Le conflit et l'historien

Entretien avec Henry Laurens et Avi Shlaim

Esprit: Vous travaillez tous les deux sur le conflit israélo-palestinien, chacun avec son approche propre. Cela pose tout d’abord un problème de méthode, puisque vous travaillez sur des sujets très sensibles qui renvoient à des situations dramatiques, où les sensibilités sont à vif, mais aussi à des enjeux politiques, où les discours nationalistes sont très forts, surchargés de connotations. En outre, les représentations antagonistes des acteurs sont difficilement compatibles. Comment faire pour échapper à toutes ces difficultés ?

Henry Laurens: Avant de répondre à cette question, je tiens à signaler toute l’admiration que j’ai pour Avi Shlaim. J’ai un immense respect pour ses travaux que j’ai abondamment lus, annotés et cités. Je considère que sa contribution est essentielle à la connaissance, même si parfois nous ne sommes pas totalement d’accord.

En ce qui concerne la méthode, je m’emploie constamment à élargir le sujet pour être moins soumis aux pressions internes, aux souffrances et aux passions que recèle ce conflit. C’est dans cette logique que j’ai choisi de parler de la ” Question de Palestine “, plutôt que de l’histoire de la Palestine ou de l’histoire du conflit israélo-arabe. Cet élargissement me permet de bien intégrer à la fois la multiplicité des acteurs – locaux, régionaux ou internationaux… -, mais aussi les enjeux territoriaux, qui constituent l’un des aspects majeurs de cette question. En effet, ces enjeux, qui, de prime abord, pourraient paraître négligeables – après tout, la Palestine et Israël représentent en superficie l’équivalent de deux départements français -, sont en réalité centraux sur le plan international, à tel point qu’il faut se rendre sur la pelouse de la Maison-Blanche pour envisager des perspectives d’accord.

On ne peut négliger, bien sûr, les victimes et les souffrances liées à ce conflit. Mais on peut penser que ce qui se passe ailleurs en Afrique, au Kivu ou au Darfour, n’est pas moins grave. Ces conflits ne font pourtant pas naître, d’un point de vue géopolitique global, des interactions aussi fortes que la question de la Palestine. Choisir l’expression la plus englobante me permet à la fois d’atténuer les dimensions passionnelles, en mettant en lumière la multiplicité des acteurs, et de montrer comment l’objet interagit à un niveau international, ce qui n’est pas le cas dans d’autres drames contemporains où le nombre de victimes est bien plus élevé.

Avi Shlaim: En premier lieu, j’aimerais retourner le compliment : Henry Laurens est universellement admiré, tant pour son érudition que pour la qualité de ses travaux universitaires sur le Proche-Orient, et je suis très heureux de cette opportunité de discuter de nos intérêts communs.

La majorité des historiens occidentaux étudient l’histoire du Proche-Orient comme un élément de la politique étrangère américaine, européenne ou, pour ce qui est la période de la guerre froide, un élément de la politique soviétique. Le point d’entrée est donc souvent l’action des grandes puissances sur le Proche-Orient. Mon approche est tout autre parce que, même si mon champ de travail porte sur les relations internationales, je pense qu’il faut reconnaître l’importance des puissances locales. Nous avons deux sortes d’acteurs en présence : les acteurs locaux et les acteurs extérieurs. Généralement, on parle de ce conflit comme si les acteurs locaux étaient tout simplement ballottés comme des morceaux de bois flottant à la dérive sur l’océan de la politique mondiale. Or, je crois qu’il est très important de reconnaître qu’ils ont une capacité d’action et une lecture de la situation qui leur sont propres. Il est donc nécessaire de les prendre en compte en étudiant leurs discours, notamment ce qu’ils se disent les uns aux autres. Il faut aller au-delà de l’action des puissances extérieures et intégrer le débat tel qu’il se développe entre les acteurs.

Lorsqu’on observe l’histoire du Proche-Orient depuis 1945, il faut comprendre comment les forces locales ont manipulé les puissances extérieures bien plus que l’inverse. La relation entre Israël et les États-Unis est un exemple à ce titre éloquent. Israël a eu une influence bien plus importante sur la politique extérieure américaine au Proche-Orient que les États-Unis n’en ont eu sur la sienne. Il me semble qu’il faut donc partir du coeur du conflit, et non l’étudier comme une annexe des choix des grandes puissances. De plus, pour aborder plus précisément mon domaine de travail, le conflit araboisraélien repose sur des récits nationaux très forts, récit juif sioniste d’un côté, et nationaliste palestinien de l’autre. Je fais partie d’un petit groupe d’historiens collectivement appelés les “Nouveaux historiens ” ou ” historiens israéliens révisionnistes “, parce que nous remettons en cause le récit national israélien à propos du conflit. Nous n’avons pas été appelés “Nouveaux historiens ” parce que notre méthode est nouvelle. Au contraire, les méthodes restent les mêmes, c’est le contenu qui apparaît nouveau. Ma propre méthode est des plus traditionnelles. Je fais avec l’histoire du Proche-Orient la même chose que les historiens font depuis des générations avec les guerres et les conflits. Je prends en considération les histoires élaborées des deux côtés, je vais fouiller dans les archives, j’en rapporte des preuves factuelles et, dans mon travail, j’établis mes conclusions.

Ce qui m’apparaît ainsi le plus frappant dans le récit sioniste, c’est qu’il s’agit d’une vision nationaliste de l’histoire, et donc d’une déformation de la réalité. Ernest Renan a dit : ” Falsifier son histoire, c’est fabriquer une nation. ” De la même manière, les récits nationalistes servent un double objectif politique : d’une part, unir le peuple derrière le régime et, d’autre part, projeter une image positive pour le reste du monde. À cette fin, les récits nationalistes sont souvent simplifiés, sélectifs, intéressés et apologétiques. En tant qu’historien critique, je ne peux accepter sans examen cette vision de l’histoire. Je soumets les affirmations des historiens sionistes à la lumière des preuves empiriques, et j’en tire mes conclusions.

