L'imaginaire pirate de la mondialisation

Qu’il s’agisse de la piraterie aérienne et donc du terrorisme, du ” piratage informatique ” ou, hier, des radios pirates, de la biopiraterie1, des paradis fiscaux et des centres off shore, ou encore des virus opportunistes qui parasitent notre organisme et se propagent comme des passagers clandestins : le pirate marque incontestablement l’imaginaire contemporain de la mondialisation. Il nous permet de représenter à la fois les nouvelles dimensions du monde ainsi que sa philosophie politique implicite. Il incarne une nouvelle manière d’être dans un monde devenu liquide2. Dans un univers de flux, l’on craint et l’on admire en même temps ces êtres insaisissables. Le pirate échappe à tout, y compris à toute définition trop terre à terre : il est autant brigand que justicier, individualiste que communiste, exclu que refondateur, terroriste que résistant ; et pour cause, car ce qui le définit c’est d’abord la mer, cette étendue infinie, sans forme, qui se referme aussitôt sur toute trace, cet univers de risque et de prise.

La piraterie est indissociable de la mondialisation des flux marchands, c’est-à-dire de la formation aux XVIIe et XVIIIe siècles d’un monde maritime transatlantique3, de la naissance du protestantisme, d’un univers en transition entre les guerres de religion et la révolution industrielle. Les pirates sont au début de l’histoire de l’Occident4 et on les retrouve à chaque période de transition. On ne sera donc pas surpris de voir réapparaître dans notre monde en rapide mutation, aussi bien des vrais pirates comme ceux qui infestent le large des côtes de Somalie, que ces antipirates que sont les immigrés clandestins errant sur les mers dans des embarcations de fortune, comme hier les boat-people, d’un dénuement absolu, totalement inoffensifs, qui prétendent exercer moins le droit fondamental de partir que celui – tout aussi fondamental à leurs yeux – d’être accueillis, droit d’ailleurs que nous leur refusons.

Cet imaginaire pirate est d’inspiration protestante, il parle anglais et habite le monde comme une mer ferme en se défiant de toute politique qui le rattache à des institutions terrestres. Si l’apparition des pirates est historiquement le signe d’un déclin5, l’imaginaire pirate de la mondialisation marque la crise du ” système international ” qui ne connaissait que des États et des territoires. Mais vers quel nouveau monde nous dirigeons-nous ? La nouvelle géographie du monde issue de la révolution informatique, de la vitesse, de la circulation en temps zéro des produits financiers, demeure assez mystérieuse. Comment se représenter un monde sans distance, une terre sans territoires, un temps zéro ? Quel est cet étrange espace qui n’a plus ni superficie, ni centre ?

L’imaginaire pirate nous révèle la nouvelle géographie du monde, c’est-à-dire autant sa consistance, sa matière, que le contour de ses frontières. A-t-il d’ailleurs seulement des frontières ? Les pirates profitent de la ” révolution spatiale6 ” qu’opère la mondialisation, c’est pourquoi, plutôt que de les pourchasser, suivons-les au contraire, car ils ont compris d’instinct quelles étaient ces nouvelles mers sur lesquelles ils pourraient se livrer à leurs pillages. Les figures du terroriste, du hacker, et plus curieusement du financier globalisé dessinent en effet en creux, par évidement en quelque sorte, cette nouvelle géographie7, et mettent en demeure les institutions juridiques de réagir en adaptant leurs instruments.

Comprendre le nouveau monde par ses pirates

Si le pirate est un hors-la-loi pas comme les autres, il faut en chercher l’explication dans l’élément même de la mer. Justissima tellus8 dit Virgile : la terre porte en elle sa justice, elle impose loi. À l’inverse du droit de la terre, la mer est une zone franche, un espace d’impunité. La mer offre généreusement son immunité à ceux qui s’y aventurent ; un crime en pleine mer est moins grave parce qu’il se produit en mer9. La terre rémunère ceux qui la cultivent : elle gardera en son sol leur mémoire et l’archéologie témoignera pour eux devant le tribunal de l’histoire. Sur la mer, il n’y a pas de loi parce qu’il n’y a pas d’empreinte, ce n’est plus l’exploitation et le travail qui dessinent le rapport juste à la terre, mais c’est le risque. Comme le milieu virtuel, la mer pousse à l’exploration ; la mer est dangereuse mais elle gratifie ceux qui s’y aventurent en leur offrant ses poissons, ses navires éventuellement à piller et ses rivages inconnus à coloniser.

