Discours de Milota au sujet des transports Extrait du roman Milota

Extracts from the novel Milota.

Mes Chers! Lorsque je m’adresse à vous de la sorte, je ne puis m’imaginer exactement la composition de mon auditoire – de mon futur auditoire. Mais lorsque j’ai enclenché le magnétophone et glissé la enième cassette en place (il serait d’ailleurs temps de les étiqueter de façon systématique) je me dis que vous ne me manquez pas du tout en ce moment.
Ce qui me paraît d’autant plus singulier que j’ai toujours pensé que les rhéteurs de café, cette grossière espèce dont je suis moi-même un représentant, sont incapables d’exercer leur art sans un auditoire qui les écoute bouche bée, celui-ci étant la condition sine qua non à l’existence de l’identité d’éternel bavard dont ils se sont pourvus. Car il est clair que sans cet auditoire suspendu à mes lèvres depuis toujours, les mots me seraient restés en travers de la gorge, et auraient finalement tari, comme un ruisseau durant la sécheresse, ou plutôt le caniveau d’un village abandonné. Or, le fait qu’il ne vaut la peine de pérorer qu’en présence d’oreilles diligemment ouvertes est d’une évidence telle que toute personne raisonnable considérerait superflue toute spéculation à ce sujet. Il n’y a que ceux de mon espèce, qui prennent plaisir – un plaisir peut-être aussi masochiste que complaisant – à transformer leur personnage de je-me-mêle-de-tout maintenu en vie à grand renfort de mots en ermite qui se tient des discours à lui-même. Comme les fous – c’est en tout cas ce qu’on en pense par ici.

Ma répugnance à ce qu’on me voie pendant mes tirades solitaires est donc probablement compréhensible. A ce qu’on m’épie – mon ami Samu a fait quelques tentatives que j’ai toutes interrompues – , à ce qu’on considère comme des preuves de folie mes raclements de gorge pendant que je manipule le magnétophone, mes reprises, mes jurons, ma timidité semblable à celle des jeunes filles récitant un poème, mouchoir chiffonné en boule dans la main, lors des célébrations d’entreprise à l’occasion du sept novembre . Sans compter que je suis également le technicien qui demande de reprendre, pour des raisons techniques, même la pièce la plus réussie, pièce qui perdra, évidemment, dans le procès, la magie de l’instant.

Mais ce dont j’ai le plus honte, c’est ma lâcheté. Qui fait que je n’ose pas continuer l’histoire entamée de façon à donner sens à ce monologue: la dire sans fard et dans toute sa profondeur. Et que je me surprends à accommoder mon discours à votre goût. Qui plus est: si la suture de sa structure paraît acceptable, je ne l’efface même pas.

Tout comme ce discours d’introduction: je ne l’effacerai pas – probablement, je verrai encore – même s’il n’a rien à voir avec le sujet d’aujourd’hui. Car j’ai décidé, en ce jour de la sainte Julie embaumant l’acacia à en perdre la raison, que je tiendrais un discours – disons: récapitulatif – des histoires liées à ma personne et à cette localité. Le temps semble aussi propice, on dirait que les brises d’aujourd’hui nous arrivent, à nous qui respirons un air de mai post-pentecostal, de contrées et d’époques particulièrement lointaines. Nous, c’est-à-dire les oiseaux du ciel sauvages et domestiqués ainsi que toutes les races animales et humaines.