HL: Je partage cette réflexion sur l’autonomie des acteurs locaux par rapport aux grandes puissances. Par exemple, les entretiens publiés récemment aux États-Unis entre Anatoli Dobrynine, ambassadeur de l’Union soviétique à Washington de 1962 à 1986, et Henry Kissinger illustrent parfaitement les limites de l’influence des deux grandes puissances qu’ils représentent. D’un côté, Kissinger essaie d’obtenir des Soviétiques qu’ils interviennent dans la politique de Hanoi au Nord-Vietnam, mais les Soviétiques ne sont pas en mesure de le faire car, sur le terrain, ce sont les Nord-Vietnamiens qui contrôlent la situation. De l’autre côté, Dobrynine essaie d’obtenir des Américains qu’ils agissent sur la politique d’Israël, mais en réalité, Washington n’en a pas les moyens. Les acteurs extérieurs sont donc plus manipulés qu’ils ne manipulent. En général, la grande puissance est plutôt prisonnière de ses alliés locaux que l’inverse. C’est pourquoi j’ai essayé, au-delà du cas proche-oriental, de théoriser cette problématique en l’appelant la ” problématique de l’ingérence et de l’implication ” pour montrer comment les acteurs locaux agissent sur les puissances extérieures dans la région, par leurs actes, leurs discours et par les pouvoirs de nuisance qu’ils peuvent avoir. Je partage également le point de vue d’Avi Shlaim sur la méthodologie : celle que nous utilisons pour aborder le conflit israélo-arabe est tout à fait classique. Mon travail suit parfois les événements au jour le jour parce que j’ai rapidement pris conscience du fait que le conflit fonctionnait par des séquences chronologiques extrêmement étroites, qui peuvent durer quelques jours ou quelques semaines avant l’entrée dans une nouvelle séquence. Si l’on n’aborde pas les faits de cette manière, c’est-à-dire séquence par séquence, on risque de commettre des contre-sens et de se fourvoyer dans des mauvaises interprétations historiques. Il est donc nécessaire d’établir ces séquences, car ce qui se passe entre le 15 mai et le 8 juin n’est pas la même chose que ce qui se passe entre le 8 juin et le 29 juin, et ainsi de suite. Cette démarche demande une lecture des événements au jour le jour, voire parfois heure par heure, même si cet exercice induit souvent un certain nombre de principes, de récurrences ou de clés explicatives. Il faut d’abord respecter la chronologie de manière très scrupuleuse.

Esprit: Votre livre, le Mur de fer, procède aussi de cette manière très chronologique, avec de grandes phases qui sont regroupées. Êtes-vous d’accord avec cette description ?

AS: Je suis entièrement d’accord sur l’importance de la chronologie. Pour préparer mon dernier livre, consacré au roi Hussein de Jordanie1, j’ai, avant toute autre chose, établi une chronologie sur le sujet. De la même manière, pour le Mur de fer, j’ai dressé une chronologie des cinquante premières années d’existence d’Israël, de 1948 à 1998, divisée en chapitres. Chaque chapitre est consacré à chaque Premier ministre, à chaque gouvernement, en procédant chronologiquement. Cela rend l’écriture plus facile, surtout pour moi ! Parce que chaque chose en suit une autre, de façon logique mais pas forcément mécanique. C’est pourquoi, il faut écrire un récit historique qui permette à la fois de remettre en cause les idées établies et de questionner les assertions communément admises. Un exemple : la conception dominante en Israël, notamment dans le monde savant, c’est qu’Israël n’a toujours fait que répondre aux agressions et aux provocations des pays arabes, qu’Israël ne fait que réagir et se défendre. Il y avait en Israël un historien savant, un ancien directeur des services secrets militaires, Yehoshafat Harkabi. Il représentait le consensus intellectuel des années 1960 et 1970. Dans un livre2 de 1977, il explique qu’Israël était un acteur complètement passif qui ne faisait qu’agir en réponse aux défis posés par les Arabes. Mes études sur le conflit israélo-arabe me conduisent à la conclusion exactement inverse : Israël est l’acteur dominant dans ce conflit dont il est responsable et qu’il ne fait qu’aggraver depuis 1948. Depuis 1948 et plus particulièrement depuis 1967, la politique d’Israël se fonde largement sur les forces militaires.

Le Mur de fer est un livre long et détaillé mais je peux le résumer pour vous en une phrase : depuis l’origine, Israël a affiché une remarquable répugnance à engager des négociations significatives avec ses voisins arabes pour résoudre le conflit qui les oppose et a toujours été prêt à faire usage de la force militaire pour leur imposer ses vues. Cette dévalorisation de l’action diplomatique à la faveur de l’action militaire a atteint son paroxysme durant la guerre de Gaza en décembre 2008. Ce qui émerge de la lecture chronologique des événements : c’est que c’est Israël qui mène le jeu dans le développement de la situation dans la région, beaucoup plus que les autres.

HL: L’important en effet, c’est l’interaction des acteurs, à la fois locaux et internationaux. Il est impossible de les traiter individuellement. Ils sont en interaction profonde. De plus, lorsqu’on analyse une crise, on a le sentiment que cette interaction est doublée d’erreurs de calcul. Les meilleures études sur les origines de la guerre de juin 1967, par exemple, insistent dorénavant sur ces erreurs d’appréciation de tous les côtés. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque la question de la responsabilité des acteurs dans la production d’une crise, on a tendance à voir une somme d’erreurs cumulées de l’ensemble des acteurs, plutôt qu’une volonté consciente d’acteurs de provoquer une crise.

La multiplicité des sources

Esprit: Vous insistez tous deux sur l’importance de la méthode classique, notamment le recours aux archives. Or, n’y a-t-il pas une asymétrie dans les archives ? Dans le Mur de fer, Avi Shlaim, vous vous appuyez en particulier sur les archives officielles israéliennes qui, dans une tradition, expliquez-vous, empruntée à la Grande-Bretagne, sont ouvertes au bout de trente ans, une libéralité qui n’a pas cours partout. Avec la Palestine, on a longtemps été dans une situation pré-étatique. Et des acteurs locaux, comme le Hamas, ne laissent sans doute pas d’archives. Comment traiter cette dissymétrie des ressources d’informations disponibles ?

HL: Je peux répondre en ce qui concerne les sources arabes. Il y a des moyens de surmonter ce problème de l’absence d’archives étatiques. D’abord, les biographies politiques dans la littérature arabe sont très abondantes. Évidemment, si un régime arabe est politiquement très stable, très conservateur et très autoritaire, la quantité de sources disponibles diminue. Nous avons énormément de sources sur l’Égypte de Nasser et de Sadate, tout simplement parce qu’ils ne sont plus là. Depuis leur décès, beaucoup d’acteurs, qui ont exercé des fonctions de responsabilités sous leurs mandats, ont publié leurs mémoires. Sur le règne de Moubarak, la liberté d’expression est beaucoup plus limitée, mais le jour où le président égyptien ne sera plus au pouvoir, on pourra s’attendre à un véritable déluge de publications. De même sur la Syrie, les sources autobiographiques sont rares, à cause de la rigidité du régime syrien. Nous attendons tous la publication – dite prochaine – des mémoires d’Abdel Halim Khaddam, ancien ministre des Affaires étrangères, censée nous apporter des connaissances considérables sur l’époque où il a exercé ses fonctions. Ce qu’il faut retenir, c’est que dans le monde arabe, il ne se passe pas une semaine sans que ne soient publiés des livres mémoriels.

