Anglais ou norvégien?

Que les universitaires se doivent de maîtriser une ou plusieurs langues étrangères n’est pas vraiment une nouveauté. La nécessité d’utiliser de plus en plus l’anglais est en train de transformer complètement le quotidien de beaucoup. Mais avons nous vraiment mesuré les conséquences de cet empressement de notre époque à psalmodier le mantra de la langue anglaise?

L’une des nombreuses innovations de l’enseignement supérieur norvégien de ces derniers temps verra le jour au début du semestre prochain, au printemps 2002. La faculté de médecine va alors déclarer l’anglais langue d’enseignement unique et obligatoire pour les étudiants en neuvième semestre d’étude. En pratique, cela signifie que tous les cours, toutes les communications dans cette matière – orales comme écrites – se feront en anglais, alors même que la plupart des étudiants et des professeurs sont norvégiens.

La présentation par les médias de cette nouveauté académique, peu de temps avant l’entrée en vigueur de cette mesure, a laissé paraître un scepticisme attendu de la part du corps enseignant comme des étudiants1. Un des professeurs a déclaré que “une minorité d’étudiants va devoir parler anglais une fois devenu médecins. Il vont parler norvégien. Je tiens aussi à souligner que nous, professeurs, devons enseigner avec notre âme, notre coeur. Pour un professeur norvégien, il est plus facile d’accomplir cela en norvégien.” La direction administrative de la faculté de médecine justifie néanmoins l’introduction de l’anglais comme étant un élément important de la “globalisation” des études de médecine. L’anglais est la langue internationale pour les sciences médicales, et avec l’anglais comme langue d’enseignement, il sera aussi plus facile d’accueillir des étudiants étrangers. Que justement le neuvième semestre des études de médecine prenne comme langue d’usage l’anglais, est en fait motivé par d’autres raisons. Au cours de ce semestre, il est traité des maladies spécifiques à la femme, de l’aide à l’accouchement, et des maladies infantiles. Et comme 25% des parturientes à Oslo viennent d’un autre pays “(…) savoir l’anglais est une nécessité” ainsi que le formule le “chairman of the semester comitee”2.
Une telle déclaration n’engage que le “chairman” lui même. L’exemple des études de médecine d’Oslo peut de toutes façons servir de point de départ dans un débat de principe concernant le rapport entre le norvégien et l’anglais.

Ceci est une question qui est devenue de plus en plus importante à l’intérieur des milieux de l’éducation et de la recherche dans notre pays, et la réforme concernant la langue entreprise par le milieu médical universitaire d’Oslo est, sous plusieurs aspects, symptomatique d’une accélération générale du développement de nos institutions académiques. A vrai dire, les étudiants en médecine de la capitale sont en avance sur leurs collègues. Mais une telle spirale du développement s’est mise ces dernières années au diapason de ce que l’on peut appeler “l’internationalisation” de l’éducation supérieure, et il y a tout lieu de croire que beaucoup vont suivre cet exemple. Le fait est que dans ce domaine a lieu une intense course de vitesse entre les institutions, où il n’est pas seulement important d’arriver vite, mais où l’on se doit presque d’être en avance sur le progrès. Ainsi, lorsqu’il s’agit de recruter des étudiants ou des chercheurs, l’anglais fonctionne comme un avantage qualitatif entre collègues appartenant à des institutions différentes. A un niveau politique plus élevé, les bases d’un tel changement sont en chantier, à travers diverses mesures symboliques de politique éducative: à l’avenir prévaudront les titres académiques anglais – “bachelor”, et “master”. Et le paragraphe des règles régissant l’Université qui stipule que “la langue d’enseignement est habituellement le norvégien” a été récemment abrogé.

“Et alors?” s’interrogent beaucoup de gens. “Quel est le problème? Inévitablement, le norvégien sera remplacé par l’anglais, et c’est, en un sens, aussi bien. On ne peut pas non plus attendre, enfermé dans notre tour d’ivoire, et regarder le train partir sans nous.”

