La crise, les économistes et le prix Nobel d'Elinor Ostrom

Pour beaucoup de commentateurs, la récente crise financière trouve son origine dans l’évolution de la science économique depuis les années 1970. Bien sûr, va l’argument, l’appétit au gain, les comportements mimétiques ou la défaillance des régulateurs ont joué un rôle direct. Mais in fine tout ceci aurait été permis par la pensée des économistes. La proposition n’est pas banale, puisqu’en somme elle affirme un effet puissant de l’observateur ou du théoricien sur la réalité qu’il étudie. Un tel pouvoir met donc en question le statut contemporain de la science économique, tout à la fois comme la plus forte, la plus légitime et la plus politique des sciences sociales.

Cette critique de l’économie et des économistes est cependant différenciée. Par exemple, les questions du libre-échange, de la privatisation ou du marché du travail ne sont pas vraiment affectées par la crise. Plus généralement, celle-ci n’est pas en soi une crise de la globalisation, même si à certains moments des scénarios catastrophe auraient pu la mettre en question. L’axe central des critiques, on le sait, porte sur la finance et ses liens avec la régulation monétaire et les banques centrales. Greenspan, donc, est Le Grand Mort de la crise : il a formalisé puis coagulé autour de sa pratique une doctrine de la politique monétaire qui a contribué à la crise, mais aussi à une réaction insuffisante face à ses signes avant-coureurs. Par des publications très nombreuses, la profession économique a aussi donné son aval à cette doctrine et elle se trouve donc mise en question aujourd’hui, sur deux plans : le travail scientifique proprement dit et les règles internes à cette communauté épistémique, qui n’a pas su accorder toute l’attention nécessaire aux analyses et aux signaux divergents. De fait c’est un certain conformisme interne qui est mis en question. Ainsi, il serait amusant, ou navrant, de relire aujourd’hui les articles autorisés qui, en 1994, ont marqué dans la presse les cinquante ans de la mort de Keynes. L’homme était remarquable, concédait- on, mais l’oeuvre irrémédiablement passée.

Ceci pose donc la question de la capacité de légitimation de l’économie dans l’espace public. C’est-à-dire cette relation sans pareil entre une discipline souvent absconse, très fermée sur elle-même, et l’exercice légitime du pouvoir dans la société, que ce soit par les financiers, les experts, les politiques ou les économistes. C’est sans doute sur ce plan que le débat est resté un peu en retrait.

Une discipline et ses usages publics

L’histoire a désormais été racontée à de nombreuses reprises1. Dans un premier temps, la science économique a construit une représentation hautement abstraite du marché comme mécanisme presque parfait d’autorégulation sociale – donc une théorie radicalement non politique et non institutionnelle. Rappelons par exemple que dans l’équilibre général, qui est le coeur du réacteur, il n’y a pas de concept formalisé de monnaie : ce modèle supérieur d’un ordre social fondé sur l’échange marchand fonctionne implicitement sur une base de troc. Ces principes anciens ont été renouvelés, reformulés et enrichis à partir du tournant de la formalisation, dans les années 1960, puis avec la révolution contre-keynésienne, une décennie plus tard. On a alors établi comme hypothèses communes, voire comme vérités incontestables, ces principes aujourd’hui exposés à la vindicte publique : rationalité des agents, efficience des marchés, abstraction de l’environnement social, indifférence à l’histoire, etc. De fait, le procès ne fait pas erreur sur ce point : tout apprenti économiste prend (toujours) des risques sérieux en s’éloignant par trop de ces hypothèses. Et puis, dans un second temps, cette représentation théorique a été projetée dans l’espace public, puis saisie par un certain nombre d’économistes publics, reprise par des entrepreneurs politiques, par les médias ou divers groupes d’intérêts. Une rencontre parfaite, un malentendu merveilleux a suivi, entre l’abstraction énorme de cette théorie, suggérant une très grande généralité de ses propositions, et l’appétit de ces acteurs pour les idées (souvent) simples. Mais si l’appétit pécuniaire a pu jouer, le nerf de la guerre était bien la sanction apportée par cette science si légitime.

