" De la lutte des classes à la lutte des lieux "

Le " projet local " d'Alberto Magnaghi et la renovatio urbanis de Bernardo Secchi

Si le retour au local passe par une résurgence des lieux, ceux-ci ont pour condition une politique susceptible de circonscrire un espace légitime de représentation, mais aussi une ” conscience métro-politique ” sans laquelle la participation est inexistante. Mais l’expérience politique de la ville ne se résume pas à la mise en cohérence démocratique d’un lieu. D’ordre multidimensionnel (délibération, égalité, liberté, représentation démocratique, hospitalité), elle n’est donc pas réductible au seul territoire de la représentation, et la diversité des échelles interdit de considérer qu’une bonne métrique urbaine peut correspondre à une bonne métrique politique. D’où l’illusion d’une idéalisation du niveau local qui n’est pas toujours celui du meilleur exercice de la démocratie1. L’urbain, toujours orchestré par une relation entre un dedans et un dehors, ne peut pas être ramené au seul territoire. L’expérience urbaine de la politique rappelle au bon souvenir de la dimension mentale de la ville, mais aussi aux valeurs extraterritoriales dont elle se nourrit, à commencer par celle de la mobilité, et de la mise en relation qui irriguait le réseau des villes hier. Si l’expérience politique contemporaine invite à instituer des lieux inédits, à refaire lieu, à repenser une politique de la ville, quelle qu’elle soit, on ne peut réduire politique urbaine et urbanité à un territoire singulier. Un territoire enferme quand il est clos sur lui-même, ce qui ne peut être le cas de l’expérience urbaine qui articule toujours le territoire et l’extraterritorial, le dehors et le dedans, l’appartenance et la possibilité de s’affranchir, l’identité, l’exil et la distance. Ainsi l’expérience politique de la ville exige-t-elle une représentation territoriale donnant accès à une participation effective dont le droit de vote est l’un des ressorts. Retrouver le territoire, le lieu, le local pour mieux redonner sens à la politique, doublement entendue comme cadre territorial et comme espace de participation, n’exclut jamais l’appel du dehors, parce qu’un lieu urbain exige une double mobilité : une mobilité en son sein, une mobilité vis-à-vis de l’extérieur. Tel est l’impératif urbain : inventer des lieux permettant de retrouver le sens des limites. Mais ces territoires ” limités ” ne doivent pas se confondre avec des mouroirs, être pris en otage par des politiques territoriales qui se satisfont de la constitution de ghettos. Un lieu doit répondre à l’exigence d’intégration, de participation politique, favoriser la mobilité par le travail, l’école et l’emploi, sans quoi il renonce à affranchir et à former… L’urbain doit rendre possible des espaces qui rendent libres, et non pas des lieux qui enferment. […]

En France comme aux États-Unis, il n’y a que trois manières de réduire les problèmes sociaux, politiques et économiques sur un territoire : soit partager le fardeau des populations en difficulté avec d’autres (stratégie de la dispersion), soit attirer les richesses extérieures (stratégie de l’attractivité), soit changer la condition des habitants déjà en place (stratégie de la promotion individuelle). Or, cette dernière option est la seule qui assure des avantages aux habitants. Tel est bien le cœur du malaise : la politique de la ville élaborée dans l’hexagone valorise les lieux car elle ne fait pas de la promotion et de l’élévation de la condition sociale la priorité. Mais pourquoi ne le fait-elle pas ? Essentiellement parce qu’on imagine que les habitants ont vocation à demeurer sur place, parce qu’une politique territoriale s’appuie sur le postulat que tout doit être réglé sur place. Alors même que les stratégies d’attraction et de dispersion sont l’indice d’une mobilité indispensable, d’une impossibilité de se refermer sur le lieu, elles ne peuvent réussir sans une stratégie de promotion qui exige participation et implication.

La politique française de la ville privilégie une formule d’intégration par l’urbain, pensée comme levier de l’échange de tous avec tous, contre la logique du ” ghetto “. Force est de constater le paradoxe de la situation française, celle d’un pays marqué par la culture marxiste, qui voudrait désormais changer la vie par la ville en négligeant la participation des pauvres à l’échange productif2.