Est ce vraiment un problème? Laissez moi juste préciser que je ne suis bien entendu pas une opposante à ce que les diplômés de l’enseignement supérieur, dans un contexte donné , utilisent un langage qui leur permette d’atteindre un public plus large que celui, bien restreint, de la Norvège ou des pays nordiques. Les universités ont toujours été des institutions internationales, et insister pour que le norvégien soit l’alternative unique pour les étudiants serait stupide et ferait obstruction à tout débat sérieux sur la question. Ce envers quoi je suis critique, c’est l’adhésion totale et irréfléchie à l’usage de l’anglais dans notre enseignement supérieur et nos instituts de recherche, où il est évidemment perçu comme le plus proche synonyme de la notion “d’internationalisation”. Comment un changement aussi radical dans le système éducatif peut- il être promu de cette façon, sans que cela ne génère des interrogations, des débats sur les conséquences qui peuvent en résulter? Comment les universitaires peuvent ils accepter une évolution qui aura un impact si important sur ce qui, pour beaucoup, est leur unique outil de travail, à savoir la langue? Ce que je pense en ce moment, c’est que nous sommes devenus un genre de victime de la dictature des circonstances, où l’évolution accélérée et incontrôlée de la société nous a conduits à un optimisme sans illusion, pour utiliser quelques expressions caractéristiques du philosophe finlandais Georg Henrik Von Wright3. C’est pour cela que presque personne ne pose les questions fondamentales qui sont quand, et, question au moins aussi importante, où, va ce fameux train du progrès; peut-on d’ailleurs parler d’un train du progrès dans ce domaine? Et si quelqu’un ose poser ce genre de question impertinente, il risque fort de se faire accuser de faire preuve de nationalisme gratuit, d’être protectionniste, et conservateur, bref, de couper les cheveux en quatre. Défendre le norvégien dans ce qui est aujourd’hui l’idéologie globale, internationale du “nous sommes un seul et même monde”, est ainsi souvent interprété comme la preuve ultime qu’on n’est pas vraiment dans le coup, oui, qu’on est un terrible “has been”.

Laissez-moi continuer à concrétiser quelques-unes des nombreuses questions et dilemmes à l’ordre du jour en ce qui concerne le remplacement croissant du norvégien par l’anglais en tant que langue académique. On trouve des livres de cours en anglais, des exercices écrits en anglais, des cours en anglais, par des professeurs de langue norvégienne, des thèses de doctorat en anglais et une pratique “méritocratique” qui, d’après la rumeur, favorise les publications en anglais, etc, etc… Quels sont les conséquences possibles, pour ne pas dire probables, de cette influence qui pèse aujourd’hui sur l’éducation supérieure et la recherche dans notre pays – une exigence qui, en fin de compte, revient à s’adapter à un quotidien où tout le monde parle anglais. D’où vient cette pression; quel genre de cancer est en action? Mon exposé détaillera trois niveaux du problème – le niveau individuel, puis social, et pour finir, j’évoquerai un niveau supérieur, idéologique. En même temps il est important de garder en mémoire d’autres secteurs de la société où la pression de l’anglais, sa domination, est au moins aussi grande que dans le domaine académique. La réalité linguistique qui nous est dépeinte aujourd’hui à travers la vie économique et la technologie informatique, contribue bien entendu à la confirmation, voire au renforcement de cette tendance qui caractérise le monde académique.

La psalmodie de l’anglais

Quels effets, pratiques ou théoriques, va avoir l’anglais, qui est plus ou moins l’unique langue d’enseignement conseillée, sur les étudiants et le corps enseignant de langue norvégienne? Je vais formuler, sous la forme d’une suite de questions, quelques-uns des aspects critiques dans ce domaine. Ces questions ressemblent en fait à celles que les politiques responsables et les milieux de l’éducation ont oublié de se poser dans leur empressement à chanter les louanges de l’anglais.