Aujourd’hui plus qu’hier, bien des économistes tirent évidemment parti de cet interstice : ce n’est pas notre faute, disent-ils, mais celle des autres – les mauvais économistes, les idéologues qui font feu de tout bois, les hommes politiques qui n’y comprennent rien. D’ailleurs tout économiste bien né sait parfaitement placer dans ses articles une ou deux clauses dégageant sa responsabilité envers toute situation ou tout choix politique réellement existant. La réalité extérieure au demeurant l’intéresse guère : il lit peu les journaux et s’en tient surtout à ce qu’il appelle des ” faits stylisés “. Et si tant est qu’en commençant ses études il ait aspiré à mieux comprendre le vaste monde, il aura vite appris que ce n’est pas ce qu’on lui demande. Dès lors, il a eu le choix : ou bien il s’est plié à la règle – la spécialisation à outrance, la virtuosité formelle – ou bien il est allé voir ailleurs.

Qui franchit pourtant cet ” interstice ” problématique entre une science si légitime et son usage public ? En d’autres termes, qui va s’extirper de la spécialisation et produire un discours intégré, dans lequel se reconnaissent les économistes tout en faisant sens dans le débat public ? Il faut ici distinguer Europe et États-Unis. Aux États-Unis, les conflits internes à la discipline se reflètent dans le débat public : les républicains et les démocrates n’écoutent pas les mêmes économistes, et ces derniers ont montré face à la crise des différences bien plus grandes qu’on ne le pensait auparavant. Il en va différemment en Europe et surtout sur le Continent : si l’on s’est longtemps battu contre les ” néolibéraux “, ce parti en réalité n’a jamais été très présent, que ce soit sur le plan du discours public, des programmes politiques ou de la profession économique. Pour les économistes européens, le choc intellectuel de la crise est donc limité : ils ne se sentent pas vraiment mis en question dans leurs engagements théoriques premiers. Bien sûr, ils ont joué le jeu de l’économie aux canons internationaux et ils se sont placés dans ses différents souscourants, attendant avec anxiété la sanction de telle ou telle autorité d’outre-atlantique. Mais il ne s’agissait jamais que d’un jeu, en somme un jeu de société, qui impliquait rarement un engagement idéologique ou éthique. Concrètement, ils ont continué de voter sans difficulté pour Chirac ou Jospin, Schröder ou Merkel – des personnalités dont on ne peut pas dire qu’ils portent une pensée économique transparente.

Cette profession, notamment en France, est donc caractérisée par un double-jeu entre les deux versants de notre interstice, jeu qui, en soi, n’a rien de malhonnête. Il tient avant tout au caractère inaudible, pour le non-initié, de ce qui se dit et se dispute à l’intérieur du champ économique. C’est forcément une boîte noire, ou bien la curie romaine, et celui qui voudra vendre la mèche sera mal vu. Côté discours public, au sommet de la profession, il y a d’abord l’accès au pouvoir et à la décision politique, hautement valorisé. Il passe principalement par la reconnaissance mutuelle entre la technostructure d’État et ceux qui contrôlent les institutions internes au champ économique ; comme d’habitude les anciens des grandes écoles ont une prime, de même que ceux qui ont fait leur thèse aux États-Unis. Et puis, parallèlement, il y a l’accès à la parole publique, qui passe par les médias. Comme l’accès aux décideurs politiques, il est sévèrement contrôlé de l’intérieur de la profession économique. Tout le monde n’a pas droit au jeton de sortie, il faut donner des gages. Gérer le passage entre le champ scientifique et l’espace public est de fait un enjeu structurant des relations de pouvoir au sein de la discipline. La motivation première est toute simple : celui qui, à l’extérieur, face aux non-initiés, se prévaut de la qualité d’économiste capitalise pour son compte la légitimité de l’ensemble de la communauté épistémique. Autant que possible, il y aura donc contrôle, hiérarchie et, bien sûr, collusion entre les bénéficiaires autorisés de cette rente. La solidité de cet arrangement est une garantie très puissante contre toute contestation un peu sérieuse que pourrait alimenter la crise.

