La question de la tolérance dans les sociétés islamiques

Islamisme, fondamentalisme, intégrisme, autant de mots pour désigner une même réalité, ” l’intolérance “, qui caractériserait l’islam moderne, voir l’islam tout court. Dans les pays musulmans, les réactions ne sauraient, évidemment, être trop vives pour repousser ce qui constitue aujourd’hui, aux yeux du monde, le plus grand anathème que l’on puisse jeter contre une civilisation, une religion, une nation. Il ne manquera pas, par ailleurs, en Occident même, de gens pour dénoncer ce jugement dans ce qu’il a de réducteur et d’outrancier, ou du moins, pour le nuancer, faire des distinguos, rappeler les périodes où, à Bagdad, Tolède ou Istanbul, l’islam avait fait preuve de la plus grande tolérance religieuse et ethnique.

Cependant, quel que soit le crédit que l’on accorde à ce genre de jugement général prononcé abusivement à propos d’une civilisation et de sociétés à la fois très variées et très complexes à travers le temps et l’espace, le simple fait de son apparition et de sa large diffusion à un moment particulier de notre histoire moderne – celui où, paradoxalement, un pas décisif est en train d’être accompli vers la concrétisation de la mondialisation – est l’indice qu’un nouveau chapitre s’est ouvert dans les rapports entre l’Occident et l’Islam, où l’on risque d’assister à une ré-institution de frontières rigides et à une réactivation de l’antagonisme. Qu’on voie le futur comme voué à un ” choc des civilisations ” ou que l’on cherche à scruter ” la maladie de l’islam “, on touche là, en réalité, à des questions fondamentales qui dépassent le cadre des pays musulmans et qui se situent au coeur de la Modernité. Que faire de continents entiers qu’on ne peut plus considérer comme de simples appendices économiques de l’Occident ? Que faire des cultures et des civilisations prémodernes non occidentales restées vivaces jusqu’à nos jours, quand on ne peut plus les traiter en simples objets ethnologiques ou anthropologiques ? Comment interpréter l’apparente résistance de ces dernières face à l’immense vague de modernisation qui a déferlé sur le monde, dans des pays qui sont, par ailleurs, totalement intégrés aux réseaux mondiaux de l’économie, de la communication et de la technologie ? Comment réagir aux malaises et aux turbulences dont ces pays sont le théâtre ?

Si les manifestations de résistance qu’on observe dans diverses régions du monde, et notamment dans les pays musulmans, à l’égard de la modernisation sont le plus souvent interprétées comme des signes d'” intolérance “, c’est que, à l’âge de la Modernité, la tolérance, entendue en un sens très général comme la reconnaissance de la validité d’une pluralité de points de vue sur la vérité ou la réalité, occupe une place fondamentale non seulement en tant que valeur religieuse, morale ou politique, mais comme la condition de la sociabilité et de l’exercice de la pensée ; et, associée aux droits de l’homme dans leur plus large compréhension, comme l’élément structurant du social, du politique et de l’économie. L'” intolérance ” ne peut apparaître, dès lors, que comme le mal absolu, et l’opposition ” tolérance/intolérance ” peut ainsi merveilleusement servir des doctrines comme celle du ” choc des civilisations “.

On peut d’abord faire remarquer que l’intolérance – dans la signification nouvelle qu’il faut lui donner lorsqu’on parle des sociétés modernes, c’est-à-dire la croyance en une vérité unique et l’opposition au pluralisme – n’épargne pas, hélas, les sociétés occidentales, loin de là. En effet, elle y revêt à la fois des formes internes et externes : les premières se manifestent dans les dysfonctionnements de la démocratie, les fondamentalismes religieux, et le racisme ; les secondes se tapissent derrière les rapports d’hégémonie et de domination sur les plans militaire, politique, économique et culturel.

Sans doute trop flexible, admettant des usages divers, des niveaux et des degrés variables, le concept de tolérance ainsi défini a, néanmoins l’avantage, d’une part, de faire converger en lui de façon positive et directe les valeurs de liberté, de justice, de dialogue, d’ouverture, de compréhension et, d’autre part, et par voie de conséquence, de désigner indirectement comme condamnables les diverses formes d’oppression et de violence contre l’esprit, toutes les sortes de totalitarisme et de pensée unique, toutes les attitudes de racisme, de fermeture et d’exclusion. Cette richesse et cette mutabilité le fragilisent, en en rendant l’effectivité problématique. Pour qu’il soit pour nous, aujourd’hui, opératoire, nous devons en réactualiser constamment et avec la plus grande vigilance le contenu et les conditions d’exercice.

Il est évident qu’aujourd’hui, les sociétés occidentales, comme les sociétés non occidentales, passent par une période de crise : crise interne qui a des traits spécifiques de chaque côté, et crise de leurs rapports. Cette double crise, liée à la mutation de la démocratie chez les uns, aux difficultés rencontrées sur la voie de l’adoption de celle-ci chez les autres, invite à une réflexion approfondie sur l’ensemble du processus qui a commencé avec la grande transformation initiée en Europe et qui, aujourd’hui, s’étend d’une manière irréversible au monde entier. C’est sous cet angle, en insistant sur la dimension historique, que je voudrais reprendre ici, à titre exemplaire, la question de la tolérance dans les sociétés islamiques.

Les grandes civilisations prémodernes, qui ont coexisté dans l’hémisphère Nord au cours de milliers d’années, ont pendant longtemps privilégié les dimensions de conservation et de continuité tant sur le plan interne qu’externe, n’accordant qu’une très faible marge à ce que nous nommons aujourd’hui tolérance. Le rythme du changement dans tous les domaines était très lent ; les conditions et les règles déterminant les identités collectives, les entités politiques, les systèmes éducatifs, la diffusion des connaissances, les moyens d’échange et de communication, les relations internationales étaient très rigides et, le plus souvent, dominées par une idéologie religieuse de l’immuabilité de la vérité. Les menaces extérieures étaient réelles et quasi permanentes. Pour les repousser, il fallait une identité forte, ce qui favorisait encore davantage les exclusivismes culturels et religieux.

