Crises et innovation sociale

Depuis plus d’un siècle et demi, toutes les grandes crises du capitalisme ont été l’occasion d’un nouveau cycle d’innovation sociale, notamment au sein de l’économie sociale et solidaire. La crise actuelle pourrait être l’occasion d’un nouveau cycle susceptible de contribuer non seulement à une transition moins douloureuse vers une grande transformation (ce que les cycles antérieurs ont réalisé sans doute différemment), mais aussi à esquisser une nouvelle vision de l’économie et du développement qui irait dans le sens d’un développement durable ou soutenable. En effet, la crise actuelle correspond à un monde qui se déstructure de sorte qu’un retour en arrière est devenu impossible. Une nouvelle vision de l’économie et du développement émerge à travers des initiatives de la société civile qui s’appuient sur des innovations sociales à l’échelle du monde, à travers l’altermondialisme, et à l’échelle locale, à travers une série d’initiatives relevant de l’économie sociale et solidaire. Ce potentiel de transformation ne saurait s’actualiser sans un saut qualitatif quant aux réalisations identifiées et sans une mobilisation plus large que celle des seuls promoteurs de ces initiatives.

La crise financière qui s’est manifestée en 2007-2008 s’est révélée être également une crise économique, politique et sociale avec une composante écologique transversale. Bien que le capital financier soit au cur de la crise, son contrôle ne saurait suffire à lui seul pour nous orienter vers un développement soutenable. Ce dernier suppose que les diverses crises, qui “s’entremêlent et se codéterminent”, soient surmontées et que nous réalisions “un lent et couteux réajustement des techniques, des localisations, des modes de vie, des systèmes de valeurs et de l’ordre géopolitique” (Boyer, 2011). Autrement dit, “la sortie de crise ne saurait être définie en termes purement économiques” puisqu’elle suppose la “construction d’un nouveau système d’acteurs” et un contrat social qui prend en charge les éléments à la base de cet autre modèle de développement (Touraine, 2010).

La crise actuelle : un monde qui se défait

Il apparait encore plus clairement aujourd’hui que la crise actuelle est constituée non seulement d’une domination du capital financier sur la production, mais aussi d’une séparation entre ces deux mondes. Ainsi, la logique industrielle qui prédominait dans la production a été remplacée par une logique purement financière qui vise principalement, voire exclusivement, la valeur actionnariale. Dès lors, la grande entreprise est perçue d’abord comme un portefeuille d’actifs dont le dépècement et la délocalisation sont ainsi justifiés. Ceux qui avaient des liens forts et soutenus avec l’entreprise, tels les salariés, les cadres et les communautés environnantes, sont de plus en plus exclus et impuissants. La domination de la finance sur l’économie réelle est d’autant plus lourde de conséquences que la première évolue dans le temps court comme on peut l’observer à la Bourse alors qu’un système économique territorialisé se construit et s’évalue en termes de décennies et de générations.

Les pouvoirs publics sous la gouverne des partis de droite et même de gauche ont favorisé cette autonomisation de la finance en autorisant sa libéralisation à l’échelle nationale et sa mobilité à l’échelle mondiale. De plus, pour être éclairés et conseillés, les plus hauts dirigeants politiques se tournent à nouveau vers les grands financiers supposant que ces derniers sont les mieux placés pour relancer la croissance (l’investissement productif) et éventuellement l’emploi. Comme l’écrivent Blankenburg et Palma, “the banks are inside the government”, d’où la difficulté à procéder à des changements en profondeur (Blankenburg et Palma, 2009). En somme, aux États-Unis comme ailleurs dans le monde, les intérêts de la société sont remplacés par les intérêts de ceux “qui peuvent utiliser à leur profit les processus spéculatifs qui en dérivent” (Boyer, 2011).

Comme nous venons de le suggérer, la crise actuelle est constituée de trois grandes séparations : séparation entre l’économie et la société qui évoluent à des échelles différentes sans grande coordination entre elles, séparation entre l’économie et la finance (d’où des territoires devenus orphelins et des activités abandonnées) et séparation au sein même de la finance entre des activités financières d’intermédiation indispensables et une finance spéculative entrainant de très fortes inégalités dans la répartition de la richesse et dans les investissements au détriment des activités productives. Ces trois séparations auxquelles il faut ajouter la non-prise en charge des couts environnementaux entrainent une destruction du monde qui était le nôtre jusqu’ici. Comme l’explique Alain Touraine, la crise actuelle n’est pas simplement la crise du capitalisme, mais aussi une crise de la société capitaliste qui pourrait conduire à la disparition des acteurs sociaux au cur de cette société et de la culture qui permettait à l’État d’intervenir “poussé par les victimes de la gestion économique imposée par les dirigeants capitalistes” (Touraine, 2010).