Peut être que les norvégiens ne sont pas aussi bons en anglais que nous aimons à le penser. Si cela est vrai, ces propos concernant les norvégiens, à l’intérieur ou à l’extérieur du système académique4, vient seulement renforcer les points suivants.

N’est-ce vraiment pas un problème pour les norvégiens de parler et d’écrire, pour ne pas dire penser et comprendre, dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle?
Tous ceux qui ont de l’expérience dans ce domaine, savent que la réponse à cette question est non. Par rapport à ce qui aurait pû être dit en norvégien5, utiliser l’anglais constituera souvent un “(…) appauvrissement, une version plus ou moins unidimensionnelle”. De toutes façons, cette théorie de la connaissance et par là même problème académique essentiel passe aux oubliettes dans un silence retentissant. Est-il par exemple si “payant” d’écrire son mémoire de doctorat en anglais? Sera t’il consacré assez d’attention à ce problème essentiel qui est d’écrire dans une langue étrangère, problème qui touche à la maîtrise de la langue, la créativité de l’enseignement, et l’exercice de la pensée? Aussi loin que s’étend mon expérience, la réponse est aussi définitivement non. Le rêve d’avoir des experts à la commission et l’espoir d’être lu à l’étranger l’emporte sur toutes autres considérations. Et qu’en est- il des professeurs qui sont obligés d’enseigner en anglais? Une maîtrise spéciale de l’anglais n’est pas normalement requise lors de l’embauche des professeurs, mais à présent, les postulants doivent donc pouvoir enseigner en anglais avec “(…) âme et engagement”6.

Avons-nous une connaissance suffisante des effets que produisent l’enseignement de matières universitaires dans une langue étrangère? La question est particulièrement d’actualité pour les étudiants dans leurs premières années à l’université, là où les connaissances de base concernant la matière enseignée se mettent en place. Il y a peu de recherches dans ce domaine, et peu de résultats sont complètement univoques. En même temps, il ne fait aucun doute qu’étudier dans une langue étrangère n’est pas sans conséquence sur les différents processus cognitifs, et que cela a donc de grandes chances d’influencer le processus d’apprentissage.

Sommes-nous capables de prévoir quelles conséquences aura un usage de l’anglais comme langue dominante sur les compétences des locuteurs norvégiens? C’est un fait que la plus grande partie de ceux qui quittent nos insitutions d’éducation supérieures travaillent en Norvège, et pour la plupart, vont s’en tenir à un milieu de langue norvégienne. Quelles compétences, nécessaires pour communiquer dans la langue propre à leur future profession acquièrent ces élèves quand l’enseignement en faculté s’effectue dans une langue étrangère?

Y-a-t’il eu une quelconque réflexion sur les conséquences pédagogiques d’un enseignement en anglais? L’expérience de la Suède dans les classes de lycée, cf le rapport SPRINT de 2001, montre très clairement qu’une telle instruction conduit en général à un appauvrissement de l’enseignement, et génère par la même occasion une activité moindre de la part des élèves. C’est sans aucun doute un paradoxe, surtout quand on pense que beaucoup des leaders sont partie prenante de cette soi-disant “réforme de la qualité” qui doit maintenant voir le jour, dont l’une des modifications radicale consiste en un plus grand apport personnel de la part des étudiants.D’ailleurs, c’est un fait bien connu de l’enseignement supérieur norvégien que les étudiants n’ont pas une pratique suffisante de l’écriture, et en conséquence, présentent des compétences insuffisantes dans les matières littéraires – littérature norvégienne s’entend. Que l’on puisse attendre d’eux, avec un tel point de départ, qu’ils écrivent bien en anglais, reste donc assez mystérieux.

Le norvégien – une langue dégénérée?

