L'émotion souveraine

Une conversation avec Patrick Boucheron

Historien des passions et du pouvoir, Patrick Boucheron n’a jamais séparé son travail de chercheur de la réflexion sur le statut politique de l’histoire. Spécialiste de l’Italie au Moyen-Âge et à la Renaissance, défenseur de l'”histoire du monde”, il s’est interrogé sur le rôle des affects dans les représentations du pouvoir. À qui mieux qu’à Patrick Boucheron pouvions-nous demander ce qu’il en est de l’histoire politique de la colère et de sa signification actuelle ?

Esprit: Vos travaux sur le “bon gouvernement” vous ont amené à explorer le champ des affects politiques, en particulier celui de la peur. 1. D’autres médiévistes s’intéressent aujourd’hui au statut des émotions dans l’histoire. En quoi ces recherches vous semblent-elles renouveler l’historiographie ? Pourquoi avez-vous pris le parti de confronter la problématique des passions à celle du pouvoir ?

Patrick Boucheron: L’histoire des émotions est longtemps restée proclamative – et pour de bonnes raisons : affirmer l’historicité des affects, c’est aller à l’encontre d’une intuition largement partagée, pour laquelle la peur est la peur, renvoyant même ce mouvement de l’âme humaine à une disposition commune aux êtres vivants. Mais avec notamment les travaux de Damien Boquet et Piroska Nagy, cette histoire se fait narrative – et là est, vous avez raison, le renouvellement historiographique. Leur Sensible Moyen Âge2propose non seulement une histoire des émotions médiévales, mais une histoire émotive du Moyen Âge. On y voit comment la théologie des émotions s’inscrit dans une anthropologie chrétienne. Mais celle-ci n’est pas immuable : elle est travaillée par des évolutions religieuses (l’extension monastique du domaine de la charité, l’intensification mystique de la ferveur) et des tensions sociales, avec par exemple la mise en spectacle des émotions aristocratiques que sont l’amour et le courage. Mais il faut aussi tenir compte des mutations dans le champ intellectuel : ainsi lorsque les scolastiques redécouvrent Aristote, qui fait par exemple de la colère la source du courage. Voici pourquoi la colère est la passion princière par excellence. Cette politisation des émotions est au coeur des transformations de l’exercice du pouvoir à la fin du Moyen Âge. Dès lors, l’art de gouverner – le regimen, disons avec Michel Foucault la “gouvernementalité” – devient aussi une politique des émotions, c’est-à-dire non seulement une manière de gouverner par les émotions et avec elles, en cherchant à orchestrer les passions collectives, mais aussi une façon de se laisser traverser par elles : et voici comment s’articulent le gouvernement de soi et celui des autres. Donc, pour répondre précisément à votre question, ce n’est pas un “parti” à prendre que de confronter les passions aux pouvoirs, c’est une nécessité qu’impose la reconfiguration du pouvoir lui-même depuis le xiiie siècle au moins.

La chair du politique

Esprit: Pour traiter de la peur au xive siècle, vous commentez la fresque dite du Bon Gouvernement peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le palais public de la république de Sienne. On découvre, à vous lire, que le pouvoir (en particulier la peur de la tyrannie) agit sur les corps, même lorsqu’il est symbolique. Où situez vous le point d’articulation entre le politique et le domaine des émotions ? Parleriez-vous, à la manière de Merleau-Ponty, d’une “chair du politique” ?

Patrick Boucheron: En réalité, cela ne s’est pas passé comme cela : c’est Lorenzetti qui m’a amené à la peur, et non l’inverse. À force de la regarder, c’est la peur d’un côté et la manière de la conjurer de l’autre côté qui m’ont semblé gouverner la puissance politique de l’image. Il y a, flottant comme un spectre livide au-dessus d’un paysage désolé et dépeuplé, Timor – c’est la guerre, ou plutôt ses lendemains blafards, à moins qu’elle n’ait pas eu lieu mais qu’on la redoute tellement qu’elle paralyse déjà les corps et les esprits. Et de l’autre côté, lui faisant face, la bravant pour ainsi dire, l’allégorie de la Securitasgarantissant la libre circulation de ces corps parlants qui animent un autre paysage, énergique et calme, celui d’une ville et de ses campagnes pacifiées par l’exercice politique de la justice et de l’équité sociale. Cette Securitasproclame donc : Senza paura ogn’uom franco camini (“Sans peur, que tout homme marche sans dommage”).