Si l’on doit rechercher les premiers pas vers plus de flexibilité, il faut remonter à l’époque de la formation de ce que M. G. S. Hodgson a appelé, à la suite de Karl Jaspers, ” l’âge axial “, qui va approximativement de 800 à 200 av. J.-C., ” quand furent formulés les plus grands thèmes des principales traditions lettrées prémodernes “, chinoise, indienne, hellénique et irano-sémitique1. Néanmoins, quelle que fût l’ampleur des révolutions religieuses, politiques, technologiques et économiques qui furent progressivement réalisées avec le développement des religions monothéistes, surtout lorsqu’elles s’affirmèrent comme religions universelles, avec les progrès scientifiques et technologiques considérables atteints dans les aires de civilisation hellénique, iranienne, indienne et chinoise et, plus tardivement, avec l’extension, dans le domaine islamique, du modèle de la société marchande et l’élargissement et l’intensification des relations commerciales internationales, la capacité d’adaptation et d’ouverture, le rythme du changement restèrent partout cantonnés dans des limites très étroites.

La marge de tolérance à l’époque de l’Islam classique

L’Islam classique est à cet égard exemplaire. Sur le plan intellectuel, sa période formative a été marquée par le pluralisme. L’élaboration des systèmes dogmatique et juridique, qui a duré deux ou trois siècles, s’est effectuée dans une atmosphère de débat où se sont confrontées les opinions les plus diverses, où l’on peut suivre les traces d’un très vaste spectre de doctrines religieuses et philosophiques. Un des meilleurs témoignages de ce pluralisme est la profusion et la diversité des traditions attribuées à Mahomet, qui se comptaient par centaines de milliers avant la formation des corpus des traditions dites ” authentiques “. La fraternité entre les hommes, l’invitation à la connaissance mutuelle, l’égale dignité des individus, des groupes et des peuples sont exaltées en se fondant sur le Coran et la tradition prophétique. En plus de l’affirmation coranique selon laquelle les hommes sont les vicaires de Dieu sur terre, on pouvait invoquer des citations du genre :

Dieu vous a créés et disposés en peuples et en tribus, afin que vous vous connaissiez les uns les autres. Le plus noble d’entre vous auprès de Dieu est celui qui le craint le plus.
Rien ne différencie un Arabe d’un non-Arabe si ce n’est la crainte de Dieu.
Il n’y a nulle contrainte en matière de religion.

Un philosophe comme al-Fârâbî a réhabilité l’utopie politique de la ” cité vertueuse “, alors qu’Averroès a tenté de définir les champs respectifs de la foi et de la raison. Enfin, un mystique comme Ibn ‘Arabî a peut-être donné à l’esprit de tolérance et d’amour son expression la plus claire et la plus élevée, comme dans ces vers :

Désormais mon coeur est ouvert à toutes les formes : prairie pour les gazelles, il est aussi monastère pour les moines ; temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin, il est aussi tables de la Torah et feuillets du Coran. Je professe la foi de l’amour ; où qu’il se trouve, l’amour est ma religion et ma foi2.

Par ailleurs, la culture islamique s’est très tôt ouverte aux idées scientifiques et philosophiques de provenance grecque et hellénistique, mais aussi iranienne et indienne. La communauté scientifique de l’époque ‘abbasside, où se sont côtoyés musulmans, juifs, chrétiens et zoroastriens, après avoir accompli une oeuvre de traduction sans précédent par son ampleur et sa qualité, a pu dans le même temps, comme l’a montré récemment le chercheur américain Dimitri Gutas3, faire avancer la science et la pensée dans tous les domaines. L’idée que la science est une oeuvre universelle ouverte à la contribution de tous les hommes – qui est un des fondements de notre modernité actuelle – a trouvé alors son expression la plus achevée avant l’époque moderne.

Sur le plan de l’organisation sociale, économique et politique, la souplesse relative du système islamique n’était pas moins remarquable. Le droit musulman ne reconnaissait théoriquement que les individus, sur lesquels reposait la responsabilité de l’application de la loi de Dieu, la charia, mais sans abolir formellement les anciennes structures sociales, en particulier tribales. L’égalité devant la loi, la réglementation des rapports entre les individus et les groupes, notamment économiques, par des contrats, une éthique favorable aux esclaves et encourageant leur libération, l’institution d’une forme conséquente de solidarité sociale par l’intermédiaire de l’aumône légale – la zakât, une sorte de dîme sur la fortune –, la réglementation du statut et des droits des minorités religieuses, en particulier le droit de chacun de pratiquer librement sa religion et de relever de la juridiction de sa propre communauté, ont constitué des avancées juridiques et sociales considérables. L’assouplissement de l’organisation politique de la communauté musulmane consécutive au morcellement de l’empire arabe, l’ouverture des frontières, dans les limites du monde musulman, entre des peuples extrêmement divers, la libre circulation des hommes, la diffusion sans aucune restriction des connaissances religieuses, scientifiques et techniques ainsi que des formes artistiques et littéraires, ont constitué également autant de faits indubitables témoignant d’un degré avancé d’esprit d’égalité, de dialogue et de compréhension mutuelle à l’échelle des individus et des peuples.

Les limites du système islamique

Cependant, tout cela ne doit pas cacher les limites que le système islamique a continué à porter en lui tant au niveau de la vie intellectuelle et religieuse qu’à celui de l’organisation sociale, limites inhérentes à toutes les civilisations agraires ou agropastorales prémodernes. En effet, le débat religieux et philosophique n’a pas pu résister à la tendance à l’instauration d’une orthodoxie. Que ce soit dans le domaine dogmatique ou dans le domaine juridique, un nombre restreint de courants ont fini par s’imposer. Les sciences coraniques ont dessiné les règles et les limites de l’interprétation du texte sacré, les sciences de la tradition prophétique ont fait le tri entre les ” bonnes ” et les ” mauvaises ” traditions prophétiques et mis fin à la production et à la circulation des traditions apocryphes, autrefois refuge des anciennes sagesses et des idées et opinions en déficit de légitimité. Une idéologie du consensus pour la sauvegarde de l’unité de la communauté, par la chasse aux hérésies, par le découragement de la ” réflexion personnelle ” (ijtihâd), par la canalisation et la neutralisation des ” divergences “, a abouti à l’élimination ou à la marginalisation des courants jugés hétérodoxes ou hérétiques.