Quelles conséquences culturo- politiques ou socialo- politiques est-il possible de prévoir comme résultant de l’influence grandissante de l’anglais? Laissez-moi prendre comme point de départ un secteur bien défini à l’intérieur de la recherche académique norvégienne, à savoir les publications scientifiques, et de là, en déduire quelques perspectives centrales.

Un rapport concernant les activités de publication en l’an 2000 des quatre universités et des trois grandes écoles scientifiques (cf Kyvik, voir la liste des sources), montre que 70% de toutes les contributions publiées cette année ont été écrite dans une langue non-nordique; en pratique, elles ont surtout été rédigées en anglais. Et un tel quota a clairement augmenté par rapport à la situation d’il y a 20 ans. Derrière ces chiffres se cache le quotidien du monde scientifique, où dans plusieurs domaines de recherches il n’est publié aucun document de recherche en norvégien, éventuellement en quantité minimale. Concrêtement, il s’ensuit que dans divers domaines scientifiques, aucune innovation dans les terminologies en langue norvégienne n’a eu lieu; ce sont au contraire les termes anglais qui ont pris le relais.

L’absence d’une véritable terminologie scientifique norvégienne dans un domaine donné ne doit pas être obligatoirement vécue comme quelquechose de si dramatique que cela par ceux qui pratiquent eux-même cette discipline, mais peut rapidement prendre le caractère d’une “excuse” amenant à une problématique d’emprunt de mots. Dans de nombreux cas on voit pourtant que lorsque tout l’appareil terminologique est en anglais, cela a plutôt tendance à déclencher un usage total de cette langue. Parler et écrire en norvégien en utilisant des termes scientifiques tirés d’une langue étrangère est vécu comme étant à la fois artificiel et insatisfaisant. Ainsi, les différents arguments en faveur d’un passage à l’anglais se mordent eux même la queue, avec comme résultat que le norvégien, en tant que langue de spécialité, est en général évincé. Ceci n’est pas simplement un problème national de culture politique, il constitue aussi un dilemne en rapport avec les principes généraux de la démocratie. Ces derniers temps, l’union des traducteurs et des auteurs de littérature spécialisée et l’union des éditeurs norvégiens s’est inquiété d’un tel changement; cf les propos suivants, tenus par Arne Magnus, éditeur en charge des presses universitaires: “pour maintenir une culture et une vie sociale pleine de vitalité, il est décisif que les milieux académiques fassent évoluer les concepts scientifiques concernant le monde qui nous entoure”7. Le milieu des éditeurs vit la situation de recul de la langue norvégienne, entre autre, à travers le fait qu’il est difficile de publier de bons livres de classes dans cette langue. Dans ce domaine d’ailleurs, les arguments concernant le manque d’expérience et de termes spécialisés norvégiens rejoingnent le fait que la rédaction des livres de classe n’est pas spécialement méritante, d’un point de vue scientifique. A l’intérieur de certaines disciplines, il est à craindre que la difficulté à produire des livres scolaires en langue norvégienne va se propager depuis les grandes écoles et universités jusqu’aux couches inférieures du système éducatif. La tendance qui commence à se dessiner est en conformité avec ce qu’on appelle plutôt la “perte de domaine”, ce qui veut dire qu’une langue donnée perd sa position de langue commune dans un domaine social donné. Quand les acteurs de ce domaine social oublient de poursuivre le développement de la langue actuelle, et donc de l’administrer, on peut aussi bien qualifier cela de “irresponsabilité concernant un domaine” (cf Ellingsve, voir la liste d’ouvrages). En plus du domaine académique, c’est avant tout au sein de la vie économique ainsi que dans les sphères de la technologie de l’information et de la communication que l’on a décliné toute responsabilité quand à l’usage du norvégien par rapport à l’anglais. Nous nous trouvons par conséquent face à une situation où la plupart des secteurs avant- gardistes les plus prestigieux de la vie économique norvégienne ont laissé une forme de “dégénéressence” du norvégien comme langue à part entière s’effectuer. Le norvégien n’est plus à proprement parler une langue à part entière, utilisée par toutes les composantes de la société. Avec comme point de départ de cet état de fait le symptôme de perte de domaine manifeste, il est tout à fait possible d’esquisser d’autres scénarios pour le futur, beaucoup plus préocupants pour la communauté de langue norvégienne. Le chemin n’a pas besoin d’être sinueux ou long avant d’en arriver à une situation de totale diglossie, où le norvégien est dévalué et prend le statut de langue vulgaire, l’anglais étant la langue cultivée. On trouve dans une série de communautés de langue de par le monde une telle répartition fonctionnelle entre deux langues, l’une plus liée à la sphère sociale privée, plus limitée, l’autre d’usage plus vaste, plus autoritaire. “Ce n’est donc pas si dangereux que cela,” dira l’homme de la rue. “nous devons juste nous résigner à la réalité globale.” Ici, il est en fait important de se souvenir qu’un aspect non négligeable de cette réalité globale, c’est à dire que la communauté de langue diglossiste, est d’abord venu d’Afrique, d’Asie, et d’Amérique du sud; le phénomène a surgit comme une conséquence du colonialisme et du post- colonialisme. Là, une langue européenne, anciennement langue des colonisateurs, fonctionne comme une langue Noble, tandis que la langue vernaculaire est la langue Basse. Toutes les études supérieures se font habituellement dans la langue Noble, mais celle-ci est plutôt réservée à une élite sociale restreinte. Ce n’est en aucun cas une pratique que nous associons aux droits démocratiques qui imprègnent à l’origine ces communautés de langues.

