Aux origines de l'usage subversif du canular en Italie

Au cours du mois d’août 1975, les principaux industriels et éditorialistes italiens reçurent un livre étrange, à tirage très limité et dont chaque exemplaire était numéroté à la main. L’ouvrage, signé sous le pseudonyme de Censor, s’intitulait Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie.1 L’auteur laissait entendre qu’il était un membre éminent de la classe dirigeante et qu’il se risquait à cette analyse critique et lucide afin de préserver le capitalisme péninsulaire d’un grave affrontement avec le monde ouvrier. En guise de solution à ce problème, il suggérait une implication accrue du Parti communiste italien dans la gouvernance du pays dans le but d’instaurer un contrôle optimal de la classe ouvrière. Les grands quotidiens d’information accordèrent un très vif intérêt à ce pamphlet, s’étonnant du cynisme avec lequel les dirigeants nationaux se préparaient à affronter la crise, tout en s’interrogeant sur la véritable identité de l’auteur du libelle.

Quelques mois plus tard, Mursia, une grande maison d’édition d’obédience libérale, décida de republier le livre en l’accompagnant d’un bandeau de couverture accrocheur et interrogatif: “Qui est Censor? Un conservateur éclairé? Un réactionnaire cynique? Une personnalité de gauche cachée derrière un nom de plume?”

Il s’agissait bel et bien d’un canular. L’auteur du texte n’était autre que Gianfranco Sanguinetti, l’ultime rescapé des nombreuses vagues d’exclusion perpétrées par Guy Debord au sein de l’Internationale situationniste. Par un de ces surprenants paradoxes que cultivait le système politique italien, le PCI s’avérait effectivement être un acteur majeur du maintien de l’ordre bourgeois capitaliste tout en étant tenu à l’écart d’une participation formelle au pouvoir. Le texte de Censor ne faisait que rappeler crûment cette vérité sur un ton dénué de tout préjugé moral.

Ce canular situationniste constitua une sorte d’avant-première à des pratiques qui devinrent assez courantes à partir de 1977 au sein de la culture contestataire italienne. Jouer du paradoxe et pratiquer l’usage du faux a été, en effet, l’une des grandes particularités du style “mao-dadaïste” de Radio Alice et du mouvement des Indiens métropolitains durant le soulèvement étudiant de Bologne. Apparu en 1978 et vendu en kiosque jusqu’en 1982, l’hebdomadaire satirique Il Male, issu de cette mouvance, s’affirma rapidement comme l’un des plus beaux exemples d’usage politique du canular. Ce journal faisait de la publication de fausses éditions et de fausses affichettes de quotidiens l’une de ses spécialités. Son pastiche du Corriere della Sera annonçant le débarquement des extra-terrestres au Mexique ou celui de La Repubblica avec pour manchette “La troisième guerre mondiale a commencé” font aujourd’hui partie de la légende. La parution de journaux factices contenant la soi-disant nouvelle de l’arrestation de l’acteur Ugo Tognazzi accompagnée de photos le montrant menottes aux poings et encadré par des carabiniers fit encore plus de bruit. Dans de pareilles situations, le faux finit par produire des effets réels et les gens sont alors conduits à s’interroger sur les conséquences d’événements qui n’ont pourtant pas eu lieu. Tel fut le cas en 1978 lors de la publication, toujours par Il Male, d’un faux numéro du Corriere dello Sport qui titrait: “Annulation de la Coupe du Monde: l’Italie et l’Argentine doivent rejouer la finale!”. Quelques heures durant, la nouvelle paralysa la ville de Rome. Les rédacteurs d’Il Male ont appelé cet effet “l’aspect holographique du faux”; la production d’un court-circuit de l’information qui dévoile les mécanismes de fonctionnement du système médiatique.

La tradition de canular politique qui a précédé la naissance, en 1995, du projet Luther Blissett en Italie est donc assez longue. L’idée première de ce projet fut la création d’un nom multiple, une entité fictive que quiconque pouvait endosser pour prendre la parole et s’exprimer en dissonance avec le panorama politique et médiatique dominant. La production de supports et de contenus dans ce cadre fut abondante: deux transmissions radiophoniques (l’une à Bologne, l’autre à Rome), de nombreux livres, articles et publications, des chansons et des disques, des créations artistiques… jusqu’à l’apparition incongrue du nom de Luther Blissett sur des affiches, sur divers documents ou encore dans des génériques d’émissions de télévision. Luther Blissett a été un immense canular, qui a permis la démultiplication des pratiques politiques collectives. Luther Blissett a été un canular sachant s’incarner aussi dans une prolifération infinie de canulars. Son fondement canulardesque fut l’occasion pour des centaines de personnes de sensibilité proche de se rencontrer et de se reconnaître dans un positionnement paradigmatique. Chaque acte de communication provenant de n’importe quel Luther Blissett a toujours été suivi de sa négation farceuse, établissant systématiquement une faille dans le rapport entre le vrai et le faux. Ainsi, l’analyse publiée par Euripses en 1999 concernant le projet Luther Blissett (présentée ci-après dans le dossier), bien que produite par Luther Blissett lui-même (ou plutôt par l’une de ses multiples incarnations), fut rapidement critiquée et vivement démentie par Luther Blissett (c’est-à-dire un autre Luther Blissett).