Progressivement, la philosophie, surtout dans son aspect métaphysique, a vu ses prérogatives se restreindre jusqu’à se trouver pratiquement exclue du champ intellectuel ; et même les activités purement scientifiques se sont vues imposer des restrictions. Il est regrettable que tout ce processus d’encadrement et de contrôle, qui s’est déroulé pendant une période de trois à six siècles selon des rythmes variés et dans des conditions différentes d’une région à l’autre du monde islamique, reste encore aujourd’hui peu et mal étudié pour ce qui est de ses causes profondes et des circonstances de son déroulement concret. Les concepts de déclin et de stagnation qu’on utilise d’habitude à la fois pour le décrire et l’expliquer sont tautologiques, et ne nous sont d’aucun secours pour en comprendre la signification et les mécanismes.

Au niveau de l’organisation sociale et politique, le système islamique s’est également heurté à certaines limites. Bien des structures sociales préislamiques et un nombre important de coutumes juridiques ont été maintenues. L’inégalité entre l’homme et la femme, sans doute atténuée, a été institutionnalisée sur les plans civil et politique. L’esclavage, qui n’a connu que très épisodiquement une dimension économique, a toutefois été maintenu, même sous une forme domestique et affaiblie. Les conditions faites aux minorités religieuses, malgré certains aspects positifs, ont maintenu dans l’infériorité les non-musulmans de confession monothéiste et ont voué à l’exclusion et à la guerre les adeptes d’autres types de religion. L’égalitarisme foncier de l’islam et son exaltation de la justice n’ont empêché ni l’exploitation des puissants ni la tyrannie du pouvoir.

Dans ses relations avec l’extérieur, le système islamique a maintenu la religion comme critère prépondérant d’identité et de différenciation par l’institutionnalisation de la distinction entre l’islam et ce qui n’est pas lui, entre le ” domaine de l’islam ” (Dâr al-islâm) et le ” domaine de la guerre ” (Dâr al-harb). Théoriquement, l’opposition était irréductible. Historiquement, elle avait son origine dans la confrontation et la rivalité entre deux prétentions impériales, celle de Byzance et celle de Damas, puis de Bagdad. Les controverses théologiques entre les deux communautés chrétienne et musulmane que cette rivalité a nourries pendant au moins trois siècles n’ont jamais pu véritablement faire avancer le dialogue. Au contraire, elles ont largement contribué à la méconnaissance réciproque des sociétés musulmane et chrétienne durant tout le Moyen Âge. Toutefois, il est bon de rappeler que l’opposition et l’hostilité ont pu, parfois, et dans certains domaines, être transcendées. À Bagdad, à Cordoue, à Tolède, à Marrakech, comme à Barcelone, à Palerme et dans tant d’autres endroits, des artistes et des savants juifs, musulmans et chrétiens ont pu se rencontrer et travailler ensemble. Entre les deux rives de la Méditerranée, des échanges d’informations technologiques et scientifiques, des transactions commerciales intenses ont pu avoir lieu, bien qu’historiquement plus profitables aux pays occidentaux qu’aux pays musulmans, du moins jusqu’au XIIIe siècle.

Ainsi, dans le contexte des civilisations prémodernes, le monde de l’Islam, surtout à son âge classique, a développé une marge de tolérance remarquable tant au niveau des élaborations intellectuelles qu’à celui des constructions sociales, juridiques et économiques, peut-être la plus large que le monde ait connue jusqu’alors. Mais on peut affirmer, aujourd’hui, que, pour des raisons qui restent à éclaircir, il n’a su ni sauvegarder cette marge de tolérance ni la pousser plus loin. C’est ailleurs, en Europe, qu’elle connaîtra de nouveaux développements.

La Révolution moderne en Europe et l’impératif d’élargissement de la marge de tolérance

Entre le XIIe et le XVe siècle, l’Europe a pu rattraper son retard scientifique et technologique et commencé une offensive commerciale de grande envergure en devenant la première puissance maritime mondiale. Le très complexe réseau de causes qui a été à l’origine du processus de la modernité qu’elle a lancé et développé reste encore objet de discussion et d’étude et, sans doute, le restera encore longtemps. Mais un de ses traits les plus remarquables et les moins contestables, qui nous intéresse ici au premier chef, est l’inversion de la relation entre conservation et changement, entre continuité et évolution. Progressivement et dans tous les domaines, ce sont désormais le changement et l’évolution qui l’emportent. Tout en se généralisant, le rythme du changement s’accélère, l’instabilité, voire la crise, devient un élément constitutif essentiel de la vie moderne. La dynamique de la société se structure sur la base d’un double idéal de progrès indéfini de la production économique, de la science et de la technologie. Le dogme d’une vérité monolithique et immuable tombe tour à tour dans les diverses sphères de la pensée et de l’organisation sociale sans en épargner aucune.

À partir de tous ces faits, l’élargissement de la marge de tolérance devient un impératif absolu. Devenue une nécessité, elle s’institutionnalise et se soutient par la définition de droits et de devoirs et par l’instauration de règles du jeu. Les résultats sont connus, et il n’est guère besoin d’y insister ici. Qu’il suffise d’en rappeler quelques-uns parmi les plus importants, qu’on se contentera d’énumérer : la reconnaissance de l’égalité en droits et en dignité de tous les hommes, et de la personne humaine comme sujet de la société ; la séparation de l’Église et de l’État et la laïcisation progressive de vastes secteurs de la vie sociale ; le pluralisme politique, le partage, la diffusion et la réglementation des pouvoirs par l’instauration de la démocratie ; la liberté d’opinion et de culte ; l’exaltation de l’esprit critique, de la libre initiative et de la créativité comme valeurs vitales pour la société et comme sources de valorisation des individus ; enfin, last but not least, l’organisation et la diffusion des connaissances et des informations et la généralisation d’une culture générale de haut niveau. En un sens, on peut dire que la tolérance est une invention de la Modernité, et que toutes les sociétés du passé étaient fondamentalement intolérantes.