Pouvoir symbolique, dites-vous ? Sans doute, mais il faut alors admettre que ses effets sont tout sauf symboliques. Ils contraignent les corps ou les épargnent, et de toute manière les transpercent de part en part. Si bien qu’en travaillant sur cette fresque peinte à Sienne en 1338, je retrouvais l’inquiétude spécifique de la philosophie politique contemporaine, comme celle qu’exprime Jean-Claude Milner dans la Politique des choses3. Car il s’agit bien de cela : de l’émotion désirante ou souffrante des êtres parlants. Si bien que la définition minimale, mais ô combien nécessaire, du bon gouvernement des hommes consiste à n’exercer nulle contrainte sur leurs corps. Car où le pouvoir peut-il trouver son lieu d’inscription sinon dans les corps ? C’est une phénoménologie fondamentale, qui vise le monde de tout le monde, celui dont Maurice Merleau-Ponty rappelait qu’il se vit avant de se penser. Si c’est cela que l’on peut appeler la “chair du politique”, cette phénoménalité du monde entre sensible et visible, alors je suis d’accord : dans le domaine des émotions, “il y a” du pouvoir.

Esprit: Vous vous référez souvent à Machiavel4qui parlait de la république comme d’un régime où se confrontent “deux humeurs”, celle des grands et celle du peuple. Dans cette perspective, la colère et la peur se répondent : le peuple a peur des puissants et les grands craignent la colère des masses. Cette organisation du dissensus vous semble-t-elle être une constante du politique ou est-elle spécifique à la modernité ?

Patrick Boucheron: Votre question me ramène à Merleau-Ponty, dont je tiens les “Notes sur Machiavel” de 1949 pour un des textes les plus profonds, et les plus actuels, sur l’auteur du Prince5. On y lit notamment ceci : Ni pur fait, ni droit absolu, le pouvoir ne contraint pas, ne persuade pas : il circonvient – et l’on circonvient mieux en faisant appel à la liberté qu’en terrorisant.

C’est en effet dans les Discours sur la première décade de Tite-Live 6 que Machiavel décrit le corps social animé de deux “humeurs” (on dirait aujourd’hui : “passions sociales”) adverses. Il y a celle des puissants qui chercheront toujours à dominer davantage et celle des humbles qui chercheront toujours à résister à l’alourdissement de la domination. Comme dans la médecine hippocratique, le corps reste sain si les humeurs sont équilibrées. Cela justifie la métaphore du prince en médecin de la société – mais aussi la définition de la politique comme l’art de s’entendre sur sa mésentente. Machiavel refuse de considérer que les bonnes lois dépendent de l’existence d’un législateur vertueux. Elles sont dictées par la nécessité, c’està- dire, pour l’essentiel, par la discorde : “dans toute république, il y a deux humeurs différentes, celle du peuple et celle des grands” et “toutes les lois qui se font en faveur de la liberté naissent de leur opposition”. Voici pourquoi “jamais les États ne s’ordonneront sans danger”. Et voici pourquoi la situation la plus dangereuse, au sens machiavélien, est celle où les puissants sont sans vergogne, c’est-àdire sans cette honte que suscite la crainte de la colère des autres.

Je pense en effet que cette “organisation du dissensus”, pour reprendre votre expression, est spécifique de la modernité. Mais comme toute modernité, elle ne nous est pas donnée d’un coup et une fois pour toutes. D’abord parce qu’elle s’invente ses propres précurseurs : ainsi sans doute de ce “lien de division” dont a parlé Nicole Loraux dans la Cité divisée7, cette stasis qu’exprime et conjure tout à la fois la démocratie grecque. Ensuite parce que la modernité peut être oublieuse d’elle-même. C’est bien le sens de la critique que Walter Benjamin adressait aux Parlements de Weimar qui “présentent le déplorable spectacle qu’on connaît parce qu’ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent d’exister”. Et d’ajouter : “il leur manque le sens de la violence fondatrice de droit, qui est représentée en eux”.8

Esprit: Vous êtes un grand lecteur de Michelet et de Hugo qui, tous deux, ont mis en scène les “colères du peuple”. Cette expression littéraire est-elle utile pour l’historien que vous êtes ? Dans l’histoire, la colère est-elle une énergie collective de premier plan ou plutôt une reconstitution a posteriori de sentiments individuels épars par l’historien ou l’écrivain ?

