L'impasse du national-présidentialisme

Entretien avec Daniel Cohn-Bendit

Esprit: Vous vous êtes à plusieurs reprises exprimé sur le système politique français, regrettant son excessive présidentialisation. Comment celle-ci se manifeste-t-elle dans un contexte où la souveraineté des États et les capacités des politiques à peser sur la crise sont lourdement remises en question ?

Daniel Cohn-Bendit: Ce que l’on observe dans les campagnes présidentielles en France, c’est que plus les candidats ont de chances de gagner – ou plus ils pensent qu’ils ont des chances de gagnerplus ils entrent dans le jeu de ce que j’appelle le ” national-présidentialisme “, en se lançant dans un discours qui consiste à dire : ” Si je suis élu(e), tout va changer en France, car je suis le/la seul(e) à pouvoir mener ce pays. ” En faisant cela, on attribue tout le pouvoir décisionnel au président, et à sa future majorité, et l’on extrait la France du contexte international. Dans les campagnes présidentielles, il est rarement question d’Europe, et jamais du monde. Ce qu’il y a d’important, c’est comment le/la candidat(e) va pouvoir redorer le blason français, une fois acquis le pouvoir suprême.

Candidats en campagne

D’ailleurs, cela se retrouve dans les débats aujourd’hui, qui sont assez affligeants. On s’en rend compte si l’on regarde les stratégies des différents candidats. Celle de Nicolas Sarkozy est claire : faire oublier ses cinq ans de présidence, et marteler le message selon lequel il est le seul à pouvoir guider la France dans la crise actuelle. C’est une campagne inverse à celle de Jospin en 2002, qui, lui, misait sur son bilan.

Sur un plan plus strictement politique, Nicolas Sarkozy se trouve d’une certaine manière écartelé. À droite, si le Front national monte trop, l’UMP se trouvera dépossédée d’une partie de son électorat. Il faut donc contrer l’offensive du FN, ce que s’emploie à faire le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant. Cependant, il faut également que le président ouvre un espace au centre, ou au centre droit, pour s’assurer les voix des hommes de droite républicains qui n’acceptent pas, ou qui n’acceptent plus, les dérives droitières de la majorité.

François Hollande, quant à lui, semble avoir adopté la stratégie de Mariano Rajoy, élu Premier ministre en Espagne à l’automne 2011 : dans une campagne électorale où l’on vote contre le pouvoir en place, le candidat de l’opposition doit se contenter de ne rien dire, pour ne pas pouvoir être attaqué. Il ne prend donc pas position. La seule chose que François Hollande cherche à affirmer, c’est qu’il a de l’autorité, afin de faire oublier les accusations de Martine Aubry pendant la primaire, et celles de la droite aujourd’hui, sur son indécision, sa mollesse et son incapacité à trancher. Ce qu’il y a de gênant, c’est qu’il refuse tout débat, et se sert de ce besoin d’autorité comme prétexte, par exemple pour faire preuve de sévérité à l’égard des écologistes.

Contrairement à François Hollande, François Bayrou est, lui, absolument convaincu qu’il a la ” carrure ” présidentielle, voire qu’il est le seul à l’avoir. Il s’est emparé du vide créé par les deux favoris, et, même si cela peut paraître surprenant, il reste très haut dans les sondages. Il se crée une stature gaullienne, affirmant qu’il est le seul à pouvoir organiser une majorité, pour donner des perspectives à la France en ces temps de crise. Son capital, c’est sa personnalité, et, aussi paradoxal que cela puisse sembler, on dirait qu’il est servi par ses échecs : il n’a pas de parti, pas de députés, ses dix dernières années de vie politique ont été marquées par des défaites successives. Ainsi, il incarne l’image mythique de l’homme seul, qui ne sert personne, et n’a que la France comme intérêt.