Le caractère essentiellement mondial de la Modernité

Comme autrefois la Révolution néolithique qui, survenue d’abord en Mésopotamie, s’était ensuite propagée dans l’ensemble des aires de civilisation de l’hémisphère Nord, la Révolution moderne, qui s’est d’abord développée en Europe, a eu tendance dès le départ à se propager sur le reste de la planète. En réalité il y a plus que cela : en raison de son idéologie rationaliste et universaliste, de sa propension à l’expansionnisme, et de l’état avancé du niveau des échanges dans le monde à l’époque où elle a surgi, la Modernité européenne a eu presque immédiatement un caractère mondial. Entre la fin du XVIIIe et la fin du XXe siècle, selon des péripéties et des logiques différentes d’une région à l’autre, elle s’est imposée sur la terre comme la seule base possible de survie matérielle de l’humanité. Cela ne veut pas dire qu’elle a été partout acceptée et assimilée au même degré. Il en résulte deux séries de problèmes : la première est liée à la compréhension de la nature des résistances et des difficultés d’assimilation des ingrédients fondamentaux de la Modernité et à la définition de l’attitude à avoir à l’égard de ces difficultés et résistances ; la deuxième est en rapport avec la nécessaire formation d’une conscience et d’un esprit de responsabilité à l’échelle universelle.

Le processus d’élargissement de la marge de tolérance est par essence incertain, du fait qu’il se heurte toujours à la tendance, contraire, au conservatisme et à la restriction des libertés. À cela s’ajoutent, dans le contexte de la Modernité, l’extrême rapidité du rythme des changements et la nouveauté radicale des problèmes qui se posent. Pour toutes les sociétés, l’époque que nous traversons recèle de nombreux dangers qui constituent une menace pour les libertés et qui risquent de restreindre la marge de tolérance. Ce sont, par exemple, la crise des valeurs relatives à l’individualisme, à la sociabilité, à l’école ; l’ossification de la démocratie, vidée de sa substance par le transfert des pouvoirs réels aux puissances économiques et à des organismes bureaucratiques nationaux, régionaux ou internationaux ; l’hégémonisme de l’esprit de profit sous couleur de libéralisme ; la domination des forces économiques, le contrôle des médias par une minorité ; le cloisonnement des activités scientifiques et leur soumission aux puissances économiques ; la marchandisation excessive des productions artistiques et littéraires.

Pour les sociétés occidentales, ces divers problèmes sont l’aboutissement d’une évolution qui s’inscrit dans le cours naturel de leur histoire. Il leur correspond un cadre et toute une série de mécanismes où ils peuvent normalement trouver des solutions. Les sociétés non occidentales, elles, ont connu un cours de l’histoire récente beaucoup plus complexe, dont la direction naturelle a été contrariée et détournée de façon brutale par des forces extérieures. Même si elles sont intégrées dans les circuits commerciaux et les réseaux de communication, leur adoption, leur assimilation des éléments fondamentaux de la Modernité restent néanmoins fragmentaires et précaires. On y retrouve les mêmes types de problèmes que dans les sociétés occidentales, mais beaucoup plus embrouillés et aggravés par d’autres plus spécifiques, liés aux difficultés du processus de modernisation ; en outre, se heurtant souvent à l’absence d’un cadre et de mécanismes appropriés pour les résoudre, les difficultés s’accumulent sans cesse, s’enchevêtrent, et finissent par apparaître comme insolubles. Ce n’est pas pour rien que, alors que les sociétés occidentales connaissent une longue période de paix, après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les régions de la planète où l’on rencontre les plus grandes tensions, le plus grand nombre de guerres civiles et, pour évoquer un drame récent, les plus grands foyers de terrorisme, se situent dans les sociétés non occidentales.

La question de la tolérance dans les sociétés islamiques modernes

Dans leur presque totalité, les sociétés islamiques font partie de ces régions de tension et de crise. C’est en leur sein que l’on compte au cours des dernières décennies le plus grand nombre de zones de conflits et de guerres, et c’est peut-être aussi en leur sein que se pose avec le plus d’acuité la question de la tolérance. Rendre l’islam ou la culture islamique responsables de cette situation, comme le font certains avec beaucoup de mauvaise foi ou d’irresponsabilité, est une pure absurdité. D’abord, parce que l’islam figé, homogène et atemporel qu’ils invoquent, n’existe que dans leur imagination. Ensuite, parce que, comme on l’a rappelé plus haut, l’histoire montre qu’à l’âge classique de l’islam et jusqu’à la veille de la Modernité, les sociétés islamiques, sûres d’elles-mêmes, représentaient peut-être les sociétés où la marge de tolérance était la plus grande, en tout cas certainement pas moindre que dans toute autre société qui leur était contemporaine. S’il est vrai qu’il convient de remonter le cours de l’histoire pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui aux sociétés islamiques, il importe surtout de considérer le moment où ce cours a connu son plus grand infléchissement. Or ce moment est sans conteste celui de leur confrontation avec la nouvelle puissance européenne au détour des XIVe et XVe siècles, quand les premières manifestations de la Modernité ont commencé à se faire jour. Comment ont-elles compris cette confrontation ? Comment l’ont-elles interprétée et vécue ? Comment y ont-elles réagi ? Comment et dans quelles conditions ont-elles évolué depuis ? C’est cela qu’il faut interroger.