Ainsi, j’ai brossé un tableau des aspects fondamentaux, mais aussi des aspects plus subtils liés au choix d’une langue: les dimensions idéologiques, comportementales, et startégiques sont liées à un système de langue, et sont donc dépendantes des choix qui sont effextués – au niveau individuel comme collectif.

Le mythe du progrès

Certains éléments de cette sorte de problématique idéologique ont été mentionnés plus haut; je montrais comment l’on était en danger d’être perçu comme passéiste si l’on se risquait à critiquer le panégyrique de l’anglais d’aujourd’hui. En revanche, si l’on saute dans le train de l’anglais, c’est un signe qu’on est à la fois moderne et offensif. Des tendances analogues sont documentées dans une série de communautés de langue, et ces dernières années ont parus plusieurs publications qui ont remis le phénomène de l'”English as an international language” dans une perspective culturelle critique, socio-économique, et de plus en plus politiquement marquée. La citation suivante de Pennycook (p. 13) peut servir d’introduction, avant que je ne développe plus avant cette thématique:

(…) a number of writers have pointed to a far broader range of cultural and political effects of the pread of English: its widespread use threatens other languages; it has become the language of power and prestige in many countries, thus as a crutial gatekeeper to social and economic progress (…) and it is also bound up with aspects of global relations, such as the spread of capitalism, development aid and the dominance particularly of North American media.

[(…)Un certain nombre d’écrivains a désigné une plus grande étendue d’effets culturels et politiques produits par la diffusion de l’anglais: son usage étendu menace d’autres langues; il est devenu le langage du pouvoir et du prestige dans beaucoup de pays, agissant ainsi à la manière d’un puissant gardien du progrès social et économique (…) et il est également lié à différents aspects des relations globales, tels que la diffusion du capitalisme, l’aide au développement et la domination, des médias nord américains en particulier.]

L’important dans une telle perspective n’est pas avant tout de savoir si l’anglais a, en certaines occasions, fonctionné comme une ouverture sur le progrès social et économique, mais qu’il a au moins autant représenté une attente, un espoir qu’une telle chose arrive. A l’intérieur de ce schéma de compréhension se sont développés différents mythes; des mythes qui assimilent le futur de l’humanité, le développement, la modernisation, l’occidentalisation, la globalisation – et l’usage de l’anglais.