Si je vous ai déjà dévoilé l’histoire de la fondation de notre localité – à laquelle je suis toujours incapable d’appliquer la dénomination de ville – je vous suis encore redevable, en cette fin de millénaire, d’un survol des déplacements de notre population locale durant ce dernier siècle; permettez-moi cependant de me réserver au préalable le droit d’illustrer mes propos d’exemples nominaux et de détours autobiographiques.
En ce qui concerne les moyens de transportation humaine, on retiendra ceux que la mode a favorisés durant ce siècle: la charrette – garnie d’un siège de cocher, d’un arc et d’un cul – et, pour les mieux lotis, la calèche de Nagyatád. Mais les dormeuses à habitacle fermé n’étaient plus utilisées même par les grandes familles – je dirais que le dernier à atteler un tel véhicule fut peut-être le comte Vaclavszky, l’excentrique de Szöllõspuszta. Car, comme je l’ai entendu encore enfant de mon grand-père Milota, ce cinglé de comte était l’inventeur et l’utilisateur – toujours au grand galop – de l’équipage “renie-famille”, c’est-à-dire à une place. Mais la légende née encore durant le siècle précédent veut que la calèche la plus somptueuse ait été la propriété de mon arrière-grand-père György Racskó, le riche agriculteur à la généreuse personnalité propriétaire d’un moulin à vapeur – les vieux racontaient que cet homme à la stature d’arbre de futaie n’utilisait sa voiture que la poitrine penchée par la fenêtre de la calèche pour happer au passage les jeunes filles qui s’adonnaient volontiers aux plaisirs de la promenade en “landeau” comme ils l’appelaient, dont le harnachement comprenait une rêne “française” qui valait à elle seule une fortune – , équipage dilapidé plus tard par mon grand-père Jano, tout comme d’ailleurs le moulin et les terres héritées par ma grand-mère.
Puis ce fut l’époque des fourgons, et je ne parlerai que du front italien, prenant pour exemple Doberdo parce que mon grand-père Maco Milota, lieutenant formé au sein du régiment d’infanterie de Karánsebes, y fut envoyé, avec sa compagnie (chevaux, voiture, et évidemment ordonnance comprises) bien qu’il eût alors déjà bien dépassé la quarantaine. L’expédition au front des forces militaires – qui toucha par chez nous 1350 hommes en cinq ans – se fit évidemment en train, en wagons militaires ouverts et fermés. Tout comme pour le rapatriement des corps des quelques exceptions parmi les 350 originaires de notre village morts à la guerre et à n’avoir pas été enterrés sur place.

C’est aussi à cheval et en voiture attelée que les hordes armées roumaines qui envahirent et pillèrent notre village comme toute la région située au-delà de la Tisza en mai dix-neuf firent irruption chez nous. Par contre le malheureux révérend Bacovszky (treizième dans son office) qui pactisa avec eux, il fut expulsé à Bratislava en compagnie de quelques-uns de ses fidèles les plus enflammés dans les wagons également destinés à contenir leurs effets mobiliers.

Car notre ligne latérale de chemin de fer inaugurée en 1892 et garnie du petit bâtiment de gare type à un étage constituait évidemment déjà à l’époque notre voie de communication la plus importante. C’est de cette gare que sont partis, durant la première décennie de notre siècle, les gars du pays – assez peu nombreux, quelques douzaines peut-être – prêts à tout qui soupirèrent “Ah, l’Amérique!” par désespoir ou par soif d’aventures jusqu’à ce qu’ils se décident enfin au grand départ. Certains sont d’ailleurs rentrés, celui qui réussit le mieux en affaires fut Chrappan, qui fonda une fabrique de saucisson vis-à-vis de la gare et qui, par pure nostalgie, acheta le Restaurant de la Gare (son point de départ sur la voie de la fortune) sur la terrasse duquel il passa le plus clair de son temps jusqu’au moment où le krach du siècle lui fasse presque tout perdre, et qu’il disparaisse à son tour, définitivement cette fois.

C’est ce même chemin de fer qu’ont utilisé nos grands-pères pour se rendre au chef-lieu du canton ou du comitat pour vaquer à leurs affaires administratives, conclure des achats ou des ventes, et nos grand-mères pour aller au marché – quant à celles qui appartenaient à la caste des dames, pour y faire des emplettes, ou rendre des visites amicales ou familiales. Ou encore s’adonner à des rendez-vous secrets, comme on entendait dire au sujet de la femme de l’oncle de ma mère, András Osztatní. Mais je pourrais également nommer ici Klárika, la volage épouse de Gergely Kuhajda, ainsi que sa jeune belle-soeur, Ilonka – du moins jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte.

C’est ces rails qu’ont dévalé en direction de la fabrique de sucre les montagnes de betteraves sucrières produites sur nos terres, et qu’ont parcouru en direction de la fabrique de jute les innombrables gerbes de chanvre – bien qu’une quantité impressionnante de ces chargements entrecroisés et quelque peu vacillants eût été acheminé à Mezõhegyes sur la plate-forme, élargie au moyen de ranchets, de voitures à roues pneumatiques tirées par des chevaux. Il paraît même que de la farine du moulin de mon grand-père Racskó y fut amené – en petites quantités, mais tout de même – avant que tous ses biens soient vendus à l’encan au moment de la crise économique.