Les études qui ont été effectuées sur ce sujet en Occident ne permettent pas de répondre à ces interrogations d’une façon satisfaisante, alors que, du côté des sociétés islamiques, elles restent presque entièrement à faire. Les questions qui demeurent jusqu’à aujourd’hui sans réponses sont multiples. Je me contenterai d’en rappeler deux qui me paraissent cruciales. La première, qui n’a pas cessé d’être posée depuis le début du XXe siècle, mais qui demeure pertinente, est la suivante : pourquoi est-ce le Japon, un pays situé à l’antipode de l’Europe, qui a été capable d’adopter les principaux ingrédients de la Modernité, et non les sociétés musulmanes, dont la plupart avaient des frontières communes avec le continent européen ? Pourtant, celles-ci disposaient, apparemment, des meilleurs atouts : des contacts permanents et des échanges commerciaux avec l’Europe qui se sont intensifiés depuis le XIIIe siècle ; des héritages religieux et scientifique communs ; un esprit réformiste qui rejoint fondamentalement celui de la Réforme dont Max Weber a fait l’une des bases essentielles du développement du capitalisme ; jusqu’au XVe siècle et peut-être au-delà, un niveau scientifique et technologique, y compris dans le domaine du commerce et de l’administration, équivalent sinon supérieur à celui des États européens ; enfin, ce qui est moins connu, la séparation de fait entre pouvoir et religion, que l’Europe reprendra bien plus tard à son compte sous le nom de la laïcité et qui constituera une des clés décisives de son développement.

Si, théoriquement, la religion islamique recouvre tous les aspects de la vie, et donc la vie politique également, historiquement, il y a eu très tôt un domaine, désigné sous le nom de al-siyâsa, la gouvernance, ou al-mulk, le pouvoir temporel, qui a été considéré comme un domaine réservé, où les représentants de la loi, les ulémas, n’avaient pas leur mot à dire. Cela est confirmé, entre autres, par une tradition du Prophète disant : ” Le califat, après moi, ne durera que trente ans, après quoi, ce sera le règne du pouvoir temporel. ” Cette tradition fut citée de siècle en siècle, jusqu’à la fin du Moyen Âge pour justifier le domaine réservé du sultan. D’autre part, il n’y a qu’à ouvrir n’importe quelle chronique historique médiévale arabe pour s’en rendre compte, sans compter les ouvrages des miroirs des princes et l’ouvrage fondamental d’Ibn Khaldûn, la Muqaddima, qui expose une théorie du pouvoir où l’on voit clairement que pouvoir temporel et pouvoir religieux étaient dans les faits séparés et que le problème fondamental qui se posait aux sociétés islamiques n’était pas celui de la tendance de la religion à dominer le pouvoir mais, à l’inverse, celui de l’état de subordination où celle-ci était tenue. Cela s’explique simplement par le fait qu’à cette époque, le religieux était en avance sur le politique en matière d’esprit d’égalité, de dignité humaine et de justice4.

Deuxièmement, étant donné la rivalité séculaire entre le monde chrétien et le monde musulman, pourquoi ce dernier n’a-t-il pas pu développer immédiatement, en réaction à la montée en puissance de l’Occident, une culture concurrente grâce à laquelle il aurait pu résister victorieusement à son offensive ? Pourtant, là aussi, les sociétés islamiques ne manquaient pas d’avantages importants : entre le VIIe siècle et la fin du Moyen Âge, l’Islam avait pu promouvoir, face à des cultures aussi vigoureuses que celles de Byzance, de l’Inde et de la Chine, une culture originale et conquérante ; et, jusqu’au XVe siècle, et même au-delà, les rapports de force dans le monde étaient plutôt favorables aux États islamiques.

En fait, ces deux questions touchent à la nature profonde de la révolution moderne. La réponse à la première, qui ne peut être que provisoire, doit mettre l’accent, en premier lieu, sur les aspects sociaux et religieux. À la base, il y avait sans doute deux grandes tendances dont les effets, d’abord peu visibles, allaient progressivement révéler toute leur nocivité : tout d’abord, les sociétés musulmanes avaient une confiance aveugle dans leur système idéologique, juridique, économique et social, les poussant à un excès de conservatisme et à la limitation de leur créativité ; ensuite et surtout, elles laissèrent peu à peu s’installer un autoritarisme politique de plus en plus prononcé, conjugué à un blocage progressif de la mobilité sociale, à un affaiblissement du cosmopolitisme intellectuel, et à un encadrement de plus en plus étouffant par les mouvements et les confréries mystiques, les confinant dans une attitude de passivité face à un nouveau rival qui faisait du mouvement et de la créativité son principe même d’existence.

Mais il ne faut pas négliger un côté plus subjectif : si les sociétés musulmanes n’ont pas adopté rapidement la révolution moderne qui a surgi en Europe, c’est que, justement, elles étaient trop proches de celle-ci. L’Europe chrétienne était l’alter ego du monde musulman, et réciproquement. L’humilité dont a fait preuve le Japon, après une assez longue période de fermeture, en se mettant à l’école de l’Europe, était inconcevable pour les États musulmans et pour leurs sociétés. Les éléments qu’ils ont imités dès le début du XVIIIe siècle dans quelques cas, et plus massivement à partir du XIXe siècle, comme l’organisation militaire, la technologie de l’armement et même certains aspects de la production industrielle, n’ont pas dépassé la logique et le niveau des échanges médiévaux. Même plus tard, quand les terres musulmanes ont subi l’occupation, ils ont conservé le même leitmotiv : ” Importer ce qui nous est utile sans toucher à l’essentiel. ” Rares sont ceux qui ont compris, et ce jusqu’à nos jours, que la Modernité est un tout indivisible et que, pour sauvegarder l’essentiel, on ne pouvait faire l’économie d’une phase de perte totale et de reconstruction.

De son côté, l’Europe a vu dans les États islamiques ses principaux concurrents, tout d’abord, simplement parce qu’ils occupaient les territoires qu’elle convoitait pour son expansion, et qu’ils constituaient pour elle sur le plan commercial des compétiteurs de taille. Sur le plan culturel, dès qu’elle prit conscience d’elle-même comme puissance émergente – ou plus précisément, au cours du processus même de prise de conscience –, elle s’est autoproclamée se rattachant mystiquement à l’héritage gréco-romain et occultant toute autre dette envers les autres civilisations, notamment islamique. Enfin, on peut évoquer un autre aspect important : la Modernité européenne s’est édifiée sur la base d’un combat contre les valeurs médiévales, politiques, mais aussi religieuses et éthiques. Or, l’Islam, après avoir incarné pour l’Europe chrétienne pendant l’époque médiévale l’Autre par excellence, a paru aux Européens des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, voyageurs, marchands, savants, comme la représentation vivante des survivances du Moyen Âge ou d’époques encore plus archaïques. De cela, l’orientalisme, jusqu’à une date récente, constitue le meilleur témoignage.