En ce qui concerne les mouvements politiques infra-étatiques, comme le Hezbollah ou le Hamas, en général nous n’avons effectivement pas accès à leurs documents internes. Mais cette indigence de sources écrites est compensée par une présence sur le terrain considérable par des spécialistes en sciences sociales et en sciences politiques qui font un formidable travail d’entretiens avec des militants de ces organisations. Ainsi, nous avons des chercheurs qui travaillent sur le Hamas depuis la naissance de ce mouvement : ils connaissent bien ses responsables, qu’ils sont amenés à revoir périodiquement… Je pense par exemple aux terrains d’études de Bernard Rougier sur les islamistes dans les camps palestiniens dans le nord du Liban. Ils constituent un travail de première main, car cela fait des années qu’il fait des enquêtes dans ces camps. Ces travaux de terrain nous permettent donc d’avoir une assez bonne connaissance de ces mouvements politiques, du moins au sein des sciences sociales européennes car, en raison des tensions avec les États-Unis, les chercheurs américains peuvent difficilement mener des enquêtes de terrain aussi approfondis.

Il n’en reste pas moins qu’il existe des déficits de connaissance, en particulier du côté syrien, à cause de l’opacité du régime baathiste. Mais sur la Jordanie, ce n’est pas le cas, sur l’Égypte non plus.

AS: Tout étudiant travaillant sur le conflit israélo-arabe est confronté à ce problème de la grande dissymétrie des sources disponibles. Dans le monde arabe, il n’y a pas d’archives nationales comparables à celles que l’on trouve en Occident, où les documents sont systématiquement préservés et accessibles selon des règles d’accès établies. Israël, de son côté, a adopté le modèle britannique, qui rend les documents officiels accessibles au bout de trente ans. Ce modèle, appliqué très libéralement, doit être mis au crédit d’Israël, car il permet d’écrire une histoire critique comme celle que j’ai écrite. Je suis très reconnaissant de cette liberté accordée aux chercheurs.

De fait, on m’a fait le reproche en Israël de m’être beaucoup appuyé sur les documents israéliens alors que je n’avais pas accès aux documents arabes. Si j’avais eu connaissance des sources arabes, sans doute aurais-je dessiné une image bien plus sombre des politiques arabes. Ma réponse a été de dire qu’un historien ne peut écrire que sur la base des documents ou des sources qui sont ouvertes à lui, pas sur des sources qui lui sont cachées ou inaccessibles. Quand mes étudiants en thèse viennent me voir parce qu’ils se trouvent dans des impasses, qu’ils se découragent parce qu’ils n’ont pas accès à des archives, je leur dis qu’ils ne pourront jamais trouver tous les documents. Il faut faire de son mieux avec ce qu’on peut consulter. Mieux vaut allumer une bougie que maudire l’obscurité. Mais bien que les États arabes n’aient pas d’archives ouvertes, ou qu’ils ne les ouvrent que de manière privilégiée à des suppôts du régime, nous avons une vaste gamme de sources de première main comme les autobiographies de responsables politiques et militaires qui, au total, forme une somme assez substantielle d’informations que les historiens peuvent utiliser.

Esprit: Votre dernier livre porte sur la Jordanie, puisque vous avez fait une biographie du roi Hussein. Comment avez-vous procédé et avez-vous rencontré des problèmes de sources pour ce travail ?

AS: Ce travail est une bonne illustration de la dissymétrie des sources disponibles. Dans un pays comme la Jordanie, dirigé par une dynastie, une distinction doit être établie entre l’histoire du conflit et celle de la famille régnante. Il n’y a pas d’archives nationales en Jordanie, il n’y a que des archives royales des Hachémites. Et les correspondances d’Hussein avec des dirigeants arabes ou occidentaux sont privées : personne, y compris les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères jordanien, ne peut y accéder.

J’avais déjà rencontré ce problème auparavant. En 1998, j’ai publié un livre sur l’attitude de la Jordanie vis-à-vis du conflit israélo-palestinien3. Mon argumentaire était que dans la montée vers la guerre de 1948, il y a eu un accord tacite entre les Hachémites et les sionistes pour diviser la Palestine et se répartir les territoires entre eux, aux dépens des Palestiniens. Je n’avais pas pu avoir accès aux archives jordaniennes (ou hachémites), mais j’avais, en revanche, des documents israéliens sur toutes les rencontres entre les leaders sionistes et le roi Abdallah. J’ai donc pu reconstruire cette diplomatie secrète largement grâce aux sources israéliennes, parfois complétées par des documents britanniques et américains.

Pour la biographie du roi Hussein de Jordanie, j’ai eu ce même problème de sources. Cette fois, je n’avais pas les documents israéliens, parce que même si plus de trente ans s’étaient écoulés, les discussions secrètes avec Hussein étaient considérées comme trop sensibles pour être rendues accessibles. Toutefois, j’ai eu la chance de rencontrer la fille du docteur Yaacov Herzog qui avait initié et mené les discussions avec Hussein à l’époque. Elle m’a donné des grands dossiers contenant les comptes rendus établis par son père de ses rencontres secrètes avec Hussein. J’ai donc été capable de reconstituer tous ces rendez-vous entre Hussein et les leaders israéliens sur la base de documents israéliens de première main. J’ai ensuite comblé les lacunes des sources arabes par des entretiens. J’ai ainsi mené quatre-vingts entretiens avec des responsables jordaniens, une douzaine avec des israéliens et une autre douzaine avec des américains. Cela m’a permis de constituer une base de données que j’ai largement utilisée.

Je crois beaucoup dans l’histoire orale. À l’inverse, mon collègue Benny Morris et la plupart des historiens israéliens, plus positivistes, ne croient que dans les documents écrits. Je suis d’accord sur le fait que les documents écrits sont plus fiables, mais il m’apparaît aussi utile de les compléter par des sources orales. Pour mon livre, le roi Hussein en personne m’a accordé une entrevue de deux heures, dans laquelle il m’a parlé, pour la première fois officiellement, de ses rendez- vous secrets avec les responsables israéliens, de ses motivations, des risques considérables qu’il prenait vis-à-vis de la Ligue arabe et des évolutions des relations jordano-israéliennes. Une fois encore, j’ai collecté toutes les informations que j’ai pu trouver pour reconstituer ce fascinant dialogue entre les lignes.

HL: Pour la période récente – disons depuis le début des années 1990 avec les accords d’Oslo -, nous avons un pan d’histoire contemporaine particulièrement bien documenté. En effet, le nombre d’ouvrages publiés soit par des acteurs eux-mêmes, soit par des journalistes d’investigation amenés à rencontrer des responsables de l’époque, est considérable – sans parler des nombreuses études sociologiques, économiques et politiques. Cette abondance de sources a peu d’équivalents sur d’autres événements contemporains. Par exemple, les informations disponibles sur l’Indonésie ou sur l’Afrique sont en réalité bien plus réduites.

Évidemment, pour le reste, ces informations sont soumises à la méthodologie classique des historiens du vrai, du faux, du comment, du pourquoi, de la confrontation…

L’exactitude des faits, la pertinence des interprétations

Esprit: Mais aussi d’une réflexion sur les catégories, comme les notions d’empire, d’impérialisme et d’anti-impérialisme, par exemple, sur lesquelles vous avez directement réfléchi4. Il s’agit aussi de mener un travail conceptuel. Comment articuler ce travail sur les notions avec l’établissement des faits et des séquences d’événements dont vous avez parlé ?

