Traductions bibliques opposées

Il est difficile de traduire la Bible. L’Ancien Testament est écrit en hébreu ancien or la langue hébraïque ne comporte pas de voyelles et elle comprend peu de mots par rapport à nos langues, si bien que la polysémie y est très importante, avec bon nombre d’énantiosèmes, c’est-à-dire de mots comportant la coprésence de sens opposés. En outre le système des temps verbaux est très complexe et ne comporte pas de présent, ni de passé ni de futur. C’est la langue de l’éternité en quelque sorte. Par exemple le tétragramme JHWH qui est le nom de Dieu peut signifier ” Je suis ” ou ” je serai “, et donc il peut vouloir dire aussi ” je deviens “. Quant au Nouveau Testament, il est en grec, avec des passages araméens, et rapporte des paroles araméennes supposées avoir été prononcées quelques décennies auparavant puisque ” Jésus parlait araméen “, pour reprendre le titre de Edelmann. Or le grec ancien comporte aussi des énantiosèmes, bien que ce soit en moins grand nombre qu’en hébreu. Il semble que plus une langue est ancienne, plus elle comporte d’énantiosèmes. Et l’araméen est une langue sémitique encore plus ancienne que la langue hébraïque, qui en dérive. En outre le texte biblique est poétique – et l’on connaît les difficultés de traduction dans ce domaine – qui procède par ellipses, anagrammes, métathèses, allitérations et jeux de mots. Par exemple, le verset où Jean-Baptiste dit que de ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham (Matthieu 3 : 9) est fondé sur la paronymie entre banim et abanim qui signifient respectivement ” enfants ” et ” pierres ” (Northrop Frye, 1984 : 100).

L’arbre de la connaissance de la Genèse est mal compris, selon l’exégète André LaCocque, car la traduction habituelle de Genèse 3 : 22 dit que ” l’homme est devenu comme un dieu pour avoir mangé du fruit “. Or le texte signifie : ” L’homme était (hayah) comme l’un d’entre nous “, ce qui est confirmé par la deuxième partie du verset ” mais maintenant ” (we-`attah) il a mangé du fruit (Penser la Bible, p. 41). Donc l’arbre de la connaissance est un leurre présenté par le serpent qui eut pour effet de réduire et fausser la connaissance divine qu’Adam et Ève avaient précédemment. Leurs yeux s’ouvrirent, mais sur une interprétation erronée, toujours selon LaCocque (ibidem. p. 37). C’est donc à l’arbre de la méconnaissance que les humains ont goûté, perdant la capacité divine de voir harmonieusement la réunion des contraires. Cela explique pourquoi le serpent, Satan, est qualifié de menteur : non seulement il dit à Ève qu’ils ne mourront pas en mangeant du fruit, mais il promet une lucidité qu’ils vont perdre. Cela éclaire également la suite du texte biblique, selon laquelle Dieu se réjouit que les humains n’aient pas aussi mangé de l’arbre de vie : ce serait pour ne pas perpétuer cette confusion (ibidem. p. 40). Quoi qu’il en soit, le texte hébraïque suscite deux interprétations totalement opposées, ce qui met en évidence l’ambivalence du verset, voire la puissance verbale de Satan, qui trompe jusqu’aux traducteurs chevronnés et devient ainsi l’exact symétrique inversé du Christ : le verbe efficace dans le mensonge.

Dans un article intitulé ” Les traductions : résistance des écrits, insistance du désir “, Marie Balmary1 s’interroge sur les oppositions des traductions bibliques, qui concernent surtout la parole divine. Celles-ci surgissent comme de nouveaux paradoxes superposés aux premiers par des lectures antagonistes.

Marie Balmary remet en question la traduction du verbe ” racheter ” qui signifie aussi ” délivrer “, ” délier “. Quand le Créateur veut racheter son peuple en esclavage en Égypte, il s’agit de le libérer. Et quand Jésus s’efforce de racheter les humains du péché, il s’agit aussi de les libérer. Mais le mot araméen traduit par ” péché ” signifie ” erreur “, qui éloigne de la vérité, et non une violation d’interdits (Edelmann, 2000 : 66-67). Le mot lytron en grec dérive de lyö, ” détacher “, ” libérer “, ” délier ” : il concerne une délivrance et non une rançon (ibidem p. 68). Une interprétation du rachat avec le sang du Christ en guise de rançon, adjointe au gauchissement des Écritures dénoncée par Meschonnic, conduit à établir un lien qui n’est pas dans le texte biblique : Dieu aurait voulu le sacrifice de son Fils pour sauver le genre humain. Pourquoi diable un dieu d’amour voudrait-il faire assassiner son fils ? En fait, Jésus a été crucifié parce qu’il dérangeait. L’idée surajoutée au texte révèle un fantasme de meurtre du père sur l’enfant ou inversement un fantasme de parricide, puisque les fantaisies issues de l’Inconscient sont souvent inversées. Et le sacrifice humain interdit par Dieu (Balmary, 1986), notamment dans l’histoire d’Abraham, lui est ainsi attribué par fantasme oedipien. Freud utilise ce fantasme, qui confirme sa théorie du désir oedipien, pour en déduire qu’il y a eu meurtre à l’origine (1920). Mais peut-être a-t-il le même fantasme de parricide ?