À la deuxième question, la réponse, également provisoire, qu’on peut apporter, est que, d’une part la révolution moderne aurait bien pu se produire ailleurs, en Chine ou dans un pays islamique, peut-être avec quelques siècles de retard, car loin d’être imputable seulement à l’évolution propre de l’Europe, elle est la résultante de tous les acquis des civilisations agropastorales qui se sont accumulés pendant des millénaires ; d’autre part, en partie à cause de l’unification culturelle réalisée par l’Islam dans une grande partie du monde et du développement atteint par le réseau du commerce international, en partie à cause des nouvelles valeurs portées par le vent de réformes en Europe, notamment le rationalisme et l’esprit de profit, la Modernité initiée en Europe a eu presque dès son commencement, comme on l’a déjà vu, une dimension mondiale. Cela veut dire qu’après la grande transformation moderne, il est improbable qu’une civilisation concurrente à la civilisation moderne initiée par l’Europe puisse surgir ailleurs dans le monde.

En réalité l’idée même d’une telle éventualité est absurde et constitue une contradiction en soi, du fait que, étant donné les conditions qui prévalaient au moment de l’enclenchement du processus de la révolution moderne, l’enjeu était justement la mondialisation. Comme l’ont montré a posteriori l’expérience des ex-pays de l’Est, et d’une certaine façon, la résistance de l’islam, il est contradictoire de vouloir une mondialisation bipolaire ou multipolaire, sinon ce ne serait plus une mondialisation. Cela ne signifie pas, évidemment, que la mondialisation doive nécessairement pousser à l’uniformisation. Bien au contraire, pour qu’elle se constitue en tant que mondialisation vivable, nous savons aujourd’hui qu’il faut qu’elle ménage en son sein la diversité, qu’elle laisse s’exprimer librement la différence. Cet enjeu fondamental est sans aucun doute ce qui donne aujourd’hui aux notions de liberté et de tolérance leur caractère de nécessité et dans le même temps ce qui constitue leur substance.

Des causes de la situation actuelle dans les sociétés islamiques

Les sociétés islamiques souffrent aujourd’hui doublement : d’abord, confusément, de la frustration de ne pas avoir pu interpréter correctement et s’approprier activement la grande transformation de la Modernité ; ensuite, l’ayant subie à leur corps défendant et à un coût exorbitant, d’avoir encore le plus grand mal à en intégrer les éléments constitutifs fondamentaux. Pour ces sociétés, il est donc vital de refaire le chemin parcouru pour tenter de comprendre les raisons pour lesquelles elles se trouvent encore aujourd’hui dans une situation d’indécision, de confusion et d’incertitude, après deux siècles d’expériences inabouties, d’actions velléitaires, d’une dépendance à l’égard de l’extérieur qui n’a guère faibli après la décolonisation, mais a simplement pris de nouvelles formes, moins visibles. Une telle réflexion est avant tout l’affaire de la présente génération des intellectuels musulmans, mais elle est aussi, au même titre, par exemple, que la situation en Afrique, en Chine ou en Inde, un problème de la Modernité comme telle, qui concerne les hommes où qu’ils soient. Remarquablement explorée par l’historien américain M. G. S. Hodgson5, auteur mort trop jeune, et malheureusement trop méconnu d’une histoire de l’Islam et d’une tentative inachevée d’histoire mondiale, elle doit être poursuivie avec plus de vigueur et de persévérance.

Pour ma part, et toujours à titre provisoire, je voudrais souligner deux ordres de causes qui ont conduit, à mon sens, à la situation actuelle dans les sociétés islamiques. La première, sur le plan interne, présente un caractère éminemment politique, et pourrait-on dire, de banale gestion. Acculées à s’intégrer dans le processus mondial de l’économie et des communications, les sociétés islamiques ont vu progressivement voler en éclats leurs structures sociales et économiques, leurs systèmes éducatifs, leurs formes d’organisation culturelles, leurs valeurs, et jusqu’à leurs langues. Surtout, au cours des quarante ou cinquante dernières années, au lendemain de la ” décolonisation “, la restructuration sociale s’est accélérée, parfois de manière brutale, vidant les campagnes, formant de nouvelles couches sociales de privilégiés rapaces, numériquement très faibles mais monopolisant les ressorts de l’économie et du pouvoir, et faisant de la majorité de la population une masse de gens dépourvus de moyens et abandonnés à eux-mêmes. Or les États, ne pensant qu’à leur sécurité et à leur pérennité, n’ont pas su ou n’ont pas voulu accompagner ces bouleversements sociaux et culturels en les canalisant, en en atténuant les effets dévastateurs, et en introduisant des réformes susceptibles de les réduire peu à peu.

Renforcés par les aides technologique, militaire et économique occidentales, renfloués par les prêts qui leur ont été aisément accordés par les organismes financiers internationaux ou par les États occidentaux et, pour certains d’entre eux, profitant des mannes pétrolières, les États islamiques se sont sentis suffisamment forts pour ne pas avoir à procéder aux réformes sociales, politiques et économiques qui s’imposaient. Plus grave, ils ont pratiquement fermé les portes de l’avenir à la majorité de leurs populations en ne prêtant pas suffisamment attention aux secteurs vitaux que sont l’éducation et la formation. Au lieu d’entraîner leurs sociétés vers l’expression libre et l’exercice de plus de démocratie, ils les ont maintenues dans l’ignorance et l’irresponsabilité et ont favorisé une vision de la culture et de la religion islamiques trop attachée à un esprit de conservatisme et manquant d’ouverture et de créativité.

