Un millon pour une minute

Histoires sur le gourou de psychanalyse Jacques Lacan (1901-1981) et sa fille Judith Miller

Une fois, il y a six ans, je demandai à un Français qui connaissait l’affaire comment la méthode dite lacanienne de psychanalyse se manifestait en pratique. Et il m’expliqua très simplement – arrive un homme chez son psy et dit j’ai passé les vacances au bord de la mer. S’il parle vite, on entend sans peine dans la deuxième partie de la phrase bord de la mer le mot bordel. On sait que les nuances de sens de ce substantif sont extrêmement variées en français: bordel veut dire non seulement maison de prostitution mais aussi désordre, confusion, même cauchemar et horreur. Ainsi, sans faire un lapsus en racontant tout simplement qu’on a passé des vacances formidables au sein de sa famille, en vérité on a dit que c’était un cauchemar horrifiant. Voici le sens qu’un psychanalyste lacanien entend dans cette phrase.

Pour les gens qui aiment lire la rencontre avec les théories de Jacques Lacan sur l’inconscient souvent se borne à son aphorisme pétillant: “L’inconscient est structuré comme un langage.” Il est clair qu’au début on ne comprend pas ni ce qu’il appelle l’inconscient, ni ce que veut dire “est structuré comme”, ni ce qu’il entend par “langage”. Néanmoins, de cette expression que j’ai entendu pour la première fois aux temps de mes études émane cette étrange aura de mystère, d’espoir et de promesse qui caractérise parfois les graffiti griffonés sur les murs ou les motos en langue inconnue des livres épais. Eh bien, il faut s’avouer – à mes yeux les plus charmantes sont les philosophies ou pseudo-philosophies qui enseignent comment quelque chose est “structuré” et soutiennent que tout, même l’inconscient, cache une structure, il ne faut que la trouver, et nulle part il n’y ait de désordre, d’horreur et de bordel…

On parlera de Lacan plus tard, maintenant je veux dire quelques mots sur sa fille Madame Judith Miller. Elle était la fille aimée du grand maître, une des rares personnes de confiance dont Lacan, souffrant de cancer, supportait la présence à la fin de sa vie. Avec son mari, Jacques-Alain Miller, ils possèdent tous les droits d’édition et de reproduction des textes de Lacan, et c’est à cet héritage qu’ils ont voués leurs vies. Je ne connaissais pas Judith Miller jusqu’à l’automne de l’année passée quand les gens de mon entourage commençaient à chuchoter qu’une dame est venue à Riga et que cette dame n’est pas seulement la fille de Lacan mais aussi une ex-maoiste qui fut emprisonnée pendant la révolte de 1968 pour son soutient de la révolution culturelle chinoise. Elle organisait à Riga un seminaire de la fondation du Champ Freudien qui diffuse l’enseignement de Lacan à travers le monde.

Le seminaire avait lieu dans les locaux d’une polyclinique – je le note parce qu’au cours de la pause de jus et d’eau minérale (on ne servait pas de café) madame Miller tira de son sac un petit cendrier en argent et alluma une cigarette sans faire état des grands écriteaux sur les murs qui criaient la nocivité de la fumée et sans recevoir de reproche. Je me souviens que le thème du seminaire ne m’était pas du tout clair. Par contre, étant un pur amateur, je comprenais parfaitement ce dont parlaient les lacaniens. Leurs discours n’avaient aucune ressemblance avec les textes obscurs et exigeants de Lacan que j’avais lus auparavant. Le psychanalyste letton, vivant à Paris, Janis Gailis racontait à propos d’un de ses clients, un petit garçon, dont le problème principal était le fait qu’il “n’obéissait à personne”. D’après la description, pour nous, mon collègue et moi, ce petit garçon semblait tout à fait normal.

Non, dit madame Miller, je ne parlerai pas des troubles de 1968, je suis venue ici pour parler de la psychanalyse. Tel fut le début de notre conversation. Un regard assombri par la peur et la gêne que je connais très bien: dire aux “victimes du stalinisme” que dans les années 60 on était un marxiste-maoiste convaincu qui distribuait dans les rues de Paris des feuilles volantes exaltant la révolution socialistique? La sensation de gêne fut adoucie plus tard par la compassion: Madame Miller avait lu le livre sur le goulag de Sandra Kalniete, paru en français, En escarpins dans les neiges de Sibérie, et elle dit qu’à son avis aucun peuple en Europe n’avait tant souffert dans le 20ème siècle que les Lettons. Je n’avais rien à redire.

