La renaissance de l'espoir démocratique

ESPRIT: Après l’échec du projet missionnaire d’exportation de la démocratie par la force des armes, ce que vous avez appelé le “wilsonisme botté”, aucune initiative internationale n’a porté de fruits dans la dernière décennie. Les opérations militaires risquent l’enlisement en Irak et en Afghanistan, les négociations internationales débouchent sur des consensus a minima (négociations sur le climat), l’Europe réagit avec retard face aux crises (crise de l’endettement grec, soulèvements tunisien et égyptien). Dans ses vux prononcés devant les ambassadeurs étrangers en janvier 2011, le président de la République a même mis fin à l’idée d’ingérence : “Plus on fera de l’ingérence, moins on sera crédible.” Il cherchait à justifier ainsi la paralysie de la diplomatie française sur la Tunisie, mais au-delà, il ferme un cycle, incarné par Bernard Kouchner, qui suivait la logique inverse puisqu’elle considérait que les démocrates n’étaient pas crédibles s’ils ne défendaient la liberté qu’à domicile. Mais l’affaire tunisienne montre que l’idée démocratique peut être revendiquée dans un pays arabe sans être exportée de force. Il existe une demande de dignité et de liberté au sein même de sociétés qu’on avait présumées accepter le contrat implicite troquant l’absence de vie politique en échange de la stabilité et de la croissance.

Pierre Hassner: N’accordons pas une importance démesurée aux péripéties politiques françaises. Bernard Kouchner est effectivement arrivé au ministère des Affaires étrangères fort de son image de défenseur du droit d’ingérence. Mais il ne lui a pas fallu longtemps pour changer de discours et pour justifier l’inaction française en en rajoutant sur “la contradiction permanente entre les droits de l’homme et la politique étrangère d’un État” (sic). On voit bien la part d’habillage du silence français (et européen) dans la formule du président: on ferait plus de mal que de bien à prendre position de manière trop tapageuse, soyons discrets et rendons-nous utiles si on nous le demande, modestie peu coutumière chez lui et qui est loin de constituer une nouvelle doctrine officielle de la politique étrangère française… Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte étaient les deux piliers de son projet d’Union pour la Méditerranée qui, de toute manière, était mort-né.

Du côté américain, il est assez curieux d’observer un renversement de position. Avec George W. Bush, au cours du premier mandat, l’objectif était de promouvoir la démocratie pour stabiliser le “Grand Moyen-Orient”. Mais en constatant que les élections libres pouvaient, par exemple, favoriser le Hamas en Palestine, Bush réélu a adopté en fait une position relevant davantage de la realpolitik au cours de son second mandat. Barack Obama a renchéri sur cette approche réaliste, explicitement d’ailleurs, en se référant à George Bush le père. En 2009, il a pris soin de ne pas trop avoir l’air de soutenir le mouvement contestataire en Iran. Mais sur la Tunisie, Obama, pris de court, comme tout le monde, a été très offensif, même s’il ne l’a été que progressivement sur l’Égypte. Son discours du Caire en 2009 n’avait pas produit d’effet sur l’Iran mais reçoit peut-être une résonance plus tardive dans les événements actuels. L’enjeu pour les Américains aujourd’hui est de “décontaminer” la promotion de la démocratie et des droits de l’homme de l’influence néoconservatrice qui l’a marquée depuis 2001. Refuser le “wilsonisme botté”, ce n’est pas considérer qu’il ne faut rien faire pour autant. Mais comment procéder ? Quel peut être le nouveau discours ? Faut-il chercher à faire pression sur les régimes autoritaires ? Les influencer sans les brusquer ? Ou, avant tout, aider la société civile et la contestation ? En tout cas, de manière parfois hésitante et maladroite, et malgré les résistances d’une partie de ses collaborateurs, Obama a choisi le changement démocratique.