Viennent ensuite Jean-Luc Mélenchon et Eva Joly. Mélenchon a clairement choisi Georges Marchais comme modèle, ce qui peut attirer une certaine frange des électeurs de gauche, selon la position dans laquelle se trouvera François Hollande. Il en va de même pour Eva Joly, qui oscille entre des positions proches de celles de Mélenchon et un discours plus strictement écologique. Il n’est cependant pas facile, comme on l’a vu, pour quelqu’un qui n’est pas une politique professionnelle, d’incarner à elle seule l’écologie politique française, avec toute son histoire et toutes ses contradictions.

Enfin, il faut évidemment parler de Marine Le Pen. Elle incarne un phénomène qui existe partout en Europe, en Finlande, en Hollande et dans bien d’autres pays : le sentiment d’exclusion d’une certaine frange de la population, le désir de sortir de l’Europe, de ” retrouver ” son pays. Elle se présente comme la Jeanne d’Arc des exclus, des opprimés, mais seulement d’une partie d’entre eux, ceux qui sont blancs, propres sur eux, et bien français. On ne peut nier qu’il y ait une résonance de ces idées dans la société, dans des franges conservatrices, chez les catholiques intégristes, dans une partie de la communauté juive et dans les milieux populaires ; Marine Le Pen, en somme, a plusieurs possibilités pour élargir au – jourd’hui son espace électoral.

Pour une critique du présidentialisme

En ce qui concerne le ” national-présidentialisme “, j’avais moi-même proposé à Europe Écologie-les Verts (EELV) une stratégie pour aller à l’encontre de ce système, qui consistait à ne pas présenter de candidat à la présidentielle. De toute manière, si nos électeurs ont l’impression que le candidat socialiste est en difficulté, ils privilégieront le ” vote utile ” pour éviter de revivre le traumatisme de 2002. Ce que j’ai proposé, c’était donc d’oublier la présidentielle pour se concentrer sur l’accord législatif, afin d’être ensuite en mesure de redéfinir le rôle de l’Assemblée, pour désacraliser la fonction de président de la République et redéfinir une démocratie dans laquelle la politique se ferait au Parlement. On m’a répondu, et c’est symptomatique, que le grand débat politique en France a lieu pendant la présidentielle, et que les écologistes ne pouvaient pas en être absents. Or c’est faux. Où est le débat aujourd’hui ? Il n’y en a pas. Justement, le national-présidentialisme a pour résultat de réduire le débat politique à la seule fonction présidentielle, ce qui est exactement le contraire de ce que devrait être un débat politique véritable.

Une autre de mes propositions concernait la crise européenne actuelle. La tentative intergouvernementale mise en place par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel n’est pas une véritable solution aux problèmes que rencontre l’Union. Il ne s’agit pas en effet de sauver l’Europe, mais de sauver un espace politico-économique par une offensive visant à assurer la stabilité budgétaire (et non fiscale, puisque la question de la convergence fiscale a été largement laissée de côté). La proposition de nouveau traité européen présentée par le président français et la chancelière allemande a été critiquée, notamment par François Hollande, qui l’a jugée, à raison, insuffisante, et a affirmé qu’il renégocierait ce traité une fois élu. Or, dans six mois, il sera très difficile de revenir sur ce traité, qui doit être voté en mars. Ce qu’il faudrait, c’est à mon avis que l’opposition et le président actuel se mettent autour d’une table et trouvent un accord à présenter à l’Allemagne, en acceptant, par exemple, la règle d’or, mais en échange d’une véritable politique de solidarité européenne. Mais une telle idée n’est pas audible en France, a fortiori en période de campagne présidentielle, où l’on est dans une logique d’affrontement total qui oublie parfois l’intérêt national, ou européen.