Une science sociale à part

Certes, toutes les disciplines ont leur politique interne et, tout bien compté, la pratique agnostique des économistes européens était sans doute préférable à l’engagement par les valeurs de leurs collègues américains. Le problème est que ce que disent les économistes en public, c’est-à-dire le savoir qu’ils apportent au débat public, reste déterminé par les normes internes de leur champ – spécialisation, virtuosité formelle, indifférence à l’environnement social et historique. Au départ, on l’a dit, il s’agit exclusivement d’une stratégie épistémique : dans le noyau dur de la théorie, les institutions ou l’ordre politique appartiennent aux hypothèses qu’on pose ou qu’on suppose, mais qui ne sont pas l’objet du travail. C’est pourquoi on les ignore théoriquement, quitte ensuite à leur reconnaître ou non une importance pratique. Cette stratégie, en soit légitime et au demeurant fertile, a cependant un coût : la science économique formalise mal les conditions de possibilité historiques ou politiques d’une économie de marché ; plus précisément, elle a les plus grandes difficultés à rendre compte de son attachement au corps social et en particulier aux institutions. Dit de manière différente, elle aura toujours tendance par construction à poser l’objet économique comme une donnée naturelle, tandis que l’extérieur, le reste du social, sera construit comme méconnaissable, ou connaissable exclusivement par ses effets dans le champ économique.

Ainsi la science économique se conçoit elle-même comme la seule science possible du social. Elle pourra se saisir de très nombreux objets sociaux, et sa destinée, pense-t-elle, est peut-être de les saisir tous et de les soumettre enfin à une vraie analyse scientifique. Mais jamais elle ne reconnaîtra d’autres savoirs que le sien et n’entrera dans une discussion avec ces savoirs. Il n’est pas question ici de préjugé ou de vanité collective, mais d’une construction épistémique ancienne qui structure puissamment sa pratique. Ainsi l’économiste représentatif ne lit jamais les autres sciences sociales, sinon pour vérifier le constat d’une scientificité inaboutie. La science politique, la sociologie ou l’histoire sont, pour lui, comme la littérature, la philosophie ou la poésie : elles relèvent au mieux des embellissements de la culture générale, sinon d’une indifférence suspecte aux impératifs de la concurrence académique. Normalement, on garde tout cela pour la retraite ou le mandarinat.

Tel est le paradoxe de la science économique contemporaine. D’un côté, la globalisation de la recherche et de l’enseignement implique la généralisation de normes de production très homogènes qui, de fait, sont celles des sciences exactes. En anglais commercial, on dirait qu’il y a commoditization. Pas de droit, ici, pour les minoritaires et les artisans. De l’autre côté, cette science peuplée avant tout de spécialistes et de savants cosinus exerce un empire sans égal sur le débat public. La représentation qu’elle se donne d’elle-même repose expressément sur ces deux principes à la fois, qui résument ensemble sa prétention à une scientificité sans pareil. Par ses procédures et ses méthodes, elle s’identifie aux sciences dures, tout en conservant des plus vieilles sciences sociales la prétention à tenir un discours général sur l’ordre social, le gouvernement des hommes et le destin des nations.

Cependant, les économistes sont mis en demeure régulièrement de se justifier de cet écart entre leur délégation générale à rendre compte de l’ordre social et un savoir à la fois puissant, parcellaire et faillible. Ils savent parfaitement que leur discipline a ici un vrai point de fragilité : le ” public éclairé ” va alterner toujours entre la contestation en bloc de cette ” science lamentable ” et la demande d’une compréhension de l’économie qui l’intègre à la vie sociale et à l’expérience historique des diverses sociétés2. Il va donc balancer sans cesse entre Attac et Daniel Cohen. Dans un pays comme la France, cette tension est d’autant plus forte que les autres discours publics sont assez largement construits contre le discours économique et contre le marché lui-même. Il sera présenté comme une sorte d’antimatière du social, un principe essentiellement corrosif, qui ronge le lien social, et contre lequel ce dernier devra être défendu pied à pied. Le Politique et l’Économique seront alors construits comme des mondes alternativement parallèles ou ennemis ; le discours souverainiste, de gauche ou de droite, a représenté il y a quelques années une variante aboutie de cette seconde voie.

