Déréglementation rampante

Les forêts de l’Europe couvrent plus d’un tiers du territoire de l’Union européenne (UE). Elles stockent du carbone, abritent une biodiversité précieuse, et soutiennent des activités rurales.

En 2019, la Commission européenne a lancé le Pacte vert pour l’Europe («Green Deal»), une feuille de route ambitieuse pour faire de l’UE le premier continent neutre en carbone d’ici à 2050.

Dans ce cadre, la protection des forêts est érigée en priorité politique, à la croisée des enjeux climatiques et de biodiversité. L’objectif est double : réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et protéger au moins 30 % du territoire terrestre de l’UE, dont 10 % sous protection stricte.

Cette vision transformatrice est consolidée par plusieurs stratégies adoptées en parallèle : la Loi européenne sur le climat, la Stratégie

biodiversité pour 2030, et la Stratégie forestière européenne pour 2030. Ensemble, elles appellent à une réforme en profondeur de notre rapport aux écosystèmes, et reconnaissent le fait que les forêts européennes sont de plus en plus sous pression.

Les enjeux sont d’autant plus cruciaux que six pays concentrent à eux seuls les deux tiers de la surface forestière de l’UE : la Suède, la Finlande, l’Espagne, la Pologne, l’Allemagne et la France. Dans chacun de ces États membres, le secteur forestier revêt une importance économique majeure, pesant lourd dans les arbitrages politiques et les stratégies industrielles nationales.

Mais, alors que les diagnostics scientifiques1 sont sans appel, la dynamique politique récente prend une autre direction. Sous l’effet de pressions économiques, de tensions géopolitiques et de discours anti- réglementation2, les piliers du Green Deal vacillent.

Depuis 2023, on observe une offensive dérégulatrice venant de tous les bords qui cherche à édulcorer, ralentir ou bloquer plusieurs instruments clefs : la Loi sur la restauration de la nature était attaquée, le règlement contre la déforestation importée (RDUE) contesté, et la Loi sur la surveillance des forêts vidée de sa substance par amendements successifs. Les forêts risquent de devenir les victimes collatérales d’un revirement politique européen.

VENTS CONTRAIRES

Avec la proposition de Loi sur la restauration de la nature (NRL), la Commission européenne avait franchi une étape historique. Pour la première fois, un cadre législatif contraignant devait obliger les États membres à restaurer une part significative des écosystèmes dégradés, marquant ainsi un tournant vers une politique de réparation écologique plutôt que de simple préservation.

Mais cette loi, ambitieuse et structurante, a rapidement été prise dans un engrenage politique tendu, devenant la première cible visible de l’offensive anti-environnementale en cours à Bruxelles. À l’été 2023, la droite conservatrice, emmenée par le Parti populaire européen (PPE) sous la houlette de Manfred Weber, a surpris en se positionnant fermement contre le texte, allant jusqu’à tenter de le faire rejeter en

bloc. Le vote en commission ENVI (environnement) du 15 juin a frôlé l’annulation, avec un résultat à égalité : 44 voix pour, 44 contre.

Face à cette offensive, le Conseil de l’UE représentant tous les États membres a adopté, le 20 juin, une position plus favorable à la restauration forestière, maintenant les objectifs de restauration pour les forêts et les mécanismes incitatifs pour une gestion durable. Finalement, lors du vote en plénière du Parlement européen, la Loi sur la restauration de la nature a été adoptée de justesse.

Outre le sentiment « anti-politique écologique » alimenté par les conservateurs, les pressions ont résulté des secteurs forestiers suédois, finlandais et estonien, qui réclament depuis 2022 que les forêts soient tenues à l’écart des obligations de restauration. Ces pays comptent parmi les plus boisés de l’Union, et leurs industries forestières jouent un rôle économique majeur. Le poids politique de ces filières nationales est à l’origine de plusieurs blocages.

De nombreux forestiers – notamment une forte cohorte française – ont au contraire exprimé leur soutien à cette législation. Si cette tentative de sabotage a échoué, la pression a continué de monter contre d’autres réglementations forestières. Et cela en dépit de l’appel des milliers de citoyens, des scientifiques et des ONG. Ce retournement est d’autant plus préoccupant que seulement 14 % des forêts européennes protégées sont considérées comme étant en « bon état écologique ».

AMBITION FRAGILE

L’ampleur de la campagne anti-régulatrice a pris son plein essor après les élections européennes de 2024. Cela s’explique par la montée en puissance des forces d’extrême droite et l’alliance entre ces dernières et la droite traditionnelle contre le pacte vert européen.

Cette alliance s’est illustrée lors des attaques contre une autre loi européenne pionnière sur les forêts : le RDUE, entré en vigueur en 2023, qui vise à lutter contre la déforestation importée. Mais cette loi vise aussi

à enrayer la « dégradation » des forêts, problème endémique en Europe où la gestion industrielle des forêts mène à convertir des forêts diversifiées en monocultures.

Malgré sa large popularité – 84 % des citoyennes et citoyens interrogés dans sept États membres se sont déclarés favorables à une mise en œuvre rapide, et plus de 1,2 million de signatures ont été recueillies en soutien à la loi – le texte a fait l’objet de tentatives répétées d’affaiblissement, en particulier par l’industrie forestière européenne.

Début octobre 2024, la Commission européenne a proposé de reporter d’un an la mise en application de la loi. Alors que le Parlement européen était appelé à voter pour ou contre cette proposition, la situation a basculé. Le PPE, via l’eurodéputée allemande Christine Schneider, proche des secteurs sylvicoles de son pays, a profité de cette occasion pour faire réexaeminer le contenu du règlement, proposant des amendements le vidant de facto de sa substance.