C’est cela, la maladie du présidentialisme. Au moment de l’élection, celui ou celle qui est élu(e) est le ou la président(e) de tous les Français, de droite comme de gauche. Cela signifie qu’en cas de crise majeure, tout le monde devrait pouvoir lui parler, et qu’il devrait pouvoir entendre tout le monde. Or, ce n’est absolument pas le cas, puisque le président devient l’ennemi numéro un du camp adverse. Cela pose particulièrement problème en ce qui concerne la politique européenne, où il est important d’aboutir à des consensus nationaux pour pouvoir ensuite défendre sa position au niveau supranational. C’est aussi ce qui explique la faiblesse actuelle de la position de Nicolas Sarkozy par rapport à celle d’Angela Merkel, qui a dû, elle, faire face aux débats dans son Parlement.

Cette crise du présidentialisme n’est pas exclusivement française, on la retrouve aux États-Unis. Bien que le système ne soit pas le même, on voit bien aujourd’hui que la politique américaine est totalement paralysée par le blocage mis en oeuvre par le Congrès, à majorité républicaine, face aux initiatives d’un président démocrate. En France, il faudrait cesser de faire du président un Premier Ve République. Cela permettrait de redonner sa force au débat politique, aujourd’hui dénaturé par la logique même de la campagne présidentielle. Une impossible transformation ?

Esprit: La critique du présidentialisme est nécessaire, mais comment en sortir ? Dire que le débat a lieu pendant la présidentielle n’est pas entièrement faux, au sens où c’est effectivement l’élection présidentielle qui enflamme les esprits. On le voit bien par contraste avec les législatives qui la suivent, et qui ne suscitent pas le même enthousiasme. En somme, on a l’impression que chaque geste que l’on fait pour sortir du présidentialisme ne fait que le renforcer.

Daniel Cohn-Bendit: Il n’est possible d’en sortir que si un candidat qui est en position de gagner affirme que son objectif est de devenir un président différent. C’est ce que François Hollande a mal négocié, quand il a affirmé vouloir être un président ” normal1 ” ; les gens normaux ne seront jamais présidents. Il aurait fallu dire qu’il voulait être un président ” citoyen “, pour défendre la démocratie, revaloriser le Parlement, etc. En somme, on ne pourra sortir de ce système que s’il émerge, à un moment donné, une personnalité qui incarne quelque chose d’autre. Ça a peut-être été mon erreur, d’ailleurs ; j’aurais pu me présenter à la primaire socialiste, non pas pour gagner, mais pour porter cette idée, pour lancer un débat qu’il aurait été difficile pour le candidat ou la candidate d’ignorer. On aurait alors été obligé de poser la question culturelle du présidentialisme.

Bien sûr, il y a des personnalités politiques, surtout à gauche, qui évoquent ces questions. Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg parlent de VIe République, mais ils en parlent comme des hommes de la IIIe République, ce qui a quelque chose de troublant, voire de cocasse. On ne désacralisera le présidentialisme que si l’on trouve des personnalités qui acceptent de le faire, alors même qu’elles sont candidates à l’élection présidentielle. Notez bien, d’ailleurs, que cela ne résout pas tout, qu’il y a plusieurs manières de réinjecter de la démocratie dans le système français. La désacralisation de la fonction présidentielle en est une, mais il faut également que l’Assemblée reflète davantage la diversité du pays, et ses contradictions. Si les écologistes sont en faveur de la proportionnelle, c’est précisément pour cela. Certes, une telle réforme ferait entrer le Front national au Parlement. Mais il fait partie de la réalité politique de notre pays, et l’obliger à participer à la vie démocratique permettrait peut-être de mieux le circonscrire, de l’obliger à se mouiller, concrètement, dans la gestion des affaires publiques. Un autre aspect est celui de la consultation populaire sur des grands sujets, par exemple le nucléaire, afin de responsabiliser les citoyens. Il faut en fait créer des espaces où les citoyens puissent confronter leurs contradictions, pour redonner une dynamique à la démocratie.

Propos recueillis par Michel Marian et Alice Béja

Published 22 February 2012
Original in French
First published by Esprit 2/2012

Contributed by Esprit © Daniel Cohn-Bendit / Esprit / Eurozine

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