La mer, comme la toile, sont des espaces infinis, sans frontières et donc sans loi ; toute contrainte y est immédiatement suspecte (songeons à l’hostilité spontanée des hackers à l’égard de toute réglementation), et d’ailleurs comment identifier d’éventuels infracteurs ? Elle ne connaît aucun état civil : elle est un lieu anonyme, d’initiation, voire de renaissance (comme le pseudo consacre une seconde identité), de liberté reconquise. La responsabilité, pénale ou civile, est une affaire de terrien : la justice se rend sur la terre ferme ; pour juger, il faut d’abord s’asseoir quelque part, sous un chêne par exemple. Si la nature abrite notre premier palais de justice, comme ” un temple où de vivants piliers… “, rien de tel sur la mer où la justice est par nature expéditive et ne laisse aucune trace. En mer, il n’y a ni prison, ni sépulture.

La mer se traverse, il faut y naviguer, c’est-à-dire être en mouvement permanent ; la terre se partage ; toute appropriation appelle le bornage, la frontière. La terre est notre première mémoire ; la mer oublie au contraire ; sur elle, point de trace, les eaux se referment immédiatement sur chaque sillage. L’étendue uniforme fait ressortir le déplacement comme seule réalité, éphémère de surcroît, ce qui parle particulièrement à un monde global qui se vit comme circulation généralisée, qui n’accorde de valeur qu’à ce qui peut s’échanger dans l’instantanéité boursière. ” La vie liquide, dit Zygmunt Bauman, est une succession de nouveaux départs10. ” Point étonnant que la mondialisation n’ait de cesse que d’échapper au droit de la terre, le mouvement permanent privant celui-ci de toute emprise sur les événements. Sur la mer il n’y a pas à proprement parler d’espace commun : les navires suivent des itinéraires qui peuvent se croiser ou non. Une ligne ne suffit pas à dessiner un espace qui nécessite trois points. Une ligne réclame un type de contrôle très différent de celui d’un espace : il s’agit moins de la diriger que de contrôler son itinéraire, d’où la préoccupation si contemporaine de traçabilité. Il devient essentiel de retracer un itinéraire, de remonter une chaîne, d’attribuer une origine pour assigner une responsabilité.

Hostes humani generis

Les terriens se vengent de cette liberté provocante en déclarant le pirate ennemi du genre humain (hostes humani generis). Ce n’est probablement pas par hasard si la piraterie fut la première infraction internationale coutumière, que certains font remonter au début du XVIIe siècle. La seconde infraction ne sera autre que l’esclavage, considéré comme le pillage humain d’une terre sans maître. D’ailleurs, remarque Sévane Garibian, l’interdiction définitive de l’esclavage procède d’un acte international qui apparaît aujourd’hui comme établissant le ” partage de l’Afrique ” par ses différents colonisateurs11.

La figure du pirate incarne donc la figure d’un nouveau type d’ennemi qui ne menace pas tant un pays en particulier (même si en réalité les pirates britanniques luttaient contre l’empire espagnol) que les nations terrestres en général, non pas telle souveraineté mais l’idée de souveraineté elle-même qui a quelque chose de nécessairement terrien. D’où l’expression d’ennemi du genre humain, d’une espèce de mammifères qui ne peut vivre que sur terre, expression qui sera reprise pour désigner le criminel contre l’humanité déclaré comme le pirate hostes humani generis12.

Pirates ou criminels contre l’humanité construisent paradoxalement le monde en négatif, en réunissant contre eux la communauté des nations civilisées qui se liguent au-delà de leurs divisions ordinaires. À ce groupe de réprouvés universels s’est récemment joint le terroriste global : à l’instar du pirate, le membre d’une organisation non étatique comme Al-Qaida défie non seulement une puissance en particulier – les États-Unis – mais au-delà le système international dans son entier qui partage toute la surface émergée de la terre entre États souverains. Le jihadiste menace d’effondrement l’ordre international en ce qu’il déstabilise la spatialité de cet ordre. Comme les pirates, les terroristes ” ne cherchent pas l’affrontement : ils disparaissent, se dispersent pour se reformer à un autre endroit13 “. Il n’y a plus de champ de bataille, de théâtre commun, et donc plus de ” terrain d’entente “. C’est parce qu’on leur impute de défier le genre humain dans son entier au-delà des victimes directes, que ces deux crimes se distinguent du crime ordinaire. Ce sont des crimes contre la politique, qui procèdent soit d’une ouverture excessive de la mer, soit de la clôture excessive d’un territoire, qui chacune ouvre la voie à la barbarie.

Les terroristes sont des pirates en terre ferme dit Carl Schmitt, ce que confirme le discours vengeur de Georges Bush promettant de pourchasser les terroristes et ceux qui leur offrent un havre (those who harbour them). Le combat contre ces pirates qui profitent de l’ouverture infinie créée par la mondialisation se fera sur terre, en enjoignant à tous les États de choisir leur camp entre la terre ou la mer, entre la solidarité avec les souverainetés sur les territoires ou l’alliance avec ces nouveaux pirates internationaux.

