La révolution de onze heures à midi

90 ans, vénérable et courageux, maître Ali Yahia est méchamment bousculé par de jeunes recrues de la police algérienne qui ne connaissent ni son nom, ni son visage. Mais la marche du 12 février à Alger, “pour le changement”, aura été l’occasion pour ces nouvelles recrues de la police algérienne de tester les nouvelles méthodes de répression d’une dictature qui désormais doit soigner son image. Obama y veille.

Les manifestants, environ deux à trois milles personnes ont eu droit à un véritable ballet d’hommes en bleu, un opéra muet mais presque sans faute. En ouverture : arrestation des manifestants les plus déterminés, audacieux. Cinq à six malabars se jettent sur leur proie repérée, s’en saisissent avec force et la font courir en lui ordonnant : “Cours, cours!”, jusqu’au fourgon stationné à quelques mètres de là, sous le regard sidéré des manifestants qui s’écartent pour les laisser passer. Les femmes en bleu s’avancent à leur tour, policières zélées, elles infligent aux manifestantes le même traitement, tout a été prévu. Une centaine de personnes sont ainsi arrêtées à la vitesse de la lumière, bien que malmenées, elles seront relâchées. A peine ces drôles de bolides passés, des herses humaines de policiers se mettent en mouvement et enferment ce qui reste de manifestants, les contiennent et empêchent toute sortie de cet étau. Chacune de ces herses humaines est composée d’environ 100 CNS, boucliers transparents aux poings, casqués, bottés, gourdin en bois, ils avancent et reculent, serrés les uns contre les autres, sur trois rangées. Ils sont à droite, à gauche, au milieu, comme le corps d’un immense serpent à plusieurs têtes, ils encerclent la manifestation, un mur sombre de robocops. Pendant que munis de talkie-walkies, d’autres policiers en sentinelle informent du moindre mouvement des manifestants qui, aussitôt détectés, sont empêchés de bouger du cercle infernal. Impossible d’avancer. Qu’à cela ne tienne, la marche se transforme en rassemblement entre immeubles de la Place du 1er Mai et arrêt de bus.

Traverser cette place assiégée, c’est croiser un morceau d’Algérie qui révèle toutes les contradictions et les haines encore à l’uvre dans un pays qui – on l’oublie quand on le convoque à son tour à faire “la révolution” – a connu son cinq octobre 1988, son ouverture démocratique échouant tragiquement sur une guerre civile meurtrière et destructrice dont aucune société ne peut sortir indemne.

Chaque algérien tient son livre des comptes. Des comptes qui ne sont pas soldés. Une femme pleure, drapée dans un hijeb noir, elle improvise un récital poétique dans un magnifique Arabe littéraire, elle pleure le peuple algérien. Un homme dit : “elle est malade, la pauvre”. Elle le regarde et froidement lui répond : “je vous laisse la raison, laissez-moi la folie”. A un groupe qui s’époumone en kabyle, Oulach smah oulach, on vient discrètement rappeler qu’il vaut mieux parler arabe, finalement tout le monde tombe d’accord pour scander “Les Algériens, les Algériens”, cri de ralliement des opposants. Et, pendant que chacun cherche sa place dans cette marche qui sans mouvement bouge quand même, un groupe de jeunes du quartier s’invite dans une violente gaîté pour détourner avec dérision les slogans de la marche. Aux manifestants qui scandent comme sur La place Tahrir au Caire, “Le peuple veut la chute du régime”, ils répondent, perchés sur les arrêts de bus : “le peuple veut une pincée de chemma (du tabac à chiquer)”. “Bouteflika n’est pas Moubarek”, chantent-ils vindicatifs, en direction des manifestants qui crient, quant à eux : “Bouteflika dégage”. Les femmes sont renvoyées à leur hijeb et les “kabyles” à leur douar, “allez, donc faire le ramadan”, leurs lancent-ils, reprenant à leur compte la propagande insidieuse et raciste, diffusée par les canaux d’un régime passé maître dans l’art de disloquer la nation pour ne pas céder une once de leur pouvoir despotique.

Voici, donc, les – pro Bouteflika : ils ont entre quinze et vingt cinq ans, ils sont agiles et intrépides. Accusateurs, ils crient : “Où sont vos enfants ?” aux vénérables personnalités qui étaient venus les sauver de ce “pouvoir assassin”. Choqués de cet adversaire inattendu, le pire des adversaires : des enfants; agressés par leur violence, des manifestants s’énervent et les traitent de “voyous”. Un ancien moudjahid, de ceux qui ont libéré le pays du colonialisme, excédé leur lance : ” bâtards”. Pour les anti-Bouteflika, l’affaire est entendue : ce sont des “voyous payés” par le “pouvoir” pour casser la marche. Mabrouk, 22 ans, étudiant en recherche opérationnelle, s’en défend : “C’est juste qu’on en à marre, ils n’ont qu’à aller faire leurs conflits ailleurs, ici c’est notre quartier, notre patrie. Quand nous, on manifeste, ils nous traitent de racaille, de voyous. Bien sûr que cela me fait de la peine, je suis un homme moi aussi. La différence c’est quoi ? Parce qu’ils sont des intellectuels, c’est un complexe de supériorité. Alors pourquoi aujourd’hui, ils viennent nous chercher ? Nous, quand on manifeste deux jours, on fait au moins baisser le prix de l’huile et du sucre. Et, eux qu’est-ce qu’ils veulent ? Ces partis nous utilisent comme un moyen pour se frayer un chemin vers la cour des grands”. Et, de citer Khalida Toumi : “Elle criait, elle aussi à la Place du 1er Mai, après ils lui ont donné un poste et elle s’est tue, elle s’occupe maintenant de ses affaires. Et Louisa Hanoune aussi, elle gagne combien Louisa Hanoune maintenant qu’elle est députée ?”