Cela dit, Obama est quand même dépendant de la situation créée par son prédécesseur, il maintient des troupes américaines nombreuses en Afghanistan, avec toutes les conséquences que cela comporte (victimes civiles, réactions des populations, etc.). Vis-à-vis de l’Iran, il semble avoir recours à des actions discrètes, avec les Israéliens ou pas, de sabotage, etc. Il y a eu par exemple un virus informatique envoyé pour retarder les recherches du secteur nucléaire iranien, la mort violente de deux ingénieurs qui travaillaient sur la bombe à Téhéran… C’est évidemment mieux que le bombardement et l’invasion de l’Iran, qui seraient, à mon sens, la pire solution. Mais la cyberguerre présente aussi des inconvénients, les virus se propagent, les dégâts ne peuvent pas être limités à un “théâtre des opérations”, un fort avantage est donné à l’offensive, il est difficile de distinguer amis et ennemis, de localiser l’adversaire et le lieu de l’attaque, des équipements civils peuvent être indirectement touchés un peu partout à travers le monde : tous ces phénomènes de déterritorialisation sont d’ailleurs assez proches de ceux du terrorisme. Et les méthodes employées contre celui-ci risquent toujours de déraper et de mettre en cause la crédibilité des intentions morales et démocratiques des États-Unis.

Des grilles d’analyse déphasées

Vous dites que le multilatéralisme et les négociations n’ont rien donné au niveau international dans la dernière décennie. Mais les autres attitudes non plus. Toutes les doctrines de la théorie internationales, qu’elles prônent l’ingérence ou au contraire le strict respect de la souveraineté des États, comme l’écrit un commentateur américain,1 sont tournées en ridicule par les événements : on ménage les dictateurs mais on subit quand même les terroristes qui viennent de ces pays (on flatte Moubarak mais les dirigeants d’Al-Qaida sortent des prisons égyptiennes) ; on promeut la démocratie mais on voit les islamistes prendre le pouvoir en Irak et en Palestine ; on fait une intervention humanitaire en Somalie mais la population rejette les forces étrangères et on perd la face ; on n’intervient pas au Rwanda et on se déconsidère en regardant un génocide se dérouler sous nos yeux ; en Afghanistan, on intervient et on part mais les talibans s’installent, puis on revient et on reste mais les talibans gagnent quand même du terrain ! Bref, les événements se retournent toujours contre nous, nos théories sont trop simples pour un monde trop complexe et notre seule consolation est de voir des événements favorables qui se déroulent en Tunisie ou en Égypte sans notre intervention et indépendamment de tout ce que nous pensons ou souhaitons. C’est aussi ce qui transparaissait dans les documents diplomatiques américains rendus publics par le site WikiLeaks : Washington, quelle que soit la doctrine en vogue dans les cercles du pouvoir, est loin de contrôler le monde et l’influence occidentale sur le cours des événements mondiaux est faible et rarement significative. L’ingérence n’a pas amené le paradis promis, le multilatéralisme est laborieux et enlisé mais la realpolitik ne donne pas vraiment prise sur les événements non plus.

ESPRIT: Tout cela correspond peut-être à un progrès au sens d’une compréhension plus complexe des exigences de la démocratie, qui n’est plus réduite à une bonne procédure ou un catalogue de lois et règlements (comme dans l’acquis communautaire absorbé par les nouveaux entrants dans l’Union européenne). La démocratie suppose aussi la prise en compte des passions et pas seulement des intérêts. Mais est-ce que ce ne sont pas les passions tristes, valorisées par l’économie (envie, rivalité…) qui l’emportent sur les passions politiques de l’égalité et de la liberté ?

PH: Hegel disait que le monde musulman oscillait sans cesse entre le risque de fanatisme religieux et le matérialisme, qui s’exprime aujourd’hui sous la forme du commerce et des affaires. Pour de nombreux commentateurs, il lui manquerait un niveau intermédiaire qui serait l’intérêt pour la chose publique elle-même, la construction de la démocratie. Les populations étaient présumées avoir accepté l’autoritarisme en échange de la stabilité et d’une relative croissance économique, le tout cimenté pour la rhétorique anti-israélienne et antiaméricaine. On pensait que, pour cette raison, les régimes autoritaires, aussi discrédités et corrompus fussent-ils, n’y seraient jamais vraiment contestés. Mais cette analyse est complètement discréditée par la vague de contestation qui touche les pays du monde arabe depuis la mobilisation tunisienne. La notion de dignité est omniprésente, c’est elle qui domine sur les passions anti-américaines, antiisraéliennes ou la tentation de l’islam politique qui étaient censées dominer ces populations. Les manifestants réclament la liberté d’expression, des élections libres, la reconnaissance et la sûreté personnelle, et la dignité de leur nation. Cet événement bouleverse notre analyse de ces pays. On considérait que les populations arabes étaient dominées par le ressentiment, l’humiliation des défaites militaires, la nostalgie de leur grandeur passée, qui trouvait à s’exprimer dans le nationalisme arabe à l’époque de Nasser et, désormais, dans l’islamisme qui était censé l’avoir remplacé. L’immense accroissement des inégalités est visible partout, mais particulièrement dans ces pays où la corruption et l’appropriation des richesses par les clans au pouvoir ont atteint des sommets et ne cherchaient même plus à se cacher. Il y a vraiment une aspiration à l’égalité et à la liberté, qui, en tant que telle, change la donne politique.

