De la citoyenneté économique: Entretien avec Alain Supiot

Propos recueillis par Thibault Le Texier

Thibault Le Texier: Vous poursuivez cette année au Collège de France votre cours intitulé « Figures juridiques de la démocratie économique ». Pourquoi avoir choisi de vous pencher sur cette notion de « démocratie économique » ?

Alain Supiot: En France, on évoque souvent la « démocratie sociale », mais très peu la « démocratie économique ». Cette notion, qui a une longue histoire en Allemagne, n’a émergé brièvement chez nous qu’en 1982, dans le rapport Auroux sur les droits des travailleurs, qui visait à faire entrer la citoyenneté dans l’entreprise. Les lois issues de ce rapport sont les dernières réformes vraiment réfléchies du droit du travail. Depuis, on ne parle plus de réformer le droit, mais le marché du travail. L’incessant charcutage dont fait l’objet le code du travail est l’affaire d’économistes qui imaginent y trouver la clé du retour au plein-emploi. La pensée juridique a déserté ces débats.

La question de la démocratie économique n’en demeure pas moins très actuelle. En des temps où la gouvernance par les nombres coupe les dirigeants des entreprises de l’expérience du travail de ceux qu’ils dirigent, seule la démocratie économique pourrait leur éviter de perdre pied avec les réalités.1Mais dans quelle mesure peut-on voir dans l’entreprise une entité politique susceptible de démocratisation, une sorte de mini-État, comme tendent aujourd’hui à le penser certains, tandis qu’en retour l’État se trouve lui-même de plus en plus souvent traité comme une entreprise ? Les travaux animés par Pierre Musso à l’Institut d’études avancées de Nantes montrent que la réponse ne va pas de soi.2État et entreprise ont des points communs. Le plus important est qu’ils sont reconnus comme des personnes morales, c’est-à-dire comme des sujets de droit d’un type particulier, dont on postule qu’à l’égal des hommes ils sont animés d’une volonté propre, mais qu’ils échappent à leur mortelle condition. Mais pour pouvoir parler de démocratie économique, il faut que le but social poursuivi par une entreprise ne se réduise pas à l’enrichissement de ses dirigeants et actionnaires. C’est à cette condition que le pouvoir qui s’y exerce ne se réduit pas à un pur système de domination et peut être rapproché du pouvoir institué dans un État de droit. Or cette identification de l’entreprise à un but social distinct de l’intérêt de ceux qui la contrôlent ou la dirigent tend à s’effacer de nos jours, sous la pression de ce qu’on nomme la financiarisation de l’économie, qui traite l’argent comme une fin en soi et non plus comme un moyen. La proposition avancée fin 2017 par certains députés d’introduire la référence à l’intérêt de l’entreprise dans la définition du contrat de société3marque une heureuse prise de conscience des dangers, pour les entreprises elles-mêmes, de ce renversement des moyens et des fins.

Ce serait donc un contresens, selon vous, d’analyser l’entreprise au moyen des concepts propres à la sphère politique ? 

Disons plutôt qu’on ne peut le faire que sur le mode de la métaphore, en prenant soin de ne pas les assimiler. Des juristes éminents comme Paul Durand (le fondateur de la revue Droit social et l’auteur du premier grand traité de droit du travail en France)4ont ainsi transposé à l’entreprise des concepts empruntés au droit constitutionnel. Les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, se retrouveraient ainsi dans l’entreprise sous la forme du pouvoir de direction, du pouvoir réglementaire et du pouvoir disciplinaire de l’employeur. Ces analyses ont eu le mérite d’inciter à un certain encadrement de ces pouvoirs, notamment par la loi Auroux, symboliquement datée du 4 août 1982. Mais il ne faut pas perdre de vue tout ce qui distingue l’État et l’entreprise. Je me bornerai à citer deux différences.

Tout d’abord, le propre de la sphère politique est de traiter de tous les aspects de la vie publique. L’État est notamment le garant de l’identité et de la vie des personnes, de leur naissance à leur mort, ainsi que de la préservation de leur écoumène et du territoire où cette vie s’inscrit, c’est-à-dire de valeurs proprement incalculables. L’entreprise est quant à elle plus ou moins monofonctionnelle : elle s’occupe essentiellement de produire certains biens ou de fournir certains services. Un système politique monofonctionnel n’est pas… fonctionnel, il n’est pas viable, comme on le voit dans le cas de l’Union européenne, dont la malédiction est d’avoir fait de l’économie son principe constitutif. 