Madame Miller incarnait à mes yeux les meilleurs traits de l’aristocratie intellectuelle française – permettez-moi cette expression – la noblesse, le bon goût, la modestie et une courtoisie incroyable qui laissait croire que même à la plus stupide affirmation elle réponderait calmement: “Sur ce point malheureusement je ne pourrais pas être d’accord avec vous…” D’autre part, les chemins de sa pensée sont restés obscurs pour moi, et de même pour sa façon de faire une tresse des phrases, de plus en plus épaisse, en ajoutant à chaque mouvement de nouveaux éléments, auparavant inconnus, et nouant cette tresse verbale si fortement que l’autre bout se défaisait déjà… Peut-être c’est une manière diplomatique subtile qui permet de cacher ce qu’on a à cacher, peut-être je manquais de vigilance et d’impudence. Je lui demandai ce dont elle s’occupait dans la fondation lacanienne et elle commença à raconter ce dont s’occupait son mari Jacques-Alain. Je lui demandai si Lacan était un homme ouvert et chaleureux et elle répondit: “En lisant ses œuvres on voit qu’il était très ouvert à des influences diverses.” Je lui demandai comment elle voyait aujourd’hui les événements de 1968 et elle fit part de ses réflexions sur les révolutions en général, sur la Grande Révolution Française, sur Robespierre, sur le sort tragique des révolutionnaires qui se retrouvent, une fois l’ordre revenu, dans les sièges des tyrans détrônés. L’intonation de sa voix faisait un accroupissement profond sur chaque mot long et chaque mot à la fin de phrase, de sorte que je devais me pincer la peau de temps en temps pour me réveiller de l’automatisme étrange qui ne faisait qu’attendre le suivant accroupissement.

Et pourtant, pourtant, j’ai appris qu’en 1968 elle n’avait pas été emprisonnée, la police n’avait fait que l’arrêter au cours d’une manifestation et lui avait fait passer une nuit au commissariat. Elle aurait travaillé comme professeur de philosophie dans une université de province et aurait immédiatement pris la partie des étudiants insurgés.

L’organisation de la manifestation aurait été pauvre – elle n’expliqua pas ce que cela signifiait au juste – et la police se serait intervenue. Je demandai si cette nuit, passée dans le commissariat de police avait changé quelque chose dans sa vie et sa vision du monde, compte tenu de sa formation en philosophie? Non, pas cette nuit-là, mais plus tard, oui, elle aurait eu affaire au pouvoir étatique et dans des conditions beaucoup plus dramatiques. Dans une interview pour le magazine Express elle aurait dit qu’il fallait “détruire l’Université”, cette affirmation aurait été prise au sens propre et elle aurait été exclue du système éducatif français pour de nombreuses années.

A ce moment-là mon esprit fatigué fit une sorte de bond et je demandai apparement sans logique si la nécessité de “détruire l’Université” impliquait aussi la nécessité de détruire le Louvre. Maintenant, en réfléchissant à notre conversation, je vois que le manque de logique n’était pas tellement flagrant car les maoistes français imaginaient la révolution culturelle exactement sur ce scénario – on détruit le Louvre, on arrache des tableaux des murs… Néanmoins l’appel à “détruire le Louvre” fut prononcé pour le première fois non pas en 1968 mais un siècle auparavant quand les premiers peintres impressionistes luttaient pour leurs droits d’exposer; je me souviens de l’avoir lu dans un livre sur le peintre Auguste Renoir.

Madame Miller nia que le mot “détruire” aurait dû être pris au sens propre, il aurait signifié “tout repenser”. Au nom d’un idéal elle n’aurait jamais sacrifié des gens ou arraché des tableaux des murs: la révolution, dit-elle, ce n’était qu’un grand rêve. Oui, elle consentit, c’était une erreur, mais qu’on n’attende pas d’elle un mea culpa. Les marxistes et les maoistes français n’auraient pas su beaucoup de choses à cette époque-là, ou n’auraient pas voulu savoir – elle mit un accent particulier sur les derniers mots –, les révolutions s’enracineraient toujours dans un choix conscient de ne pas savoir.

La fille de Lacan éteignit sa cigarette, la cinquième ou la sixième, dans le cendrier et revint à Lacan. Tout ce qu’elle dit au sujet de son père était sans équivoque bon – et je trouve que cet adjectif n’est pas suffisamment inspiré pour le contexte. Dans le célèbre seminaire de Lacan qui s’étalait sur plus de 20 ans, elle se serait retrouvée par hasard: ses amis lui auraient dit qu’il y avait un monsieur “formidable”, qui tenait des cours “formidables”, elle y serait allée et aurait compris, elle aussi, que c’était formidable. Le nimbe de cette “formidabilité” continue à briller et, en la regardant, j’ai senti presque de la jalousie: elle possède quelque chose que moi, je ne possède pas. En l’écoutant reporter un dialogue j’ai remaqué sans surprise qu’elle vouvoyait son père.