Ce n’est pas l’Europe qui sert de référence, ni les États-Unis, mais ce n’est pas non plus leur négation. À Tunis comme au Caire, ce sont, d’abord, dans le premier cas les diasporas et, dans les deux, les nouveaux moyens de communication, qui ont permis d’échanger des informations et des mots d’ordre.

La démocratie revendiquée

Comment revenir à une promotion de la démocratie dans ce contexte nouveau, tel qu’il se révèle à travers ces événements largement inattendus ? Comment promouvoir les droits de l’homme dans un monde postoccidental ? Comment faire pour défendre nos intérêts, mais aussi nos principes, dans un monde que nous ne contrôlons plus et où notre légitimité est mise en question ? Même des pays démocratiques comme l’Inde et le Brésil contestent maintenant ce qu’ils perçoivent comme un reste de prétention occidentale quand on veut imposer des sanctions à la Birmanie ou au Soudan. Cela suppose d’avoir une stratégie : il ne suffit plus de protester ou d’affirmer nos valeurs, ou de menacer de recourir à la force, que nous ne sommes d’ailleurs pas capables d’utiliser. Il faut différencier nos approches en fonction des pays, des interlocuteurs, de leurs attentes, de leurs intérêts…, trouver des alliés, des compromis… Mais il y a aussi une différenciation des rôles au sein de nos pays : nos gouvernements doivent faire de la diplomatie mais la société doit s’exprimer plus fortement. C’est notre rôle d’intellectuels de continuer à protester contre les régimes autoritaires et surtout d’établir le contact avec ceux qu’ils oppressent et qui leur résistent et de les soutenir.

ESPRIT: Mais si les valeurs démocratiques ne sont plus le propre de l’Occident, et qu’elles s’acclimatent ailleurs, ont-elles encore une définition précise au-delà des règles formelles ? Le débat sur les droits de l’homme a-t-il enrichi notre compréhension de la démocratie ?

PH: Le débat sur les droits de l’homme souffre en général d’être posé de manière trop abstraite car ce qui compte finalement, c’est leur mise en uvre concrète dans un contexte politique particulier. Ils ne sont plus l’apanage de l’Occident et chaque culture doit se les approprier et les interpréter à sa manière. C’est pourquoi j’ai eu l’occasion de parler d’un “triangle d’or” où les droits de l’homme étaient indissociables de l’État de droit et de la démocratie. En effet, les droits de l’homme ne sont qu’un code abstrait s’ils ne sont pas mis en uvre dans un droit particulier. C’est donc la qualité de l’État de droit, au sens des institutions judiciaires et juridiques auxquelles le citoyen est confronté dans sa vie de tous les jours, qui compte. Mais l’État de droit ne peut exister aujourd’hui dans des régimes politiques qui ne sont pas démocratiques. La référence à l’État de droit est donc aussi à son tour incomplète et insuffisante si elle n’est pas mise en uvre dans un cadre démocratique. Les premiers droits qui sont revendiqués, après la limitation de l’arbitraire, sont d’ailleurs souvent ledroit de s’exprimer, de circuler, de manifester, et débouchent sur lademande d’élections libres et pluralistes. Les trois sont donc indissociableset tous les malentendus sont possibles quand on évoque l’undes trois indépendamment des deux autres.

Ce qui mine le plus la démocratie aujourd’hui, en Europe comme ailleurs, c’est la fragilisation de l’État de droit à cause de la corruption, elle-même liée à la montée des inégalités sociales et à la plus grande tolérance à des enrichissements démesurés qui mettent une petite élite pratiquement au-dessus des lois.

Or, la démocratie doit organiser des médiations par la politique. On sait qu’on n’est jamais vraiment égaux en démocratie mais il s’agit tout de même d’organiser une forme d’égalité juridique et des réciprocités. On sait aussi qu’on ne peut pas esquiver les conflits en démocratie, mais on les civilise au sein d’un consensus conflictuel en évitant aussi bien l’unanimité que la guerre civile.