Si l’on garde à l’esprit que la certitude totale d’un progrès éternel, sans limite, a été et est toujours présent dans la civilisation occidentale, on peut ainsi deviner certaines des forces qui servent l’expansion de l’anglais. La représentation du développement économique comme étant une condition nécessaire à la modernisation, et la modernisation comme étant une condition nécessaire au développement et au progrès fonctionne comme une incitation à utiliser l’anglais, dans le 1er, 2ème et 3ème monde. Il est particulièrement intéressant de noter que de même que le progrès humain a eu tendance à être considéré comme naturel, et donc indispensable, d’une façon similaire, la diffusion de l’anglais en tant que langue globale a été enveloppé du voile de la neutralité. L’anglais a été, ainsi que le formule Pennycook (p 9): “(…) considered natural, neutral and beneficial (…) detached from its original cultural contexts” [ “(…) considéré comme naturel, neutre et bénéfique (…) détaché de son contexte culturel originel”] (les italiques sont de moi). L’usage de l’anglais devient, en d’autres termes, envisagé dans une acception purement instrumentale; ce à quoi nous pouvons avoir accès grâce à l’anglais. Ce n’est pas seulement à l’intérieur du discours politique et académique que l’on a souligné ces arguments instrumentaux, et ainsi légitimé l’usage croissant de l’anglais. Que cette langue puisse aussi représenter un appareil conceptuel scientifique développé, incluant des ressources matérielles considérables sous la forme, par exemple, de livres de classe, et de littérature scientifique, fourni bien sûr un appui suplémentaire à cette argumentation instrumentale.

Je ne discuterai pas le fait que ces différents arguments sont comme des serpents qui se mordent la queue et sont ainsi enfermés dans une réthorique qui tourne en rond. Ce qui est important est de voir comment l’usage de l’anglais à l’intérieur de ce discours réthorique apparait comme un avantage certain; comme un moyen d’obtenir progrès et développement dans divers domaines spécialisés, avant tout dans le domaine des sciences. Ainsi, l’anglais a évolué jusqu’à être considéré comme un symbole de tout ce que l’on associe habituellement avec la foi dans le progrès – “(…) science and technology, modernity, efficiency, rationnality, progress, a great civilization”8. [(…) science et technologie, modernité, efficacité, rationnalité, progrès, une grande civilisation”.]

En comparaison, il s’ensuit que les autres langues, comme le norvégien, ont tendance à être assimilées à des valeurs à peu près opposées et fonctionnent ainsi comme un obstacle dans la réalisation du progrès. Et au contraire de l’anglais, qui a une valeur symbolique neutre, globale, les autres langues, comme le norvégien par exemple, sont plutôt perçues comme idéologiques et nationalistes. Il s’ensuit qu’au sein de ce schéma de compréhension, il est perçu comme spécialement nécessaire d’être là “quand le train partira” et de la même façon, il serait fatal de “rester sur le quai de la gare”.

La question que nous devons alors nous poser est de savoir si nous allons continuer à nous laisser subordonner à cette “dictature des circonstances” et se résigner au silence face à cet ordre mondial apparemment incontrôlable dont les circonstances nous ont pourvu?

Que les hommes politiques et les autres qui sont en contact étroit avec le “progrès”, n’ai pas la volonté de briser ce cercle vicieux, est à peine surprenant. Mais qu’en est-il des universitaire; n’est ce pas justement le rôle des intellectuels”(…) to raise embarrasing questions, to confront orthodoxy and dogma (…) someone whose whole being is staked on a critical sense, a sense of being unwilling to accept easy formulas (?)”9. [“(…) poser des questions embarrassantes, confronter l’orthodoxie et le dogmatisme (…) quelqu’un dont l’existence entière est portée par un sens critique, une volonté de refuser d’accepter les formules faciles (?).”] L’explication la plus simple de la raison pour laquelle le monde académique a si peu d’immunité vis à vis de “la maladie de l’anglais” peut être purement et simplement le fait que les systèmes d’éducation et de recherche sont de plus en plus dominés par des intérêts économiques, la croissance et des considérations touchant à la concurrence. Ainsi, le milieu académique lui-même est devenu un élément constitutif des forces qui gèrent l’idéologie du progrès. Et au sein de cette idéologie l’économie et le marché sont plus importants que tout autres considérations politiques, y compris la politique culturelle.