Deuxièmement, dans la sphère politique, l’État incarne la permanence d’un peuple au travers de la succession des générations. Dans le préambule de la constitution de 1946, « le peuple français » rappelle au monde ce qu’il lui a déjà dit en 1789 et « proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Il n’existe rien d’équivalent à ce peuple immortel dans le cas de l’entreprise. L’entreprise est une action tournée vers une fin économique. Son « personnel » n’est pas un peuple car l’entreprise peut disparaître, et chacun de ses membres peut à tout moment en être chassé. Il forme une « collectivité » de travail, au demeurant de plus en plus fissurée par l’éclatement du statut salarial et l’organisation réticulaire de l’entreprise en un archipel de personnes morales distinctes. Cette collectivité n’est cependant pas entièrement réductible à une collection d’individus, car il faut bien co-laborer, travailler ensemble, souder un groupe autour d’une finalité commune, pour que l’entreprise fonctionne. Cela implique une représentation partagée de l’oeuvre à réaliser. Comment faire pour que chacun soit habité par cette représentation commune ? Taylor a cru régler le problème en réduisant le travailleur à un agent mécanique, mais on voit bien à quelles impasses conduit cette logique de déshumanisation du travail. 

Le conflit entre pouvoir économique et démocratie est-il apparu avec la grande entreprise et l’ouverture de marchés mondiaux ? 

La question de la démocratie économique est apparue en même temps que celle de la démocratie politique. Pour les Grecs, qui l’inventèrent, un ordre démocratique ne peut perdurer qu’à la condition de reposer sur une juste division du travail qui permette à tous ses citoyens de vivre librement. Les réformes de Solon – qui vécut six siècles avant notre ère et est à l’histoire du droit ce qu’Abraham est à l’histoire des religions du Livre – visaient par exemple à faire du travail indépendant le fondement de la citoyenneté des Athéniens les plus modestes. Mais si la démocratie politique a nécessairement une dimension économique, elle ne saurait y être réduite. L’assimilation des nations à de vastes entreprises, opérée hier par le communisme réel et réactivée aujourd’hui par la dogmatique néolibérale, ne peut conduire qu’à la ruine de la démocratie, tant politique qu’économique. 

Historiquement, le lien structurel entre ces deux aspects de la démocratie se retrouve lors de sa renaissance médiévale, que ce soit dans les pratiques électorales des monastères ou dans celles des premières cités marchandes italiennes. L’importance de cette période est généralement méconnue des historiens du politique. Ce sont pourtant les Médiévaux qui inventèrent les techniques électorales qui sont encore les nôtres. Persuadés que le peuple de Dieu ne saurait se tromper lorsqu’il parle d’une seule voix (vox populi, vox Dei), ils ont conçu le vote majoritaire comme une fiction d’unanimité, la minorité se ralliant bon gré mal gré à la décision prise. Pour répondre à la question de savoir si la voix des plus sages et expérimentés (la maior et sanior pars de l’assemblée) ne devait pas compter un peu plus que celles des autres, ils ont inventé les majorités qualifiées. Cette dimension qualitative des opinions émises demeure centrale pour penser la démocratisation du pouvoir dans les entreprises : il faut tenir compte non seulement de l’inégalité des aptitudes et des compétences, mais aussi de la diversité des expériences concrètes du travail. 

Le Moyen Âge a ainsi été la matrice des deux piliers de la démocratie moderne que sont, d’une part, les procédures électorales et, d’autre part, le fondement contractuel de l’exercice du pouvoir. Les villes franches médiévales, que ce soit le burg allemand ou la città italienne, ont d’abord eu une finalité économique. Il s’agit au départ de fiefs, auxquels un seigneur accorde une franchise parce qu’il espère attirer des activités qui lui soient profitables. 

À partir de quelles notions pensez-vous la démocratie ? 