Mon grand-père Milota, par contre – évidemment durant ses jeunes années, ce qui correspond au tournant du siècle – était un véritable amateur en ce qui concerne les voyages en chemin de fer. Comme je l’ai peut-être déjà mentionné, il adorait se mettre en route, en habits de voyage élégants et entouré de beaux sacs en cuir de porc, écouter le sifflet des locomotives et se plonger dans l’étude d’horaires de trains, boire du vin coupé d’eau de Selz et lire les journaux dans des cafés de gare, ou écrire des messages secrets et les voir partir dans les wagons postaux. Il adorait interroger, en arrivant quelque part, les contrôleurs et les garçons de buffet de gare, puis se faire amener en fiacre sur la grand-place de l’une ou l’autre ville provinciale, puis en partir à la découverte avant même d’être arrivé officiellement – qui sait pour voir qui et pour quelle raison. Plus tard, il eut même recours aux chemins de fer nationaux hongrois pour transporter ses ruches, pratique qu’il abandonna rapidement, car elle impliquait une quantité d’ennuis qui n’étaient pas équilibrés par un bénéfice suffisant. Son ami Márton Kuhajda, lui, avait un sens des affaires bien plus développé, lui qui achemina les capsules de pavot produites sur ses terres par wagons entiers dans les hangars du père de ma Muci, le vieux Pista Mangel qui était alors, vous vous rappelez bien, le responsable de l’achat des matières premières pour l’usine pharmaceutique de János Kabay à Büdszentmihály.

Ce qui me frappe par contre est que je n’aie jamais entendu parler de voyage de noces dans les histoires de mariage de notre famille. Aucun de mes grands-pères, ni d’ailleurs mon père n’emmena son épouse à une station balnéaire ou un lieu de villégiature au terme des festivités nuptiales, mais en y pensant bien, il semblerait qu’aucun des représentants de la famille Kuhajda, ni Marphine, ni d’ailleurs son fils ne puisse servir d’exemple non plus, alors qu’il serait si adéquat d’imaginer et de raconter, mettons, le voyage de lune de miel de mon grand-père Maco Milota et de ma mamie Mara – disons pour une bonne semaine – en Abbasie. Mais il semblerait que cela eût dépassé leurs moyens – comme d’ailleurs ceux de leur fils. Sans parler des nôtres avec ma Mariska. Ajoutons que si nous n’avions pas, tous les deux, été dépossédés en 1952, que nous ne nous fussions pas laissé démonter par le fait que le pays de Tito était devenu territoire interdit, et que nous nous fussions mis en tête d’aller passer notre lune de miel sur la côte yougoslave – nous aurions fini à l’asile psychiatrique, et pas en prison.

Mais évitons d’anticiper, et parlons également de ceux moins nantis – malheureusement toujours plus nombreux que les autres: les plus grandes foules à se déplacer depuis notre paroisse après la première guerre furent les moissonneurs saisonniers et les bandes de cueilleurs de betteraves dont le contrat comprenait la couverture intégrale des frais de voyage. Ces touristes au chapeau rond et à la culotte paysanne ample, armés qui de faux, qui de houe s’entassaient sur les wagons à marchandises en compagnie de tout l’instrumentaire nécessaire à leur survie, comme s’ils partaient pour une expédition à l’autre bout du monde: couvertures, tabac à pipe, chaudron et gourde, assiette et services en fer blanc, ainsi que des aliments de base transportables allant des pâtes au lard fumé. Leur voyage les amenait aussi loin que la Cis-Danubie ou les régions les plus reculées du Kisalföld, dépendant dans quelle région d’exploitation l’entrepreneur promoteur de ce nouveau type de tourisme avait réussi à conclure un contrat acceptable. L’un des patrons de mon père avait tenté, encore lorsqu’il était jeune ingénieur agricole à Szarvas, de lui faire prendre goût au métier d’embaucheur en l’emmenant avec lui à l’occasion de l’un ou l’autre de ses voyages, mais papa continua ses études, et se mit en tête de se marier, ce qui lui évita de finir engagiste. Mais il ne décrocha malheureusement pas non plus le poste d’intendant à Mezôhegyes: c’est en vain qu’il fit tant et plus le voyage au centre du haras pour se crever le coeur et soupirer après Zsófia Hulina sous les vieux platanes. Mais j’ai anticipé une fois de plus, car cela s’est passé dans les années quarante.
Personne n’a possédé d’automobile au village pendant de longues années encore, bien que ma mère m’a raconté que, petite fille encore, au début de la première guerre, elle avait vu parfois l’une ou l’autre lourde automobile aux roues à rayons longer notre grand-rue en pétaradant, ce qui était l’occasion pour tous les enfants de s’élancer à sa suite en hululant à qui mieux mieux: Benzi! benzi! le quolibet en usage pour ce nouveau type de véhicule. Je dois dire qu’avant l’apparition, au cours des années 60, des premières Wartburg, Moskvitch et autres Skoda, les habitants de notre localité ne possédaient pas de voiture. En effet, les véhicules automobiles qu’on voyait passer dans nos rues entre les deux guerres étaient en règle générale la propriété d’avocats fortunés, de médecins et de la parenté en visite de nos commerçants, ou celle de l’une des sociétés sises en ville ou encore d’une compagnie de prospection de gisements pétroliers – le reste étant des camions militaires et des jeeps.