Cette disposition culturelle amplifie les problèmes propres à la construction interne de la science économique et à sa manière de se placer dans le débat public. Elle aussi, en fait, ne veut ni négocier ni transiger avec l’autre discours, faisant comme si elle tenait seule toutes les clés de la vérité. On a certes d’un côté une culture politique et des élaborations idéologiques, et de l’autre une authentique discipline scientifique : on ne saurait donc les confondre. Le parallélisme s’observe dans la manière dont elles sont mobilisées dans l’espace public et dont elles s’opposent là, proposant ensemble une représentation fracturée de la société.

Dépasser le monologue ?

Le discours public des économistes pose bien deux problèmes. D’une part, celui de la légitimité et du pouvoir, vaguement contestés aujourd’hui du fait de la crise, et qui pointent forcément en direction des acteurs qui ont mobilisé politiquement la sanction de l’économie. D’autre part, se pose le problème du travail théorique, ou épistémologique, sur cette fracture entre discours, et plus précisément entre sciences du social. Si l’on croit que celles-ci doivent d’une manière ou d’une autre contribuer au débat public, alors cette question difficile ne peut concerner uniquement l’académie dans sa tour d’ivoire. Un point d’entrée habituel est ici l’économie politique classique, d’Adam Smith à Karl Marx, à laquelle on peut ajouter Max Weber et Maynard Keynes. Voilà une pensée qui cherche à rendre raison des marchés et de leur emprise sur les sociétés modernes, en tenant les deux bouts de la chaîne : d’une part l’analyse économique, en gros au sens où on l’entend aujourd’hui ; et de l’autre les déterminations sociales dans lesquelles s’inscrit cet objet incroyable – une économie de marché capable de croissance et d’autorégulation, mais aussi de cataclysmes. Nous retrouvons alors ces autres objets, oubliés de la science économique contemporaine ou réduits à des symboles étroits : la politique, le droit, le changement social, la justice, etc.

Cette économie politique classique est une pensée magnifique. Pour autant qu’elle serait un modèle pour réorienter la science économique, dans le sens de sa ” re-socialisation “, elle est aussi un projet nostalgique c’est-à-dire sans avenir. La science économique actuelle n’a plus grand-chose à voir formellement avec celle de Smith ou de Marx, indépendamment même de la question des mathématiques. En d’autres termes, on ne la refera pas, et à l’évidence il y aurait beaucoup à perdre, même par jeu intellectuel, à renoncer à ce qu’elle est devenue. L’alternative est plutôt de travailler méthodiquement et empiriquement sur ces points d’ancrage des marchés que sont en particulier le droit et les institutions, ainsi que la politique dont ils sont l’objet. Tout le monde par exemple va répétant que les droits de propriété ou les cours de justice sont indispensables au bon fonctionnement d’une économie de marché. Mais comment sont-ils institués ? Pourquoi les puissants de ce monde un beau jour ont-ils accepté de se soumettre eux-mêmes à ces règles ? Et comment évoluent-elles ? Comment en viennent-elles à affecter les comportements, et donc les dynamiques économiques ? Quelles sont les chaînes causales qui, concrètement, permettent de passer d’une lutte politique sur une institution à des résultats économiques donnés ? L’économie standard a certes fini par reconnaître l’importance de ces facteurs – la transition en Europe de l’Est et l’expérience des crises financières ont eu ici leurs bénéfices. Mais encore ne les saisit-elle qu’avec des pincettes et de manière bien tangentielle.