Quelle est donc la véritable dimension subversive du canular?

Tout canular produit dans un cadre social s’inscrit à l’intérieur des rapports de confiance qui sont à la base des relations interpersonnelles. De la même manière que l’argent trouve son usage effectif grâce à la reconnaissance mutuelle qui s’établit autour de sa valeur, la réalité est aussi et toujours le fruit d’une construction sociale. Si la satire est une mise en question du réel qui demeure au sein de l’univers de la représentation, le canular ne se laisse pas enfermer au sein d’un ordre discursif, mais il va au contraire le mettre à chaque fois au défi de retrouver sa propre légitimité.

Le canular refuse d’avoir droit de citoyenneté à l’intérieur de la sémantique; il n’est jamais la simple recherche d’un regard nouveau sur le monde. Il est un défi lancé à l’univers pragmatique de la communication et au fait que chaque échange communicationnel cache toujours un rapport de pouvoir que le langage des mots ou des symboles n’est pas en mesure de décrire pleinement.

La présence répétée dans les médias de fausses nouvelles initiées par Luther Blissett ne représente pas seulement une critique du faible degré de professionnalisme des journalistes en matière de vérification et de recoupement des sources d’information. Pour Luther Blissett, le caractère trompeur des médias de masse a toujours été la trame dans laquelle il fallait se mouvoir, non pas l’objectif de la critique. Luther Blissett a montré que la prise de parole dans les grands moyens d’information est possible, même pour de petits groupes, pour peu qu’ils soient capables de mettre en ¦uvre des stratégies de “reverse engineering”. Les moyens de communication de masse sont semblables à un logiciel; ils peuvent être explorés et déconstruits. De la même manière que les informaticiens peuvent parvenir à remonter au code d’un programme, il est possible d’explorer les mécanismes de la fabrication de l’information; de cracker le code de production de la réalité simulée à travers une série d’actions expérimentales susceptibles de mettre en crise l’appareil informatif.

L’un des aspects les plus divertissants de toute l’histoire du projet Luther Blissett a été la manière dont les moyens de communication se sont à sa suite interrogés sur l’authenticité des nouvelles qu’ils publiaient. Pendant plusieurs années, la publication de toute nouvelle un peu surprenante, même dûment vérifiée, forçait les journalistes à de nombreuses précautions, tant ils redoutaient de pouvoir être les victimes d’un mauvais tour joué par Luther Blissett.

L’expérience Luther Blissett a engendré toute une série d’initiatives qui demeurent vivaces dans le panorama culturel italien contemporain. Outre le collectif d’écriture Wu Ming (http://www.wumingfoundation.org), qui pratique encore sporadiquement le canular, le projet Luther Blissett a donné vie à de nouveaux projets comme guerrigliamarketing.it, 0100101110101101.org ou Serpica Naro, qui poursuivent l’exploration du hoax comme stratégie de communication.

Le premier prend la forme d’une agence de communication non conventionnelle, qui fait usage du canular pour souligner le court-circuit existant aujourd’hui entre la production au sens strict et la consommation qui s’apparente toujours davantage à une forme de production sociale diffuse, comme dans le cas de leur faux site Internet “espropriproletari.com”. Il proposait aux entreprises d’acquérir une forte visibilité publicitaire au moyen d’actions spectaculaires d’expropriation prolétarienne conduites contre leur marque dans certains magasins par le mouvement des précaires (pour plus de détails, consulter le site www.espropriproletari.it).

Les 0100101110101101.org sont, eux, un collectif d’artistes, directement issus du projet Luther Blissett, qui continuent à faire du canular une stratégie artistique. Ils ont, par exemple, simulé la transformation de l’une des grandes places de Vienne en “Nikeplatz”, au nom, soi-disant, du fabricant de vêtements de sport et des élus municipaux. Plus récemment, ils ont aussi organisé le lancement d’un film européen United We Stand, qui n’existe bien sûr pas davantage que l’Europe unie qu’il est censé promouvoir.

Le projet Blissett a laissé en Italie une conscience importante des usages possibles du hoax et de nombreux groupes continuent d’y recourir.

Traduit de l'italien par Guy Debord, il parut en France aux Éditions Champ Libre en 1976, avant d'être réédité par les Editions Ivrea en 2003.

Published 31 July 2006
Original in Italian
Translated by André Gattolin
First published by Multitudes 25 (2006)

Contributed by Multitudes © Andrea Natella/Multitudes Eurozine

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