Je regrette à présent de ne pas lui avoir demandé si elle comprenait tout dans les textes de Lacan, car ce n’est pas une honte, vous savez, de ne pas comprendre Lacan. Peu de temps avant sa mort, en 1980, un magazine littéraire, qui étudiait le phénomène d’intérêt massif que créait le séminaire, écrivait qu’aujourd’hui il y a des milliers de personnes qui ne comprennent pas Lacan tandis que dans les années 50 il n’y en avait que vingt ou trente. Dans la dernière décennie de sa vie, Lacan, affirmant que seule la mathématisation puisse atteindre le réel, élaborait sa théorie sur les mécanismes psychiques humains en s’appuyant sur des équations algebro-linguistiques et des formules, dites mathèmes, ainsi que des schémas et des nœuds qui exprimaient par exemple l’action réciproque de l’Imaginaire, du Simbolique et du Réel. Dans l’histoire de la psychanalyse c’était sans aucun doute une démarche novatrice, mais la prédiction de Lacan que dans dix ans sa doctrine serait comprise par tout le monde malheureusement ne s’est pas réalisée. Ainsi, d’une part Lacan était la vedette des années 60 et 70, le deuxième le plus célèbre psychanalyste au monde après Freud, passant même à la télévision, et d’autre part son élitarisme intellectuel touchait au terrorisme permettant aujourd’hui d’écrire des articles sur lui et de les intituler malignement “Charlacan”.

Avant que je ne disparaisse dans le brouillard d’imprécision et que la tête parlante de la fille de Lacan ne se glisse dans le fond du cadre, je veux prendre mon temps pour dire que l’arrogance cynique de Lacan (il avait l’habitude de rappeler à ses auditeurs qu’ils sont idiots) s’est mêlée d’une façon si charmante à son autoironie insurpassable (“Vous savez que j’ai une réponse à tout”) que la question de la scientificité, de l’utilité ou de la vérité (“Je ne dis que la vérité”) de sa doctrine est déplacée. En ce sens je suis tout-à-fait d’accord avec madame Miller que Lacan n’a pas été “suffisamment” ou “correctement” apprécié et que les temps de sa gloire sont probablement encore à venir, mais probablement dans une autre discipline que la psychanalyse – cette discipline qui garde accroché au fond de son couloir un portrait gris de Freud et dans les auditoires sont assis des analystes avec le sens de l’humour qui équivaut au sens de l’humour des oncologues. Un exemple? Le voici. Pendant une conférence aux États-Unis, le linguiste américain Noam Chomsky posa une question sur la pensée et Lacan répondit: “Nous pensons que nous pensons avec le cerveau mais moi personnellement je pense avec mes pieds. C’est ainsi que je puisse entrer en contact avec quelque chose de solide. Et parfois occasionnellement je pense aussi avec mon front: quand je me cogne contre quelque chose.” Chomsky conclut de cette réponse que Lacan était non seulement un charlatan mais aussi un fou.

En 1963 l’Association Internationale de Psychanalyse exclut Lacan de ses rangs, non pas pour ses opinions, mais en s’appuyant sur des critères purement quantitatifs – la longueur et la régularité des séances. Depuis Freud on tenait pour établi qu’une séance dure 50 minutes et revient régulièrement, parce que cette assurance “j’y vais chaque mardi et il est toujors là, et il y sera” est très importante pour l’analysant déjà fragilisé par sa souffrance. Lacan rejeta cette tradition, la considérant absurde et disant que “l’inconscient est atemporel”, et introduisit la pratique des séances irrégulières. Au cours du temps la durée des séances chez Lacan se raccourcit jusqu’à dix, puis cinq, puis trois minutes, laissant au client à peine le temps pour s’allonger, se relever et payer une somme qui équivaut à 160 euros. Pourtant, dans les mêmes biographies, il y a des interviews avec des anciens clients de Lacan et ils avouent que si Lacan leur aurait proposé d’aller à l’autre bout du monde et payer un million pour le voir une minute, ils auraient trouvé l’argent et y seraient allés. Ne serait-il trop simple de traiter ce phénomène simplement de charlatanisme et d’escroquerie?