À force d’avoir été mis à toutes les sauces, le mot « démocratie » est devenu presque inutilisable en tant que concept. Très féconde en revanche est la notion d’« assemblée de paroles », mise en avant par Marcel Detienne pour montrer que les pratiques démocratiques ne sont pas l’apanage de « nos ancêtres les Grecs », mais ont eu leurs équivalents dans d’autres civilisations, notamment africaines.5Ce concept permet de saisir la question de la démocratie à sa racine, dans la compréhension des contraintes inhérentes à la vie symbolique propre à notre espèce. Animaux langagiers, nous devons « co-référer »,6comme l’écrit Benveniste, c’est-à-dire attribuer à des signes visibles un même sens invisible. C’est pourquoi les sociétés humaines ne sont pas réductibles à des troupeaux, ni les communautés politiques à un « vivre-ensemble ». Nous ne pouvons faire société sans nous soumettre à une référence commune, sans obéir à une logique de l’inter-dit qui nous permet d’échanger des paroles plutôt que des coups. Reprendre la question de la démocratie à ce niveau élémentaire permet de comprendre ce qui la rapproche et la distingue des autres formes d’organisation politique : ce qui la rapproche, c’est la nécessité d’une référence commune et la logique de l’interdit ; ce qui la distingue, c’est la façon de poser ces interdits.

Dans la longue histoire des pauvres humains, ces interdits ont été le plus souvent imposés au plus grand nombre par un petit nombre, dont le pouvoir reposait sur la religion, la tradition ou plus rarement (et fugitivement), sur la force seule. La démocratie naît d’une pratique plutôt rare, qui consiste à s’assembler pour décider ensemble et sur un pied d’égalité des affaires communes. D’où le droit pour chaque membre de cette assemblée de contribuer à l’édiction de la norme en contredisant le cas échéant le point de vue de ses pairs. 

Cela ne veut pas dire, comme on tend à le penser aujourd’hui, que les institutions démocratiques puissent se passer de verticalité. Bien au contraire, ce qui unit les participants à ces assemblées de paroles, c’est une commune référence au vrai et au juste, dont la représentation ne peut être  approchée que par un débat contradictoire. Ce qui suppose la « préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre », dans laquelle Montesquieu, bien après les Grecs, voyait la condition sine qua non d’un régime démocratique. Supposant un certain renoncement à soi-même, c’est-à-dire à ses propres intérêts matériels, la démocratie a donc nécessairement une dimension économique. C’est à cette condition seulement que la délibération politique se distingue de la négociation marchande. Une démocratie vivante se reconnaît à ce qu’elle met le service public au sommet de son échelle de valeurs, bien au-dessus de l’enrichissement personnel. 

Comment s’articulent aujourd’hui démocratie politique et pouvoir économique ? 

La démocratie politique a pour condition une certaine égalité des conditions. Montesquieu y consacre dans l’Esprit des lois tout un chapitre, dont le titre est assez explicite : « Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la démocratie ». Selon lui, « pour maintenir l’esprit de commerce, il faut que les lois, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres ; et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu’il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir ». Pour répondre directement à votre question, le creusement des inégalités aujourd’hui sape les bases de la démocratie politique. Les révolutionnaires français ou américains entendaient faire advenir un peuple de petits propriétaires vivant de leur travail. Ils voyaient la vie frugale de travailleurs indépendants comme le creuset indispensable d’un régime démocratique, car seule cette expérience de la liberté dans le travail pouvait former de véritables citoyens, aptes au self-government, une autonomie faite de liberté, de responsabilité et de respect du bien public. 

Cet idéal a été défendu jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En France par Proudhon, aux États-Unis par le grand juriste Louis Brandeis (1856-1941), théoricien de la « malédiction de la grandeur »7qui étouffe la démocratie politique et condamne à l’inefficacité économique. En Inde, Gandhi a défendu des vues semblables, notamment dans le Hind Swaraj,8son livre manifeste sur l’émancipation politique. 

Le projet de fonder la démocratie sur le travail indépendant a cependant échoué. La création des sociétés de capitaux a sonné le glas d’une démocratie de petits artisans et de petits paysans. Ces sociétés peuvent concentrer une énorme puissance économique tout en ayant une responsabilité limitée, ce qui est incompatible avec l’idéal d’une société d’égaux également responsables. Au point que Ripert, dans son livre classique sur les Aspects juridiques du capitalisme moderne, en 1951, les désigne comme de véritables « monstres juridiques ».9Apparues comme des outils au service de l’État, ces sociétés s’en sont émancipées dans la deuxième moitié du xixe siècle, avant de s’imposer aujourd’hui à l’échelle transnationale. 

Comment les États réagissent-ils à cette situation ? 