Patrick Boucheron: Historiquement, la colère fut d’abord l’émotion souveraine. Elle était au Moyen Âge l’apanage des grands. Mais c’est une colère très codifiée, dosée, à mi-chemin entre le courroux et la fureur, qui accompagne l’exercice du pouvoir – on dirait aujourd’hui qu’elle est une institution sociale. Ce qui fait la légitimité et l’efficacité de cette juste colère du prince, c’est qu’elle se déclenche non pas lorsque sa personne privée est offensée, mais lorsque l’honneur du royaume est bafoué. On appelle cela ira regis, l'”ire royale”, et cette colère comminatoire a un côté “retenez-moi ou je fais un malheur” – elle s’exprime notamment dans les actes de chancellerie imposant une décision “sous peine d’encourir notre colère”. Dès lors, pour parler des révoltes populaires, les chroniqueurs médiévaux vont employer le lexique du murmure, du tumulte ou de la sédition, mais pas de la colère, qui leur semble un sentiment trop élevé pour les gueux. Même si au xve siècle on lit dans la Chronique du religieux de Saint-Denis que les insurrections éclatent lorsque l’indignation est plus forte que la peur : c’est une manière de reconnaître implicitement que les masses peuvent être animées par l’amour de la justice, et par voie de conséquence, peuvent se révolter mues par la colère que suscite l’injustice. L’idée qu’il puisse y avoir une “colère du peuple” n’a donc rien d’évident et est déjà, en soi, une revendication démocratique. Est-elle débordée par une forme d’illusion romantique, que porterait Michelet dans le domaine de l’histoire et Hugo dans celui de la littérature ? Sans doute y a-t-il d’abord des sentiments individuels, sinon “épars” du moins séparés, et parfois des situations historiques susceptibles de les faire consoner. Non pas une émotion collective, par conséquent, mais une collection d’émotions qui peut, ou non, finir par créer du collectif – et même ce que vous appelez justement une “énergie collective”. Mais il faut pour cela une alchimie qui me semble, encore une fois, de bout en bout politique.

L’histoire d’une conscience

Esprit: Dans le livre que vous avez écrit avec Mathieu Riboulet9, vous restituez l’événement (les attentats de janvier 2015 et la manifestation qui les a suivis) au plus près de sa charge politique et émotive. Dans cette tentative d’histoire personnelle du temps présent, la violence, la mort et la tristesse sont omniprésentes, mais vous laissez peu de place à la colère. Pensez-vous que le discours de guerre qui s’est imposé à la société française depuis les attentats constitue une diversion par rapport à la teneur de ce qui nous arrive ?

Patrick Boucheron: En écrivant ce petit livre, dont le titre Prendre dates résume à lui seul l’intention, nous nous sommes “risqués”, comme vous dites, dans un entretemps des plus inconfortables. Il s’agissait de se placer entre le temps de la tribune “à chaud” – disons celui de l’écrivain qui dit sa colère – et le temps de la froide distance – disons celui de l’historien qui prend du recul face à ses propres émotions. Il ne s’agissait donc ni de parler sur le coup, ni d’écrire après-coup, mais de creuser dans le langage même un lieu pour continuer à faire silence dès lors qu’il ne suffit plus de se taire. Écrire pour ralentir l’oubli, mais aussi pour raviver l’événement quand tout autour de lui travaille à l’éteindre, étouffant peu à peu dans la gangue de discours qu’il secrète : voici en quoi consistait l'”intervention”. Dès lors, ce qu’il y a à faire, c’est gratter cette croûte discursive pour retrouver ce que vous appelez la “charge politique et émotive”. C’est long et difficile, c’est aller à contrepente de nos vies qui – et pourquoi s’en indigner ? – travaillent à nous éloigner de la violence de l’événement. Certains de mes amis historiens m’ont reproché cela : pourquoi travailler à rebours du temps, en partant à la recherche de ses propres émotions, pour les retenir, dans tous les sens du terme, avant qu’elles ne s’enfouissent ? N’est-ce pas aller à l’encontre de ce que doit l’histoire, qui est toujours de prendre ses distances ? Je n’en disconviens pas, et c’est pourquoi je ne me battrai pas sur la valeur historienne ou non de ce que nous avons fait. Car je me souviens de l’état où nous étions alors : nous ne nous posions pas la question de ce que devait la littérature ou de ce que pouvait l’histoire – d’une certaine manière, c’est venu après – nous ne cherchions même pas à être écrivain ou à faire l’historien, nous étions seulement requis par l’aujourd’hui, par cet événement qui, de toute façon, était en train de faire dévier nos vies, et qui, c’est du moins ce que nous pensions, exigeait quelque chose comme un acte d’humanité : inscrire quelque part, pour plus tard, oui, prendre dates.