Reste aux jeunes guettés par la radicalisation islamiste de faire usage du droit de partir comme en son temps les protestants. Les jeunes musulmans ressentant l’oppression sont tentés par le départ vers un pays musulman, la hijra, mais à la différence de leurs parents, ce qu’ils recherchent c’est moins le retour dans leur pays d’origine (certains sont des convertis) qu’une terre qui soit à la fois musulmane et mondialisée, comme les Émirats ou Dubaï, respectueuse de l’islam tout en étant cosmopolite, où le rêve arabe rejoint le rêve américain.

Le pirate, figure de l’acteur mondialisé

Le pirate est l’acteur rationnel pur ; il n’est animé que par l’esprit de lucre et puisqu’il est délié de toute loyauté à l’égard d’un drapeau, il n’est assujetti à aucun impôt. Il symbolise en cela l’individu mondialisé, définitivement désaffilié, dont le comportement ne répond qu’à l’animus furandi, l’esprit de prédation. Le pirate est hostile à toute contrainte juridique a priori : il ne ” joue pas le jeu ” et ne se sent pas lié par le contrat social mais il le recrée de son côté : il n’accepte que la loi qu’il se donne à lui-même. ” Dans le monde moderne liquide, loyauté est source de honte non de fierté14 ” ; payer des impôts quelque part est inscrit au passif d’un bilan : c’est le signe d’un manque de créativité comptable. S’il y a une loyauté respectable, c’est celle due à sa communauté notamment professionnelle. C’est d’ailleurs là que le droit mondialisé se produit, ces petites communautés de pairs établissant de nouvelles normes. Le droit se dissocie entre la norme opératoire et l’institution symbolique : plus qu’antipolitique, les pirates sont anti-institutionnels.

Le pirate est un profiteur, un parasite : il vit grâce au travail des autres dont il profite sans s’acquitter d’aucun paiement. C’est un être séparé. Le pirate est dépendant d’un empire politique (comme l’Espagne hier ou les États-Unis aujourd’hui) ou d’une architecture technologique. Il doit avoir quelque chose à détourner. Les pirates se glissent dans les zones inoccupées par l’État.

Dans ces interstices, les pirates de la culture dressent leurs tentes, des espaces de liberté destinés à durer jusqu’à ce qu’ils soient détectés par l’État15.

Les hackers se faufilent à travers les failles d’un système d’exploitation comme les pirates circulent entre les espaces de souveraineté ; les financiers ont cessé de s’embarrasser à chercher les trous : ils organisent eux-mêmes ces espaces de non-droit par les off shore ou par des produits financiers qui défient tout contrôle. La différence entre ces pirates modernes et les vrais, c’est que si ces derniers risquaient vraiment leur peau, les internautes libertaires ne peuvent se livrer à ce jeu que dans un contexte démocratique dont ils contestent les lois ; nos virtuoses financiers prennent des risques mais appellent l’État pour éponger leurs dettes : comparés aux pirates des Caraïbes, ce sont des pirates d’eau douce. Ceci nous conduit au paradoxe des centres off shore qui sont en quelque sorte le comble de la déterritorialisation financière.

Flux financiers et paradis fiscaux

Les centres off shore ou les paradis fiscaux sont des terres sans contrainte de résidence, sans fiscalité, ni obligations juridiques ; une île en terre ferme ou une petite mer comme on voudra, qui se construit par différenciation par rapport à un État qui unit selon la conception classique un territoire, un droit et une solidarité assurée par l’impôt. Est-ce un hasard si, dans nos représentations collectives tout du moins, les paradis fiscaux sont principalement des îles (notamment dans les Caraibes, décidément…) ? Ils sont le terminus ad quem d’un nouveau voyage : celui des élites et non plus des réprouvés, des pirates enrichis, des banquiers qui quittent la terre des États et ses contraintes. Ces centres leur offrent le droit de partir, de quitter leur pays sans pour autant en rejoindre un autre ; ils consacrent un droit bien singulier : celui de se soustraire à l’emprise de tout espace politique que symbolise notamment l’impôt (symbole du pouvoir territorialisé).

Nos représentations du paradis fiscal sont trompeuses car elles continuent de se structurer sur l’opposition terre ferme/mer, qui n’est plus opérante pour comprendre la réalité de la finance globale. Le paradis fiscal est une sorte de pavillon de complaisance pour la finance ; c’est une

juridiction offrant un cadre politique, légal, fiscal. Un centre financier off shore est un réseau de banques, cabinet d’audit et d’avocats, immatriculés dans un paradis fiscal […] C’est une erreur de considérer les places off shore comme des îles sous les cocotiers ou des lieux de villégiature alpins. Des places financières comme Londres, New York, Singapour sont aussi des paradis fiscaux16.