Droits de commercer et droits de citoyenneté, une approche politique

Le prix Nobel d’Elinor Ostrom, attribué au moment où l’on écrit ces lignes, est l’occasion rêvée de présenter une manière riche et innovante d’aborder le problème. Incidemment, elle illustre aussi comment les liens anciens entre la science économique et la philosophie politique peuvent être renoués, dans des termes acceptables par l’une et l’autre. L’axe principal de cette oeuvre est l’analyse de la manière par laquelle des communautés locales résolvent ou non les problèmes d’allocation de ressources épuisables. Par exemple, le bois à brûler, l’eau d’irrigation, les ressources halieutiques ou minières, les bisons sur la prairie ou l’atmosphère terrestre qu’on détruit en émettant des gaz à effet de serre. Le contre-modèle est ce qu’on appelle la ” Tragédie des communs ” : comme on nous l’a appris à l’école, les biens communs dans les villages moyenâgeux ont souvent eu tendance à être surexploités, ceci pouvant conduire à un épuisement de la ressource, nuisible à tout le monde. Destruction des forêts, épuisement des nappes phréatiques.

La réponse économique standard est d’appeler à un partage de ces communs et à l’allocation de droits de propriété privés, exclusifs. Une fois chacun propriétaire de son bout de champ, il intégrera la contrainte de rareté et ne mettra pas plus de moutons à paître qu’il ne peut supporter. Il ne restera plus alors qu’à autoriser l’échange de ces droits de propriété, on verra se former un prix de marché et la terre ira à celui qui la valorise le mieux ; soit une situation bien plus proche de l’optimum social que tout ce qu’on avait vu jusque-là. Pour arriver à ce point on n’a besoin, quoique implicitement, que des géomètres du cadastre, de la maréchaussée et des notaires. Donc un dictateur bienveillant et ses hommes de main, figures bien connues dans les coulisses de la théorie économique. Pour celle-ci redessiner les institutions qui ne conviennent plus, puis les reconstruire et les défendre, tout ceci ne se joue jamais sur l’avant-scène. Même le Deus ex machina reste dans les cintres.

C’est leur travail sur cette question qui vaut aux deux lauréats de l’année leur prix Nobel. Oliver Williamson, un des chefs de file de l’économie néo-institutionnaliste, a développé les outils analytiques de référence dans ce champ, dans le cadre d’une économie développée standard3. Elinor Ostrom, dont le prix a été contesté par une partie non négligeable de la discipline, part d’objets empiriques plus originaux. En étudiant la gestion de l’eau en Californie du Sud, ou celle des pêcheries côtières en Turquie, ou encore celle du bois au Népal, elle pose à nouveaux frais, et à travers la problématique de la Tragédie des communs, cette question cruciale : d’une part, l’allocation de droits de propriété sur la ressource, ou de droits d’usage, garantis mais limités ; de l’autre, l’acte nécessairement collectif par lequel les sociétaires, aux intérêts immédiats concurrents, s’accordent néanmoins sur une règle collective de distribution et de régulation de ces droits4. C’est, si l’on veut, un contrat social en acte par lequel chacun renonce à son arbitraire et accepte une discipline collective afin que la communauté, dans son ensemble, s’en trouve mieux. Dans ce langage, l’état de nature hobbesien serait la forme supérieure de la Tragédie des communs, avec à la fois une déperdition massive de ressources (l’obligation de se défendre individuellement), et pour chacun, selon la formule célèbre, une vie solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte5. Mieux gouverner les communs c’est donc améliorer le sort commun.

Toute la richesse des travaux d’Ostrom est qu’elle ne s’en tient pas à une description superficielle du problème et de la solution vers laquelle on va converger (ou non). Elle va d’abord retrouver les traces de l’expérience proprement politique qui conduit à l’adoption de la nouvelle règle. Quand et comment a-t-on perçu la présence d’un intérêt commun ? Quel niveau de déprédation a-t-il fallu attendre pour cela ? Quelles ont été les réactions successives des acteurs institutionnels face aux tensions sur les ressources ? Comment la délibération a-t-elle résolu le problème d’action collective entre des partis concurrents ? Dans un second temps, elle décrit précisément les dispositifs institutionnels par lesquels, pratiquement, les droits vont être délimités, partagés, surveillés, défendus et comment enfin les conflits ultérieurs sur la règle vont être arbitrés. Chacune de ces questions successives peut être lue par exemple à la lumière des négociations internationales sur le changement climatique : toutes les pièces du puzzle tombent à leur place. Mais ça marche aussi pour les forêts népalaises ou la gestion collective des alpages en Suisse – à condition toutefois d’y mettre le temps et ne pas s’en tenir à des ” faits stylisés “.