L’anglais: un tyrannosaurus rex culturel

Laissez-moi juste vous rappeler certains des coûts culturels que nous avons sacrifiés à l’expansion de l’anglais de par le monde, où l’usage de cette langue apparaît donc comme le symbole premier de la modernité et du progrès, de l’internationalisation et de la globalisation. L’un des résultats les plus évident de ces processus radicaux est une perte dramatique de complexité. Ce développement global a eu pour résultat une homogénéisation des différences culturelles, où les différences de nivelage entre les différents éléments ont tendance à conduire à une forme de monoculture globale.

L’acceptation général de la mort des langues est peut être le symptôme le plus marquant de cette tendance à la synchronisation des cultures. Selon certains des pronostics les plus pessimistes, jusqu’à 90% des langues de par le monde peuvent purement et simplement disparaître dans les 100 ans à venir10.Et il ne fait aucun doute que c’est justement la globalisation de l’économie qui – directement ou indirectement – change et souvent détruit les conditions nécessaires de la diversité en général et à la pluralité des langues en particulier. Dans une telle perspective la langue anglaise s’affirme de par le monde à côté d’autres langues dominantes simples, comme un tyrannosaurus rex culturel, un cannibal linguistique qui “(…) gobbles up others and eliminates local cultural practices”11. [ “(…) engloutit les autres et élimine les pratiques culturelles locales.”]

Bien que le norvégien ne soi en aucune façon menaçé d’une disparition propre, il y a pourtant toutes les raisons de souligner que ce sont précisément les même forces qui ont conduit à une perte dramatique de la diversité linguistique à travers le monde qui à présent entraînent la Norvège dans une situation d’importune perte de domaine. Ces forces représentent ce qui a la réputation d’être une idéologie du progrès, mais à part cette définition claire, il y a d’autres étiquettes que l’on peut coller à ce changement. On peut par exemple purement et simplement le qualifier d’impérialisme culturel.

Un anglocentrisme général représente la force motrice vitale de ces tendances culturo- impérialistes, où l’angleterre et de façon encore plus marquante les Etats-Unis ont adopté une position hégémonique. Les aspects importants de cette culture impérialiste sont ce qui a été mentionné plus haut comme impérialisme scientifique, impérialisme éducatif, de même que l’impérialisme des médias. Dans toutes ces expressions impérialistes réside ce que nous pouvons appeler “l’impérialisme linguistique”, qui en constitue une composante tout à fait essentielle. Comme ceci est une notion qui saisit intégralement l’essence de ce qui a été décrit plus haut, laissez-moi finir justement par une définition de ce terme:

The phenomenon in which the minds and lives of the speakers of a language are dominated by another language to the point where they believe that they can and should use only that foreign language when it comes to transactions dealing with the more advanced aspects of life such as education, philosophy, literature, governments (…) etc. (…) Linguistic imperialism has a subtle way of warping the minds, attitudes, and aspirations of even the most noble in a society and of preventing him from appreciating and realizing the full potentialities of his indigenous languages12.

[Le phénomène par lequel les esprit et les existences des locuteurs sont dominés par un autre langage au point que ceux-ci croient qu’ils ne peuvent et ne doivent utiliser que cette langue étrangère quand ils ont à effectuer des transactions se rapportant aux aspects les plus avancés de la vie, comme l’éducation, la philosophie, la littérature, les gouvernements (…) etc. (…) L’impérialisme linguistique a une façon subtile de voiler les esprits, attitudes, et aspirations même des plus nobles dans une société et de les empêcher d’apprécier et de réaliser toutes les potentialités de leurs langages indigènes.]