Les paradis fiscaux ne sont donc pas à la périphérie du monde, de l’autre côté des mers, mais au coeur de ce nouveau monde global dont ils sont devenus les capitales ; singulières capitales qui ne cherchent pas à structurer un espace mais à le désarticuler au contraire. Ces îlots de non-droit, qui trouent l’espace politique, inversent le rapport entre la terre et la mer, la terre ferme se trouvant désormais à la périphérie d’un monde liquide, les États à la périphérie du monde financier. Ils rompent la continuité territoriale et transforment la ” planète financière ” en une succession d’îles, en un monde où la mer aurait pris le pouvoir sur la terre ferme. Alors que tout le travail préalable au traité de Westphalie a consisté à rendre des territoires homogènes et de taille comparable, les centres off shore défont méthodiquement ce travail, avec la bénédiction des États.

Les centres off shore sont ainsi l’acmé de ce mouvement de déterritorialisation de l’espace, qui prend un sens très physique de ” désurfacialisation ” : la surface se corrompt en un ensemble de points connectés entre eux ; il n’y a plus d’étendue mais que des lignes, des réseaux, bref, significativement, une ” toile “. L’organisation spatiale de la mondialisation n’est plus articulée comme le modèle westphalien entre pays et colonies, ni même en centre et périphérie, pas plus qu’en deux blocs et non alignés, mais complètement désarticulée. La preuve : ce nouvel espace devient irreprésentable et l’on ne peut en dessiner aucune carte.

Les États paraissaient impuissants face à ces îles sans superficie, jusqu’à ce que le récent G20 réuni à Londres s’y attaque en affichant une volonté déterminée. Celle-ci prend l’allure d’une revanche des puissances terrestres contre les dérives de la nouvelle puissance déterritorialisée. ” Celui qui fraude n’aura nulle part où se cacher ” annonce fièrement le patron de l’OCDE17 (on croirait entendre le président Bush parler des terroristes). Les États territorialisés vont donc dresser des listes, ce qui n’est pas non plus étranger à l’univers pirate. Il y a toujours eu les corsaires du roi et les pirates ; et les pirates furent tantôt tolérés, tantôt dénoncés et pourchassés…

Retourner la liquidité à l’avantage du droit

À peine le mur de Berlin était-il tombé, que certains redoutaient que le monde ne soit livré à ces nouveaux pirates qu’étaient les réseaux criminels ou les trafiquants de drogue, qui prendraient le relais de la menace communiste (comme le sénateur John Kerry, le futur candidat malheureux à la présidence, signant en 1997 un livre sur cette nouvelle guerre qui attendait les États-Unis18). La lutte contre le blanchiment et la guerre contre la drogue (imaginaire du trafic) prirent ainsi le relais de la rhétorique de la guerre froide, et ne tardèrent pas à être relayées bien sûr par la guerre contre le terrorisme après le 11 septembre.

La guerre contre ces nouveaux pirates réclame des armes nouvelles. Comment faire la guerre en effet dans un monde liquide où il n’y a plus de champ de bataille ? Faut-il reconstruire des murs pour se protéger des nouveaux pirates ? Le fait est que l’on assiste à l’érection de nouveaux murs, et plus généralement à un encastellement de certaines communautés ou certaines activités (dans le jargon financier, la séparation des fonctions s’appelle ” muraille de chine ” et sur internet les firewalls) qui n’est pas sans évoquer une autre période de transition, le Moyen Âge. C’est ainsi que contre le forum shopping19, c’est-à-dire la possibilité de choisir son juge et son droit qu’offre la mondialisation, certains proposent de renforcer les lois d’ordre public, celles qui s’appliquent d’autorité sur un territoire donné, qui ramènent les actions à leur port d’attache, des lois-murs en quelque sorte. Mais ces murs sont un pis-aller : ce nouvel élément liquide exige du droit qu’il adapte ses instruments.

À crimes mondialisés, compétence universelle : l’Alien Tort Statute

Ce n’est probablement pas un hasard si la même technologie juridique est employée pour la lutte contre le blanchiment d’argent par les réseaux maffieux, pour la traque des terroristes ainsi que pour le combat contre les graves violations aux droits de l’homme. Ces crimes forment une nouvelle catégorie que l’on pourrait appeler ” crimes mondialisés “. Cette catégorie de crimes tire son unité de deux éléments ; de la nature de ces crimes tout d’abord – le crime organisé, le terrorisme et le crime contre l’humanité, qui peuvent sembler a priori très différents, présentent par leur magnitude et leur impact politique de multiples connexions en pratique – mais aussi et peut-être surtout ils ont en commun d’avoir le monde comme échelle, de profiter des interstices de la communauté internationale, de se jouer de la distance. Ils sont le produit direct de la révolution spatiale en cours. Catégorie trop accueillante pour être pertinente, répondra-t-on ? Des infractions notoires n’y entrent toujours pas, à commencer par la fraude fiscale20, mais d’autres – les off shore par exemple ou le secret bancaire – la rejoindront peut-être un jour en raison de la crise financière.