L’objectif de libération revient souvent dans le texte biblique. Même la loi du sabbat comporte une interdiction d’exercer la contrainte sur autrui, une demande de libérer cette oppression. Si l’esclavage est aboli, la manipulation d’autrui et la contrainte continuent de faire des ravages. Cet aspect de libéra¬tion respectueuse reste le plus souvent occulté : le désir humain reste limité à celui de dévoration d’autrui. Et les groupes religieux, bien qu’ils s’efforcent de conjuguer les efforts spirituels, risquent toujours de se souder sur des rites et des lois jusqu’à vouloir imposer leur vérité sans respect de la littérarité du texte qui va de pair avec une lecture plurielle et non littérale. Comme chacun le sait, cela mène aux guerres de religion, un contresens révélateur de l’agressivité humaine. D’ailleurs le mot hébreu shabbaot pourrait correspondre à shabbatot avec la suppression d’un t signifier ” sabbats ” ou éventuellement ” le dieu des sabbats “, mais nullement ” l’Éternel des armées ” qui figure dans les traductions comme un renversement de l’amour en haine meurtrière préconisée. Le mot shabbat signifie ” la paix en soi “. Il y a même un passage très clair de l’Ancien Testament qui recommande aux combattants de rentrer chez eux de peur de mourir, pour honorer leurs femmes ou pendre la crémaillère (Deut. 20, 5-8). Il est négligé ou pris au pied de la lettre. Quand Dieu promet une terre à ses protégés en assurant qu’il va effrayer ses habitants pour les faire fuir, les hommes en déduisent qu’ils doivent procéder à un massacre. Même le rabbin médiéval Maïmonide, dont la recherche biblique est pleine d’intérêt et qui opère un travail de linguiste remarquable, finit par utiliser le verset selon lequel le châtiment de ceux qui haïssent Dieu se répercutera jusqu’à la quatrième génération (Exode 20 : 5) comme un ordre de massacrer la descendance des idolâtres. Lui qui est si attentif au texte ne se préoccupe pas de la contradiction de cette interprétation avec ” tu ne tueras pas “. C’est une déformation du sens qui révèle une agressivité meurtrière. Elle est si générale que Maïmonide lui-même n’y échappe pas, alors qu’il a décelé de nombreux sens symboliques. D’autre part si l’amour de Dieu s’interprète comme l’accord avec le soi profond, divin, le châtiment qui se répercute jusqu’à la quatrième génération peut être compris comme une souffrance dans la manière d’être qui influe sur la descendance. Ainsi l’incapacité à unifier les parties de soi-même et à développer une attitude d’éveil nuisent à l’équilibre et se propagent sur les générations suivantes.

La parole biblique abonde en paradoxes qui sont rejetés parce qu’ils déstabilisent, mais des ébranlements successifs sont nécessaires à toute évolution, qu’elle soit d’ordre intellectuel, psychologique ou spirituel. Par ailleurs, si les paroles à méditer sont contournées, les lois sont réclamées des humains. Jéthro, le beau-père de Moïse, lui conseille de donner des lois au peuple infantile pour qu’il cesse de lui faire appel jusqu’à l’épuiser (Exode 18 : 13-24) et les hommes réclament des commandements de Jésus : ils ne cessent de lui demander ce qu’ils doivent faire. Quand Jésus recommande l’amour du prochain, il ne donne pas de nouvelle loi, car ce conseil était déjà dans le Lévitique (19 : 18) de l’Ancien Testament, qu’il cite. Il va jusqu’à dire que ” l’homme est maître du sabbat “. Et l’évangile de Thomas comporte un passage expliquant qu’il ne veut pas donner de nouvelle loi parce que les hommes risqueraient de s’en rendre esclaves. Un autre passage de ce même évangile incite à la connaissance de soi : ” celui qui se trouvera soi-même, le monde ne sera pas digne de lui “.2 Mais cet idéal d’éveil est masqué par la rigidité et une abdication face à la liberté : le devoir de ressembler à des enfants ne correspond pas nécessairement à l’absence d’autonomie et la soumission aveugle, mais bien plutôt à la curiosité en éveil et la capacité à évoluer. C’est donc un infantilisme regrettable que traduit la recherche apeurée de préceptes : la liberté effraie, comme le montrent les traductions opposées mises en évidence par Leloup.