HL: Ces dernières années, nous avons assisté en Occident, et plus particulièrement en Europe, à une contamination des procédures judiciaires sur l’interprétation historique. Or, la ” judiciarisation ” implique un raisonnement en termes de responsabilité et un système de référence causal. Cela n’est pas sans rappeler l’histoire telle qu’elle se faisait en France jusqu’à l’époque de Lavisse, avant l’approfondissement méthodologique du XXe siècle. La réflexion historique d’aujourd’hui travaille beaucoup moins à partir de notions de responsabilités que de notions de processus. En d’autres termes, ce sont des processus et des dynamiques, dans lesquels les acteurs de conflits se retrouvent souvent emprisonnés, qui sont en jeu.

D’un point de vue programmatique, on ne peut que déplorer cette incapacité des acteurs à sortir de ces mécanismes qui dépassent leur conscience. Mais en l’état, notre travail d’historien doit tenir compte de cette réalité dans la restitution.

AS: Je suis d’accord, car je ne crois pas à l’objectivité dans les travaux historiques, comme d’ailleurs dans tous les champs disciplinaires des sciences humaines. Nous sommes tous le produit d’un environnement, nous avons tous des filiations ou des sympathies qui affectent notre jugement et nos travaux. Je ne revendique pas une objectivité totale. J’ai des origines judéo-irakiennes : je suis né à Bagdad, j’ai grandi en Israël où j’ai fait mon service militaire et mon histoire personnelle affecte mes écrits. C’est indubitable. En revanche, je n’ai pas d’intentions politiques. Quand on me critique en Israël, on m’accuse d’avoir des intentions politiques, de vouloir déconsidérer le sionisme et l’État d’Israël, et de vouloir susciter dans le monde une sympathie pour les Palestiniens. Je rejette ces critiques en bloc, car j’estime que rien ne permet de prouver cela dans mes textes. Mes seules intentions sont d’étudier l’histoire du conflit israélo-arabe avec le plus d’acuité et de justesse possibles, de faire un travail historique complet et intéressant à lire.

Esprit: Mais ne faut-il pas aussi un cadre d’interprétation, c’est-à-dire des concepts permettant de décrire les situations ? Par exemple, a-t-on affaire à une situation coloniale, impériale ? Quelles sont les catégories pertinentes ?

AS: Cette question est fondamentale car elle nous amène au coeur du conflit. Ma vision se distingue de celle de mon camarade ” nouvel historien ” Ilan Pappé – et d’autres amis.

Selon Pappé, le sionisme serait une extension du colonialisme européen au Proche-Orient et, par conséquent, l’État d’Israël, ainsi réduit à un produit colonial, n’aurait aucune légitimité. Dans sa logique, la seule mesure juste possible vis-à-vis des Palestiniens serait de démanteler l’État d’Israël et de ne créer qu’un État pour tous les citoyens.

Ma compréhension du conflit est tout autre. Elle part du postulat que les Juifs sont un peuple et une nation qui, en tant que telle, n’a pas plus, mais pas moins non plus, le droit à l’autodétermination que n’importe quelle autre nation. Isaiah Berlin avait coutume de dire : ” Les Juifs sont comme toutes les autres nations, si ce n’est plus que les autres. ” Il n’est donc pas étonnant qu’ils veuillent un État à part entière. Le mouvement sioniste était un véritable mouvement de libération nationale du peuple juif ; il est parvenu à ses fins en 1948, en installant un État juif indépendant en Palestine. En 1949, Israël a signé une série d’accords d’armistice avec tous ses voisins. Les frontières déterminées au terme de ces accords sont les seules reconnues du point de vue international, et les seules que je considère comme légitimes. Tout a changé en juin 1967 lorsque Israël, en prenant des territoires à tous ses voisins, a créé un Empire. À compter de cette date, Israël est devenu un pouvoir colonial, imposant ses règles à de larges populations arabes. En résumé, ma position est donc qu’Israël était légitime avant 1967, mais que l’occupation des territoires, qui constitue aujourd’hui encore la raison majeure du conflit, l’a rendu illégitime.

HL: Je dirais tout d’abord que les historiens n’ont pas à émettre de jugements de valeur, car ils n’ont pas vocation à être des fondateurs de légitimité. Si l’on veut aborder scientifiquement la question de la Palestine, il faut faire en permanence abstraction de la question de la légitimité, quelle que soit notre position personnelle. Ce n’est pas le même jeu conceptuel. La question de la légitimité ne peut être tranchée par l’historien : elle appartient au discours du droit, de la morale et de la politique, même si les historiens fournissent des éléments pour le débat sur la légitimité.

Les modèles théoriques ne sont pas incompatibles entre eux. La contradiction peut être dans le réel de l’histoire, mais elle n’est pas dans les concepts. Je veux dire par là qu’il est tout à fait légitime de décrire le sionisme comme un mouvement national de libération du peuple juif des souffrances terrifiantes qui lui ont été infligées au XXe siècle. Mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’un mouvement national est impliqué dans d’autres phénomènes qui relèvent de la colonisation. D’une part, vous avez, aussi bien avant qu’après 1948, un problème de ” colonisation de peuplement ” qui comporte un refoulement des premières populations par une autre. Ce n’est pas un jugement de valeur, simplement un constat de fait. D’autre part, Israël n’aurait pas été possible, et le mouvement sioniste non plus, s’il ne s’était pas construit en interaction avec des forces politiques mondiales plus importantes que lui. Ainsi, avant 1914, le sionisme n’aurait pas été possible si, sur le terrain, il n’y avait pas eu d’interactions avec la domination collective des puissances coloniales européennes dans l’Empire ottoman, par le jeu des systèmes de capitulations, des protections consulaires, etc. De même, le foyer national n’aurait pas été possible s’il n’y avait pas eu de mandat britannique sur la Palestine. Cela ne veut pas dire, et je rejoins Avi Shlaim sur ce point, que ce sont les puissances européennes qui ont créé le sionisme avant 1914, ou que ce sont les Britanniques qui ont créé le mouvement sioniste à l’époque de leur mandat dans la région. Le champ d’action du sionisme ne peut s’inscrire que dans ces cadres extérieurs qui ont été successivement : la domination collective européenne, le mandat britannique et, à une période plus récente, les stratégies américaines dans la région – qui sont d’ailleurs plus ordonnées par des raisons de politique intérieure américaine que par les intérêts stratégiques.

Le mouvement sioniste est un acteur autonome, mais il est, comme nous l’avons vu, en interaction avec les conjonctures et les forces politiques en présence. Si l’Union soviétique avait été la force dominante dans la région durant les années 1940, le mouvement sioniste aurait sans doute construit une alliance stratégique avec les Russes – ce qui était d’ailleurs techniquement possible en 1948. Il ne faut pas négliger la part d’opportunisme de l’acteur, qui agit souvent selon les rapports de force régionaux.