Les États peuvent d’abord chercher à fragmenter le pouvoir économique. Dans la lignée de Montesquieu ou de Jefferson, les lois anti-monopolistiques comme le Sherman Act (1890) et le Clayton Act (1914) visaient à empêcher la concentration, non seulement pour réguler la concurrence, mais aussi pour protéger la démocratie. Roosevelt a eu des phrases terribles contre ce qu’il nommait la dictature industrielle. « Nous savons maintenant, disait-il, que le gouvernement par l’argent organisé est aussi dangereux que le gouvernement par le crime organisé. »10.  Selon lui, « la liberté d’une démocratie n’est pas assurée si le peuple tolère que le pouvoir privé croisse à un point tel qu’il devienne plus fort que l’État démocratique lui-même ».11En France, le Conseil national de la Résistance défendra la même position. Depuis le tournant néolibéral des années 1970-1980, la dérégulation a fait sauter les digues ainsi édifiées pour contenir le pouvoir économique, ouvrant la voie à la constitution de puissances industrielles et financières qui s’imposent aux États, comme les « Gafa » ou les banques intangibles car too big to fail. 

Deuxième stratégie pour maintenir sous contrôle démocratique un pouvoir économique devenu gigantesque et irresponsable : l’augmentation corrélative de la puissance économique des États, par les nationalisations ou l’interventionnisme dans la vie économique. C’est ce qui s’est passé notamment en France, où l’État a été frappé à son tour par la malédiction de la grandeur. Ce contrepoids a pu suffire un certain temps, mais aujourd’hui, seuls les États de dimension impériale, comme les États-Unis et la Chine, peuvent lutter sur ce terrain. L’Union européenne aurait pu, elle aussi, user de son pouvoir de marché pour s’imposer aux grandes multinationales, mais n’ayant ni tête politique ni base démocratique, elle est plutôt tombée sous leur emprise. 

Les succès remportés par cette seconde stratégie durant les Trente Glorieuses ne doivent pas non plus masquer le changement d’idéal du bon gouvernement auquel elle a conduit : celui-ci se définit désormais moins en termes de justice que d’efficacité économique ; le critère de la citoyenneté n’est plus la liberté et l’égalité dans le travail, mais dans la consommation. L’une des quatre libertés proclamées lors du New Deal est la freedom from want, qu’il faut entendre dans son double sens social (libération de la pauvreté, du chômage et de la misère) et économique (libération de la demande sur le marché pour faire repartir la machine). Les politiques keynésiennes d’après-guerre se sont fixées pour but exclusif la sécurité économique, laissant glisser dans l’ombre la citoyenneté économique. Condition nécessaire mais non suffisante de la démocratie, la réduction des inégalités de revenus (mesurée par le coefficient de Gini) était encore à l’époque l’un des objectifs de l’action publique. Depuis le tournant néolibéral, cette action n’est plus référée qu’à trois « indicateurs-objectifs » :12le produit intérieur brut, le taux d’inflation et le taux de chômage. 

Une troisième manière pour l’État d’assujettir le pouvoir économique à la démocratie consiste à faire pénétrer celle-ci dans l’entreprise. Il ne s’agit pas alors d’assurer la primauté de la démocratie politique sur le pouvoir économique, mais plutôt de démocratiser ce dernier en instituant des contre-pouvoirs dans les entreprises. En France, la création des comités d’entreprise en 1945 a ainsi conféré aux salariés un droit de regard sur leur gestion. De Gaulle aurait voulu en faire des organes de coopération du Capital et du Travail, mais le Parti communiste et la Confédération générale du travail (Cgt) s’y sont opposés et on a finalement cantonné cette coopération à la gestion des oeuvres sociales. Au lieu du modèle communautaire allemand de codétermination, on a ainsi opté pour un modèle plus politique, où les représentants du personnel ont sur le pouvoir économique dans l’entreprise un simple droit de consultation et de contrôle, notamment un droit d’accès aux comptes. 

À bien des égards, les réformes Auroux se sont inscrites dans cette veine. Se réclamant de la « citoyenneté dans l’entreprise », elles ont cherché à encadrer le pouvoir économique dans l’entreprise, notamment en matière réglementaire et disciplinaire, sans en partager l’exercice avec les représentants du personnel. Ces réformes ont aussi engagé la dynamique de la négociation collective d’entreprise, dont les lois El Khomri et Macron se sont servi comme d’un cheval de Troie pour réduire la force impérative de la loi et des contrats individuels de travail. L’argument avancé pour cela est l’efficacité économique supposée, et non le progrès de la démocratie dans l’entreprise. Il faudrait certes beaucoup d’imagination pour qualifier de démocratiques des procédures de référendum permettant à un monarque d’obtenir de ses sujets qu’ils renoncent à leurs droits sous la menace d’être chassés du royaume… De telles procédures relèvent plutôt de l’allégeance collective. 