Si l’on ne veut pas sombrer dans l’économisme dominant, il faut bien voir que même la société capitaliste que nous avons connue n’a jamais été complètement dominée par le capitalisme, y compris au plan économique. Ainsi, une partie de la production de biens et de services donnait une importance préférentielle au service aux membres comme dans les coopératives et les mutuelles (une économie marchande non spécifiquement capitaliste orientée vers l’intérêt collectif1), une autre partie relevait principalement du secteur public (une économie non marchande orientée vers l’intérêt général) et une troisième partie reposant sur la solidarité à travers le bénévolat et les dons comme on peut l’observer dans certaines associations (une économie non marchande et non monétaire). Enfin, le secteur capitaliste lui-même s’est toujours appuyé sur des contributions provenant notamment des États, des collectivités, des associations et plus largement de l’entraide (autant de ressources non marchandes et non monétaires). Nous tenterons maintenant de voir, à partir de quelques indices sans doute modestes, comment un “autre monde est possible” ou tout au moins pensable.

Un monde à reconstruire

La crise actuelle n’entraine pas d’elle-même un au-delà progressiste. Elle révèle sans doute le cul-de-sac où nous mènent le productivisme et la croissance comme principale finalité sociale. Mais, loin de fournir spontanément les moyens de s’en sortir, elle a entrainé une réduction des ressources collectives, elle a affaibli les acteurs sociaux et l’État lui-même, et elle a appauvri la majorité de la population, à commencer par les plus faibles. En revanche, cette crise a été perçue par plusieurs comme une invitation pressante à réaliser une grande transformation, voire une révolution qui serait non violente. Pour ne pas prendre ses désirs pour des réalités, il faut identifier les initiatives et les efforts qui ont été tentés au cours des dernières années. Dans cette perspective, nous examinerons sans doute rapidement comment la reconstruction semble s’amorcer à partir d’en haut, avec la mouvance altermondialiste, et à partir d’en bas avec la myriade d’expérimentations et d’initiatives ancrées dans le territoire et misant sur la solidarité.

Reconstruire à partir d’en haut : l’exemple de l’altermondialisme

À bien des égards, la mondialisation représente à la fois le pire et le meilleur. Le pire puisqu’elle a favorisé la domination de la finance sur l’économie et la société, l’augmentation des inégalités entre les plus pauvres et les plus riches, la délocalisation d’une partie de la production des pays du Nord et l’extraversion de la croissance dans les pays du Sud, sans oublier la relative impuissance des États nationaux. Le meilleur puisqu’elle a également favorisé de nouvelles formes de coopération internationale, une conscience plus claire de l’unité solidaire de l’humanité et d’une communauté de destin sur cette planète, l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux espaces de débat public, sans oublier le décollage de certains pays du Sud. Il apparait maintenant plus clairement que de nombreuses questions, telles la dégradation de la biosphère, la gestion de certains biens mondiaux et l’adoption de certaines normes sociales communes pour un travail décent, doivent désormais être pensées à l’échelle planétaire.

Dans cette perspective, il faut promouvoir à la fois la démondialisation en reterritorialisant certaines activités économiques et la remondialisation à travers une autre mondialisation ouverte sur une solidarité élargie à l’ensemble de l’humanité et orientée vers des échanges plus équitables entre le Nord et le Sud. Même si les forces dominantes de la globalisation sont encore celles des grandes entreprises capitalistes et des instances internationales telles la Banque mondiale et le FMI, la mouvance altermondialiste issue de la société civile représente un contrepoids et une force de proposition. Comme nous le verrons également, cette mouvance n’est pas seule à avancer des propositions pertinentes, d’autres institutions s’y sont également engagées.

