien. » Le président Macron s’en est aussitôt emparé, alors qu’il n’est pas particulièrement intéressé par ces questions. Il a vu qu’il pouvait en faire de la politique.

En ce qui concerne Donald Trump, en quel sens peut-on parler d’un « complot » qui consisterait à nier la réalité ?

Je parle de complot pour faire réfléchir ; je n’ai pas la moindre preuve. Il est simplement évident qu’il y a un lien entre déréglementation et explosion des inégalités et aussi, comme on l’a vu avec les Paradise papers, une organisation offshore systématique. Il faut simplement ajouter l’hypothèse que, dans les années 1980 et 1990, des personnes qui ont commencé à comprendre le sérieux de la question climatique se sont organisées pour fuir ou se mettre à l’abri de ces situations. Se mettre à l’abri, cela peut aussi consister à organiser le déni de la situation climatique, de manière à dissimuler la fuite. Je pense qu’il y a de manière évidente, dans le gouvernement Trump, qui, de ce point de vue, est très cohérent, une vision assez claire de ce qu’est l’organisation d’un départ, d’une fuite généralisée vers l’offshore. La métaphore est claire : la construction d’un mur autour de l’American way of life, qui n’essaie même plus de faire semblant de s’intéresser à la question générale de la solidarité. Les conservateurs qui restent dans l’horizon du libéralisme n’ont jamais dit qu’il fallait abandonner le reste du monde à son sort. Il faut comprendre à quel point le trumpisme diffère de la pensée conservatrice, comme de la pensée libérale ou simplement républicaine ; c’est une anomalie politique qui ne s’explique que par la réaction au nouveau régime climatique.

Le projet qui animait les nations depuis l’après-guerre était la mondialisation : il s’agissait de quitter le local, l’attachement à une patrie, à une nation. Cela structure le projet moderne sur un déni de la nature. Péguy disait que la modernité avait voulu supprimer les arrière-mondes, mais elle a supprimé ce monde en construisant un autre monde, modélisé selon les paramètres d’ordre et de mesure. Pendant trois siècles, la nature nous a laissés tranquilles mais elle revient, comme un acteur politique à part entière qui nous oblige à nous orienter autrement.

On réalise à quel point, bizarrement, les Modernes étaient peu matérialistes et avaient une vision très idéaliste de la matière, un entassement de clichés très vagues sur un monde commun très mal défini. L’un des piliers de cet ordre commun, c’était le partage d’un vecteur commun qui allait du local et de l’archaïque vers le global et le futur. Ce cliché permettait de distinguer ce qui est réactionnaire et ce qui est progressiste. La désorientation actuelle rend cette distinction plus difficile dans la mesure où l’on revient, dans tous les pays du monde, à une définition régressive de l’État-nation dans le meilleur des cas, aux racines ethniques dans le pire : l’horizon commun a été explicitement abandonné. Ce dernier n’était certes pas le souci principal des gouvernements depuis la guerre, mais personne ne l’avait explicitement abandonné, en particulier les États-Unis, qui avaient pris la responsabilité de nous protéger, en donnant aux Européens le sentiment d’être couverts sous leur parapluie, atomique autant que moral. Qui écrirait encore, comme Jacques Maritain pouvait encore le faire dans l’Encyclopædia universalis, que « l’Amérique donne une image de l’homme générique ». Plus personne ne dirait ça. Cet abandon de l’universalité par les États-Unis pour maintenir une vie offshore est une nouveauté historique.

Face au nouveau défi qui nous attend, notre manière de structurer la vie politique n’est pas adéquate : tous les problèmes qui nous attendent – la crise migratoire, le populisme, les inégalités – sont liés et vous estimez que c’est ce lien même, à savoir le changement climatique, qui est nié.

Jusqu’à présent, la question de l’appartenance au sol et au territoire n’a pas été systématiquement travaillée par la gauche. C’est pour cela que la gauche a toujours eu un problème avec l’écologie : elle lui a trouvé un côté réactionnaire qui l’obligeait à reparler de questions matérielles de sol, d’animaux, de plantes, de vie, de climat dont elle pensait s’être enfin détachée en devenant moderne. L’horizon d’émancipation qu’elle proposait n’était jamais dans la direction de l’appartenance au sol. L’emploi même des mots de « sol » et d’« appartenance », jusque récemment, aurait été considéré comme typiquement réactionnaire. Brusquement, on s’aperçoit que la question de l’appartenance à un sol doit être prise en compte et qu’elle devient celle d’une Terre à soigner. Évidemment, ce n’est pas le même territoire national ou ethnique que celui vers lequel tout le monde est en train de régresser depuis que l’horizon de la modernisation est devenu impossible.