On ne sera pas surpris de découvrir que c’est la répression de la piraterie au XVIIIe siècle qui a offert la matrice juridique pour concevoir, deux siècles plus tard, la répression de ces crimes mondialisés. Dès 1789, la jeune nation américaine a entrepris une loi qui attribuait compétence aux juridictions civiles fédérales pour juger des actes de piraterie : l’Alien Tort Statute. Ce texte fut tiré d’une léthargie qui dura près de deux siècles en 1980 par une cour fédérale américaine qui en fit application pour condamner un tortionnaire péruvien à réparer le préjudice causé à l’une de ses victimes21, choix qui fut confirmé par la Cour suprême dans une autre affaire22.

La nouveauté qu’introduisait cet outil juridique américain forgé pour lutter contre la piraterie était double : tout d’abord elle donnait aux juges américains une compétence élargie à l’ensemble des mers, mais cette compétence était de nature civile (et non pénale), c’est-àdire qu’elle concernait les biens. Le pirate est un prédateur qui prend sans payer, qui occupe sans loyer, qui s’empare sans contrepartie ? La meilleure réponse est alors d’introduire une responsabilité juridique, de l’obliger à payer, à indemniser ses victimes, à restituer ses prises, bref à entrer dans un rapport de droit. Cette loi prétendait moins pourchasser les pirates pour les pendre haut et court que de les priver de la jouissance de leur butin si le destin les amenait, eux ou leurs victimes, à croiser le sol américain. Si cette éventualité était peut-être rare au temps de la marine à voile, elle devient très commune dans une économie intégrée dont les États-Unis sont la première puissance ; elle donne ainsi au gouvernement fédéral un pouvoir qui va bien au-delà de ses frontières.

La nature de la menace impose aux nations civilisées d’employer des moyens extraordinaires pour lutter contre ces fléaux que sont la piraterie et le crime contre l’humanité23. C’est donc au nom de cette coalition des nations civilisées que l’on a dépassé le principe de territorialité des lois, qui limitaient la compétence des juges à des faits qui s’étaient produits sur leur territoire ou qui engageaient des nationaux à l’étranger. À un crime universel, qui peut se produire partout, il faut répliquer par l’institution d’une compétence universelle qui rend tous les juges du monde (en principe) compétents ; à la déterritorialisation de la menace doit répondre la déterritorialisation du droit ; il faut ” décontinentaliser ” le droit pour le rendre lui aussi plus maritime. La compétence universelle, c’est l’ubiquité du droit, qui fait de chaque juge, le bon pirate du droit ; le droit devient isomorphe à son objet.

On trouve ainsi résumée dans l’Alien Tort Statute la nouvelle doctrine du droit dans le contexte de la mondialisation : recherche d’un consensus élargi, extension de la compétence territoriale, responsabilisation plutôt que criminalisation, retournement de la liquidité du monde (l’argent en l’occurrence) à des fins positives.

Un consensus élargi

Ces nouveaux crimes, parce qu’ils font de la population une cible potentielle comme le terrorisme ou parce qu’ils heurtent des valeurs fondamentales comme le crime contre l’humanité, justifient une mobilisation supérieure et générale. C’est en tous les cas le discours que tient le pouvoir politique qui voit dans ces menaces l’occasion de stimuler un lien politique fragilisé par l’individualisme.

Un tel consensus se traduit par une mobilisation, non seulement internationale mais aussi interne, qui bouleverse les us et coutumes non seulement de la finance mais aussi des corporatismes qui sont tous recrutés dans ce grand combat. Ainsi le secteur bancaire se voit intimer l’ordre de coopérer avec la police24 : les banquiers sont passés d’une simple obligation de vigilance à l’égard des flux suspects à la réquisition d’une véritable assistance25; ils sont devenus des agents de renseignement malgré eux et ont dû instituer une fonction de gendarme interne en la personne des compliance officers. La limite entre le prêteur et le contrôleur tend à s’estomper. L’essentiel pour les entreprises n’est pas tant d’exercer avec entrain ce contrôle qui leur est demandé et qui sort de leur c¦ur de métier que de montrer leur bonne volonté aux régulateurs.