Au plein sens du terme – celui d’une assemblée de citoyens placés sur un pied d’égalité pour délibérer de leur bien commun – la démocratie économique n’est guère envisageable que dans le cadre d’entreprises coopératives, dont les travailleurs sont aussi les associés. À cette exception près, on ne peut sans abus de langage voir dans le personnel de l’entreprise l’équivalent du demos, le peuple souverain. Car le personnel est par définition dans un état de subordination juridique et de dépendance économique vis-à-vis de l’employeur. C’est pourquoi en France, jusqu’aux ordonnances Macron de septembre 2017, la représentation du personnel avait toujours été ancrée dans la représentation syndicale hors de l’entreprise : en principe, les représentants du personnel sont élus sur des listes syndicales et les accords d’entreprise ne pouvaient être conclus que par des représentants des syndicats. Seul cet ancrage peut garantir à l’intérieur de l’entreprise un certain équilibre des forces, sans lequel elle demeure un ordre autocratique. Dans ce sens atténué, la démocratie dans l’entreprise peut aussi s’entendre comme des dispositifs de cogestion, mettant sur un pied d’égalité les représentants des travailleurs et ceux des actionnaires dans le contrôle d’un pouvoir de direction oeuvrant pour leur intérêt commun. 

C’est le fameux modèle allemand ? 

La culture juridique allemande conçoit la société comme une association de communautés organisées (Gemeinschaften), coordonnées par l’État. Au cours de l’histoire, cette culture communautaire a oscillé entre une version autoritaire, illustrée par Bismarck puis – sous une forme paroxystique – par le Führerprinzip appliqué aux entreprises par le nazisme ; et une version démocratique, déjà présente au xixe siècle dans la grande oeuvre d’Otto von Gierke et théorisée en droit du travail par Hugo Sinzheimer au début du xxe siècle. Sinzheimer est le père du droit du travail moderne et son appel à l’instauration d’une démocratie économique a inspiré en 1919 les dispositions de la Constitution de Weimar (art. 165) prévoyant une collaboration sur un pied d’égalité des salariés et des employeurs au sein des différentes communautés professionnelles. L’Allemagne est revenue à cette conception démocratique après l’effondrement du nazisme, en instaurant la codétermination (Mitbestimmung) dans les grandes entreprises, au lieu de les nationaliser comme on le fit en France. 

Idéalement, en Allemagne, on considère que les dirigeants d’une entreprise doivent être issus de son personnel et en maîtriser toutes les spécificités (et non pas comme en France issus de grandes écoles et présumés omnicompétents). Formant un directoire (Vorstand), ces dirigeants exercent leurs fonctions sous le double contrôle des représentants des travailleurs et des actionnaires, réunis au sein d’un conseil de surveillance (Aufsichrat). Les actionnaires y ont le droit du dernier mot, mais les travailleurs ont quant à eux leur propre assemblée représentative, le conseil d’établissement (Betriebsrat), qui est présidé par l’un des leurs (et non par l’employeur comme en France) et qui dispose d’un droit de veto sur certaines décisions. Contrairement aux âneries souvent répandues en France, ce n’est pas la détérioration du sort des chômeurs et des salariés précaires induite par les réformes Hartz au début des années 2000 qui explique l’efficacité économique allemande, mais bien cette culture juridique communautaire, combinée à l’avantage comparatif d’un euro sous-évalué et à la sous-traitance dans les pays postcommunistes. 

Ce modèle social allemand est du reste celui qui a le mieux résisté à la vague néolibérale amorcée à la fin des années 1970. La codétermination a été un frein à la mise en oeuvre des recettes de la corporate governance, qu’il s’agisse de la financiarisation des entreprises, réduites à l’état de marchandises sur lesquelles on peut spéculer, ou de l’asservissement de leurs dirigeants aux intérêts exclusifs des actionnaires, par des techniques de rémunération leur donnant pour horizon le cours de bourse et non plus les intérêts à long terme de l’entreprise. Mais ce modèle doit faire face comme les autres à la pression du droit européen et à l’application extraterritoriale du droit américain. 