Voici donc où se situait, je crois, l’émotion, et la nécessité d’en restituer l’intensité. C’est en parlant plus tard avec Christian Jambet que je compris quel mot me manquait pour saisir le sens de notre propre entreprise, un mot qui me manquait parce qu’il ne se trouve pas, au fond, dans mon lexique : c’est le mot de conscience. Nous avions tenté d’écrire l’histoire d’une conscience : décrire un état de conscience et faire le récit d’une prise de conscience. Dans les passions qui la composent, vous ne trouvez pas de colère ? Cela m’étonne un peu, mais ne me chagrine pas plus que cela – car un livre en colère ne vaut que s’il ne se laisse pas emporter par cette seule émotion. Tout de même : j’y vois pour ma part une colère froide, rentrée, guère véhémente sans doute mais profonde et mêlée de sentiments divers. Ce ne sont pas les nôtres, mais ceux que l’histoire a laissés en nous, inscrits dans nos corps, ceux que nous portons sur notre dos. Mathieu Riboulet écrit sur cette colère, depuis longtemps, et notamment dans son somptueux roman Entre les deux il n’y a rien10 duquel, en fait, Prendre dates procède. C’est la colère ancienne, et jamais apaisée, des années 1970. Elles ont posé la question de la violence politique de telle manière que, lorsqu’elle nous revient en pleine face, nous sommes proprement désarmés.

Dès lors, vous avez raison : il ne sert à rien de se laisser enivrer par la rhétorique martiale. Penser à partir de cette colère des années 1970 (c’est-à-dire, on y revient, de la possibilité de la guerre civile), c’est admettre qu’il puisse y avoir des actes de guerre en temps de paix, c’est comprendre surtout que ce qui nous arrive, aujourd’hui, est un état de fait qui se caractérise précisément par le fait que les mots de la guerre et de la paix ne nous sont plus d’aucune utilité pour le décrire.

La rage des poètes

Esprit: On constate aujourd’hui la montée en puissance d’exaspérations solitaires qui peinent à trouver un débouché politique ailleurs que dans le ressentiment. Vous insistez souvent sur la nécessité de s’assembler autour de ce que vous appelez une “politique de l’amitié”. La réorientation des sciences sociales vers la cité pour laquelle vous plaidez, dans votre leçon inaugurale au Collège de France11, est-elle un élément de cette réinvention politique ?

Patrick Boucheron: Politique et poétique, oui. Je l’espère sincèrement. Mais il ne suffit pas d’espérer, encore faut-il s’organiser. Cette politique de l’amitié, à laquelle nous sommes un certain nombre à aspirer aujourd’hui, n’est pas seulement une morale minimale à laquelle on s’accrocherait faute de mieux, ou en attendant mieux, un abri temporaire où se réfugier par gros temps. Il s’agit d’abord de se compter, de savoir sur qui on peut compter. “Un certain nombre”, qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas une foule compacte, ce n’est pas non plus un archipel de solitudes apeurées. C’est quelques-uns. Dans un premier temps, ça me va, pourvu que ces quelques-uns ne soient pas toujours les mêmes, et pourvu qu’ils ne se contentent pas de chercher leur principe de minorité – attitude qui me semble toujours intellectuellement nécessaire, mais politiquement insuffisante. On peut, dans un premier temps, cultiver sa différence. Mais dans un premier temps seulement : méfiance. On devra alors prendre la mesure de cette “peur du petit nombre” dont a parlé Arjun Appadurai dans Géographie de la colère12, un livre majeur qui cartographie les nouveaux styles de politique identitaire. Alors on se rendra compte que ces “quelques-uns” sont plus nombreux qu’on le croit, que beaucoup ne se résignent pas à la lente paralysie de ce que vous appelez les passions tristes, que leur mode de vie contrevient à l’imaginaire mortifère qui prétend les représenter, et qu’il existe partout des ressources d’énergie, d’invention et de compréhension. Voilà peut-être le mot juste, le seul qui vaille aujourd’hui : comprendre.