On pourrait aussi analyser la crise financière actuelle comme une défaillance de cet accord et l’émergence d’une Tragédie des communs. La rupture à grande échelle des contrats financiers, la faillite de nombreux opérateurs, la crise systémique témoignent toutes d’une défaillance majeure dans l’ordre privé extraordinairement complexe qui s’était formé, sur la base d’un contrat social local très ouvert – disons, celui de la déréglementation financière. À nouveau, la présomption d’un bien commun, portée par ces droits concurrentiels étendus, a été décisive dans ce projet. C’est à ce point, bien sûr, que la parole collective des économistes a été très forte, puisqu’elle parle au nom d’un bien public – la science et ses procédures de validation.

Le point fort de l’oeuvre d’Ostrom est sa manière d’étudier comment les intérêts particuliers et le bien commun, confondus initialement dans une ” situation tragique “, vont être séparés et institués chacun par la volonté commune. Par exemple, on va dire progressivement, dans les prochains mois, ce que pourront faire et ne pas faire les banquiers à l’avenir et, symétriquement, quelles régulations publiques vont garantir leurs droits nouveaux, les surveiller et les arbitrer, et ainsi mieux protéger le bien commun – la stabilité financière. De même, chacun utilisera comme il l’entend son droit d’usage sur l’eau courante ou la forêt, et s’il n’en a pas l’usage peut-être serat- il autorisé à échanger ou revendre son droit. Le collectif précisera la chose, d’une manière ou d’une autre, et exprimera ainsi la présomption que le bien-être collectif gagnera aux usages individuels, face au risque tragique de la dilapidation. L’espace marchand, si l’on se place dans ce cas de figure, n’est donc plus un objet naturel, mais une construction sociale, fondée sur des droits négociés et garantis collectivement, donc sur des institutions. Et parce qu’on crée une autorité nouvelle, qui va réguler les droits sur la ressource, elle devra être elle-même construite et contrôlée. Au moment où elle délègue cette capacité de gestion, la communauté devra s’assurer que son représentant, ou son agent, n’abuse pas du mandat qu’on lui confie. En un mot, elle devra aussi se doter d’une sorte de règle constitutionnelle ­même s’il ne s’agit que de gérer une ressource locale, partagée dans une toute petite communauté.

Une très grande quantité d’arrangements institutionnels peut être envisagée pour gouverner les communs, parmi lesquels la privatisation et le marché ouvert ne sont qu’une option parmi d’autres. De fait, les nombreuses études de terrain menées par Ostrom peuvent se lire comme un répertoire des multiples manières par lesquelles les groupes sociaux les plus divers ont pu résoudre (ou non) leurs problèmes d’action collective et éviter les petites ou les grandes tragédies. Elle souligne ainsi combien les communautés, traditionnelles ou non, ont une grande capacité à mettre au point des solutions locales à leurs problèmes.

On relève alors la dimension libertaire ou libertarienne (on choisira) de sa pensée : son insistance sur la connaissance locale, l’autoorganisation des communautés et la décentralisation sont notamment des thèmes anciens de la culture politique américaine, qui trouvent aussi des échos dans les écrits de Hayek. Mais c’est plutôt la dimension fédérale qui est la plus intéressante puisque évidemment on ne parle pas seulement de tribus perdues dans la forêt. Notre auteure est clairement dans une position très critique vis-à-vis du modèle centralisé français et sa résistance aux autonomies. Il n’y a pas chez elle un droit unique de la République, mais plutôt un pluralisme des droits et des choix institutionnels, réglé in fine par une Constitution fédérale et une Cour suprême.