Autrefois opposante au sein du RCD, le seul parti présent à cette marche, Khalida Toumi, est actuellement ministre de la Culture, pendant que Louisa Hanoune est députée du Parti des Travailleurs.

Yacine, 15 ans, élève de terminale, explique à son tour : “Nous on veut la paix. Mon frère, il a vécu les années de sang, il avait peur, le soir il ne sortait jamais, moi, je peux dormir dehors”. Un troisième ajoute : “Qu’est-ce qu’il leur a fait Bouteflika ? Il nous a ramené la paix. Regarde, je porte des Nike et je mange des Kinder, toutes mes études sont gratuites, les livres sont gratuits, et si Dieu le veut, je serai athlète de compétition, et tout est gratuit”, il a 15 ans. Enfants payés ou enfants paumés ? Hier émeutiers et aujourd’hui contre-manifestants. Petits hommes en devenir, consciences triturées, traités tantôt comme de la chair à canon, tantôt comme des tubes digestifs. “Il ne faut pas leur en vouloir, ils ne savent pas ce qu’ils font” s’excuse un homme, la trentaine, leur voisin de palier, “bien sûr qu’il y a des gens payés pour mettre la pagaille, le maire ici est FLN, mais ceux là, ils se cachent dans l’ombre du jour”. Ils l’écoutent, se taisent, baissent la tête et s’en vont penauds.

Ces adolescents n’ont pas eu de grands-frères : leurs grands frères étaient tétanisés par la peur. Ils sont les héritiers d’une histoire récente et violente, la nôtre, qui ne leur a pas été racontée et qu’ils se sont construite de bric et de broc, entre l’école de la dictature et les angoisses encore vivaces de leurs parents. Ces quartiers populaires que les élites tentent de se rallier, ont la mémoire de leurs deuils, du prix qu’ils ont payé pour leur adhésion, dans les années 90, au FIS, le Front Islamique du Salut : morts violentes, disparitions, torture. “Ali Belhadj on le connaît pas, il a la mort de plusieurs milliers d’Algériens sur la conscience”, dit Mabrouk, leur aîné, en regardant sans ciller Ali Belhadj, son petit bonnet blanc sur la tête se faire embarquer comme un vulgaire manifestant.

Ni le FIS de Ali Belhadj, le Front Islamique du Salut, aujourd’hui interdit, et sa dawla islamiya, ni son adversaire acharné, le RCD, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, qui avait soutenu l’armée lors des élections municipales en 1991, “pour sauver la république” derrière les chars, ne trouvent grâce à leurs yeux, dans un rejet inquiétant de tous les partis. Quand Ali Belhadj est arrivé sur la place, il a été entouré par quelques dizaines de manifestants admiratifs qui se sont jetés sur lui pour l’embrasser, mais dans ce quartier où autrefois il aurait fait trembler la terre, les commerçants, même les barbus, continuaient, imperturbables, leurs petits commerces. La mémoire partagée, ceux qui, au sein de la manifestation, s’appellent les “démocrates”, hésitent entre le rejet, quelques “dégage” fusent et l’acceptation, pendant qu’une femme, la cinquantaine au bord de la syncope s’écrie : “mais qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ? Je ne veux pas le voir. Je ne veux pas le voir.” Les policiers mettront tout le monde d’accord, jouant en finale, le ballet de la guerre froide : désormais il y a trois cercles de serpents. Un cercle pour contenir les islamistes qui ont accepté après négociation avec la Coordination d’être présents à titre individuel et pas en tant que parti. Un cercle pour contenir les démocrates et enfin un cercle pour contenir les “voyous”.

Algérie éclatée, décomposée, plaies béantes et haines cordiales. Il est midi, la marche qui aurait dû commencer depuis une heure est déclarée terminée. Les membres de la Coordination nationale se retirent, après avoir pris à témoin les opinions internationales à travers les quarante médias étrangers qui ont été accrédités, bizarrement, par les autorités algériennes pour couvrir la “marche interdite” par crainte “du terrorisme”. Laissant orphelins les manifestants qui tournent en rond. De braves gens, avocats, universitaires, journalistes, syndicalistes qui tentent à travers des syndicats autonomes de défendre ce qu’il reste dans ce pays du service public, professions libérales, militants sincères de ceux qui se retrouvent depuis 20 ans, au moins, sur cette place comme des porteurs d’une malheureuse ambition algérienne.

Mme Nacéra Dutour, de SOS disparus et dont le fils a été enlevé par les forces de sécurité ne comprend pas : “Mais pourquoi, ils se retirent, c’est ça la marche pour le changement ? Mais des rassemblements comme ça, j’en fais tous les jours…” La place se dépeuple, quelques dizaines de personnes maintiennent l’illusion de la mobilisation. Quand, curieusement, ceux qui il y a à peine quelques instants étaient pro Bouteflika se saisissent de la place pour, à leur tour, crier menaçants : “Echâab yourid taghyer anidam, le peuple veut le changement du régime”. Le ballet d’hommes en bleu effectue un petit dérapage et improvise un classique : un soupçon de grenade lacrymogène. Comme si le départ de l’avant-garde autoproclamée, prenant rendez-vous à onze heures exactement avec la Révolution pour la quitter à midi comme de braves fonctionnaires, avait rendu à la réalité toute la brutalité du monde.

Published 18 February 2011
Original in French
First published by NAQD; Eurozine

Contributed by NAQD © Ghania Mouffok / NAQD / Eurozine

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