Que peut-on donc bien faire?

Qu’est ce que l’on peut donc faire pour empêcher une expansion encore plus importante de l’anglais en tant que langue académique en norvège, et en même temps réhabiliter le norvégien en tant que langue tout à fait digne d’intérêt, en tant que support pour la société? Y a t’il vraiment quelquechose à faire, en fait? Comme il est suggéré dans ce qui précède, il y a peu de doute que nous soyons ici face à un noeud gordien, où tous les éléments sont étroitement liés entre-eux.

Que le noeud puisse ou doive être tranché ne fait cependant pas de doute. Plusieurs politiciens et spécialistes de la langue en Norvège ou dans les pays nordiques ont lancé d’ambitieux projets de renforcement général des langues nordiques13. Pour la Norvège académique, le premier point sur l’agenda doit de toutes façons être de comprendre que nous avons réellement un problème. Pour cela, nous avons besoin du support des différentes instances politiques et départementales. Mais la partie la plus importante du travail, nous devons bien la faire nous même.

Littérature:

Ansre, Gilbert: “Four rationalisations for maintaining European languages in education in Africa” dans African languages; 5/2, 1979
Ellingsve, Eli Johannes: “Domenefraskrivelse og domenetap” I.C.Lauren et J. Myking, Treng små språk samfunn fagspråk? Nordiske fagspråkstudiar; Nordica Bergensia 20
; Nordisk institutt, Universitetet i Bergen, Bergen 1999
Krauss, Michael: “The world’s languages in crisis” dans Languages 68; I, 1992

Kyvik, Svein: Publiseringsvirksomheten ved universitetet og vitenskapelige høgskoler; Rapport NIFU 15/ 2001. Norsk institutt for studier av forskning og udanning. Oslo 2001

Materstvedt, Lars Johan: “Engelsk som arbeidsspråk i medisinstudiet – et feilgrep”. Dans Tidsskrift for Den norske lægeforening; 19/2002

Myking, Ingar: “Forleggeriets dilemmaer”. Dans Forskerforum; 4/2002

Mål i mun:Förslag til handlingsplan för svenska språket; SOU 2002:27
Pennycook, Alastair: The Cultural Politics of English as an International Language; Longman, New York 1994

Phillipson, Robert: Linguistic Imperialsm; Oxford University Press, Oxford 1992

Phillipson, Robert: “Global English and local language policies. What Denmark needs”. Dans Language Problems and Language Planning; 25/I, 2001

Plan for styrking av norsk. Période 2001-2003, Norsk språkråd (concile de la langue norvégienne), Oslo 2001
Said, Edward, Representations of the Intellectual; Penguin, Harmondsworth 1994
SPRINT – hot eller möjilghet? (SPRINT = språk och innehållsintegrerad inlärning och undervisning). Skolverket; LiberDistribution, Stockolm 2001

Wright, Georg Henrik Von; Myten om fremskrittet, traduit par Rolf Larsen et Knut Olav Åmås; Cappelen Fakta, Oslo 1994

Aftenposten 27.1.02

Idem

Von Wright, p.8

cf par exemple Materstvedt 2002

Materstvedt 2002, p. 1913

Aftenposten 27.1.02

cf Myking

Phillipson 1992, p. 284

Said, p. 9 et 17

voir par exemple Krauss, p. 7

Phillipson 2001, p. 2

d'après Ansre, p. 12-13

voir en particuliers des conciles de langue norvégienne Plan for styrking av norsk, période 2002-2003; Mål i mun 2002, et Phillipson 2001

Published 7 March 2003
Original in Norwegian
Translated by Juliette Renaud

Contributed by Samtiden © Samtiden Eurozine

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Read in: FR / NO

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