Grâce à l’alliance entre groupes d’extrême droite et PPE, le Parlement européen a finalement voté des amendements visant à la création d’un nouveau statut dans la loi, qui permettrait spécifiquement aux États membres européens de ne pas être « couverts » par les exigences de la loi.

Ces derniers, spécifiquement l’Allemagne et l’Autriche, très proches de leurs secteurs agricoles et forestiers, ont dénoncé le RDUE en tant que « monstre bureaucratique » et argué qu’il n’y avait pas de déforestation en Europe. Ce dont l’industrie européenne ne parle pas est le fait que le RDUE remettrait en question son modèle économique, basé sur les coupes rases.

Ces atermoiements européens ont provoqué une réaction irritée des pays aux grandes surfaces forestières dans le monde, concernés par la loi, qui y ont vu une tentative de favoritisme des entreprises européennes.

Le 3 décembre 2024, après un mois d’âpres discussions, les négociations interinstitutionnelles entre la Commission, le Parlement et le Conseil ont abouti à un accord formel : le règlement entrerait en application avec un an de retard, mais sans que ses obligations environnementales soient modifiées.

Mais la pression sur le RDUE se poursuit aujourd’hui : les ministres de l’Agriculture pèsent en faveur d’une modification substantielle. Reste à savoir si les ministres de l’Environnement et la Commission européenne maintiendront leur soutien à la loi en l’état.

VIGILANCE MALMENÉE

Derrière une apparence technique, la proposition de Loi sur la surveillance des forêts (Forest Monitoring Law [FML]) a cristallisé des tensions politiques inattendues. Ce qui devait être un texte consensuel, visant à améliorer la collecte et la qualité des données forestières en Europe, s’est transformé en débat « virulent », selon les mots de plusieurs observateurs. Les groupes politiques et associations d’entreprises s’étant opposés au RDUE sont encore à l’œuvre.

Mais pourquoi s’opposer à une meilleure information sur l’état des forêts ? La mauvaise qualité des données actuelles a déjà des effets délétères. Une information floue ou absente sur l’évolution du couvert forestier, les perturbations ou les zones sensibles empêche tout pilotage rigoureux des politiques environnementales.

Pourtant, la nécessité d’améliorer les données forestières est largement reconnue, tant par les scientifiques que par les professionnels. Des chercheurs et des sociétés utilisant les outils d’Observation de la Terre plaident pour une surveillance harmonisée à l’échelle européenne.

La FML pourrait justement répondre à ce besoin en créant un cadre commun pour l’observation par satellite et la collecte de données de terrain, tout en respectant la sécurité des données. Cela permettrait de suivre des indicateurs essentiels : perturbations du couvert forestier, présence de forêts primaires, structure des peuplements, etc.

Un tel système serait utile à tous : décideurs publics, forestiers, chercheurs, ONG. Il offrirait aussi un outil stratégique pour l’adaptation du secteur forestier aux effets du changement climatique, tout en contribuant à sécuriser l’approvisionnement en bois.

L’industrie forestière européenne est, à nouveau, à l’œuvre pour affaiblir ce texte. Elle ne souhaite pas que le débat sur la gestion industrielle des forêts soit informé par des données plus précises. Au Parlement européen, les élus conservateurs et d’extrême droite ont proposé de supprimer la loi.

D’autres groupes, ainsi qu’une certaine partie des États membres de l’UE, souhaitent la suppression complète de l’observation satellitaire, pourtant essentielle pour détecter les coupes illégales, suivre les vieilles forêts ou observer les signes de dépérissement.

Si les partisans du statu quo l’emportent, la destruction de la FML constituera un précédent grave. Ce serait aussi un échec collectif pour l’innovation et la modernisation du secteur forestier. Refuser l’information, c’est souvent refuser d’agir. Si les gouvernements et lobbies industriels s’opposent à une telle loi, il faudra interroger leurs motivations : qu’a-t-on à cacher lorsqu’on refuse de voir clairement l’état de nos forêts ?

En mai 2025, le Joint Research Center de la Commission européenne a insisté3 pour qu’on agisse plus vite contre la perte de biodiversité, en disant que « même si des mesures importantes ont été prises […] elles ne sont pas encore suffisantes pour arrêter la perte de biodiversité ». Et maintenant, même les politiques mises en place sont remises en question.

Cette dérégulation rampante touche aussi d’autres dossiers comme la mise en place des objectifs climatiques pour 2040, en discussion, où l’industrie forestière et certains États, comme la Finlande, la Suède et l’Allemagne, plaident pour moins d’ambition climatique quant à l’utilisation des terres. Plus que jamais, gestionnaires de forêts, citoyens et chercheurs doivent se mobiliser pour préserver l’ambition d’avoir des politiques environnementales européennes à la hauteur des urgences climatiques et de biodiversité actuelles.

Joachim Maes et al., « Accounting for forest condition in Europe based on an international statistical standard », Nature Communications, 2023 ; H.S. Grantham, « Anthropogenic modification of forests means only 40 % of remaining forests have high ecosystem integrity », Nature Communications, 2020.

« La Commission propose de réduire les formalités administratives et de simplifier l’environnement des entreprises », Commission européenne, 26 février 2025.

« Protecting ecosystems : almost half of EU Biodiversity Strategy recommendations now in place », Commission européenne, 22 mai 2025.

Published 26 November 2025
Original in French
First published by La Revue Projet 407 (2025) (French version); Eurozine (updated English version)

Contributed by La Revue Projet © Kelsey Perlman / La Revue Projet / Eurozine

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