Le mouvement altermondialiste, qui a pour ancêtre le mouvement tiersmondiste de lutte contre l’endettement et les ajustements structurels, s’est affirmé à partir des années 1990 par sa présence aux grandes conférences de l’ONU à commencer par le sommet de la terre de Rio en 1992 et par son opposition aux politiques proposées par les grandes institutions internationales, notamment avec la rencontre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle en 1999. Depuis, les Forums sociaux, qui ont débuté en 2001 à Porto Alegre, ont permis de passer de l’antimondialisation à l’altermondialisation et d’élargir ainsi les thématiques avancées pour inclure l’environnement, la démocratisation des instances internationales, la lutte contre les inégalités et plus largement une autre économie et un autre modèle de développement.

Après plus d’une décennie, l’expérience des Forums sociaux révèle que cette mouvance ne constitue pas un mouvement social comme on l’entend généralement, mais un ensemble hétéroclite où l’on retrouve divers mouvements sociaux nouveaux et anciens, sans doute des groupes écologiques, des groupes de femmes, des groupes de jeunes, des organisations relevant de l’économie solidaire, mais aussi des syndicats, des organisations paysannes, des organisations coopératives et des mutuelles (et donc aussi de l’économie sociale historique). Comme plusieurs l’ont relevé, “ce qui a manqué jusqu’ici c’est d’avoir une vue d’ensemble de la nouvelle société qui se forme” et du nouveau monde qui devient possible (Touraine, 2010). À cet égard, les thématiques identifiées sont suffisamment larges pour permettre de grands débats nécessaires pour proposer une autre vision de l’économie et du développement.

Parmi les grands débats ayant cours au sein de l’altermondialisme, relevons ceux opposant la croissance et la décroissance, l’anticapitalisme et la transformation du capitalisme, le réformisme et la révolution pour certains. Il n’est pas question de reprendre ici ces débats, sinon pour mentionner que des actions communes peuvent être pensées dans la perspective d’un modèle de développement qui fasse du développement social et des individus sa priorité et de l’économie un moyen tout en considérant l’intégrité écologique comme indispensable. Une telle hiérarchisation ou mieux conjugaison de l’économique, du social et de l’environnement suppose un approfondissement et un élargissement de la démocratie. Quant à savoir si cette grande transformation peut se réaliser dans le cadre du capitalisme, on peut en douter, mais “la question doit demeurer ouverte”, conclut Bernard Perret (2008). De toute façon, comme l’écrit l’économiste et écologiste Alain Lipietz (2009), “il ne faut pas attendre d’avoir renversé le capitalisme pour entreprendre de sauver la planète” et, nous ajoutons, pour s’orienter vers un développement plus soutenable et plus équitable. Dans cette perspective, “la réduction des inégalités est absolument décisive pour que tous accèdent à des modes de vie soutenables et désirables” (Gadrey, 2010). Comme on l’entrevoit, le débat et la référence à des pratiques conséquentes donnent, à l’idée d’un autre modèle de développement, un aperçu pour ceux qui recherchent une alternative à la globalisation néolibérale.

Enfin, une autre économie suppose aussi un autre imaginaire qui ne saurait s’imposer sans une nouvelle compréhension des rapports entre l’économie, la société, la nature et le territoire. Pour ne pas tomber dans l’utopie abstraite, il faut que cet imaginaire puisse s’appuyer sur des expérimentations exemplaires, voire des utopies concrètes. Dans cette perspective, il est nécessaire de poursuivre la recherche et la réflexion pour voir comment les très nombreuses ONG et leurs regroupements à l’échelle internationale contribuent à l’approfondissement et à la diffusion non seulement de cette vision, mais également des pratiques et des réalisations qui s’en inspirent. De plus, dans la plupart des grandes organisations internationales, il existe des niches telles le programme LEED (Local Economic and Employment Development) de l’OCDE et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) où l’on retrouve des chercheurs, des acteurs et des hommes politiques qui réfléchissent dans cette direction et qui soutiennent à l’occasion des initiatives de la société civile et l’élaboration de politiques conséquentes. Il y a là non seulement des brèches dans le système, qui peuvent s’élargir en période de crise, mais aussi des motifs d’espérance qui viennent d’en haut et parfois de là où on ne s’y attend pas.

Reconstruire à partir d’en bas, l’exemple de l’économie sociale et solidaire

À l’occasion de réflexion sur la crise actuelle, Joseph Stiglitz relevait qu’on n’accorde pas suffisamment d’attention à cette autre économie que représente principalement l’économie sociale2(Stiglitz, 2009).