Si la résurgence des lieux est un point de départ, elle ne détermine en rien la possibilité de retrouver le sens de l’émancipation urbaine. Celle-ci passe aussi, dans un monde du réseau où les lieux sont interconnectés et démarqués de leur environnement, par la possibilité de changer de lieu. Dès lors, la relation d’un dedans et d’un dehors reste décisive, mais elle n’est plus déclinéé comme elle l’était hier. Cependant l’idée de ville-refuge, de ville-accès, n’en reste pas moins un moteur, voire un idéal, qui a toujours un sens. Si la lutte des lieux ne se confond pas avec un slogan, elle signifie qu’il faut créer des lieux qui ne soient pas bouclés sur eux-mêmes, des lieux en boucle comme il y a des villes en boucle ou des rues en boucle. À moins que l’on décide de ” boucler ” des espaces où les habitants ne peuvent que la ” boucler ” ! La mobilisation va de pair avec la mobilité, avec la possibilité d’entrer dans un lieu et d’en sortir.

La double exigence de l’accès et de la mobilité

L’universalité, c’est le local sans les murs.
Manuel Torga

Si une politique de la ville effective doit s’accorder avec l’impératif de la mobilité, l’expérience utopique rappelle pour sa part que la constitution d’un lieu est de nature collective. Lieu, mobilité et mobilisation collective vont de pair. La question urbaine débouche alors sur ce triple impératif : constitution d’un lieu, exigence de mobilité afin d’échapper à la clôture d’un territoire, action collective renvoyant à la participation des habitants. Cette triple exigence, au caractère politique, contraste avec la dynamique contemporaine de l’urbain qui superpose une hypermobilité (la logique des flux) et un repli sur un lieu ou un site (l’entre-soi contraint et insécurisé, l’entre-soi sélectif et sécurisé), ce qu’exprime le déséquilibre du ” glocal ” qui valorise à la fois le niveau du global et celui du local. La lutte des lieux, la lutte pour les lieux, n’a pas pour objectif de défendre un lieu-dit, un lieu replié sur soi pour mieux répondre aux flux et à leur allure vertigineuse. Entre hypermobilité mondialisée et repli sur un site, une politique urbaine exige donc de valoriser l'” institution ” d’un lieu, l’institution d’un bâti architectural au sens où l’évoque Louis Kahn, une pratique de participation (celle qui favorise des échanges de parole) et une mobilité qui permettent de répondre aux défis de l’emploi, de l’école, de la formation et de la sécurité. Sans une pratique de la mobilité-mobilisation, le lieu et la pratique démocratique qui sous-tendent l’expérience urbaine débouchent inéluctablement sur un enfermement territorial. Alors que mobilité, mobilisation collective et lieux vont de pair, le risque est de créer aujourd’hui des espaces collectifs qui sont autant de solutions de repli, d’ordre ethnique ou sécuritaire. De même que l’idéal type de la condition urbaine renvoie à la multiplicité des rapports qui se tissent entre un dehors et un dedans, entre des forces centrifuges et centripètes, un projet urbain digne de ce nom doit créer à l’infini des déséquilibres instables, dessiner des plis, des replis et des déplis. L’exigence de mobilité, celle qui s’oppose aussi bien à l’hypermobilité qu’à l’immobilité, est la condition d’un espace urbain conçu comme un ” lieu pratiqué “, celui dont les limites ” donnent lieu ” à des pratiques communes. Elle accompagne une vision politique qui repose sur les gens plus que sur les lieux, un urbanisme pour lequel les rapports sociaux ne sont pas déductibles des lieux construits, ne sont pas réductibles à l’idéologie spatialiste qui croit détenir la règle du bon rapport entre les lieux et le vivre-ensemble. Plus que les lieux, les gens sont générateurs de ville.