La force déstabilisatrice des inégalités

Mais maintenant, la force de la corruption et le déchaînement de la violence à mesure que l’argent joue un rôle plus central dans la vie sociale sont frappants. On le voit avec la guerre des cartels au Mexique, les trafics internationaux, les mafias, etc. Les conflits sociaux reprennent donc une place importante, d’autant plus que les classes moyennes sont fragilisées par les effets de la mondialisation de l’économie. Une nouvelle cartographie des attitudes politiques se dessine et remplace largement le conflit gauche/droite en mal de contenu conceptuel : sur un axe vertical, l’opposition entre technocratie et populisme et, sur un axe horizontal, l’opposition entre cosmopolitisme et particularisme. On ne doit se laisser attirer par aucun des pôles. La démocratie, c’est la médiation : ce n’est pas la démocratie directe, il y a des règles de représentation mais il faut aussi éviter les oligarchies ; il y a des conflits ouverts et des rivalités pour le pouvoir mais aussi un ordre public qui contient la violence et les divisions ; les puissances économiques peuvent se développer mais l’autorité revient au pouvoir politique, etc. Or, on observe, d’une part, une offensive renouvelée des nationalismes par exemple contre les migrants ou contre les nomades et, d’autre part, le refus du cosmopolitisme, de la compétition économique internationale, des délocalisations…, le tout se retournant contre la technocratie, les élites modernisatrices et internationalisées. De ce point de vue, la construction européenne, parce qu’elle apparaît à la fois du côté de la technocratie et du cosmopolitisme, a du mal à répondre à la montée du sentiment populiste xénophobe. On le voit en Europe avec la montée des partis d’extrême droite mais aussi aux États-Unis avec le courant populiste des Tea Party qui expriment une méfiance très ancienne vis-à-vis des institutions fédérales, de Washington et plus largement des élites de la côte Est, dont Obama est aussi un représentant. La peur prend le dessus et conduit à détourner le mécontentement lié aux inégalités, en attirant l’attention sur un autre terrain, sans toucher, dans le contexte américain en tout cas, au fonctionnement du capitalisme luimême.

La mondialisation a un effet paradoxal sur les inégalités : depuis la Révolution industrielle, les inégalités augmentaient entre les pays mais se réduisaient au sein des ensembles nationaux. Mais, avec la globalisation économique, les écarts se réduisent entre pays, comme on le voit avec le développement chinois et indien, mais augmente brutalement à l’intérieur des pays.2 Cela transforme à la fois l’expression du mécontentement et les réponses à donner à l’inquiétude de l’avenir.

Les événements récents dans le monde arabe ne suppriment pas cette inquiétude et ne nous fournissent pas automatiquement des réponses. Nous savons qu’après l’enthousiasme des peuples qui surmontent la peur et retrouvent leur dignité, il y a beaucoup de chances que les dissensions renaissent, que la corruption persiste, que ni l’hypothèque de la dictature militaire ni celle du fanatisme islamique ne soient levées. Mais il y a quelque chose d’irréversible : c’est la fin du déterminisme culturaliste, la seconde mort de Samuel Huntington, la redécouverte de la force des passions positives, celles de la dignité, de l’égalité et de la liberté qu’on était tenté de croire dépassées par la haine, l’avidité et la peur. Et nous savions aussi qu’il ne faut pas rejeter l’universalisme ni la solidarité au nom de la critique de l’impérialisme, pas plus qu’il ne faut renoncer à la prudence et au respect des différences au nom de la critique d’une realpolitik fort peu réaliste. Peut-être cette lueur qui vient du Sud a-t-elle des chances d’éclairer suffisamment les uns et les autres pour surmonter en partie les erreurs et les échos de la décennie précédente.

Propos recueillis par Olivier Mongin et Marc-Olivier Padis

Ross Douthat, "The Devil We Know", International Herald Tribune, 1er février 2011.

Pierre-Nol Giraud, l'Inégalité du monde. Économie du monde contemporain, Paris, Gallimard, coll. "Folio actuel", 2008.

Published 23 March 2011
Original in French
First published by Esprit 3-4/2011

© Pierre Hassner / Esprit Eurozine

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