La conjoncture forme un triangle : premièrement, l’horizon de la mondialisation continue, sous la forme baroque d’une hypermodernisation futuriste et post-humaine, qui imagine ne pas avoir à traiter des problèmes de milliards de personnes devenues selon cette horrible expression simplement « surnuméraires » ; deuxièmement, une régression massive, dans tous les pays, vers des appartenances ethniques ou nationales ; et troisièmement, la question d’une autre façon d’être au monde, d’un ancrage au sol mondial, qui n’est pas le sol barrésien fait de sang, de morts, de cimetières et d’églises. C’est là qu’il faut tracer une nouvelle opposition entre l’horizon utopique du retour au sol natal et la question nouvelle du terrestre. Il ne s’agit plus de savoir si on est de gauche ou de droite, mais si on est terrestre ou pas : « Avez-vous pensé à la matérialité d’un sol sur lequel nous allons nous retrouver à neuf ou dix milliards ? » C’est à ce niveau que la question des migrations devient centrale et se confond avec la question climatique. Les personnes qui ne pensent pas que la question climatique est importante, ou qui la nient, voient très bien la question de la migration ; c’est cette dernière qui emporte tous les pays, élections après élections, et pousse à revenir aux frontières nationales au moment où elles sont le moins adaptées à la question climatique comme à celle des réfugiés.

Tant qu’on n’a pas pris en compte la question du terrestre, on est pris dans l’alternative entre la fuite en avant hypermoderne et le repli identitaire. Votre voie politique pourrait-elle être celle du centre ?

Celle d’un décentrement plutôt. La politique se définit par une opposition, mais aussi par un lieu, un territoire. La droite et la gauche ne fonctionnent plus aujourd’hui, parce qu’elles n’ont pas précisé le cadre matériel dans lequel elles allaient se différencier. La mutation écologique oblige à reposer des questions politiques matérielles : combien sommes-nous ? À quelle température ? Que mangeons-nous ? Où habitons-nous ? Comment nous exploitons-nous les uns ou les autres ? Comment limiter l’exploitation ? Ces questions relèvent de ce que l’on appelait la question sociale, mais avec une définition si étroite du social qu’on avait oublié tous les autres éléments qui composent nécessairement le collectif. Il a été mal défini par les écologistes eux-mêmes, qui ne sont pas arrivés à faire le lien entre la question sociale au sens restreint et la nouvelle question sociale au sens étendu.

Comment comprenez-vous l’échec de l’écologie politique ?

La notion de nature a fourvoyé les écologistes, qui n’ont pas voulu analyser ses propriétés politiques. Il y a une espèce de partage assez tragique, à partir de la fin de la guerre de 1940, entre la question sociale, dans sa définition socialiste, et une nature extérieure. On s’est intéressé au social et non à la nature. On est tombé dans le panneau constitué par la Constitution moderne, qui s’est écrite en pointillé au xviiie siècle, celle qui distinguait la politique des humains de celle de la nature. Les sociologues partagent cette distinction, et cela fait trente ans que j’essaie de les convaincre que les êtres non humains ne forment pas une nature extérieure à la société, mais font aussi partie du collectif. L’écologie a accepté cette extériorité de la nature. Maintenant, le parti écologiste a disparu, ce qui n’est pas plus mal parce que les partis, de toute façon, ne semblent plus capables de faire leur travail de composition des plaintes politiques. Mais la question écologique revient par celle du territoire et des migrations : avec qui allons-nous vivre et où ? Sur quelle Terre ?

Vous critiquez également la négation du politique par l’écologie, qui s’est appuyée sur une certaine idéologie et a recouru directement à la science et à ses résultats incontestables pour affirmer l’existence d’un réchauffement climatique.

En novembre 2017, Le Monde titrait : « Demain, il sera trop tard »4 avec une police de corps 60, c’est-à-dire la titraille que l’on utiliserait si l’on devait annoncer : « La Corée du Nord bombarde Washington ». Et pourtant, ce genre de titre n’a aucun effet : le lendemain, on parlait d’autre chose. Cette situation rend fou : d’un côté, la menace la plus grave annoncée à coup de clairon par quinze mille chercheurs, de l’autre, une inaction paralysante. Je m’intéresse de plus en plus à l’aspect psychosocial de cette indifférence : nous sommes bombardés d’informations, mais nous n’avons pas l’équipement affectif, esthétique et mental pour les traiter. Telle est la raison principale du retour vers une définition mythique de l’appartenance à la nation. On entend, d’un côté, que c’est la fin du monde et, de l’autre, qu’il faut revenir de façon rageuse et brutale à l’État national, voire ethnique. Au fond, cette attitude se comprend : tant qu’à vivre une catastrophe, restons-en au moins à la gated community que nous connaissons en nous protégeant derrière un mur. D’ailleurs, les gros comme les petits font la même chose : les riches fuient dans le offshore, les petits dans l’État-nation d’autrefois.

Comment atterrir, trouver un sol, s’orienter vers le pôle terrestre, sachant qu’il en repousse plus d’un ?

Au fond, tous les mouvements écologistes pointent dans cette direction depuis cent cinquante ans. Les forces que l’on appelle progressistes ont aussi déjà changé leur logiciel. Nous nous trouvons dans la situation tragique de perte des pôles constitués par la mondialisation et la nation, mais où la question climatique est devenue centrale. De la géopolitique aux expériences multiples des féministes, en passant par le retour de l’anthropologie comme forme contemporaine de résistance, la multiplication d’ouvrages sur la nouvelle matérialité des sols, le développement absolument étonnant des arts du sol et les expériences agricoles alternatives, le paysage a déjà changé. Mais il n’a pas de représentation politique unifiée, faute d’un horizon partagé.