Certains sanctuaires disparaissent comme le cabinet d’avocat qui a désormais l’obligation de dénoncer toute opération suspecte, sans avoir le droit d’en informer son client. Un mouchard nous accompagne dans tous nos déplacements, sous la forme du pass navigo que l’on garde dans sa poche. On le sait : c’est par une intensification du renseignement que le terrorisme est combattu le plus efficacement. Or, les agents secrets sont comme des corsaires des temps modernes, combattant pour le compte d’un pouvoir institué selon des méthodes qui se situent en dehors de la légalité.

La traque et la prise

Alors que le droit territorialisé s’applique à tout ce qui se trouve sur son territoire, dans l’espace global, la justice ne peut se dire que lorsqu’on s’est emparé des corps (l’affaire Pinochet commence lorsque des juges britanniques acceptent d’assigner à résidence le vieux dictateur, de le ” bloquer ” à Londres) ou que l’on a pu saisir les avoirs d’une société à qui l’on veut demander des comptes pour son comportement en matière de droits de l’homme. Pour cela, il faut d’abord pister ses proies (c’est un travail immense qui mobilise les ONG ou des associations comme le centre Simon Wiesenthal), les suivre à la trace, remonter les filières : ce n’est pas par le navire que s’attrapent ces nouveaux délinquants mais en suivant la vague d’étrave. D’où l’importance de la traçabilité: l’enjeu actuel de la régulation est de pouvoir remonter l’enchaînement des transactions. La technologie se trouve recrutée à cette tâche, voire à cette traque (comme l’indique l’acronyme Tracfin26). Plutôt que de chercher à identifier les possibles infractions, le dispositif met en place un système de détection, un filet pour détecter les traces suspectes qui permettront – du moins l’espère-t-on – de remonter jusqu’aux auteurs. Sont ainsi instaurées des incriminations séparées pour la non-dénonciation, formant un dispositif d’alerte qui s’avère, d’ailleurs, peu efficace27. La lutte contre le blanchiment va se concentrer sur les indices comptables qui ne peuvent conduire aux coupables que grâce à une généralisation du soupçon. Le soupçon est à la matière financière ce que la figure du suspect est à la lutte antiterroriste : une méthode de travail, le résultat d’une inversion de la preuve aux antipodes de la présomption d’innocence.

Nettoyer la mer de ses pirates veut dire aujourd’hui prévenir le système financier de toute intrusion maffieuse ou terroriste. Les flux financiers sont traités comme des flux marins sur lesquels on aurait placé des filets dérivants, qui attrapent tout, les gros poissons et le menu fretin (plus souvent). L’équivalent de l’élément liquide sera l’argent : pour atteindre ces nouveaux pirates, la stratégie consiste à passer par la mer pour atteindre les pirates non seulement pour les pister en repérant les traces qu’ils y ont laissées mais aussi pour les assécher ; vider la mer pour les empêcher d’y naviguer, leur couper l’approvisionnement en eau douce. Ces crimes sont appréhendés par ce qui les permet ou ce qu’ils produisent, par leur liquide amniotique en quelque sorte.

Un environnement normatif liquide

L’instrument juridique de prédilection de la souveraineté terrestre et territorialisée est l’ordre ou le décret. Mais la matière liquide échappe à la logique command and control car elle est par définition insaisissable et se coule dans tous les interstices. La lutte contre ces butins modernes, contre l’argent pirate, c’est-à-dire l’argent sale de la drogue ou du terrorisme, qui devient aujourd’hui obsédante, doit imaginer d’autres sanctions. Celles-ci ne passent plus par le commandement et la sanction mais par l’incitation et la désincitation, l’autocontrôle, la pression par les pairs (peer pressure), le whistleblowing28, c’est-à-dire le contrôle par les subalternes ou par les clients, la menace d’atteinte à la réputation. Il ne s’agit donc plus d’une interdiction qui vient d’en haut mais d’un contrôle diffus tous azimuts : par le haut, par l’horizontal, par le bas, par les pairs, par les consommateurs, bref par l’environnement (c’est en cela qu’il se rapproche de l’élément liquide). Il aura atteint son but lorsqu’il aura été suffisamment intériorisé pour faire de chacun le contrôleur de soi-même. La lutte contre les pirates mise autant sur un environnement normatif que sur une normalisation par l’environnement.