En faisant abstraction de la question de légitimité – car ce n’est pas à moi de dire si tel acteur est légitime ou pas -, je peux dire, en réfléchissant sur les données, qu’en effet, la seule solution raisonnable est, dans les faits, le rétablissement d’Israël dans les frontières de juin 1967. C’est nécessairement par là qu’il faut passer pour sortir du conflit. Par ailleurs, n’oublions pas les jugements de la Cour internationale de justice qui définissent les frontières d’Israël conformes au droit et celles qui n’y sont pas conformes. Mais ces jugements relèvent du domaine du droit et non plus du domaine propre de l’historien.

AS: Le conflit israélo-palestinien est essentiellement un clash entre deux mouvements nationaux sur le même territoire. Une des raisons pour lesquelles les sionistes ont réussi là où les Palestiniens ont échoué, c’est que les sionistes ont reconnu dès le départ qu’il était indispensable pour un mouvement de libération d’avoir un soutien extérieur, une grande puissance.

Les sionistes ont compris cela, ce qui n’est pas le cas des Palestiniens, en la personne du grand mufti de Jérusalem. Ce dernier s’est coupé des Britanniques et s’est fourvoyé avec l’Allemagne nazie. C’est une des raisons du triomphe du sionisme et de l’échec du nationalisme palestinien, qui n’est parvenu ni à être indépendant, ni à créer un État.

En ce qui concerne la légitimité des mouvements nationaux, j’ai expliqué pourquoi le sionisme est un authentique mouvement national de libération. Maintenant, je voudrais mettre l’accent sur le mouvement national palestinien. Certains savants sionistes dénient au mouvement palestinien sa légitimité d’acteur en affirmant que ce mouvement n’existait pas au XIXe siècle et qu’il est seulement né en réaction au projet sioniste. Historiquement et chronologiquement, c’est vrai. Mais cela n’enlève en rien à l’authenticité du mouvement palestinien, car, en règle générale, un mouvement national émerge justement en réponse à l’adversité. En ce sens, le mouvement national palestinien est complètement légitime, au même titre que les autres, et il a le même droit à l’autodétermination qu’il a toujours eue. Le problème aujourd’hui est qu’Israël est devenu tellement puissant sur le plan international qu’il est parvenu à persuader l’Amérique et l’Union européenne de ne pas reconnaître un gouvernement palestinien qui inclurait le Hamas. On a ici affaire à une situation d’affrontement entre deux mouvements nationaux faibles, qui s’achève par la complète suprématie, y compris militaire, de l’un des deux.

Responsabilités civiques de l’historien

Esprit: Vous avez commencé à évoquer des perspectives de sortie du conflit. Pensez-vous l’un et l’autre que vos travaux peuvent être une contribution qui favoriserait l’émergence d’une solution raisonnable à ce conflit ou le travail historique est-il inéluctablement détaché du jeu des acteurs ?

HL: Il faut d’abord toujours avoir à l’esprit la modestie de l’exercice que nous faisons. L’histoire n’est que le segment scientifique de la mémoire. Et la mémoire est beaucoup plus large. Par exemple, il n’est pas étonnant que la lecture historique de juin 1967 puisse contredire le souvenir d’un Israélien qui a vécu cette guerre. C’est normal. De la même manière, le travail des historiens sur la France pendant l’Occupation ne correspond pas forcément au vécu des gens qui ont traversé cette période. Mais au-delà de cette première restriction, on peut se demander quelle est la résonance sociale du travail des historiens.

D’un côté, on peut dire qu’elle est très faible. Mais d’un autre côté, le savoir des historiens professionnels, malgré tout, se diffuse lentement, par des mécanismes complexes que nous discernons mal nousmêmes. Même si mes ouvrages n’ont été distribués qu’à quelques milliers d’exemplaires en France par exemple, ils servent maintenant à la formation globale des étudiants, des universitaires, des fonctionnaires, de gens qui vont travailler dans la région du côté français. Avi Shlaim est beaucoup plus connu sur le plan international et il est évident que toute personne qui est amenée à travailler, à réfléchir ou à agir dans la région, a lu au moins un de ses livres. Il y a une diffusion de notre connaissance qu’il est difficile de mesurer. La traduction d’un livre dans une langue donnée peut toutefois servir d’indicateur. Ainsi, mon ouvrage la Question de Palestine5, traduit en arabe, sert maintenant de référence en Égypte dans les milieux cultivés. Il apporte une autre lecture du conflit israélo-arabe, qui sort du type de discours habituel dominant dans la littérature arabe.

Esprit: N’y a-t-il pas eu en Israël un débat sur les manuels scolaires et l’école historique que vous représentez ?

AS: La “Nouvelle histoire ” a émergé à la fin des années 1980, avec la publication des livres de Benny Morris, d’Ilan Pappé et des miens dans le contexte de la première guerre israélo-libanaise de 1982. Durant cette période, les critiques sur la responsabilité d’Israël dans ce conflit pleuvaient et les dissensions politiques sur la manière dont Israël avait mené cette guerre se creusaient. Le consensus national a fini par exploser sur la théorie de l’absence d’alternative, selon laquelle Israël n’avait pas le choix sinon intervenir de cette manière pour sa sécurité. Ce climat a ouvert une brèche pour pouvoir examiner le passé d’Israël, son histoire. Nos livres sont parus. La première réaction fut très hostile. Les gens étaient choqués. Deux accusations principales furent portées contre les Nouveaux historiens. L’une critiquait la méthode employée pour élaborer nos livres : elle nous accusait d’avoir utilisé des sources trop peu savantes. L’autre nous reprochait de ne pas avoir respecté les conventions universitaires et d’être guidés par des visées politiques. Le titre du livre publié par l’intellectuel israélien Efraïm Karsh, Fabricating Israel’s History: The New Historians6, résumait bien la critique : nous avions fabriqué de toutes pièces cette histoire.

Toutefois, après cette première réaction hostile, une attitude plus nuancée a prévalu. Nos livres ont été étudiés selon leurs mérites et beaucoup de nos revendications ont été assimilées dans la réflexion générale. Ce qui était considéré au départ comme subversif appartenait désormais au savoir partagé. Si la révélation de Benny Morris, à savoir qu’en 1948 Israël a expulsé les Palestiniens, fut dans un premier temps reçue comme une hérésie, elle finit par être admise. Morris a montré toutes les preuves convaincantes et personne n’a pu remettre en cause ses assertions. Par la suite, de nouveaux livres ont été écrits dans le sens des Nouveaux historiens.