Aller vers le lieu de l’autre, telle est la responsabilité de la littérature, tel est le travail des sciences de l’homme. Comprendre les “exaspérations solitaires”, prendre avec soi tous ceux qui risquent de se laisser gagner, à leur corps défendant, par le ressentiment, c’est évidemment la tâche politique par excellence. Ne s’agit-il pas de réorienter la colère, de la ramener à ses raisons véritables ? C’est sans doute ce que vous appelez une réinvention : elle ne consiste pas à inventer de toutes pièces un nouveau projet social, mais à relever, à honorer et à rassembler ce qui gît déjà là d’espérances et d’intelligences collectives, toutes ces forces qui demeurent disponibles et désoeuvrées.

Esprit: Dans cette même leçon inaugurale, vous réclamez le droit, pour l’historien, de “casser l’ambiance”. Vous incriminez en particulier “le temps de hâte et de précipitation qui veut tout de suite en avoir fini avec tout”. Est-ce une manière de jouer l’art du conflit contre l’impératif de consensus ? Voyez-vous dans la capacité d’indignation instruite par les sciences sociales une réplique possible à ce que la démocratie comporte d’inévitablement déceptif ?

Patrick Boucheron: Faire l’éloge du calme et en appeler à la mésentente, cela peut sembler en effet contradictoire. Mais ça ne l’est qu’en apparence seulement. La phrase que vous citez est de Nietzsche, dans la préface à Aurore (1886). Il cherche alors le bon tempo, désirant devenir lent sans rester inactif, cherchant justement cette qualité de colère qui lui semble désirable. Alors il prend cette résolution, qui pourrait devenir la maxime de tous ceux qui tentent de résister à l’impatience des indignations faciles : “Ne plus jamais rien écrire qui n’accule au désespoir toutes les sortes d’hommes “pressés”.” Dès lors qu’on a les objectifs politiques que vous dites – et qui n’étaient évidemment pas ceux de Nietzsche –, dès lors qu’on refuse de se résoudre à considérer la régression identitaire et le désenchantement démocratique comme des fatalités, on doit en effet poser la question du bon usage de l’art du conflit. Il y a une qualité politique de la colère qui rejoint la rage des poètes, en ce sens qu’elle consiste à s’insurger contre l’inattention que la société des dominants porte aux formes de vie des plus humbles. Cela, les travaux récents de Marielle Macé l’expriment admirablement13 – et c’est elle qui m’a fait lire ce texte étonnant de Pierre Bourdieu appelé “Nécessiter” 14. Face à la réalité du monde social, à laquelle tant de gens ne prêtent nulle attention parce qu’ils la considèrent comme évidente et naturelle, le sociologue se doit d’adopter l’attitude juste qui consiste, par la pensée et l’écriture, à affronter cette réalité en lui demandant ses raisons, en tentant de les comprendre dans ce qui les rend nécessaires. Le sociologue, ou le poète : c’est pour Francis Ponge qu’écrit alors Bourdieu. Il s’agit bien de prendre “le parti pris des choses”. Telle est, je crois, la plus réaliste des colères. Celle qui prend pour cible l’évidence du réel.

Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013, rééd. Paris, Points, coll. "Points histoire", 2015.

Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l'Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015

Jean-Claude Milner, la Politique des choses. Court traité politique I, Lagrasse, Verdier, 2011.

Voir P. Boucheron, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008, rééd. coll. "Verdier/ poche", 2013

Maurice Merleau-Ponty, "Notes sur Machiavel" [1949], dans Signes, Paris, Gallimard, 1960

Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, trad. Alessandro Fontana et Xavier Tabet, Paris, Gallimard, 2004

Nicole Loraux, la Cité divisée. L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 2005

Walter Benjamin, Critique de la violence [1927], trad. Nicole Casanova, Paris, Payot, 2012

P. Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015

Mathieu Riboulet, Entre les deux il n'y a rien, Lagrasse, Verdier, 2015

Patrick Boucheron, Ce que peut l'histoire (17 décembre 2015), téléchargeable en format audio et vidéo sur le site du Collège de France, à paratre sous forme numérique sur OpenEdition Books et sous forme imprimée (coédition Collège de France/Fayard) au printemps 2016.

Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l'âge de la globalisation, trad. Franoise Bouillot, Paris, Payot, 2007.

Voir notamment Marielle Macé, FaÇons de lire, manières d'Être, Paris, Gallimard, 2011

Pierre Bourdieu, "Nécessiter", dans Francis Ponge, Paris, L'Herne, 1986, p. 434-437

Published 23 March 2016
Original in French
First published by Esprit 3/2016

Contributed by Esprit © Patrick Boucheron / Esprit / Eurozine

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