C’est un mode de contrôle très économe en bien public et qui surtout peut se passer de gouvernement, il caresse le rêve d’une autorégulation. Son arme c’est l’exclusion plutôt que la punition, une sanction dont tout le monde – les consommateurs, les pairs – sont les agents. Le mécanisme de naming and shaming29 agit sur la honte plutôt que sur l’honneur ; il actionne le sentiment d’effroi des opinions des nations civilisées devant le spectacle de l’horreur, la peur que suscite chez les terriens le spectre du réseau criminel dans notre monde, la hantise des flux immaîtrisables. Cette peur des flux contaminés est peut-être plus profonde encore : elle mobilise la terreur archaïque d’être souillé par le crime (qui traduit l’idée d’un argent sale30). On le retrouve à l’¦uvre dans l’affaire Nike31 : le consommateur américain se sentira moralement atteint si ses enfants portent des chaussures qui sentent encore la sueur et parfois la mort de ceux qui les ont fabriquées. N’y voit-on pas un risque de contamination morale ? Le pirate quand il évolue dans la terre ferme est non seulement dangereux car il peut nous attaquer, nous piller mais il menace aussi moralement en polluant la finance, en ruinant le prestige éthique du capitalisme. Cette souillure parle particulièrement à un imaginaire puritain obsédé par la pureté (que signifie aussi pour lui la mer).

Désigner l’ennemi par des listes noires

L’ensemble de ce dispositif débouche sur la confection de listes : le listing est une technique ancienne, utilisée la première fois à propos de la Rhodésie en 1966 (l’État, déclaré paria, fut le premier à faire l’objet de sanctions non militaires) et progressivement étendue à des individus et à des organisations non étatiques. Elle connut un grand engouement après le 11 septembre 2001. Cette technique, qui a encore été utilisée lors du récent G20 de Londres, est aujourd’hui employée aussi bien dans la lutte contre le terrorisme que contre le blanchiment d’argent, voire dans la lutte contre la corruption. Elle a pour effet de bloquer les comptes bancaires de l’individu ou de l’organisation listée, de leur interdire de voyager (travel ban) et d’interdire bien sûr la vente d’armes, voire de rendre suspect tout commerce avec eux. L’enlistement est une manière d’isoler les pirates qui sont parmi nous en les identifiant, en les stigmatisant et surtout en les privant d’accès à la grande mer des échanges. Alors que la force du pirate était sa mobilité sans traces, la liste les identifie et rend leur compagnie subitement contagieuse.

L’objectif est de déconnecter les suspects et donc de les neutraliser : il est donc délibérément préventif ; d’où une certaine confusion, voire une mystification car la décision d’inscrire sur une liste ne requiert pas un niveau de preuve identique à celui qu’il faudrait pour condamner. Le listing appartient donc à ces mesures dites préventives qui consomment la peine avant même la condamnation – en dehors de tout procès ; prévention et peine s’entrechoquent jusqu’à ne faire plus qu’un en évacuant le moment de la justice32 (comme si la dureté des m¦urs de la mer continuait d’influencer cette forme de justice).

D’autant que la liste concerne non pas des actes mais des personnes, des entités non étatiques ou des États : comme pour les pirates, ce sont moins des actes que l’on cherche à réprimer que des bad guys que l’on veut neutraliser voire supprimer. La prévention tend à faire disparaître l’acte au bénéfice d’une essentialisation du terroriste, du gang ou de l’État maffieux qui contaminera tous ses actes. Le centre de gravité de cette logique n’est plus un repérage des actes mais un ciblage des personnes dans le but d’introduire une ségrégation entre les parias et les partenaires, à l’exclusion de toute position tierce.

Tous ces éléments mis bout à bout donnent à la régulation juridique contemporaine le tableau d’une extrême complexité : une banque française est ainsi assignée devant un tribunal de New York pour être restée en affaire avec une banque palestinienne inscrite unilatéralement sur la liste des organisations terroristes par l’État d’Israël. Tout s’y retrouve imbriqué : la mondialisation financière, le conflit israélo-palestinien, la compétence universelle. Voilà le paradoxe de la mondialisation : ce monde liquide nous offre ses horizons nouveaux mais c’est aussi un univers piégé ; nous n’avons jamais eu autant de possibilités et en même temps, le contrôle n’a jamais été aussi invasif.

L'expression est de Vandhana Shiva.

Zygmunt Bauman, la Vie liquide, trad. de l'anglais par Christophe Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2006.

Razmig Keucheyan, " Philosophie politique du pirate ", Critique, juin-juillet 2008, p. 460.

" Les premiers Grecs étaient tous pirates ", dit Montesquieu, De l'esprit des lois, XXI, chap. 7.