Deux exceptions confirmaient cette règle: l’une en la personne d’un chauffeur à la retraite qui avait loué, depuis le début des années quarante, un véhicule – de marque incertaine – au fonctionnement pas tout-à-fait sûr à un propriétaire de Csaba afin de l’utiliser comme taxi (je suis incapable de dire s’il avait effectivement une clientèle), l’autre étant un entrepreneur ressortissant d’Újváros qui mit en service un de ces vieux autobus garnis d’un compartiment pour voyageurs séparé pour faire la navette entre Makó et notre localité, d’abord une fois, puis deux fois par jour. Il fut un temps où mon père le prenait régulièrement, je ne sais plus dans quel but, bien que, âgé de dix ans environ, j’eusse également fait une ou deux fois le voyage avec lui.

En une autre occasion, nous avons vu, quelques camarades habitant la rue et moi-même, un long convoi de voitures noires traverser le village en trombe, accompagné, si je me souviens bien, de soldats en motos garnies de side-cars; les adultes chuchotaient que c’était certainement le gouverneur en personne avec sa cour et ses hôtes, et qu’il était en route pour sa chasse située dans la propriété nationale de Mezõhegyes, mais qu’il rendrait certainement également visite à sa parenté, la famille de son épouse possédant des terres dans les environs. Je me souviens que Samu Kuhajda, qui était, en culottes courtes, déjà mon meilleur ami, espérait que l’étiquette requière que le fils du gouverneur et de sa femme accompagne ses parents – en avion de chasse, évidemment – mais c’est en vain que nous nous sommes donné le torticolis, l’avion du pilote le plus célèbre du pays n’apparut pas dans l’éther surplombant notre village.

Retournons donc aux chemins de fer! Dont le nombre a doublé entre-temps étant donné qu’une compagnie agricole de la région du Dél-alföld a fait construire, à partir des années vingt, une ligne à voie étroite depuis Csaba, avant tout dans le but de desservir le transports de produits agricoles. Mais si les terres de – mettons – certaines femmes de notre village qui ne maîtrisaient pas l’art de monter à bicyclette, comme ma grand-mère Racskó, pour ne pas donner un exemple trop éloigné, se trouvaient près de la ligne en question, elles pouvaient même prendre le petit train pour aller biner leur lopin les jours où les attelages familiaux avaient à faire ailleurs. Le grand et le petit train facilitaient en outre la vie des écoliers domiciliés en pleine campagne, je mentionnerai ici mon camarade de classe János Csibor – qui deviendra plus tard un homme de position au ministère.