La Nouvelle histoire a eu un modeste impact politique sur quatre plans. Premièrement, elle a permis aux Israéliens de comprendre comment les Arabes voyaient Israël et leur passé. Deuxièmement, elle a donné aux Arabes, et plus particulièrement aux Palestiniens, une véritable histoire, fiable et documentée, à opposer à la propagande traditionnelle de la victime qui prévalait auparavant. Troisièmement, elle a permis d’encourager l’émergence d’une Nouvelle histoire palestinienne, illustrée notamment par les travaux de Rachid Khalidi, qui a remis à plat l’histoire de la Palestine durant la période du mandat britannique avec la même méthodologie et les mêmes archives que les Nouveaux historiens israéliens. Quatrièmement, elle a permis de créer, des deux côtés, un climat propice au progrès du processus de paix, en encourageant une compréhension du passé et une reconnaissance mutuelles, ainsi qu’une plus grande compréhension de la souffrance des Palestiniens.

Après l’échec des négociations à Camp David, durant lesquelles Ehoud Barak a forgé un nouveau mythe – celui de l’absence de partenaire palestinien pour la paix -, le public israélien est devenu moins réceptif à ces nouvelles interprétations. Nous sommes revenus à des positions fondamentalistes et chauvinistes au sein desquelles prévalent deux solutions : soit nous les chassons, soit ils nous chasseront. Cette polarisation croissante a fini par marginaliser et par délégitimer les Nouveaux historiens, désormais vus comme des ennemis de l’État.

Personnellement, je ne me sens pas troublé par cet ostracisme. L’une des finalités de mon travail d’historien est d’influencer l’opinion publique, et, même si mes interprétations devaient être amenées à ne plus intéresser personne, je continuerai toujours à étudier notre histoire de la même manière. De plus, je crois que les relations entre histoire et politique ne sont pas figées et simples. Elles sont mobiles et chaotiques. Ainsi, de la même manière que la première guerre du Liban a favorisé un climat réceptif à la Nouvelle histoire en Israël, je crois que dans le futur, quand les deux côtés seront en paix, de nouvelles interprétations de l’histoire pourront émerger. De nos jours, alors que la crise au Proche-Orient est devenue réelle et endémique, il est important d’écouter les voix divergentes. Alors qu’Israël refuse, toujours aussi catégoriquement, de reconnaître les droits nationaux des Palestiniens, ces voix doivent continuer à se faire entendre, pour préserver la possibilité d’une réconciliation future.

HL: J’ajouterai que, très souvent, un règlement politique se règle en termes politiques, c’est-à-dire en termes de territoires, d’accès aux ressources, de sécurité militaire… En général, un traité politique ne comprend pas d’interprétation du passé. Par exemple, lorsque le traité de Versailles a rendu l’Allemagne responsable de la Première Guerre mondiale, l’accusation était plus entendue en termes de responsabilités juridiques qu’en termes de responsabilités historiques, simplement parce que les plénipotentiaires étaient des juristes.

Néanmoins, la question de l’histoire me paraît aujourd’hui indissociable du règlement politique. Les discussions de Taba de janvier 2001 illustrent bien cet état de fait : pour la première fois, des récits historiques ont été évoqués dans le cadre d’une discussion politique. Le procès-verbal de Taba, tel qu’il a été établi par le représentant européen, stipule précisément qu’il y a eu divergence sur les récits concurrents de 1948, et intègre ainsi l’idée que le règlement politique doit traiter la question du passé.

Je crois que le règlement politique, s’il a lieu un jour, devra suivre cette voie, c’est-à-dire reconnaître qu’en 1948, de nombreux événements ont affecté les acteurs. Ce n’est évidemment pas au politique de dicter le travail des historiens. Mais il est non moins évident que les historiens ont un rôle à jouer dans le règlement politique, dans la mesure où ils fournissent les matériaux préalables nécessaires à ce règlement. Il en va de même, de manière plus générale, pour les intellectuels. Ils ne sont pas là pour dicter leurs actes aux politiques – vieux rêve du philosophe-roi depuis Platon – mais pour leur fournir des idées, des concepts et des instruments. Et c’est aux politiques d’utiliser ces matériaux. Nos sphères d’action sont différentes.

AS: Je suis entièrement d’accord avec cette vue du rôle de l’histoire, des historiens et des intellectuels. Ces derniers fournissent des idées qui, en élargissant le cadre conceptuel, contribuent à la fois à mieux cerner les problèmes et à apporter des solutions concrètes.

J’ai d’ailleurs une anecdote à vous exposer qui illustre bien ce point de vue. J’ai un jour demandé à mon ami Shlomo Ben Ami, ancien professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv, négociateur à Camp David et à Taba et ministre du gouvernement d’Ehoud Barak, s’il pensait que les Nouveaux historiens avaient exercé une quelconque influence sur les négociations. Il m’a répondu qu’ils avaient joué un rôle considérable des deux côtés, car au cours des négociations de Camp David et de Taba, la délégation palestinienne était venue avec, sous le bras, les preuves historiques trouvées par les Nouveaux historiens de la Naqba, c’est-à-dire de l’expulsion des Palestiniens de 1948. Compte tenu du contexte des événements de 1948, les membres de la délégation considéraient que ce qu’ils demandaient n’était ni déraisonnable, ni outrageant. Yasser Arafat avait l’habitude de dire : “Nous ne demandons pas la lune. ” Les travaux des Nouveaux historiens ont donc pu nourrir les argumentaires des Palestiniens réclamant justice.

De la même manière, les faits présentés par les Nouveaux historiens étaient présents dans la pensée des Israéliens. Qu’ils l’admettent ou non, les décideurs israéliens présents à Camp David et à Taba ont été influencés par leurs travaux et par tout le climat intellectuel qui en découlait.

HL: J’ajouterai que l’influence de l’école historique israélienne, dont Avi Shlaim est l’un des représentants les plus éminents, est bien connue au Moyen-Orient. D’abord parce que les Arabes, très ouverts au bilinguisme avec l’anglais, voire au trilinguisme avec le français, lisent ses ouvrages – de plus, beaucoup ont été traduits, sans doute de façon pirate, en arabe.

Si en 1967, l’ignorance des réalités israéliennes prédominait du côté arabe, c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Les exemples pour dépeindre cette évolution ne manquent pas. Les étals des librairies arabes, qui, évidemment, recèlent parfois le pire – la littérature antisémite -, exposent aussi de nombreux livres sur ce thème, souvent traduits de l’hébreu ou de l’anglais, parfois écrits par des Israéliens. Le film Valse avec Bashir (Ari Folman, 2008), aujourd’hui interdit au Liban – car réalisé par des Israéliens -, circule malgré tout largement dans ce pays en copie pirate. Tous les universitaires français ou occidentaux spécialistes de la région proche-orientale en ont fait l’expérience : nous avons énormément de questions concernant la réalité israélienne de la part de nos interlocuteurs arabes. Ajoutons que l’internet a considérablement modifié les choses, car il apporte des connaissances de première main. Des milliers de personnes consultent le Haaretz ou le Jerusalem Post en anglais. Alors qu’il y a dix ou quinze ans, ce n’était d’abord techniquement pas possible et ensuite politiquement interdit. Aujourd’hui, de nombreux journaux arabes, comme le quotidien libanais An Nahar, proposent une revue de presse de la presse israélienne. Certains ouvrent même leurs colonnes à des auteurs israéliens, dans les pages ” opinion ” – tout du moins dans la presse anglophone du monde arabe, à Beyrouth ou dans le Golfe, même si l’on ne dit pas que l’auteur est israélien. Quelle influence cela peut-il avoir sur les représentations collectives ? Sur place, c’est une expérience quotidienne de voir que la connaissance arabe de la société israélienne est forte. Ce phénomène nouveau mérite d’être signalé, même si, dans les circuits arabes, il côtoie – il faut l’admettre – un puissant antisémitisme inspiré de la littérature européenne du XXe siècle.