R. Keucheyan, " Philosophie politique du pirate ", art. cité, p. 469.

" Chaque fois, dit Carl Schmitt, qu'une nouvelle percée de forces historiques, qu'une nouvelle explosion d'énergies nouvelles font entrer de nouveaux pays et de nouvelles mers dans le champ visuel de la conscience humaine, les espaces de l'existence historique se déplacent également. De nouveaux critères apparaissent alors, de nouvelles sciences, de nouveaux ordres, des peuples qui naissent ou renaissent à la vie. Ce redéploiement peut être si profond et si subi qu'il modifie non seulement les dimensions et les échelles, l'horizon extérieur de l'homme, mais également la structure même de la notion d'espace. Et c'est là qu'on peut parler de ³révolution spatiale². Or, toute transformation historique importante implique le plus souvent une transformation de l'espace " (Carl Schmitt, Terre et mer. Un point de vue sur l'histoire mondiale, Paris, Éd. du Labyrinthe, 1985, postface de Julien Freund, p. 52, cité par Olivier Battistini, la Guerre du Péloponnèse. Thucydide d'Athènes, Paris, Ellipses, coll. " Les textes fondateurs ", 2002, p. 116-117).

Gérard de Villiers anticipe dans son dernier SAS -- Pirates ! -- l'alliance terrifiante entre les pirates somaliens et les talibans.

Virgile, Géorgiques, II, 460, cité par Carl Schmitt, le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, trad. de l'allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, introduction par Peter Haggenmacher, Paris, PUF, 2001, p. 48.

" Pirata minus delinquit, qui in mari delinquit " dit Alciat, juriste et humaniste italien, cité par Alberico Gentili (voir à ce propos : Carl Schmitt, le Nomos..., op. cit., p. 175).

Z. Bauman, la Vie liquide, op. cit., p. 8.

Sévane Garibian, " Hostes humani generis : les pirates vus par le droit ", Critique, op. cit., p. 474.

Comme le suggère le titre évocateur du célèbre juriste Donnedieu de Vabres, " De la piraterie au génocide... les nouvelles modalités de la répression universelle ", Mélanges Georges Ripert, Paris, LGDJ, 1950, cité par S. Garibian, " Hostes humani generis... ", art. cité, p. 472.

Razmig Keucheyan et Laurent Tessier, " Présentation. De la piraterie au piratage ", Critique, op. cit., p. 455.

Z. Bauman, la Vie liquide, op. cit., p. 17.

R. Keucheyan et L. Tessier, " Présentation. De la piraterie au piratage ", Critique, op. cit., p. 455.

John Christensen dans Le Monde du 25 mars 2009.

Angel Gurria, Le Monde du 5-6 avril 2009.

The New War. The Web (!)of Crime that Threatens America's Security, New York, Simon & Schuster, 1997, cité par Gilles Favarel-Garrigues, Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes, les Sentinelles de l'argent sale. Les banques aux prises avec l'antiblanchiment, Paris, La découverte, 2009, p. 36.

C'est ainsi que l'on désigne la pratique qui consiste à porter une affaire devant la juridiction qui est plus favorable.

La fraude fiscale avait partie liée avec la loyauté à un État : elle n'était donc pas en phase avec la mondialisation, du moins avant que la crise financière ne révèle l'ampleur du manque à gagner pour l'État.

Arrêt Filartiga v. Peña-Irala (2d circuit, 1980).

Arrêt Sosa v. Alvarez-Machain (2004).

Le registre métaphorique est commun : on parle de " fléau " pour la piraterie comme l'on dit d'une mer qu'elle est " infestée " de pirates.

G. Favarel-Garrigues, T. Godefroy et P. Lascoumes, les Sentinelles de l'argent sale..., op. cit., p. 277.

G. Favarel-Garrigues, T. Godefroy et P. Lascoumes, les Sentinelles de l'argent sale..., op. cit., p. 62.

C'est ainsi que s'appelle l'organe interministériel mis en place pour lutter contre le blanchiment d'argent en France.

Peter Hägel, " La lutte anti-blanchiment d'argent menée par l'Union européenne ", Questions pénales, 2003, XVI.4, p. 2.

C'est-à-dire les procédures d'alerte qui instituent des mécanismes d'informations anonymes et qui protègent ceux qui dénoncent.

Qui consiste à désigner nommément à l'opprobre public.

Si, comme le propose Ricoeur, cet imaginaire de la souillure est premier, il n'est pas étonnant qu'il soit le plus consensuel (Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité), Paris, Le Seuil, coll. " Point essais ", 2009, p. 229 sqq.).

Le géant américain a dû transiger avec une organisation de droits de l'homme afin d'éviter une condamnation pour avoir caché aux consommateurs que certains de ses sous-traitants employaient des enfants.

Une récente décision de la Cour de justice de Luxembourg a invalidé l'inscription sur une liste à la demande du Conseil de sécurité d'un ressortissant saoudien au motif que cette inscription avait été faite au mépris des droits de la défense (arrêt Kadi du 3 septembre 2008).

Published 18 September 2009
Original in French
First published by Esprit 7/2009

Contributed by Esprit © Antoine Garapon / Esprit / Eurozine

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