Ces entreprises évoluent parfois dans le cadre du marché, mais elles ne s’en remettent pas à la soi-disant autorégulation des marchés, ni à la recherche irraisonnée du rendement maximal. En effet, les dirigeants et leurs administrateurs sont préoccupés d’abord par la finalité de service aux membres alors que la viabilité économique s’impose comme moyen. Devant la crise financière, la plupart de ces entreprises ont fait preuve de grande résistance à la différence de celles d’entre elles qui avaient imité les entreprises capitalistes. L’économiste américain ajoutait que ce qui fonctionne le mieux aux États-Unis, c’était ce type d’entreprise, soit des coopératives et des organisations sans but lucratif dans des secteurs tels que l’éducation, la culture et le logement social. En conséquence, il concluait que nous devons accorder plus d’attention à cette autre économie et que, si nous voulons éviter la répétition de crises comme celle qui nous affecte présentement, il faut “une économie plus équilibrée, un système d’économie plurielle avec plusieurs piliers”.

De fait, l’économie sociale et solidaire à travers ses diverses composantes que sont les coopératives, les mutuelles, les associations et certaines fondations, a réussi mieux que les autres formes d’entreprise à faire le lien entre l’économie et la société, et à intégrer ainsi les conséquences économiques et sociales (les externalités positives et négatives), en raison notamment d’une gouvernance démocratique, d’une propriété collective et de valeurs explicitement affirmées. De plus, des règles différentes selon les statuts assurent une certaine conformité des pratiques au regard de ces valeurs. C’est ce qui manque le plus souvent aux entreprises capitalistes qui choisissent volontairement de s’engager dans une démarche de responsabilité sociale qui constitue à certains égards une version micro du développement durable. Bien que la responsabilité sociale suppose la participation des parties prenantes à l’opération de la triple reddition de compte (économique, sociale et environnementale), aucune loi n’oblige ces entreprises à une telle opération, à l’exception des entreprises publiques dans certains pays. Au cours des dernières années, de plus en plus d’entreprises relevant de l’économie sociale historique ont réaffirmé également leurs valeurs, mais la responsabilité sociale les invite à inclure plus explicitement l’environnement dans leur reddition de compte et surtout à y faire participer non seulement leurs membres, mais aussi les autres parties prenantes. Les coopératives doivent contribuer “au développement durable de leur communauté dans le cadre d’orientations approuvées par leurs membres”.

En ce qui concerne le rapport au territoire, les initiatives relevant de l’économie sociale et solidaire se sont diffusées le plus souvent à partir de l’essaimage selon le principe de la talle de fraise, soit un enracinement local combiné à un réseautage dans le sens de l’intercoopération. Dans cette perspective, l’économie sociale historique (comme d’ailleurs la nouvelle économie sociale) représente non pas un agrégat d’entreprises sans lien entre elles, mais une toile ou mieux un mouvement comprenant des regroupements sectoriels et territoriaux selon diverses échelles. Dans certaines sociétés nationales comme ce fut le cas en Belgique, ces regroupements se sont réalisés dans le cadre de piliers principalement socialiste ou chrétien qui réunissent au moins en principe l’action coopérative, l’action associative, l’action syndicale et l’action politique en vue d’un projet de société sans doute différent, mais orienté vers l’intérêt collectif et général. D’un point de vue historique, les innovations sociales relevant de l’économie sociale et solidaire se sont développées par grappes, principalement à l’occasion de grandes crises, rendant ainsi les transitions moins douloureuses (innovations réparatrices) et contribuant de manière inégale aux transformations nécessaires pour sortir de la crise (innovations transformatrices).