Il ne s’agit plus là d’architecture ou d’urbanisme, mais des pratiques que l’un et l’autre rendent possible. Des pratiques qui exigent que les individus puissent y accéder, c’est-à-dire qu’ils en aient la capacité. La justice sociale n’est plus seulement pensée en termes de redistribution et de mutualisation des risques, les ingrédients de -l’État-providence, elle a comme condition que les individus puissent jouir des instruments et des institutions leur permettant d’exercer leur liberté. Ce qui passe par l’accès à l’emploi, par la capacité de participation collective, mais aussi par les outils de la formation3. Ce qui exige une offre de biens sur le marché urbain en termes d’habitat, d’emploi, de transports, de formation, de scolarité, de santé, de sécurité, une offre que les contrats de plan ne sont pas parvenus à concrétiser car leur action, polarisée sur les territoires, n’a pas favorisé des trajectoires individuelles destinées à dynamiser l’égalité des chances. Or cette capacité est inséparable, dans une société ouverte, de la possibilité de se mouvoir, de ne pas tout attendre d’un lieu, d’un seul lieu qui ne peut avoir pour rôle de répondre à toutes les exigences. La condition urbaine est elle-même une condition de la capacité démocratique entendue sur le double plan individuel (l’équité) et collectif (la responsabilisation). Dans le contexte non européen, Amartya Sen a souligné le rôle crucial de la mobilité afin de répondre à des situations de famine et de se mobiliser contre elle4. Ne pas être immobilisé, pouvoir bouger, sortir des lieux de la faim où l’on est immobilisé, pouvoir ” accéder ” aux stocks de nourriture est une condition de survie dans ce cas. D’où la nécessité de mettre en œuvre des politiques urbaines qui privilégient des lieux ouverts sur l’extérieur et offrent les perspectives d’une action possible. Ce qui renvoie à un paradoxe, celui de la mobilité : il n’y a pas de lieux sans mobilité. Dans un espace des flux caractérisé par une hypermobilité, il est décisif de favoriser la mobilité des individus entre des lieux afin de ne pas aliéner leur relation au logement, au travail et à la formation. Hypermobilité, logique de l’enfermement et dynamique de fragmentation, mobilité croissante entre les lieux, telles sont les trois séquences de l’expérience urbaine quand les flux l’emportent.

Condition de ” la capacité “, la condition urbaine l’est en raison de la nature même d’une expérience urbaine associant inscription dans un lieu et mouvement entre des lieux. Celle-ci, nous le savons, orchestre les liens du dedans et du dehors, du privé et du public, elle participe à diverses mises en forme et mises en scène. Mais le lieu ne donne pas tout, il ne peut suffire à l’action, à la vita activa, s’il ne fournit pas l’occasion de tisser des liens avec d’autres lieux, s’il ne rend pas possible une mise en mouvement5. Au-delà du débat sur la mixité sociale, la question de la mobilité, celle du rapport entre un dehors et un dedans, est décisive6.

Tel est le sens du paradoxe de la condition urbaine dans un contexte où les lieux, loin d’être préservés et autonomes, instituent une relation, voire un rapport de force, avec les flux : constituer des lieux où il est possible de rester mais dont il est également possible de sortir, de partir, de s’affranchir. La littérature produite par la génération qui vient des quartiers montre que la ville devient praticable quand on a pu en franchir la barrière. Mais franchir la barrière, s’affranchir, exige l’institution d’une limite, physique et mentale, celle que symbolise justement la ville et, à travers elle, l’expérience urbaine.

Il faut donner la possibilité de rêver l’ailleurs, de désirer aller ailleurs, de se remettre en mouvement. Mais comme l’ailleurs n’est vraiment accessible et profitable qu’autant que l’on a des forces propres, il faut aussi la possibilité de rester7.

Dans le langage de Robert Putnam, il faut trouver un équilibre entre liens forts et liens faibles : on ne franchit les barrières, on ne craint pas les liens faibles qu’exigent les contacts avec l’extérieur, les recherches d’emploi et de formation, que si ” l’on a des arrières, des liens forts “. Revenant à l’esprit même de la ville, cet espace orchestre une relation entre un dedans et un dehors qui intervient dans les deux sens : du dehors au dedans, et du dedans au dehors.

À l’hypermobilité qui accompagne la primauté des flux, la réponse n’est pas le repli sur un site, le site de l’Internet ou celui de la cité-ghetto, mais la possible articulation d’un lieu où se nouent des liens forts avec un dedans et où se nouent des liens faibles avec un dehors. Si la condition urbaine orchestre des relations entre les diverses figures du dedans et du dehors, si elle multiplie les effets de seuil et d’entre-deux pour échapper à la double tentation du repli (le lieu clôturé ou ghettoïsé) et du dépli (les flux, les liens entre élites mondialisées, les voyages des internautes), elle a une condition : préserver un espace où les liens forts sont protégés, celui du lieu-site, pour mieux se confronter aux autres lieux, des lieux fluides et fluctuants où les liens faibles prennent le dessus. L’affaiblissement de la condition urbaine est dramatique si elle entrave cet équilibre entre des lieux à liens forts et des flux à liens faibles. Bref, ” tout projet territorial de société doit prendre en compte les limites de ses limites8 “. S’il faut renouer avec une culture urbaine des limites, freiner l’illimitation de l’urbain généralisé, celle-ci n’en a pas moins des limites, à commencer par celle qui consiste à ne pas s’enfermer dans ses propres limites… dans des limites trop ” propres “. Il n’y a de lieu qu'” im-propre “, en tout cas pour celui qui désire, veut et doit se mouvoir au sein d’un lieu comme on se déplace entre plusieurs lieux. Il n’y a de lieu qu'” impropre ” car toujours au seuil, jamais au centre, mais il repose sur un équilibre instable entre liens forts avec le dedans et liens faibles avec le dehors. Toujours au seuil, celui qui symbolise l’entrée de la ville, là même où on en rend justice dans la tradition biblique. La ville comme seuil, la ville à fleur de peau…

