Abandonnez-nous !

Georges Niangoran Bouah, chercheur ivoirien spécialiste des traditions orales, donne à la question du départ français et européen une première réponse, dans un véritable cri du coeur enregistré peu avant sa mort.

Parce que nous sommes des enchaînés.
Si l’Europe pouvait nous laisser la liberté,
même nous abandonner,
nous aimerions ça !

L’Afrique est aujourd’hui la poubelle de l’humanité,
ce qu’on ne veut pas ailleurs, on envoie en Afrique,
ce qui est périmé ailleurs, on envoie en Afrique,
ce qui ne va pas ailleurs, on envoie en Afrique,
Le continent entier, avec son peuple, est considéré un peu comme la poubelle.
Certains même avancent l’idée
qu’on peut se passer aujourd’hui de l’Afrique,
on peut faire une croix sur l’Afrique.

Mais je crois que c’est l’Europe qui nous retarde,
c’est l’Europe qui fait que nous n’avançons pas,
c’est l’Europe qui nous entrave, de tous temps d’ailleurs,
depuis la traite des nègres jusqu’à aujourd’hui.
Si nous avions été laissés tranquilles,
si on nous avait abandonnés,
on aurait trouvé de nous-mêmes une voie vers le développement.

Mais le développement n’est pas à concevoir
dans l’optique de l’Europe uniquement.
On n’est pas encore arrivés, nous sommes tous en course.
Ceux qui croient qu’aujourd’hui ils sont développés
demain peuvent être derrière nous.
Nous ne sommes pas du tout découragés.
Si l’Europe pouvait nous laisser la liberté,
même nous abandonner, nous aimerions ça,
que d’être chaque fois enchaînés,
parce que nous sommes des enchaînés.

Chaque fois que nous voulons faire quelque chose,
pour nous développer nous-mêmes,
on nous dit : ” il faut s’adresser à l’Europe,
est-ce que l’Amérique est d’accord ?
est-ce que l’Europe est d’accord ?
est-ce que la communauté moyen-orientale est d’accord ? “
Mais nous n’avons pas besoin de ça.
Si aujourd’hui l’Amérique est indépendante,
c’est parce qu’elle a eu le courage de prendre des décisions d’ellemême,
sans consulter quelqu’un.
Et l’Europe aussi, c’est comme ça que vous avez construit vos pays.

Laissez-nous tranquille,
laissez-nous à notre sida,
laissez-nous à notre MST,
laissez-nous à notre faim,
laissez-nous à notre manque d’eau.
Nous sommes des humains,
nous sommes des êtres pensants,
nous pouvons trouver des solutions contraires à ceux de l’Europe,
pour aller vers un autre développement.
[…]

Nous avons les moyens de nous développer Africamment,
c’est-à-dire, concevoir une société, de A à Z,
sans l’intervention de l’extérieur.
Mais ils ne nous laisseront jamais penser cette société-là,
parce qu’ils diront que nous pensons cela contre eux.
Non, nous ne pensons pas cela contre eux.

Ils nous ont aidés, dans certains cas,
comme dans mon cas personnel : j’ai étudié en France,
beaucoup de jeunes gens de mon âge ont étudié en France,
on a continué toujours à envoyer des enfants en France.

Mais ce sont les Européens aussi qui ont dit
que nous sommes le berceau de l’humanité.
Vous pensez que, sans l’Afrique,
sans le continent africain,
sans le Noir africain,
le reste du monde peut seul aller à son bonheur ?
le reste du monde peut seul aller au paradis ?

Nous, nous sommes conscients de notre misère,
conscients de tous les maux qui nous accablent,
mais nous sommes aussi conscients
qu’il faut absolument trouver une solution africaine à nos problèmes.


[…] Si l’Europe n’était pas venue en Afrique,
vous pensez qu’on serait restés à l’état de l’homme de Neanderthal, non,
l’homme de Cro-Magnon, non !
Au XVIe siècle, disaient certains auteurs occidentaux,
certains pays d’Afrique avaient le même degré,
le même niveau de développement que certains pays d’Europe.
On allait, peut-être, sur cette voie-là pour aller au développement,
sans le modèle occidental.
À partir du moment où on a pensé que notre sol n’était qu’en or,
on veut venir l’exploiter.
Alors, pour l’exploiter,
il faut éliminer tous ceux qui sont gardiens de ces puits d’or.
Et c’est comme ça que l’une des guerres les plus atroces,
la traite des nègres,
toutes ces institutions, modernes à l’époque,
était venue.

Oui, j’ai trop parlé, j’ai trop parlé !
Et nos anciens disent que ” la parole est comme une balle de fusil !
Quand elle est tirée, elle ne revient plus jamais dans le canon ! “.
La parole, c’est la même chose,
quand elle est dite, elle peut blesser,
et elle peut laisser des traces profondes.
Et on est condamné qu’en fonction de ce qu’on dit,
et de quelle manière on le dit.
Donc je suis parfaitement conscient de ce que j’ai dit.

Nous disons chez nous ” toute parole est parole,
il n’y a pas de petite parole, il n’y a pas de grande parole,
la parole est parole, ça dépend de la manière de le dire “.
C’est vrai, parce que ce que j’ai dit va contre certains intérêts.

Nous avons la chance, ou l’habitude d’être les fournisseurs de matières premières, mais nous n’avons pas le droit d’être les producteurs de produits finis.
[…]
C’est vrai, celui qui dira le premier la vérité sera pendu.
Mais il faut que quelqu’un la dise, cette vérité, un jour.
Même s’il est pendu, il ne sera pas pendu pour rien1.

Note de Marc Garanger : J'ai retranscrit fidèlement la parole de Georges Niangoran Bouah, et, comme il le dit si bien lui-même : " Nous sommes africains, nous ne devons pas avoir honte, il faut expliquer cela... de notre accent, de notre manière de parler... "

Published 3 October 2005
Original in French
First published by Esprit 8-9/2005

Contributed by Esprit © Georges Niangoran Bouah/Esprit Eurozine

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