Après avoir cru pouvoir pénétrer l’ensemble des activités économiques comme l’idée de la république coopérative3 le suggérait, les coopératives se sont définies de plus en plus comme un secteur, abandonnant ainsi l’idée d’une grande transformation de l’économie. Pour certains analystes, la redécouverte de l’économie sociale dans le dernier quart du XXe siècle relève à certains égards de la recherche d’un projet plus large que celui de la seule reproduction d’un secteur. Si ce mouvement de regroupement des diverses composantes a été lancé par l’économie sociale historique, notamment en France et en Espagne, les nouvelles grappes d’innovation des trois dernières décennies ont donné lieu à une nouvelle économie sociale appelée aussi économie solidaire4. Cela s’est manifesté entre autres par la multiplication des associations y compris sur le terrain économique. Une étude récente portant sur quarante-deux pays montre que la part de l’emploi y atteint maintenant 5,6 % de la main-d’uvre, mais 15,9 % en Hollande, 13,1 % en Belgique, 12,3 % au Canada, 11 % au Royaume-Uni, 9,6 % en Suède, 9,2 % aux États-Unis, 9 % en France et Japon 8 % (Salamon, 2010). Enfin, comme le montrent Salamon et son équipe, s’il fallait réunir tout le travail bénévole au sein d’un même pays, Volunteerland, ce pays arriverait en deuxième position immédiatement après la Chine et son PIB de 1 349 milliards de dollars se situerait au septième rang dans le monde (Salamon et alii, 2011). Si l’on adopte une vision de l’économie qui ne se réduit pas à la seule économie marchande, il faut reconnaitre que les initiatives de la société civile ont un poids économique de plus en plus important.

De plus, pour bien entrevoir la signification et la portée des divers cycles d’innovations sociales, il est nécessaire de prendre en considération leur rapport aux crises et aux conjonctures qui ont favorisé leur émergence. Cela s’impose d’autant plus que la crise actuelle résulte en partie des crises antérieures non résolues, d’où la pertinence pour le renouvèlement du modèle de développement de certaines des grappes d’innovations qui ont émergé au cours des dernières décennies.

Ainsi, le cycle des innovations des années 1960 répond en partie à la crise des valeurs, notamment à la crise du travail et à la remise en question de la production et de la consommation de masse, soit le fordisme et le providentialisme (ce dernier réalise une exclusion des usagers dans la définition des services collectifs semblable à celle des travailleurs dans la production des biens). Dans cette perspective, les innovations sociales feront appel à l’autogestion et à la démocratisation des rapports de travail et de consommation révélant ainsi des aspirations pour vivre et travailler autrement. Ces aspirations seront portées par de nouveaux mouvements sociaux de plus en plus diversifiés (mouvements culturels, étudiants, féministes, écologiques, antinucléaires et pacifistes, etc.) même si le mouvement ouvrier apparait alors encore dominant. Ces expérimentations, qui misaient sur le volontarisme et le communautarisme pour une société alternative, ont été incapables pour la plupart de relever les défi s du marché pour les unes et de l’institutionnalisation pour les autres. Certaines d’entre elles se sont maintenues passant d’une vision de société alternative à celle d’entreprise alternative. Ce qu’il convient de retenir, c’est que plusieurs des valeurs postmatéralistes alors mises de l’avant (convivialité, autonomie, créativité, qualité de vie, épanouissement des individus) demeurent encore pertinentes, d’autant plus que les changements escomptés ne se sont pas produits en raison de la crise du milieu des années 1970 qui a imposé de nouvelles urgences à la société civile.

La crise des années 1980 et 1990 a été celle d’une crise de l’emploi (et non plus du travail) et de l’État providence de plus en plus incapable de répondre aux nouvelles demandes sociales pour des raisons financières. Les expérimentations et les initiatives qui surgissent alors cherchent d’abord à répondre à des besoins bien réels selon un certain pragmatisme et une valorisation de l’entrepreneuriat (dans ce cas collectif), mais elles sont également portées par des aspirations de démocratie participative de la part des travailleurs et des usagers, notamment dans les services aux personnes ; d’où un compromis avec l’État pour une institutionnalisation fournissant à la fois un financement et une reconnaissance en termes d’utilité sociale. Parmi les filières d’activités les plus importantes pour cette période, relevons les services de proximité (services de garde, aide à domicile), l’insertion et formation professionnelle, le développement local (gouvernance participative, fonds de développement, centres locaux de service, guichet unique), la finance solidaire avec la microfinance, les fonds dédiés à l’économie sociale et solidaire, et la finance responsable orientées vers la création d’emplois et d’entreprises. C’est d’ailleurs au cours de ces deux décennies que l’économie sociale est reconnue dans plusieurs pays. De plus, ce cycle a atteint maintenant sa maturité, soit une certaine pérennité et une irréversibilité. Dans le domaine des services sociaux, il a donné lieu à ce que plusieurs appellent désormais un welfare pluralism ou welfare mix où le rapport des associations à l’État peut prendre une forme partenariale avec une véritable participation citoyenne, dans le meilleur des cas (dans cette perspective, il est question de société civile plutôt que de mouvements sociaux) (Lévesque et Thiry, 2008).