* * *

Ces thèmes peuvent rappeler dans un autre registre les écrits de Karl Polanyi, notamment son concept de ” l’enchâssement des marchés “. Une première différence tient cependant à la perspective historique dans laquelle s’inscrit ce dernier, notamment dans son oeuvre majeure, la Grande transformation (1944). Ostrom, on l’a dit, se saisit d’objets beaucoup plus petits et observe attentivement les stratégies des acteurs, leurs intérêts, les engagements qu’ils prennent, les coûts de transaction auxquels ils sont exposés, les délégations qu’ils transmettent, les problèmes d’information qu’ils tentent de résoudre. Ceci, soulignons-le à nouveau, n’implique aucunement d’ignorer l’histoire de ces communautés : il faudra si nécessaire passer des mois sur le terrain pour décrypter des institutions parfois très anciennes. Mais pour cela, elle offre des instruments d’analyse utilisables dans les environnements les plus variés, là où Polanyi apporte surtout une vision ou une inspiration. Sur le plan épistémologique et méthodologique, on peut faire tout et son contraire en son nom.

Deuxième différence : les droits individuels et collectifs ou, si l’on veut, les droits de commercer et les droits de citoyenneté. Parce qu’ils sont au coeur de sa problématique, Ostrom peut observer à la fois l’action privée et l’action publique, là où le champ économique, pour Polanyi, est une réalité extérieure, sauvage, destructrice, qu’il faut absolument domestiquer si l’on veut sauver la société. Ostrom ouvre au contraire sur une analyse politique de l’ordre social et du gouvernement des biens communs, sans rompre pour autant avec l’analyse économique au sens où l’entendent les économistes. Les marchés, les entreprises, les contrats sont rendus possibles par un accord social et ainsi sur du droit qui les formalise, les autorise et les régule. De là on retrouve sans difficulté l’analyse économique standard, posée en termes d’arbitrage, de calcul d’optimisation, d’équilibre de marché, etc.

Elinor Ostrom ne propose donc aucunement une sorte de théorie générale, ou un projet de grande réconciliation, pas plus qu’elle ne conteste la science économique actuelle – sinon sur son refus d’explorer ses propres hypothèses institutionnelles. Ce qu’elle nous offre, et qui justifie sans aucun doute son prix Nobel, ce sont des outils qui permettent de sortir de cette épistémologie de la double ignorance dans laquelle se sont enfermées l’économie vis-à-vis des autres sciences sociales, et vice versa. On verra à terme si cette oeuvre pourra ou non influencer la fabrique des concepts, de part et d’autre. Peut-être permettra-t-elle aussi, dans le débat public, de mieux maîtriser l’objet et la pensée des économistes, face auxquels aujourd’hui il alterne sans cesse entre la contestation et la fascination, entre l’ignorance et la parole d’autorité.

On pourra lire par exemple le long article publié par Paul Krugman, dans le New York Times du 2 septembre 2009 : "How Did Econcomist Get It so Wrong". Une présentation intéressante du débat a aussi été publiée dans l'édition du 16 juillet de The Economist ; voir également l'édition du 6 août. Ces contributions sont disponibles sur les sites web de ces journaux.

Les économistes n'ont pas oublié la caractérisation de leur discipline donnée par Carlyle, en 1849 : "A dreary, desolate and, indeed, quite abject and distressing one; what we might call, by way of eminence, the dismal science."

Son ouvrage classique est The Economic Institutions of Capitalism (1985).

Aucun de ses ouvrages n'est disponible en français. Le titre de référence est Governing the Commons, the Evolution of Institutions for Collective Action (1990). Mais on trouvera aussi de très nombreuses publications sur les politiques publiques locales aux États-Unis, sur la gestion des forêts et de la biosphère ou le secteur informel dans les pays en développement.

Selon la formule de Hobbes décrivant la vie humaine à l'état de nature dans le Leviathan : "the life of man, solitary, poor, nasty, brutish and short".

Published 17 December 2009
Original in French
First published by Esprit 11/2009

Contributed by Esprit © Jérôme Sgard / Esprit / Eurozine

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