A l’appogée de sa gloire, Lacan était riche comme Crésus: il avait des propriétés merveilleuses, il conduisait un Cabriolet rouge, sa bibliothèque personnelle contenait 5147 volumes, il avait une collection de peintures qui incluait Monet, Piccasso et Auguste Renoir, et bien-sûr il n’était ni maoiste, ni marxiste, quoiqu’il avait lu Le Capital de Karl Marx, comme le souligna sa fille, bien avant que ce ne soit à la mode en France.

Lacan, psychiatre de formation, commença sa carrière lentement, en étudiant la paranoïa. Au cours de ses études, c’est-à-dire, au temps où André Breton publia à Paris le second Manisfeste du surréalisme, il rencontra Salvador Dali et s’influença des réflexions du peintre sur le délire: la paranoïa est une interprétation de la réalité, donc une action constructrice et créatrice et non pas, comme on considérait avant, une expression de l’incapacité à accepter la réalité. Selon Lacan, l’homme ne se soumet pas à la réalité mais soumet la réalité à son pouvoir.

Cette observation est centrale dans le concept lacanien, élaboré plus tard, dit “le stade du miroir”. C’est une étape dans la vie de l’enfant (avant l’âge de trois ans) où il voit par hasard son image dans un miroir et commence à considérer que cette image c’est lui-même. On dirait “il reconnaît soi-même dans le miroir” mais c’est précisément ce qui Lacan nie: l’image dans le miroir n’est pas son Ego mais un Autre, quelqu’un qui est à l´extérieur. Ainsi, la conscience de soi, selon Lacan, commence avec un malentendu fondamental, prenant pour Soi un Autre, un étranger.

Le vrai Ego n’est que l’inconscient et celui-là, nous ne pouvons pas l’atteindre. La conscience de soi et l’inconscient sont en permanent conflit où la conscience est toujours en position vaincue. La réalité psychique est par définition labile car l’édifice est construite sur des ilusions. Et ainsi de suite, de plus en plus profondement. Au moment de sa mort les derniers mots de Lacan étaient: “Je suis obstiné… Je disparais.”

Judith Miller douta qu’on puisse considérer Lacan comme un philosophe mais j’ai ici, sur ma table, un livre Lacan et la philosophie qui explique en détail les points communs entre Lacan et Hegel ou Heidegger, sa polémique avec les existentialistes, surtout Sartre (pour qui tout ce bavardage sur l’inconscient n’était qu’un essai d’éviter la responsabilité) et sa place dans le mouvement structuraliste français. Mais je n’en parlerai pas ici, ce serait trop long, et comme il est déjà très tard je prends à l’hasard une feuille de papier où j’ai écrit des citations de Lacan. Sur un côté il est écrit: “Le réel… c’est le mystère du corps parlant” et sur l’autre côté: “Les paroles entraînent une dette ineffaçable.”

Je me préparais à partir car le temps fixé pour notre conversation s’était écoulé mais Judith Miller me retint. Elle voulait raconter une histoire. Peu de temps auparavant elle serait allée en Bulgarie, pour un séminaire sur Lacan, et aurait rencontré une femme bulgare, Camélie, qui ne participait au séminaire qu’en tant qu’auditrice. Le séminaire aurait été très fatiguant et Judith, qui habitait dans un bon hôtel pas loin des locaux du travail, aurait invité la nouvelle amie se réposer dans sa chambre. Pour faire passer le temps, Camélie aurait pris de la petite table un des livres sur la psychanalyse. Le lendemain elle aurait paru très inquiète et aurait dit à Judith: “Tu sais, je ne peux plus dormir la nuit… Pour la première fois dans ma vie je sais que ce que je lis n’est pas vrai, mais comment le prouver?”

A ce moment les veines de mon corps se remplirent de pure joie – oui! c’est ainsi! cette femme bulgare fatiguée avait dit quelque chose de très important, avait mis sa main sur le pouls, et j’étais ravie que madame Miller, la fille de Lacan, me redit cette remarque.

Mais elle garda une petite pause et ajouta: “Vous voyez, cela veut dire que la vérité de la psychanalyse commence à travailler les gens de l’Europe de l’Est. Ils s’insurgent, ils se mettent en colère. C’est la première étape dans le long chemin de la conscience et de la connaissance.”

Published 13 July 2005
Original in Albanian
First published by Rigas Laiks 2/2005 (Latvian version)

Contributed by Rigas Laiks © Agnese Gaile/Rigas Laiks Eurozine

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Read in: FR / LV

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