L’utopie urbaine comme scénario collectif (Alberto Magnaghi)

La constitution d’un lieu favorisant participation et mobilité relance l’interrogation sur la création d’espaces susceptibles de puiser dans l’inspiration utopique. Mais est-il concevable de renouer avec celle-ci alors que la matrice utopique a contribué à modeler l’urbanisme et à typifier les villes en les idéalisant9 ? Alors que le procès de l’utopie urbaine, qui accompagne la dénonciation de l’urbanisme progressiste, est courant, la situation actuelle redonne-t-elle ou non un sens à l’utopie urbaine ?

Certainement si on ne la considère plus comme le scénario qui correspond à l’écrit d’un auteur de génie, artiste ou ingénieur, mais comme le ressort d’un projet collectif qui s’inscrit à la fois dans une durée historique et dans des limites spatiales.

Le scénario que je propose, et qui se réfère à la vision utopique de la région d’Ecopolis, vise la reconstruction des frontières de la ville, la création d’une nouvelle centralité, la mise en réseau de centres urbains et l’établissement de nouvelles hiérarchies régionales10.

Créer un lieu utopique ne revient plus à appliquer un modèle mais à rendre possible une durée publique, à ” mettre en acte ” un lieu sur le double plan de l’espace (souci de l’environnement et relation avec le dehors) et du temps (respect de la mémoire et souci de l’avenir).

En effet, les trois caractéristiques de l’utopie de Thomas More – la critique de la société existante, le scénario d’une bonne société alternative, la conception d’un ” espace bâti modèle ” – ont perdu beaucoup de leur sens aujourd’hui. Une utopie contemporaine ne peut plus correspondre à un ” espace bâti modèle “, elle doit tenir compte d’un équilibre écologique et anthropologique fragilisé par l’urbain généralisé, et mettre en scène des liens entre les corps, la terre et la nature. […] Si l’utopie urbaine doit privilégier une écologie, une relation neuve à l’environnement, elle ne peut pas cependant se cons-truire contre les techniques. Elle doit orchestrer des rythmes divers, ceux qui s’accordent à la nature mais aussi ceux qui accompagnent la fluidité des réseaux, dans la mesure où le lieu utopique doit, lui aussi, être conçu dans une relation avec les flux et non pas contre eux. L’utopie est une réplique aux flux et non pas l’occasion d’un exil hors du monde et de ses techniques. […] Le projet utopique ne tourne pas le dos au réel, il n’a pas pour objectif de s’installer en dehors ou à l’écart des réseaux techniques, il a pour rôle de contrôler leur caractère hégémonique et non pas leur efficacité.

Le second critère permettant de spécifier l’utopie urbaine contemporaine est son caractère collectif. Collective, l’utopie ne sort plus de la tête d’un homme seul, d’un Thomas More contemporain, elle n’est pas le fait d’un génie solitaire. Seule l’exigence collective, celle qui orchestre la mobilité, la mobilisation et la participation, permet de passer d’un projet du type de celui de More à l’utopie contemporaine. Mais ce projet qui se démarque de l’utopie technologique de la communauté virtuelle peut s’appuyer, au sein du projet politique de la nouvelle municipalité, sur le cyberespace :

Le cyberespace peut être intégré dans des espaces et des places réels et concrets et ainsi enrichir notre culture des lieux par un savoir technique et communicationnel, au service du nouvel espace public11.