Puis, à partir du tournant des années trente-quarante, toutes deux lignes jouèrent leur part dans les pénibles et honteuses procédures de mobilisation – la destination étant d’abord les régions du sud, puis du nord, puis la Transylvanie et finalement l’Ukraine. J’ai récemment calculé sur la base de données historiques régionales que 1213 hommes du village ont été mobilisés pour la reprise des territoires, au front russe puis pour la retraite, en majorité pour servir dans des compagnies de carabiniers et d’artilleurs. Je veux dire qu’il était encore heureux qu’ils n’aient pas dû joindre les unités cyclistes ou la cavalerie (celles-ci existaient toujours), mais qui sait finalement si la nature des armes influença le sort malheureux ou fatal de ceux qui les portaient. Selon la liste dressée, 221 hommes de notre village tombèrent à la guerre. Dans notre famille, c’est alors que disparut János, le fils cadet de ma tante paternelle Anna Milota, qui habite Csaba, ainsi que l’aîné de mes petits-cousins du côté de ma mère, qui mourut de typhus dans un des convois ferroviaires militaires. Le sort de ce pauvre Marci Osztatní ne fut en rien moins terrible que celui des requis pour le service de travail obligatoire juifs déportés dans le coude du Don, tout épouvantable qu’il fût. J’ai la liste des 34 victimes – trois seulement en sont revenus vivants. Des membres de leurs familles, les 117 personnes évacuées en wagon à bestiaux depuis la grande gare le 23 juin 1944, dix-huit seulement sont rentrés. Parmi eux, ce sont les photographes Buchbinder que mon père a mentionné le plus souvent: ils s’étaient fréquentés régulièrement. La mauvaise conscience de ne pas avoir réussi à les convaincre de fuir l’a fait souffrir longtemps – il aurait de toute évidence dû mieux préparer le plan, disait-il, pour qu’ils osent prendre le risque.

Les russes ont utilisé – par voie routière, ferroviaire, aquatique et aérienne – tous les moyens de transport sur lesquels ils ont pu mettre le main, ceux confisqués tout comme les leurs propres: l’essentiel était c’est que ça roule. Ce qui bouge – roule ou trotte – soit ça transporte, soit ça se mange, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’ils fassent main basse sur tous les animaux domestiques, ni à ce qu’ils chassent les cochons, les moutons et même la volaille au fusil. Le seul problème était que, dans la mesure où il est vivant, l’homme bouge aussi, ce qui s’avéra ne pas être sans intérêt non plus: ils ont maraudé au passage forçats, mineurs, et même des femmes prisonniers de guerre, et ont emmené les malheureux dans les colonies pénitentiaires de Sibérie ou de la côte de la mer du Nord. Mais il n’était pas rare que les membres un tant soit peu appétissants de la gent féminine soient victimes de l’assaut déshonorant de ces hordes de mâles en mal de chair tendre, comme par exemple la vieille Mari Balogh qui habite la rue voisine et dont le bégaiement dérangé témoigne depuis de l’abîme irréparable créé dans son esprit par la terrible expérience.

Le mouvement de population le plus important vécu par notre paroisse dans l’histoire de ce siècle – ce n’est pas la première fois que je fais allusion au thème de notre pièce – fut cependant amorcé par l’échange de population slovaco-hongrois de 1947-48. Les remous précurseurs déjà ne présageaient rien de bon – le défilé d’orateurs, de délégations, de commissaires recenseurs et de leurs vérificateurs, les campagnes d’agitation et les programmes anti-évacuation successifs, les manifestations déguisées en repas-spectacle ou même organisées à l’église, sans parler des grands meetings tenus dans la rue ont attisé les passions. Quant à la campagne communiste visant à contrer ces remous, elle nous a envoyé à bord d’une grosse auto noire, en septembre 47, Rákosi en personne qu’elle a déposé au centre de notre grand-place. Eh bien, c’est en cette occasion que j’éprouvai pour la première fois la répugnance instinctive que je ressentais envers l’enthousiasme que ce chauve à l’accent polowcze éveillait dans le public, bien que nous fussions, mon père et moi, également contre l’évacuation de la population slovaque. Mais les remarques de mon père au sujet des communistes m’ont appris, pour une vie entière, comment écouter et voir ce qui allait venir.