L’évolution interne des deux sociétés

Esprit: Vous n’êtes pas des démographes, mais n’est-ce pas la démographie qui va le plus influencer la situation en Israël et en Palestine ? J’entends à la fois le différentiel démographique entre Israéliens et Palestiniens, mais aussi le changement de la démographie israélienne, dont on a vu les effets avec les vagues les plus récentes d’une immigration, notamment venue de Russie.

AS: La démographie est un point extrêmement sensible dans le conflit israélo-arabe. Combinée avec la religion et la politique, elle peut conduire à des situations réellement explosives. Elle constitue un facteur de long terme sous-jacent au conflit et influence le comportement des deux camps. En Israël particulièrement, les gens sont effrayés que le taux de natalité des Palestiniens soit largement supérieur à celui des Israéliens – y compris dans les territoires occupés. Ainsi, Israël fait souvent référence à la ” bombe démographique ” que constitue l’accroissement démographique des Palestiniens, qui pourrait faire ” exploser ” le pays. Je rejette cette expression, qui renvoie à une notion raciste. En tant qu’Israélien, je n’ai pas de problème à ce que les Palestiniens vivent sur leurs terres et aient autant d’enfants qu’ils veulent. Ce n’est pas un problème. Mais les Israéliens y perçoivent une menace au caractère juif d’Israël.

C’est d’ailleurs cette peur de la démographie qui a conduit Ariel Sharon au retrait de la bande de Gaza. En effet, Ariel Sharon et Ehud Olmert, après avoir examiné la situation, ont conclu qu’Israël ne pourrait maintenir indéfiniment le contrôle des territoires occupés à Gaza, précisément en raison de la démographie palestinienne. Ils n’ont pas abandonné leur rêve sioniste du grand Israël pour autant, mais ils se sont employés à limiter leurs ambitions à un projet réaliste à long terme. D’ailleurs, la construction du mur entourant la Cisjordanie s’imbrique dans leur logique réaliste car ils y voient un moyen de garantir la survie d’Israël.

Je voudrais souligner une chose très importante sur le retrait de Gaza en 2005. Ce retrait n’était pas un accord avec les autorités palestiniennes, mais un mouvement unilatéral, entrepris pour les intérêts nationaux d’Israël. C’était un prélude à une manière unilatérale de redessiner les frontières du Grand Israël, sans diplomatie, sans accords et sans négociations avec les leaders palestiniens.

Pour résumer, je pense que la démographie oblige les leaders israéliens à baisser le niveau des visées territoriales israéliennes. En 1948, le mouvement sioniste a gagné son vrai État juif et ce jusqu’en 1967. La victoire de 1967, en posant la question des frontières du sionisme, fut un désastre pour le mouvement sioniste. Cette question des frontières et de l’expansion a détourné le sionisme de ses valeurs. La colonisation fut un problème pour les Palestiniens, mais a aussi changé la société israélienne. Changé pour le pire. Et maintenant, nous sommes à un carrefour, entre un Israël qui reste dans ses frontières reconnues internationalement ou un Israël qui veut étendre encore ses frontières. Tout ce que nous savons, c’est que le gouvernement actuel ne reconnaît pas aux Palestiniens le droit à l’indépendance, ce qui proscrit la solution à deux États. On ne sait d’ailleurs pas quelles frontières il veut pour Israël. Donc il n’est que des questions ouvertes aujourd’hui, auxquelles on ne connaît pas de réponses.

HL: Selon l’expression bien connue de Levi Eshkol en 1967, ” Israël voulait avoir la dot, mais pas la mariée “. La dot, c’était le territoire ; la mariée, c’était la population.

Cela dit, les études démographiques les plus récentes montrent un affaiblissement de la natalité palestinienne. Dans le même temps, elles indiquent une très forte natalité dans les colonies juives de Cisjordanie, qui s’explique à la fois par le fondamentalisme des colons et par la pyramide des âges, puisque leur peuplement est jeune. Notons que ce phénomène est indépendant de l’arrivée de nouveaux colons.

Cette situation pose la très grave question, à chaque fois que l’on essaie de parler d’un gel de la colonisation dans les négociations, de la préservation de l’accroissement naturel. Or c’est l’accroissement naturel qui est aujourd’hui le principal facteur de croissance démographique des colonies en Cisjordanie. Cette inversion du problème démographique est extrêmement grave du point de vue politique.

Traditionnellement, il est communément admis qu’un pays à la population vieillissante est moins belliciste, moins porté sur la violence qu’un pays où la population est jeune. Si l’Europe a une culture de paix, c’est sans doute pour des raisons de réconciliation historique, de volonté de ne pas recommencer des erreurs, mais c’est aussi tout simplement parce que la population européenne est une population vieillissante. Globalement, nous voyons aujourd’hui des populations du Proche-Orient en phase de transition démographique qui vont plutôt vers un vieillissement rapide, avec des variations régionales relativement fortes. Au cours de mes premières visites dans le Proche-Orient arabe, il y a une trentaine d’années, les rues de villes comme Amman ou Damas grouillaient d’enfants. Mais aujourd’hui, j’en vois beaucoup moins. À terme, ce vieillissement permettrait, dans dix, vingt à trente ans, de diminuer le potentiel de violence de la région. L’implication politique de ces changements est un tout autre problème, comme à chaque fois que l’on passe de la structure à la conjoncture dans les sciences sociales.

Je crois aussi que l’un des problèmes les plus importants se retrouve dans la composition interne de la société israélienne. Aujourd’hui, en Israël, il y a de plus en plus de gens qui ne sont ni juifs ni arabes. D’autre part, la population d’inspiration religieuse a tendance à devenir plus importante, puisqu’elle fait plus d’enfants que les laïcs. Ces changements seront très difficiles à traiter pour la société israélienne.

Ces réalités sont tout aussi présentes dans le monde arabe. Par exemple, la question du mariage civil se pose aussi bien en Israël que dans les pays arabes de la région, comme le Liban. Les uns et les autres se croisent d’ailleurs, curieusement, à Chypre, où des couples israéliens et des couples libanais vont contracter un mariage civil. Ce sont des rapprochements inattendus !