Aujourd’hui, non seulement les plus grandes entreprises imposent leurs intérêts aux États, mais ces derniers se soumettent à leur modèle, ou plus exactement à une caricature de leur modèle. La Nouvelle Gestion publique (New Public Management) en vogue depuis vingt ans consiste à appliquer à l’administration publique les règles de management et les normes comptables des entreprises privées. La crise grecque a montré comment cette assimilation de l’État à une entreprise pouvait conduire à la ruine de la démocratie : un pays entier a été placé sous la tutelle d’administrateurs judiciaires politiquement irresponsables ; ses actifs ont été liquidés et de larges pans de sa population plongés dans la misère, faute de pouvoir être licenciés. Lieu de naissance de la démocratie dans la culture occidentale, la Grèce a ainsi constitué un banc d’essai de la post-démocratie, qui fait elle-même le lit des démagogues de tout poil, comme on le voit aujourd’hui aux États-Unis ou au Royaume-Uni.13Si je parle de caricature, c’est que les États ne retiennent que le pire de ce modèle de l’entreprise, à savoir l’indexation de leur action sur des résultats chiffrés à court terme ou encore l’assimilation de la démocratie à un « marché des idées », et non pas le meilleur, c’est-à-dire l’idée d’oeuvre à réaliser et la capacité de se projeter sur le long terme, qui sont les marques distinctives des grandes entreprises les plus prospères. 

Quel rôle pourraient jouer les syndicats pour réconcilier démocratie et pouvoir économique ? 

Les syndicats ont de nombreux défauts, et le grand syndicaliste italien Bruno Trentin s’inquiétait même de leur « dégénérescence corporative ». Mais le mépris du syndicalisme actuellement de bon ton dans la classe politico-médiatique est le symptôme d’un effondrement de sa culture démocratique. Les syndicats ont gardé avec les classes populaires un lien plus fort que n’importe quel parti ou mouvement politique. Ils continuent ainsi de jouer une fonction représentative importante. Historiquement, ce sont les droits collectifs, les libertés collectives, la négociation et les conventions collectives qui ont permis de conjurer la violence anomique en donnant une expression démocratique au sentiment d’injustice et en en faisant le moteur du progrès social. 

Ce sont aussi les syndicats qui, dans l’histoire, ont permis aux travailleurs de s’arracher à leur seule condition économique, pour accéder à la culture et se donner les moyens de penser cette condition. Ils avaient cette double ambition éducative et culturelle, qui a depuis régressé au profit d’une fonction exclusive de négociation de ce que Simone Weil appelait « les questions de gros sous ». Les syndicats se sont laissés enfermer dans ce rôle de négociateur du prix de la force de travail. L’une des voies d’avenir pour le syndicalisme serait de mieux connaître et faire connaître l’expérience concrète du travail et de renouer avec cette mission éducative et culturelle, en faisant entendre d’autres voix que celles dont nous abreuvent les médias retombés sous l’emprise de ce que le programme du Conseil national de la Résistance appelait des « puissances d’argent ». 

Alain Supiot, la Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015. 

Pierre Musso (sous la dir. de), l’Entreprise contre l’État ?, Paris, Éditions Manucius/Iea de Nantes, 2017. 

Proposition de loi no 476 (2e rectifié) du 6 décembre 2017.  

Paul Durand et Robert-Edouard Jaussaud, Traité de droit du travail, 3 vol., Paris, Dalloz, 1947-1956. 

Marcel Detienne, Qui veut prendre la parole ?, Paris, Seuil, 2003.  

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, 1974, p. 82.

Louis D. Brandeis, The Curse of Bigness: Miscellaneous Papers of Louis D. Brandeis, édité par O. Fraenkel, New York, Viking Press, 1934. 

Mohandas K. Gandhi, Hind Swaraj. L’émancipation à l’indienne [1905], Paris, Fayard, 2014.  

Georges Ripert, Aspects juridiques du capitalisme [1951], Paris, Lgdj, 2001.  

Franklin D. Roosevelt, “We Know Now that Government by Organized Money is Just as Dangerous as Government by Organized Mob”, discours au Madison Square Garden, 31 octobre 1936

F. D. Roosevelt, “Message to Congress on Curbing Monopolies”, 29 avril 1938. 

Sur cette notion voir Alain Supiot, la Gouvernance par les nombres, op. cit., p. 247. 

Voir Colin Crouch, Post-démocratie, Paris, Éditions Diaphanes, 2013. 

Published 13 April 2018
Original in French
First published by Esprit 3/2018 (French version) / Eurozine (English version)

Contributed by Esprit © Thibault Le Texier, Alain Supiot / Esprit / Eurozine

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