De cette transformation de l’utopie, moins liée à une création imaginaire et modèle qu’à une pratique concrète et collective, découle une reformulation de la relation instituée avec le lieu lui-même. ” Modèle ” et donc ” universalisable ” chez Thomas More, le scénario utopique, désormais ” singulier “, doit prendre en considération le caractère multidimensionnel de la condition urbaine. Face à des menaces qui ne sont pas seulement d’ordre écologique mais aussi d’ordre culturel et patrimonial, il faut protéger le lieu, voire le reconquérir contre les risques de sa dissolution, c’est-à-dire le construire ou le reconstruire. […]

Le scénario d’une utopie urbaine contemporaine, collective et soucieuse de l’existence d’un lieu, n’est pas une fiction ou un vœu pieux. Alberto Magnaghi, qui coordonne depuis plus de dix ans, dans la plaine du Pô entre autres, un ” projet de préservation dynamique du patrimoine ” dans des régions italiennes bifaces – à la fois économiquement prospères et abîmées par les implantations industrielles –, l’a théorisé dans le Projet local12. Mais le ” projet local ” de Magnaghi n’est-il pas une variante de la nouvelle culture urbaine vouée à revaloriser le patrimoine, celle dont Giovannoni a été l’initiateur ? Il s’en distancie sensiblement puisque le patrimoine revêt chez lui plusieurs dimensions où s’entrecroisent sites, monuments, mais aussi pratiques urbaines et sociales. Dans le cas du ” projet local “, le scénario utopique de Magnaghi renvoie à une grande diversité d’éléments que ne résume pas la seule défense patrimoniale.

Cette prise en compte d’un patrimoine lui-même multidimensionnel est à l’origine d’une conception inédite du territoire que l’on retrouve dans la démarche de l’agence Studio de Bernardo Secchi et Paola Vigano à Pesaro où, dans le cas de la région mi-côtière, mi-rurale du Salento dans le sud de l’Italie, des ” parcours narratifs ” sont liés à la fois aux paysages et aux pratiques des habitants. Le territoire n’est plus donné a priori, une ” matière première “, il est un aboutissement, une production, une création collective. À Pesaro, l’agence Studio s’est efforcée d’impliquer l’administration et les populations locales pour mettre en place un plan régulateur. Le projet local peut donc donner lieu à des visions paysagères, à l’invention d’une nouvelle civilisation, que Magnaghi nomme une civilisation ” collinaire et côtière “, une civilisation en rupture avec l’urbain installé dans les plaines, qui est à l’origine d’une ” redécouverte et d’une réinterprétation des strates laissées par les civilisations méditerranéennes ainsi que du système urbain médiéval13 “.

En réplique aux flux qui orchestrent la mondialisation ” par le haut “, cette invention du territoire, cette civilisation collinaire et côtière, correspond à une globalisation ” par le bas “. Il est ” un aboutissement dynamique, stratifié, rendu complexe par les différentes civilisations qui se sont stratifiées – un système de relation complexe entre l’environnement et les communautés qui l’habitent14 “. Sur ce territoire local, celui où la lutte des lieux remplace la lutte des classes, peut surgir une ville comme Insurgent City, celle qui symbolise le modèle urbain proposé par Magnaghi, son utopie urbaine, celle qui contribue également à une lutte pour les lieux qui est aussi une lutte des lieux et une lutte entre les lieux15 ! Insurgent City n’est pas une ville isolée, une île, une ville liquide et aléatoire prête à disparaître au premier coup de vent de l’histoire, le scénario utopique de la ville met en relation des villes entre elles. Créer la ville, c’est la constituer, l’inscrire dans une durée singulière, mais aussi la relier à d’autres villes, à une durée urbaine déclinée au pluriel. ” Même doté de la légitimité la plus forte qui soit, un territoire ne peut jamais enserrer les réalités qu’il englobe16 “, c’est dire qu’un territoire, quelle qu’en soit l’échelle, renvoie toujours à un dehors.

Cette économie urbaine en réseau rappelle la ” ville-réseau ” d’hier, à savoir un réseau de villes reliées entre elles, autonomes sur le plan administratif, et soucieuses d’un développement durable. L’utopie urbaine contemporaine démystifie l’anti-utopie du ” non-plan ” – l’apologie du chaos associée à l’éloge de la ville générique – autant que le plan, la planification extérieure imposée au lieu, celle de la ville-objet. L’urbain est alors une création collective continuée, un projet commun refondateur du lien social et ” recréateur d’un imaginaire social “. Rendant possible une durée publique au sein de l’espace urbain, mais aussi entre les lieux, le scénario utopique valorise l’exigence collective, celle qui est inséparable de la vita activa dont la ville est le havre. Le territoire devient dans cette perspective une œuvre, une œuvre d’art, comme le dit Magnaghi, mais plus encore une œuvre d’art collective.