Depuis 2000 et surtout la crise actuelle, le nouveau cycle en voie d’émergence comprend deux grands volets : un premier qui répond aux urgences et un volet qui répond sans doute à des besoins, mais qui tente en même temps de s’inscrire dans un autre modèle de développement. Comme réponses aux urgences, relevons des initiatives pour satisfaire les besoins élémentaires non satisfaits dans le domaine de l’alimentation et du logement, de l’aide pour sortir de l’endettement ou pour la reconversion professionnelle et le soutien aux territoires orphelins négligés par la finance. Pour la transition vers une transformation du modèle de développement, relevons la production de services basés sur la proximité, la culture et le loisir, les services liés à des droits sociaux (santé, éducation, mobilité, justice, etc.), les productions artisanales et du terroir, les transports collectifs notamment dans les milieux ruraux, la finance solidaire et socialement responsable, l’économie immatérielle reposant sur les compétences et le savoir, la prise en charge collective de “commons” naturels (eau et air) ou créés par l’homme (patrimoine, culture), les énergies renouvelables et plus largement une croissance fondée sur la qualité et la faible consommation d’énergie, y compris celle provenant des sources renouvelables. Ce nouveau cycle d’innovation sociale déborde l’économie sociale et solidaire puisqu’il est présent à la fois dans de petites entreprises artisanales et dans des entreprises plus importantes qui se sont engagées dans la responsabilité sociétale des entreprises, notamment celles qui ont adopté des pratiques conséquentes. Enfin, les cycles précédents d’innovation sociale qui ont atteint leur maturité ne disparaissent pas pour autant, mais ils doivent être capables de repositionnement stratégique tenant compte sans doute de leur trajectoire, mais aussi de l’environnement actuel avec ses enjeux et défis.

En somme, si la crise actuelle avec notamment la financiarisation entraine une séparation de l’économie et de la société, nous avons ici de nombreux exemples où les passerelles entre l’économie et la société ont été posées à partir justement de ce qui relève d’une démocratisation de l’économie, un domaine où l’économie sociale a été jusqu’ici plus systématique que toutes les autres formes d’entreprise. Si ces initiatives plus récentes de même que celles plus anciennes participent à la reconstruction de l’économie à partir d’en bas et d’un ancrage dans le territoire, elles apparaissent par ailleurs de plus en plus en phase avec un modèle de développement susceptible de répondre aux grands défi s que soulève la crise actuelle et également en convergence avec les grandes thématiques soulevées dans les Forums sociaux mondiaux, ce qui expliquerait d’ailleurs leur convergence et leur rencontre.

Conclusion

Un paradigme sociétal, qui renouvèle à la fois les grandes questions et les solutions à y apporter, se construit à l’échelle des mouvements sociaux et plus largement de la société civile en interaction avec l’État. Dans cette perspective, nous avons centré notre attention sur la mouvance altermondialiste, qui représente une sorte de contrepoids au discours dominant sur la mondialisation, et sur l’économie sociale et solidaire qui a connu un renouvèlement significatif depuis trois décennies. Du point de vue de leur importance économique et politique, ces deux ensembles d’initiatives de la société civile ne font pas le poids comparativement à ceux qui ont l’oreille des plus hauts dirigeants politiques à l’échelle des pays et du monde. Ils expriment cependant beaucoup mieux les défi s paradoxaux du développement aujourd’hui, soit celui de mondialiser et de démondialiser en reterritorialisant les activités économiques et celui d’assurer à la fois la croissance et la décroissance dans la perspective d’un développement durable. Cela dit, la grande transformation projetée suppose de nouvelles solidarités entre le Nord et le Sud et entre les générations présentes et à venir. Elle suppose aussi une démocratisation de l’économie pour repenser le rapport de l’économie et du social pour être équitable, le rapport de l’économie et de l’environnement pour être viable, et le rapport du social et de l’environnement pour être vivable. Autrement dit, les réponses à ces grands défi s exigent la participation de toutes les parties prenantes de manière à tenir compte aussi bien des diverses générations que des différents périmètres de solidarité qui vont du local au mondial. Elle nécessite également des politiques publiques qui favorisent la liaison entre ce qui se refait en bas et ce qui se refait en haut.