Une deuxième cause interne de la confusion, de l’incertitude et du manque de libertés qui règnent aujourd’hui dans les sociétés islamiques, conséquence directe de la première, est la faiblesse dramatique de la société civile et de la classe des intellectuels. Dans la plupart des pays islamiques, la société civile était autrefois organisée à deux niveaux : pour les aspects sociaux et politiques, elle prenait appui sur la famille et la tribu, quelquefois sur les corporations de métiers ; sur le plan religieux, elle se concevait en tant que communauté totale, sans toutefois exclure des formes d’association intermédiaires dans le cadre des confréries ou des zaouïas. Elle trouvait des porte-parole et des défenseurs face à l’État dans le chef de famille ou de tribu, dans les chefs de corporations, dans les ulémas, individuellement ou collectivement, et dans les saints et les réformateurs religieux. Aujourd’hui, toutes ces structures ont été brisées et ont perdu leur ancien rôle, même si, parfois, on tente artificiellement de leur redonner vie ici ou là à des fins politiques douteuses. La société civile n’a donc plus ni défenseurs ni voix suffisamment fortes devant la toute-puissance de l’État. Les associations politiques, syndicales ou autres, tentent avec beaucoup de difficultés de se frayer une voie, mais elles se heurtent aux lourdeurs et aux tracasseries administratives et, surtout, au manque de moyens financiers et humains qu’accaparent les associations officielles.

Les intellectuels, qui devaient prendre le relais des ulémas, des saints et des réformateurs religieux, sont minés par plusieurs handicaps. Tout d’abord, ils subissent les effets de la faiblesse du système d’éducation et des équipements culturels, dont le résultat est le maintien dans l’analphabétisme et l’ignorance de la majorité de la population. Vivant dans des conditions matérielles insuffisantes et précaires, ils sont de plus en plus déconsidérés socialement. Le plus souvent, la documentation et l’information leur manquent pour faire de la recherche ou écrire, car les bibliothèques sont rares ou absentes, très peu fournies, et l’information à tous les niveaux et dans tous les domaines est mal organisée, mal archivée et difficile, voire impossible, d’accès. Quand ils arrivent malgré tout à produire quelque chose, ils trouvent les plus grandes difficultés à faire vivre des revues ou à se faire éditer, et ils ne reçoivent qu’une très faible compensation matérielle ou morale pour tous leurs efforts. Mais ils souffrent d’un autre handicap encore plus grave : une sorte de divorce entre la fonction intellectuelle telle qu’elle s’exprime dans la science, l’art et la littérature, et le pouvoir. Celui-ci a depuis longtemps perdu de vue les liens fondamentaux, riches et complexes, qui lient fonction intellectuelle et fonction politique pour l’épanouissement de la société. S’appuyant sur une vision technocratique étroite et croyant pouvoir satisfaire les besoins de son fonctionnement en faisant appel à ” l’expertise ” étrangère, l’État ne s’intéresse aux intellectuels locaux que dans la mesure où ils peuvent lui apporter l’appoint idéologique qui lui est nécessaire sur le plan religieux et politique, et pour verrouiller le système éducatif.

Aussi, la fonction intellectuelle se trouve-t-elle réduite et instrumentalisée à outrance. Les sciences humaines et sociales sont pratiquement bannies, la philosophie combattue. Les études sur la culture islamique, quand elles existent, sont faites le plus souvent selon des méthodes traditionnelles, sans ouverture sur les autres cultures et civilisations. La recherche dans le domaine des sciences exactes, coûteuse et considérée comme peu profitable à une économie encore trop faible, est réduite à ses applications dans les domaines qui répondent aux besoins stricts de l’agriculture ou de l’industrie. Étant donné les lacunes dans la connaissance des phénomènes qui agitent la société à l’intérieur – liés aux bouleversements sociaux, économiques, politiques et culturels –, et l’indigence de l’appréhension en profondeur des réalités très complexes du monde extérieur, les décideurs agissent le plus souvent à l’aveugle, dans l’improvisation et avec une grande lenteur, laissant pourrir les situations et s’accumuler les problèmes, ne craignant guère les contradictions et les revirements spectaculaires, se fiant, au mieux, au sentiment de leurs propres intérêts à très court terme.

Cette situation de méconnaissance des phénomènes profonds qui travaillent les sociétés islamiques dans leur confrontation avec les chocs permanents que leur fait subir un monde extérieur – lui-même en constante évolution – s’ajoutant à l’étouffement de la pensée, à l’encouragement de l’inculture et aux frustrations sociales et politiques, a favorisé l’émergence des courants islamistes qui, rappelons-le, ont été d’abord la création des pouvoirs. Outre leurs multiples faiblesses au niveau du contenu de leurs doctrines, de leur connaissance limitée de l’islam, de leur quasi-ignorance de la pensée et de la culture modernes, la marque de ces mouvements est l’intolérance. L’islam qu’ils ont inventé pour leur propre compte fait la part belle à la réglementation étroite et tatillonne de tous les gestes de la vie et met l’accent sur les interdits et les tabous, au mépris de la liberté intérieure du croyant et d’une vraie religiosité. Les multiples facettes de la riche culture de l’Islam, qui avaient constitué autrefois sa marque propre, sont simplement occultées ; l’histoire politique des sociétés musulmanes est méconnue. Occupant la place vide laissée par les intellectuels, profitant de l’inculture générale et du besoin identitaire, saupoudrant leur action de mesures sociales pratiques et d’un discours hypercritique vis-à-vis du pouvoir et de la domination économique et culturelle étrangère, les divers courants islamistes ont une grande capacité de séduction non seulement à l’égard des milieux pauvres ou déshérités mais aussi, et de plus en plus, en direction des instituteurs, des petits entrepreneurs, des petits et moyens fonctionnaires, des médecins et des ingénieurs.

Le soutien spontané de la société aux valeurs islamiques ancestrales par une réaction identitaire compréhensible, le légalisme (qui, s’étant renforcé depuis le XVe siècle en vue de souder la société contre des courants extrémistes religieux, contre les tentatives d’occupation étrangère et contre l’anarchie politique, n’avait jamais pu être repensé à neuf et réadapté aux conditions modernes), et le tabou sur toute discussion d’ordre métaphysique confortent les courants islamiques dans leur autoritarisme intellectuel. Si les pouvoirs les considèrent comme dangereux en tant que concurrents politiques potentiels, en réalité, ils trouvent en eux des complices dont ils se contentent de neutraliser certains excès.