Finalement, pendant les deux années qui suivirent, 3150 habitants de langue maternelle slovaque émigrèrent en Slovaquie, et furent remplacés par 1460 hongrois de Felvidék qui s’installèrent chez nous. Le propriétaire du magazin Adamec quitta sa villa pour s’établir à Galánta; celle-ci fut occupée en échange par ma Muci Mangel et ses parents, originaires de Hajdúnánás. Quant aux immigrants hongrois de Felvidék, je mentionnerais par exemple Gyula Kurunczi d’Érsekújvár, qui devint plus tard le caissier de la coopérative de production, et sa famille. Nous remarquerons ici que la procédure d’émigration et immigration, tous biens mobiliers inclus, fut terriblement ralentie et rendue difficile par la modestie et le sous-développement des capacités du transport ferroviaire. Mais voilà, le réseau de chemin de fer se trouve exactement au même stade de développement aujourd’hui, cela me prendrait toujours un jour entier et quatre changements de train pour arriver – disons – à Galánta, exactement comme pour mon grand-père Maco au tournant du siècle! Ou alors imaginons que j’imite, mettons, notre douzième pasteur, dit le Chroniqueur, à qui il prit la fantaisie, à la mort, en 1910, de son bon ami Kálmán Mikszáth, de faire un voyage de pèlerinage au théâtre de leurs années de lycée communes, et dont la cinquième correspondance fut un petit train de montagne qui l’emmena, force de tournants en épingle à cheveu, jusqu’à Selmecbánya – cela me prendrait même plus d’une journée! Quiconque en pleine possession de son bon sens ne s’embarquerait pas dans une telle aventure, sauf en voiture.

En ce qui me concerne, l’ère des grands voyages en train commença, comme vous le savez, en 1950, lorsque je fus recruté au service militaire, habillé de noir et armé d’un fusil de bois, pour passer cette période pratiquement sans cesse en “campagne” pour renouveler les traverses et bétonner les aires de charge – il fut même une époque où nous logions effectivement dans des wagons. C’est durant ces années que je pris l’habitude de m’endormir en émettant de redoutables ronflements à l’instant où j’entends, de près ou de loin, la trépidation d’un train. Cette capacité s’avéra fort utile à chaque fois que je rentrais en permission: cela nous permit de ne pas gaspiller à dormir les précieuses et ô combien rares nuits que je pouvais passer avec ma Mariska. Sans parler de l’époque où je faisais les trajets à Budapest pour vendre ma marchandise au marché et trouver ma maîtresse, époque où je passais pratiquement la moitié de mon temps sur des trains en compagnie des bandes surmenées à mort de paysans d’ici devenus ouvriers à Budapest faisant la navette chaque semaine. Ce qui fait qu’au moments des événements de ’56, j’en avais assez non seulement de Budapest et de la passion démente qui m’y avait dévoré, mais aussi du claquement des roues sur les rails dans mon oreille et de la puanteur humaine des voyageurs dans mon nez.
Je ne nierai pas que ce fut aussi la raison pour laquelle, durant l’époque où j’étais agent du service des achats – sous les ordres de Ferkó Valentini déjà – je préférais voyager en automobile. Même un voyage en camion avait plus d’attrait pour moi que ces trajets en train dont je m’étais irrémédiablement lassé, sans parler du fait que le premier réservait également la possibilité d’arrêts, peut-être même répétés, dans des auberges routières. Alors, durant la période où Samu me confiait régulièrement la Volga présidentielle, je me sentais comme le chanteur Lehel Németh en personne – il paraît que c’est lui qui possédait les voitures de luxe les plus voyantes à Budapest à cette époque. Mais le vrai sentiment de luxe, on le ressentait, Samu et moi, quand la voiture était conduite par notre chauffeur Bandi Dafkó du ministère à la banque ou de la Cave Mátyás au Hallo-bar. Seulement en ces occasions je devais m’abstenir de courir les jupons, car je savais que Bandi était incapable de tenir sa langue chez lui, contrairement à Samu en qui on pouvait avoir confiance – il est vrai que j’en savais au moins aussi long sur lui que lui sur moi, ce qui garantissait la solidarité.