Vous proposez une nouvelle opposition : être moderne ou être terrien. 

Je dirais plutôt « terrestre » ; « terrien », cela fait un peu paysan du Danube. Le problème est que la définition du monde de la modernité est très abstraite. On ne connaissait pas, au moment de l’élaboration du projet moderne, la température qui devait être celle du monde moderne, ou si l’on pouvait y être 9 ou 12 milliards. Ces questions fondamentales d’organisation de la vie commune étaient laissées dans le flou le plus complet, comme dans les utopies classiques dont on se moquait pourtant. Nous nous apercevons brusquement que la modernité est une utopie et que les Modernes sont inaptes au futur. Nous ne sommes pas capables de changer rapidement au moment même où les menaces se multiplient. Parce que le monde moderne a une mauvaise conception du matérialisme, il est très long à changer en situation d’alerte. Chose amusante : il a exactement les caractéristiques de ce que l’on appelait « les sociétés fermées archaïques », qui étaient supposées incapables de s’adapter rapidement à la modernité. Or c’est elle, semble-t-il, qui est la plus incapable de se bouger.

Comment jugez-vous la politique française à la Cop23 ?

Nicolas Hulot tire Emmanuel Macron vers le terrestre. Sur combien de mètres ou de centimètres ou de millimètres, la question est ouverte. Nicolas Hulot fait maintenant vraiment de la politique. Qu’il ait changé d’avis sur le nucléaire est un bon signe : l’obsession antinucléaire paralysait une partie du discours écologique. Si, au lieu de faire de la morale et de jeter sa démission dès qu’il y a un problème, il fait de la politique, on peut avoir un tout petit espoir qu’il parviendra à modifier la situation. Mais on ne peut pas faire grand-chose si la politique est laissée à l’État : les questions écologiques ne peuvent pas reposer sur l’appareil normal de l’État. Ce dernier s’occupe toujours de ce que les militants sont parvenus à rendre visible avant ; il ne peut jamais anticiper sur les questions futures, qui est la tâche politique des chercheurs, des citoyens, des militants et que l’État peut organiser seulement après coup. Tel est l’intérêt des zones à défendre (Zad), encore irréductibles aux tentatives de captation par l’État. Les questions écologiques restent extérieures aux préoccupations sociales tant qu’il n’y a pas de peuple capable de les lier. La question des inégalités territoriales – au sens élargi – revient aussi, avec ce que j’appelle « les classes géo-sociales ». Il y a aussi l’encyclique du pape, Laudato Si’, qui fait le lien entre inégalités et écologie et qui permet de mobiliser autrement la politique.

La tâche la plus urgente est la plus lente : il faut trouver un peuple correspondant à la question écologique, de la même manière qu’il y a eu longtemps un peuple qui correspondait à la question sociale. La raison en est que l’appartenance à des espaces territoriaux reste trop abstraite. On n’a pas encore vu le relais que cette crise écologique offrait à la question sociale : le peuple manque. Pour le trouver, il faut déjà pouvoir déterminer le territoire, le sol, l’habitat sur lequel il vit.

Vous proposez que des doléances soient faites à l’Europe pour recenser les problèmes autour desquels un peuple pourrait se constituer.

La procédure pratique que je propose consiste en effet en des cahiers de doléances, au sens de 1789, qui fassent une description fine, rapide et partagée de territoires en lutte les uns avec les autres, c’est-à-dire de classes géo-sociales installées et définies sur un territoire. Ce que des personnes sans beaucoup d’éducation étaient capables de faire il y a deux siècles devrait être faisable aujourd’hui. Chacun peut définir où atterrir. On ne peut pas faire de politique s’il n’y a pas de peuple et on ne peut pas avoir de peuple s’il n’y a pas de territoire.

J’évoque l’Europe, à titre personnel, parce qu’on ne peut pas demander où atterrir, si l’on ne dit pas où l’on veut atterrir soi-même. La question européenne montre l’ambiguïté des appartenances : l’Europe est à la fois nationale, post-nationale et régionale. Cette patrie européenne est à la bonne échelle : ni trop petite, ni trop grande. Si certaines personnes ont été surprises par ce passage de mon livre sur l’Europe, c’est parce qu’elles considèrent qu’on n’a pas le droit de parler de l’Europe comme patrie vécue. Or, même si on ne la valorise pas positivement, il faut bien reconnaître qu’elle se trouve définie négativement par l’abandon simultané des États-Unis et du Royaume-Uni, sans oublier la Turquie, l’hostilité toujours aussi pressante de la Russie et la concurrence de la Chine. Est-ce que cela ne dessine pas, en creux, l’Europe comme zone à défendre ?

Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015.

B. Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

B. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

Voir l’appel, signé par plus de 15 000 scientifiques de 184 pays, dans la revue BioScience et Le Monde, le 13 novembre 2017.

Published 7 February 2018
Original in French
First published by Esprit 1–2/2018

Contributed by Esprit © Bruno Latour / Camille Riquier / Esprit / Eurozine

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