Remises en mouvement ” périphériques “. La renovatio urbanis de Bernardo Secchi

L’exigence d’accorder lieu et mobilité, de rendre possible le mouvement au sein même d’un lieu, est indissociable d’un projet local. Mais celui-ci passe simultanément par la prise en compte d’une économie d’échelles diversifiées qui n’oppose pas simplement les flux (l’échelle ” ouverte ” du territoire global, national, mondial) et le lieu (l’échelle ” fermée ” du local). Si l’on est passé de la ” lutte des classes ” à la ” lutte des lieux “, cette lutte ne s’exerce pas qu’au seul niveau local, elle se greffe nécessairement sur les diverses échelles qui coexistent afin de renverser le cours des choses et de s’approprier l’énergie des flux marchands. Les territoires doivent être reconquis, mais autrement que comme des lieux clos et stables, ils doivent se raccorder aux institutions de travail et aux flux marchands. Le projet local devient une utopie qui paralyse et handicape, un revival, s’il s’insurge uniquement contre les flux du capitalisme au lieu de les capter et de les transformer à son profit.

Dans le contexte métropolitain, le travail de couture est à la fois horizontal, transversal et vertical. Si les flux inaugurent le règne de l’horizontalité, il faut cependant conserver la relation à un centre, au sens où les pôles sont plus ou moins centraux. L’économie d’échelle doit redonner un rôle à des centres qui ne soient pas une réplique de la centralité classique, celle de la ville-capitale, de la ville étatique, mais des références et des symboles qui organisent un ensemble cohérent sur le plan politique. Dès lors, il ne faut pas protéger la ville-centre contre ses périphéries, la protéger comme une citadelle muséale, comme une ville-bastion. Alors que les flux articulent les ” bons ” pôles les uns aux autres, un projet politique consiste, au-delà du projet local d’Alberto Magnaghi, à recoudre, là où une ville-centre se maintient comme c’est le cas dans le monde européen. Recoudre, cela signifie mettre en relation les divers pôles sans privilégier le seul centre, et recréer des lieux cohérents qui ne peuvent être limités à une seule échelle, comme ce fut longtemps le cas de la ville circonscrite, en bâtissant des aires urbaines depuis ses marges et ses périphéries. Dans ces conditions, il ne faut pas recoudre à partir d’un centre qui cherche toujours à se protéger, mais à partir des marges. Comme le suggère l’urbaniste italien Bernardo Secchi, ” il faut appliquer la grammaire et la syntaxe qui avaient permis un dessin minimaliste des espaces urbains ” aux lieux catastrophiques de la morphologie urbaine, ces lieux ” où l’idéal spatial d’une partie de la ville entre en conflit avec celui d’une autre partie, ou bien se perd dans une périphérie apparemment sans ordre17 “. Cela signifie plusieurs choses.

Tout d’abord il y a une grammaire (une syntaxe et une morphologie) générative de l’urbain, des règles corporelles, anthropologiques, mais aussi matérielles, celles qu’Alberti a exposées, qui doivent être respectées. Si ces règles traduisent d’abord un type d’habitat qui renvoie à une manière d’édifier, elles font également écho à des échelles multiples, à des mesures spatiales qui sont à l’origine (ou non) d’un désir d’habiter qui ne peut être imposé arbitrairement. Mais se soucie-t-on encore aujourd’hui de ces règles ? Les propos de Secchi signifient ensuite qu’il y a partout de la marge et qu’il faut instituer, ou réinstituer, des relations spatiales entre des parties qui sont en conflit dès lors qu’elles ne sont plus en phase. La discordance – qui peut intervenir au niveau de la rue, de l’îlot, du quartier, de l’agglomération, de la conurbation, de la région… – ne rend pas possible le passage d’un lieu à l’autre. On ne passe pas n’importe comment d’un endroit à l’autre. S’il y a des règles de l’édifier pour la maison, une manière de construire un espace propre tout en l’intégrant dans un ensemble, s’il y a des règles grammaticales destinées à rythmer l’urbain, il doit également y avoir des règles relatives à l’orchestration des niveaux et des échelles, des règles permettant de sortir de l’opposition de deux échelles (entendue comme du local et du territoire). Mais ces affirmations rappellent ensuite qu’il faut privilégier des zones conflictuelles, et les hiérarchiser car elles ne sont pas toutes équivalentes. Enfin, la mise en conflit destinée à recréer des ensembles doit intervenir à toutes les échelles, à tous les niveaux, et pas uniquement au niveau local. Mais celui-ci est le moteur de la Renovatio urbis, car il a pour impératif de réinscrire la périphérie dans des flux maîtrisés, de favoriser un décentrement des flux par les marges, et non pas de créer des périphéries à la marge de flux imprenables.