Le reste est néanmoins marqué par des rapports de force, donc par la puissance de feu, sans liens avec le facteur démographique. Des cercles vicieux se mettent en place et enferment les acteurs. Ainsi, Israël pense avoir besoin d’une puissance de dissuasion, mais celleci constitue une menace pour ses voisins arabes. Pour compenser ce déséquilibre des forces, ces derniers s’arment, ce qui donne à Israël une incitation forte à augmenter sa puissance de dissuasion. D’où la course aux armements dans la région. Celle-ci ne touche plus seulement le premier cercle de ses voisins arabes, mais s’étend à l’ensemble de la région, puisqu’elle implique aujourd’hui l’Iran.

AS: Je suis d’accord avec l’idée du cercle vicieux. Israël dispose d’un monopole nucléaire régional qui menaçait jadis l’Irak et qui vise aujourd’hui l’Iran. Et lorsque l’Iran aspire à avoir des capacités nucléaires pour les mêmes raisons, Israël répond que c’est inacceptable, que c’est un grave danger pour la région, qu’il ne peut pas laisser faire ça et veut agir en prévention. Nous avons affaire ici à un problème fondamental pour la sécurité régionale et internationale. Chacune des deux forces en présence joue sa propre partition, avec ses puissances de soutien. Mais le trouble vient du fait que les puissances occidentales appliquent un double standard moral. Elles n’ont jamais pris position sur l’armement nucléaire israélien, mais ont agi sur les prétendues armes de destruction massive de l’Irak. Aujourd’hui, elles veulent interdire à l’Iran de posséder l’arme nucléaire. Cet exemple illustre bien la capacité des puissances occidentales à déstabiliser le jeu régional en se posant comme arbitre. Mais dans le monde arabe, ce rôle qu’elles se sont octroyé n’est pas accepté, du fait de leur complaisance à l’égard d’Israël.

Rétrospectivement, on voit qu’Israël est aujourd’hui victorieux car il a manipulé avec succès les puissances extérieures. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, il n’y a plus qu’une superpuissance. Mais cette superpuissance n’est pas objective dans sa politique proche-orientale, car elle est influencée par Israël et par ses amis à Washington.

Je voudrais dire que toutes les guerres depuis 1967, et surtout celle de juin 1967, n’étaient pas nécessaires. Elles ont été initiées soit par Israël, avec le soutien tacite de l’Amérique, soit par l’Amérique, parce qu’elle estimait que c’était une bonne chose pour Israël. La dernière guerre en Irak est un bon exemple de ce second cas de figure. L’Amérique a fait la guerre à l’Irak qui ne constituait pourtant pas une menace pour l’Amérique, mais cette intervention a été très utile pour la sécurité d’Israël. Plus généralement, l’histoire de la région depuis la Première Guerre mondiale nous montre à quel point l’importance géopolitique accordée à Israël dans la politique procheorientale est disproportionnée.

HL: Je serais moins catégorique sur les responsabilités. Nous sommes dans des rapports de force très complexes. Il y a le rapport du fort au faible, mais aussi le rapport du faible au fort. C’est justement ce qui désigne ce conflit comme un conflit de basse intensité. Les armées modernes accumulent des puissances de feu absolument colossales. Il n’en reste pas moins qu’une guérilla bien installée dans une population constitue une gêne permanente pour la sécurité. Ces inversions sont tout à fait caractéristiques de la région.

Ce constat revient aussi à souligner l’importance du travail des historiens. Le champ de bataille n’est pas simplement entre la Palestine et Israël. Il inclut aussi les opinions publiques du monde extérieur, puisque le sentiment dominant peut avoir une traduction politique à l’intérieur des jeux d’acteurs externes à la région. Notons à cet égard que l’expérience historique peut prédisposer à des degrés d’empathie variables. Par exemple, l’opinion publique de l’Europe continentale, qui a vécu un épisode d’occupation et de résistance durant la Seconde Guerre mondiale, est plus encline à percevoir les réalités palestiniennes que d’autres régions du monde qui n’ont pas connu cette expérience – comme c’est le cas en Grande-Bretagne. Notons également que la présence d’importantes populations d’origine musulmane et arabe en Europe a créé des interactions fortes avec le conflit israélo-arabe – ce qui n’est pas le cas en Amérique du Nord par exemple. Parfois, lorsque les hommes politiques s’intéressent à un électorat musulman ou arabe, cette présence peut avoir des traductions politiques. À l’inverse, aux États-Unis, les hommes politiques tiennent compte dans une certaine mesure de l’électorat juif. En résumé, les opinions publiques occidentales ne sont pas seulement des témoins de l’histoire mais sont aussi des acteurs qui influent sur la position politique de leur pays. Aujourd’hui, tout épisode de violence en Palestine se reflète immédiatement en France. Et le gouvernant français doit tenir compte de cette réalité, indépendamment de calculs rationnels de relations internationales. Il ne peut pas être passif. Dans ce cadre, les livres que nous produisons en qualité d’historiens du conflit interagissent sur les opinions publiques, car ils répondent à une soif de savoir relativement forte sur le sujet. Il suffit de voir le nombre de publications et de débats organisés sur le sujet.

AS: Une dernière remarque. Il y a un point de vue qui consiste à dire ” du passé faisons table rase ” et avançons maintenant. C’est un point de vue complètement irréaliste. Vous avez besoin de connaître et de comprendre le passé pour pouvoir avancer. Desmond Tutu a dit, dans le contexte sud-africain : “Nous avons besoin de savoir ce qui s’est passé, pour savoir ce que nous devons pardonner. ” C’est la même chose pour le conflit israélo-palestinien. Nous avons besoin de comprendre ce qui s’est passé en 1948 et après, pour pouvoir avancer.

HL: J’ajouterais que si une justice transitionnelle organisée comme en Afrique du Sud me paraît pour l’instant difficilement concevable dans la région proche-orientale, les travaux des historiens fournissent quand même des succédanés et des ersatz de cette justice.

Avi Shlaim, Lion of Jordan: The Life of King Hussein in War and Peace, New York, Alfred A. Knopf, 2008, xxi + 723 p.

Yehoshafat Harkabi, Arab Political Strategies and Israel's Response, New York, Free Press, 1977, xiii + 194 p.

Avi Shlaim, Collusion Across the Jordan: King Abdullah, the Zionist Movement, and the Partition of Palestine, New York, Columbia University Press, 1988, 676 p.

Voir Henry Laurens, l'Empire et ses ennemis. La question impériale dans l'histoire, Paris, Le Seuil, 2009.

H. Laurens, la Question de Palestine, op. cit.

Efraïm Karsh, Fabricating Israel's History: The New Historians, Londres, Frank Cass and Co, 1997.

Published 16 November 2010
Original in French
First published by Esprit 11/2010

Contributed by Esprit © Henry Laurens, Avi Shlaim, Pierre Gastineau, Marc-Olivier Padis / Esprit / Eurozine

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