Ceci dit, personne ne put m’accuser d’avoir voulu à tout prix prendre de grands airs, même si le secrétaire du parti Cesznak me l’a reproché plus tard. Alors que c’était lui justement qui non seulement se faisait transporter en voiture même à l’intérieur du village, mais traitait son chauffeur comme un valet. (Quant au prêtre évangélique Baran, il a également pris une large part dans les intrigues, mais ça nous ferait à nouveau partir dans une autre histoire, bien plus longue.) Bref, je ne considérais certainement pas comme étant au-dessous de ma dignité – lorsque la Volga était utilisée à des fins importantes – de monter sur le bus Ikarusz avec son moteur à l’arrière qui partait à l’aube pour Budapest – pour Szeged ou Csaba, il y avait même plusieurs départs par jour. Miska Kolácsik – l’oncle de ma Mariska, chauffeur sur la ligne en partance pour Szeged – se livrait par ailleurs volontiers à des transports de paquets: les mères qui le connaissaient le chargeaient régulièrement de cabas et de boîtes à chaussures contenant du linge fraîchement lavé, des saucissons, des gâteaux, des ravioles au fromage blanc ou des pâtes au pavot – leurs enfants pensionnaires pouvaient aller chercher l’envoi qui leur était destiné au terminus de la place Marx. Mais ceux qui le pouvaient se débrouillaient pour rentrer en fin de la semaine. Comme notre János qui rentrait de Csaba où il fut d’abord pensionnaire, puis sous-locataire jusqu’au moment où il s’est marié – c’est son beau-père qui leur a acheté un appartement, nous, on a seulement participé avec les meubles.

Que dire encore des déplacements de notre population? Que nos enfants sont tous partis habiter ailleurs, que c’est à peine si on a l’occasion de voir nos petits-enfants, et qu’il faut réclamer et attendre chaque visite comme si on leur demandait un sacrifice. En plus, je ne devrais pas trop me plaindre, car mon fils n’habite pas très loin, et passe nous voir ici et là, il a même passé tout l’été dernier avec nous. Mais Pacuska, par contre, on le voit pratiquement jamais, je peux dire que c’est l’un des terrains de mésentente avec ma belle-fille, elle n’aime pas laisser son fils nous rendre visite. Ce que je n’aime pas encore chez elle, c’est qu’elle n’a pas voulu avoir d’autre enfant, mais laissons tomber le sujet, ce n’est pas d’Irénke que je veux parler. Et ne soyons pas injustes, nous aussi, on n’a eu qu’un enfant, il est vrai que nous, on aurait bien aimé en avoir plus. Il semblerait que notre famille – quelle que soit la branche – ne produit que des enfants uniques depuis bien des générations…
Allez, halte là. Il vaut mieux que je ne m’engage pas plus loin dans la question du nombre des enfants – et que je n’oublie pas d’effacer cette partie.

Mais prenons par exemple mon ami Samu Kuhajda. Leur fils s’est établi à Szeged, l’une de leurs filles est restée à Budapest, où elle s’est mariée, l’autre s’est installée à Gyõr – certaines années, ils ne se sont revus qu’une fois, à Noël. Quant aux petits-enfants, Samu m’a confié qu’il n’était pas sûr de les reconnaître s’il les croisait dans la rue, car en plus ça pousse et ça change, à cet âge. Mais c’est aussi plus difficile pour toi, je lui dis, tu en as six, toi, alors sois au moins content! Et puis, quand ils viennent, demande-leur de se présenter! – héhé, plus tu deviens sénile, plus ce genre de petits jeux s’avère utile…

Et pourtant, les jeunes d’aujourd’hui, ils sont mobiles, et les voitures sur le marché de nos jours sont extraordinaires – pour autant qu’elles ne s’abîment pas sur nos routes, dont l’état est déplorable, il faut le reconnaître, et pour autant qu’on puisse se les payer; d’ailleurs cela ne surprendra personne si je dis que ce n’est pas mon fils Jánoska, avec sa vieille Lada, qui constitue l’exemple à suivre, mais bref, passons. Sans parler de Miska Kohut qui n’a pas eu de difficultés, lui, à mettre de côté de quoi s’acheter une jolie petite Toyota!, mais je préfère me taire devant mon fils, ce genre de remarque le fait partir au quart de tour.

Et voilà que ça me fait penser à la Skoda rouge de Roszkos. Qui a rendu l’âme en pleine période de répétition. Corbeau Szuszekár l’a remorquée pour changer l’embrayage et les vitesses, sans trop se presser, évidemment, alors le temps qu’il termine, Erka était loin. Et depuis Corbeau – qui m’a d’ailleurs fièrement appris hier qu’il va devenir papa – c’est à moi qu’il demande ce qu’il devrait en faire, de cette Skoda abandonnée. Demande à ta femme, je lui dis, c’est tout de même ta Kati qui était sa meilleure amie! Je n’en sais vraiment rien, moi, d’où elle a bien pu passer, Erka!