Enfin, si la crise actuelle est bien celle d’une triple séparation entre l’économie et la société, entre l’économie et la finance et au sein de la finance, les réalisations identifiées innovent en cherchant justement à relier ce qui a été séparé. Dans cette perspective, elles s’inscrivent dans une démarche très différente de celle de la grande finance et de la plupart des grandes entreprises qui tentent par tous les moyens de contourner les pouvoirs publics et qui s’inquiètent (pour ne pas dire plus) de la montée de mouvements sociaux économiques et plus largement de la vigilance de la société civile en ce qui concerne les grandes décisions économiques. Si ce positionnement et les grands paramètres dégagés dans ce texte sont insuffisants pour garnir les programmes des partis politiques, ils présentent un premier cadrage pour entrevoir un autre modèle de développement qui soit soutenable et une autre économie qui soit plurielle et orientée vers l’intérêt collectif et général. Il faut cependant être conscient que les idées même les plus généreuses ne réussissent pas à elles seules à changer le monde, à moins que les hommes et les femmes s’en fassent individuellement et collectivement les porteurs et qu’ils se donnent les outils pour y arriver. Les modestes réalisations tentées à partir d’en haut et à partir d’en bas semblent bien converger quant à la voie à suivre pour un autre développement et une autre économie, ce qui constitue un motif d’espérance capable de contrer la déprime qu’engendre la crise actuelle. Ce constat représente également une invitation à faire un saut qualitatif dans nos initiatives et à élargir les alliances si l’on souhaite vraiment une grande transformation.

 

Bibliographie

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Les coopératives, les associations et les mutuelles, par exemple, sont orientées vers l'intérêt collectif de leurs membres. À partir de leur fonctionnement démocratique, ces organisations peuvent prendre également en charge les conséquences positives et négatives de leurs activités (externalités), contribuer au renforcement de la cohésion sociale et tenir compte d'intérêt dépassant ce que certains appelleraient un "égoïsme collectif" pour tendre vers l'intérêt général. Ce dernier est généralement défi ni par l'État, mais, dans une société de plus en plus pluraliste et complexe, l'État fait appel de plus en plus aux organisations collectives pour définir l'intérêt général. Dans cette perspective, on peut avancer que les organisations collectives orientées vers l'intérêt collectif s'inscrivent de plus en plus dans l'architecture de l'intérêt général de leur société. Voir Monnier et Thiry (1997).

L'expression économie sociale et solidaire est de plus en plus utilisée pour désigner à la fois l'économie sociale historique (coopératives, mutuelles et associations assurant la gestion d'activité économique) et la "nouvelle" économie sociale qui a émergé avec les services de proximité (Drapéri, 2007; Laville, 2007).

Le "programme coopératif" tel que proposé par Charles Gide fera référence à la possibilité de transformer l'ensemble des activités économiques, à partir d'une généralisation des coopératives de consommation qui prendraient ainsi le contrôle de l'industrie commerciale, puis de l'industrie manufacturière et enfin de l'agriculture. Pour un court extrait de cette présentation, voir Charles Gide, "Le projet d'une république coopérative et un programme coopératif", http://uce.universite-cooperative. coop. Ce projet de transformation de l'économie par les coopératives fut qualifié de république coopérative. Dans les années 1930, Georges Fauquet montre que les coopératives se sont développées comme un secteur à côté du secteur public et du secteur privé. Cette analyse crée un choc dans le monde coopératif, mais s'impose progressivement dans les décennies qui suivent.

Il a existé une tension entre l'économie sociale et l'économie solidaire, dans la plupart des pays. Mais, la convergence semble de plus en plus recherchée, notamment avec l'appellation "économie sociale et solidaire". Au cours de la dernière année, au moins deux grands rassemblements ayant une dimension internationale se sont faits sous le label de l'économie sociale et solidaire, soit les États généraux de l'économie sociale et solidaire qui se sont tenus à Paris les 17, 18 et 19 juin 2011 et qui ont réuni environ 5 000 participants, principalement français avec des invités internationaux, d'une part, et le Forum sur l'économie sociale et solidaire qui s'est tenu à Montréal les 17, 18, 19 et 20 octobre 2011 et qui a réuni 1 600 participants de soixante-deux pays, d'autre part.

Published 5 June 2012
Original in French
First published by La Revue nouvelle 5-6 (2012)

Contributed by La Revue nouvelle © Benoît Lévesque / La Revue nouvelle / Eurozine

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