Nombre d’exemples permettent de saisir en quoi consiste cette prise en compte de la conflictualité, c’est-à-dire du constat qu’il y a de la marge et de la périphérie à tous les échelons. La périphérie se présente déjà en plein centre-ville, c’est ce que traduit par exemple le projet Lyon-Confluence, destiné à raccorder le sud de la presqu’île, à la confluence du Rhône et de la Saône – une zone d’entrepôts et de hangars édifiée autour de l’église Sainte-Blandine (aujourd’hui 7 000 habitants, demain 22 000 habitants et 27 000 emplois) –, au quartier de Perrache et à la ville historique. Le quartier du Petit Maroc à Saint-Nazaire est un autre exemple de reconstruction, de réinscription dans l’ensemble urbain, d’une zone à l’abandon, qui n’est pas sans lien avec le renouveau de la ville portuaire. Un quartier peut être lui-même périphérique au sein d’une ville composée de quartiers : c’est le cas du quartier de la Duchère à Lyon, le 9e arrondissement de l’agglomération, perçu comme un dehors de la ville. Une rénovation urbaine et architecturale ambitieuse, la destruction de quelques barres peuvent être à l’origine d’une nouvelle cohérence urbaine. À l’échelle périurbaine, la grammaire urbaine exige là aussi de remettre en relation des zones hétérogènes, qu’il s’agisse de communes de la région parisienne ou de quartiers de l’agglomération lyonnaise plus excentrés. Ainsi le grand projet de ville s’accompagne-t-il à Lyon18 de la prise en compte des secteurs périphériques en renouvel-lement urbain (les Minguettes, Vaulx-en-Velin, Saint-Priest, Rillieux-la-Pape) qui n’entretiennent pas la même relation ” périphérique ” à la métropole que le quartier de la Duchère. Lyon-Confluence redonnera-t-il à cette périphérie (interne) une présence qui réinsufflera de l’énergie à l’ensemble de l’agglomération ou bien va-t-il consolider un espace gentrifié ? Les secteurs de renouvellement urbain (externes) vont-ils bénéficier de la même dynamique que le grand projet de ville mis en place à la Duchère ?

La prévalence des flux périphérie-périphérie sur les flux périphérie-centre accompagne désormais le constat que le périurbain a lui-même ses périphéries. D’où la nécessité de relier ces divers pôles entre eux avant même de les relier à ce qui demeure le centre – celui de la ville historique, la plupart du temps, dont le capital symbolique est déterminant. Dans chacun des cas, il faut renoncer à l’idée que le centre est le seul nœud décisif et souligner que les marges et les périphéries représentent l’une des conditions d’un espace politique cohérent. Un véritable décentrement s’opère. Telle est l’inversion majeure sur laquelle repose l’hypothèse de la lutte des lieux, celle du centre vers la périphérie, celle de la centralité de la périphérie. On ne construit pas aujourd’hui de l’urbain à partir du centre mais au contraire à partir de périphéries qui ne doivent être ni des centres, ni des marges. Loin de sacraliser le rapport centre-banlieue-périphérie, s’impose encore la double dialectique centrifuge et centripète chère à Julien Gracq. Une double dialectique que l’on retrouve à l’échelon supérieur, celui des liens tissés entre des métropoles au sein d’un espace géographique cohérent. Ainsi une métropole à cinq têtes est en voie de constitution dans l’espace métropolitain Loire-Bretagne qui regroupe Nantes, Brest, Rennes, Saint-Nazaire et Angers. Si un espace urbain peut assurer un lien en mettant en rapport des ensembles cohérents, il ne doit jamais promouvoir l’un ou l’autre au risque de reconduire la relation du centre et de la périphérie. Dans le cas évoqué, l’avantage que Nantes, la ville qui a pris l’initiative du projet, tire actuellement de cette métropolisation devra être contrebalancé afin d’éviter que les autres métropoles ne soient pas transformées en périphéries. Si le territoire urbain classique privilégiait un centre qui lui permettait de rapprocher des populations, la métropole contemporaine invite à repenser le tissu urbain en tenant doublement compte d’une grammaire générative de l’urbain (à redéfinir aux diverses échelles), et du poids d’une périphérie qui ne cherche plus à s’intégrer à un centre mais doit faire lien avec d’autres pôles dans un ensemble urbain cohérent.