Il y a trente ans, j’aurais encore été capable de dresser une liste des propriétaires d’automobiles, nom adresse et marque, mais plus aujourd’hui, d’ailleurs ça n’aurait plus de sens. Je ne mentionnerai donc plus, pour commencer en tête de liste, que la Mercedes de Pityu Pulyka – il est vrai que c’est du passé, la voiture en question roule à présent quelque part dans le comitat de Bács-Kiskun – ou alors la Saab garnie d’un chauffeur de ce petit malin de Hulina.

La raison pour laquelle j’ai prononcé le nom de notre “homme fort” dans mon chapitre d’aujourd’hui sur l’histoire des transports dans notre paroisse est que je me suis rappelé le point sur lequel on s’est pris de bec l’autre jour avec Samu Kuhajda. A savoir pourquoi les camions passent par chez nous ces temps-ci et pour quelle raison des personnage à l’air peu recommandable descendent de leur voiture de luxe devant la villa Adamec où notre Magdus a été promue patronne. Et où d’après moi son frère aîné, Imre – dont il faut savoir qu’il est le chauffeur d’Hulina – amène régulièrement de toute la région les effectifs nécessaires de main-d’oeuvre à la toilette légère. Ce que j’ai vu de mes propres yeux.

Samu par contre prétend que non seulement je raconte n’importe quoi, mais que j’hallucine par dessus le marché. Que c’est de la folie, qu’il n’a encore jamais entendu parler de prostitution par ici. Ou alors que j’en veux tellement à ce Hulina que je l’accuse de tout ce qui me passe par la tête.
Non, Samu, je lui dis: j’ai vu, moi, des femmes sortir de la voiture.

Arrête!, et moi, alors, j’ai vu des hommes!, qu’il réplique.
Et pourtant, à mon avis, c’est bel et bien le trafic des filles aux moeurs légères qui caractérise aujourd’hui l’esprit d’entreprise, l’agilité et la sphère publique locale: la maison sur la place du marché.

Laisse tomber, vieux! le geste de Samu était éloquent. Mais admettons que ce soit vrai – tu as bien vite oublié combien tu as recherché justement la compagnie de filles de leur espèce à une certaine époque!
Bon, le souvenir de cette touche de Samu Kuhajda m’a ôté l’envie de faire le malin, salut.
Je compléterai et terminerai une autre fois, si j’ai le temps. Car je peux vous le dire, à présent: c’est Ancika, qui travaille à la bibliothèque, qui m’a demandé d’écrire aussi quelque chose à l’intention du recueil de mélanges historiques local – ou collection de textes ou quoi – en tant que mêle-tout du village. Eh petite! – que je dis à cette petite blonde triste qui n’arrive pas à mettre le grappin sur un bel homme et qui a par conséquent le temps, Erka, d’assurer à notre place la permanence des affaires publiques locales – tu sais bien que je n’écris pas, n’attends de moi rien de tel! Mais maintenant, comme j’enregistre de toutes façons des trucs sur cassette, eh bien, mon Jánoska, il pourra choisir quelque chose pour la petite, qu’elle en fasse ensuite ce qu’elle veut.

Mais j’y pense – il faudrait aussi que j’efface la remarque de tout-à-l’heure: Comment saurais-je si Ancika a, finalement, réussi ou non à mettre le grappin sur quelqu’un? Peut-être que, justement, elle a extrêmement bien réussi?

Bon, attends, alors… Hou! T’as vu l’heure?!, parce qu’alors j’ai promis de rentrer, mon fils arrive aujourd’hui ! Alors bon, c’est tout pour maintenant.
Bibliographie

Pál Zavada

Kulákprés [“L’étau à koulaks”] 1986, 1991

Mielõtt elsötétül [“Avant que la nuit tombe”] Jelenkor, 1996

Jadviga párnája [“Jadviga”] Magvetõ, 1997

Milota (à paraître) Magvetõ, 2002

Published 8 October 2002
Original in Hungarian
Translated by Kinga Dornacher

Contributed by Magyar Lettre Internationale © Magyar Lettre eurozine

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