Pour ce qui est des causes extérieures pouvant expliquer la situation qui prévaut aujourd’hui dans les sociétés islamiques, la plus importante est, à mon sens, le déséquilibre de fait entre l’Occident, en y incluant le Japon, et le reste du monde. Les statistiques de tous ordres qui rendent compte de ce déséquilibre sur les plans économique, technologique, scientifique, etc., sont connues et suffisamment parlantes pour ne pas avoir à y revenir. L’idéologie dominante, quand elle semble abandonner le thème grossier du ” choc des civilisations “, continue de cristalliser et de durcir les dichotomies : entre les riches et les pauvres, le Nord et le Sud, l’Occident et le reste du monde, la civilisation et la barbarie. En éludant le fond du problème historique, qui réside dans la complexité et les difficultés inhérentes au processus de modernisation et dans l’inégalité d’accès aux fondements de la Modernité, en traitant superficiellement des questions de la pauvreté, de la démocratie, de l’éducation et de la culture, en revenant sans cesse à la conception fondamentalement erronée du relativisme culturel, les discussions actuelles sur la mondialisation sont, en réalité, en deçà du potentiel d’universalisme de la révolution moderne. Des situations résultant de processus historiques complexes sont transformées en réalités essentielles. Des modèles rigides sont proposés – démocratie, libéralisme par exemple – sans que rien ne soit fait pour préparer les bases indispensables à leur mise en oeuvre. Ainsi, l’incapacité des sociétés non européennes à s’adapter au monde moderne peut apparaître criante et, en quelque sorte, naturelle ; le déséquilibre dans leurs rapports avec l’Occident se donner à voir comme objectif ; et la possibilité de résorption de l’écart s’éloigner à l’infini. L’orientation impériale que prend la politique des États-Unis accentue encore cette tendance.

Au coeur même de la Modernité, il y a la liberté de penser et de créer. Pour tous les êtres humains, aujourd’hui, partout où ils se trouvent, c’est la condition même pour exister dignement, en fait, tout simplement exister en tant qu’êtres humains. Or, à cette liberté de penser et de créer, des limitations de toutes sortes surgissent. On pourrait dire qu’il n’y a là rien que de normal : la tolérance n’a-t-elle pas toujours été une marge, sans aucun doute vitale, mais qui se négocie et se renégocie sans cesse au cours de processus historiques plus ou moins longs ? La différence, aujourd’hui, est double : d’une part la tolérance, entendue comme reconnaissance du pluralisme des points de vue sur la vérité et la réalité, est devenue, on l’a vu, un élément structurant de la société moderne, surtout au moment où une dynamique profonde tendant vers une perspective d’unification et d’universalisation – qui ne doit aucunement exclure la diversité – semble prendre un tournant décisif ; d’autre part, le déséquilibre s’accentue entre deux parties de l’humanité : l’une, où sont assurées les conditions de la négociation en vue d’une plus grande tolérance, et l’autre, où celles-ci font cruellement défaut.

C’est peut-être dans les pays islamiques que le blocage est le plus manifeste : là, les États, trop soucieux de leur sécurité et de leur pérennité, n’ont pas encore suffisamment compris que leur propre sort dépend, en réalité, de leur capacité à entreprendre les réformes sociales, politiques, éducationnelles et culturelles qui inscrivent dans les faits les libertés de penser, de créer et de s’organiser, indispensables aujourd’hui à toute société ; là, les mouvements dits ” islamistes ” érigent contre ces mêmes libertés des barrières d’autant plus infranchissables qu’elles sont revêtues d’un voile de sacralité et, tournant le dos à la dynamique d’universalisation de la culture humaine, consciemment ou inconsciemment, veulent réduire leurs sociétés à l’enfermement et à l’auto-exclusion.

Mais, en réalité, le blocage n’est, paradoxalement, pas moindre dans les sociétés occidentales, avec des conséquences beaucoup plus graves pour l’avenir du monde : il se situe au niveau de la mutation de la démocratie, qui est vitale pour l’ordre du monde aujourd’hui. D’une part, aux exigences internes de cette mutation est opposée une farouche – bien qu’inavouée – résistance, sous l’égide de pouvoirs économiques de plus en plus détachés des cadres nationaux ; d’autre part, la perspective d’une extension logique et légitime de la démocratie à l’ensemble du monde se heurte à des restes d’européocentrisme et à des tentations impériales et hégémoniques à l’échelle planétaire, relents d’un autre âge.

Au-delà de ces difficultés, il reste un espoir : que le potentiel de liberté et de créativité du système moderne, qui est plus grand qu’à toute autre époque de l’histoire humaine, soit mis au service du renforcement d’une conscience et d’une responsabilité universelles.

Voir M. G. S. Hodgson, l'Islam dans l'histoire mondiale, textes réunis, trad. de l'américain et préfacés par Abdesselam Cheddadi, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1998, p. 74.

Ibn 'Arabî, Turjumân al-ashwâq, Beyrouth, 1966, p. 43-44, trad. de l'arabe par l'auteur.

Dimitri Gutas, Greek Thought, Arabic Culture. The Graeco-Arabic Translation Movement in Baghdad and Early 'Abbaâsid Society (2nd-4th/8th-10th centuries), Londres et New York, Routledge, 1998. Trad. fr. par A. Cheddadi, à paraître.

Sur cette question et pour de plus amples détails, nous renvoyons à notre ouvrage le Monde d'Ibn Khaldûn, Paris, Gallimard, à paraître, IVe partie, chap. 15.

Voir Marshal G. S. Hodgson, The Venture of Islam, 3 vol., Chicago, Chicago University Press, 1974, et Rethinking World History, dont j'ai fait une traduction partielle sous le titre déjà cité de l'Islam dans l'histoire mondiale.

Published 1 December 2005
Original in French
First published by Esprit 11/2005

Contributed by Esprit © Abdesselam Cheddadi/Esprit Eurozine

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