Mais l’esprit de la Renovatio urbis chère à Bernardo Secchi correspond-il à un privilège du monde européen et occidental ? Ne fournit-il pas l’occasion, là encore, d’un décentrement de l’expérience urbaine européenne ? Évoquant Beyrouth, Kinshasa, Marrakech, Caracas, Addis-Abeba, Séoul, Tokyo, São Paulo, B. Secchi insiste sur la faible relation de ces villes à l’histoire européenne, sur l’étrange hybridation de traditions qui les caractérise, mais il s’arrête finalement sur ce paradoxe :

Face à ces conurbations démesurées, indifférentes à l’expérience individuelle et collective de ses habitants dont plus personne ne connaît le nombre, les villes d’Europe et notre savoir d’urbanistes ou d’architectes m’ont toujours paru petits, sous-dimensionnés, presque inutiles. Et pourtant, lorsque je discute avec mes collègues de ces pays, j’ai le sentiment d’une résonance, d’un écho plus ou moins proche des matériaux physiques, théoriques et rhétoriques européens, un écho qu’on ne peut pas simplement réduire à la seule ” influence ” de l’Europe. Les choses deviennent encore plus complexes lorsque, moi-même, je reviens en Europe enrichi par ces pays, et que je me fais porteur d’images et de constructions conceptuelles différentes19.

Là encore, c’est la périphérie qui ” réfléchit ” le centre : un décentrement est à l’œuvre qui peut être source d’invention et de transformation.

Ces pages sont extraites d’un ouvrage qui paraît au Seuil en octobre 2005 sous le titre la Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation.

Pour Jacques Lévy, " la démocratie urbaine constitue dans maints pays le maillon le plus faible de la démocratie ", voir l'Espace légitime, Paris, Presses de Sciences-Po, p. 295.

Thomas Kirszbaum, " Discrimination positive et quartiers pauvres : le malentendu franco-américain ", dans Esprit, mars-avril 2004.

Sur les notions de capacité et de capabilité, je ne peux que renvoyer à l'œuvre d'Amartya Sen.

Voir Amartya Sen, Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford University Press, 1981 ; Hunger and Entitlement, Helsinki (Finlande), World Institute for Development, 1987.

Voir Sylvain Allemand, François Ascher et Jacques Lévy, le Sens du mouvement. Modernité et mobilités dans les sociétés urbaines contemporaines, Paris, Belin, 2005.

Dans un article qui fait référence, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire s'interrogeaient sur les effets a priori positifs de la mixité sociale et spatiale et sur les effets a priori négatifs de l'homogénéité sociale et spatiale des quartiers ouvriers ou pauvres à fort caractère communautaire, voir " Proximité sociale et distance spatiale. Les grands ensembles et leurs peuplements ", Revue française de sociologie, vol. XI, 1, 1970.

Jacques Donzelot, " La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification ", Esprit, mars-avril 2004.

J. Lévy, l'Espace légitime, op. cit., p. 388.

Dans cette séquence, je m'appuie sur le texte de Françoise Choay que nous publions par ailleurs dans ce numéro d'Esprit.

Alberto Magnaghi, le Projet local, Spirmont, Pierre Mardaga, 2003, p. 89.

Ibid., p. 98.

A. Magnaghi, le Projet local, op. cit.

Ibid., p. 97.

Françoise Choay, préface au Projet local, op. cit.

Magnaghi distingue quatre types d'espaces dissociés : les espaces affectés à l'urbanisation des banlieues industrielles métropolitaines, les espaces situés essentiellement en plaine exploités par l'industrie verte, les espaces côtiers consacrés aux loisirs qui verrouillent l'accès aux paysages de l'arrière-pays, les espaces collinaire et montagneux avec leurs cités perchées qui sont laissés à l'abandon. Le projet est donc d'assurer un lien avec l'arrière-pays en valorisant les bordures côtières (voir le Projet local, op. cit., p. 19).

J. Lévy, l'Espace légitime, op. cit., p. 388.

Bernardo Secchi, Il racconto urbanistico, Turin, Einaudi, 1984. Voir aussi " De l'urbanisme et de la société ? ", Urbanisme, no 339, novembre-décembre 2004.

On peut également prendre l'exemple de la communauté urbaine de Lille Métropole. Conduit sous la houlette de Nathan Starkman, Jean-Louis Subileau et Bertrand Parcolle, ce projet est présenté de manière rigoureuse dans un ouvrage collectif, Un nouvel art de ville. Le projet urbain de Lille, Lille, Éd. Ville de Lille, 2005.

B. Secchi, Il racconto urbanistico, op. cit., p. 64.

Published 25 May 2007
Original in French
First published by Esprit 10/2005, pp. 113-125

Contributed by Esprit © Olivier Mongin/Esprit Eurozine

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