Il explique en effet (2000 : 134) que la parole christique traduite ” Qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi ” peut se comprendre de manière inverse. D’abord le mot stauros traduit par ” croix ” signifie en grec ” se tenir debout “. Il en conclut que prendre sa croix n’est pas subir sa vie et souffrir mais au contraire y faire face en être libre. Par ailleurs la phrase comporte une seule négation, qui ne peut s’appliquer à ” prendre la croix ” et ” suivre ” mais seulement à ” prendre la croix “, selon Leloup. Dans ce cas, la phrase devient : ” celui qui ne tient pas debout tout seul et me suit n’est pas digne de moi “, ou plus exactement ” n’a pas de poids propre “. En quelque sorte, il s’agit de devenir autonome et libre, sans modèle. C’est l’inverse de la soumission aveugle. Il s’agit alors de répondre à son propre désir et non au désir de l’autre.

Ce serait donc l’infantilisme humain qui conduirait à recevoir des règles contraignantes au lieu d’une incitation à l’éveil spirituel. Par ailleurs, le masochisme mène à une lecture erronée de la parole christique selon laquelle, frappé sur la joue droite, il convient de ” tendre la joue gauche ” : Marie Balmary explique que le verbe signifie ” trouve une autre ” et le comprend comme le devoir de trouver une autre solution que la violence. D’ailleurs Jésus, quand on le frappe, ne tend pas la joue gauche mais répond par la question ” pourquoi me frappes-tu ? “. Néanmoins une autre interprétation de ce passage est possible. Car l’expression précitée apparaît dans le livre des ” Lamentations ” sous cette forme (III, 26, 31) :

” Il est bon d’avoir espoir et se taire
dans le secours de mon Seigneur
[…]
Donnera dans la poussière sa bouche
peut-être il est un espoir
[…]
Donnera à qui le frappe une joue sera gavé
d’affront
[…]
Puisque ne repoussera pas pour l’éternité
mon Seigneur “3

Le rapprochement entre les deux passages incite à voir dans l’expression ” donnera à qui le frappe une joue ” une exhortation à l’espoir quelles que soient les avanies subies. L’espérance est le contraire de la résignation à la souffrance. Finalement, la Bible ne propose absolument pas la résignation ni la docilité moutonnière, bien au contraire : elle est un appel au développement et à l’excellence. La parabole du pasteur qui fait paître ses brebis a pu induire en erreur à cause des connotations du mot ” mouton ” et de l’adjectif moderne ” moutonnier ” qui évoque l’instinct grégaire, mais elle concerne plus vraisemblablement la douceur que la soumission, et plus encore la nourriture spirituelle, de même que le pain de vie. L’obéissance requise serait une adhérence à un désir absolu d’épanouissement.

Enfin, le paradoxe le plus regrettable se situe dans la réception contradictoire du décalogue. D’abord il s’agit de dix ” paroles ” (Exode 20 : 1) et non de dix ” commandements “, ce dernier terme révélant une tendance à rechercher l’oppression, à vouloir la règle contraignante qui impose un devoir ou une interdiction. Ensuite la première de ces paroles (tu ne feras pas de statue ni d’image pour ne pas te prosterner devant) n’est pas respectée par ceux qui se prosternent devant les statues ou les icônes qu’ils fabriquent. Il est remarquablement paradoxal de s’investir dans la religion en faisant exactement le contraire de ce qui est considéré comme un commandement divin, comme s’il s’agissait de braver le père en feignant de se soumettre à lui. Freud a observé l’avantage de ne pas fabriquer de statue : cela mène à ” l’abstraction pure ” (1939 ; 1980 p. 17) et au développement verbal. Et la dernière parole du décalogue (” tu ne convoiteras pas […] “) lui ressemble en ce que le détournement de la convoitise conduit à la sublimation, mais cette dixième parole est souvent négligée, y compris par les religions qui observent la première ; nos sociétés de consommation incitent à la convoitise et conduisent à s’engluer dans la recherche du concret. En revanche, le détachement du réel est primordial dans le Véda des yogi et le Tao Te King de Lao-Tseu. On peut même penser qu’un schizophrène ne serait pas vu comme tel chez les yogi ou les bouddhistes. C’est que le point de vue sur ce qui est dit ” normal “, graphiquement représenté par la courbe de Gauss, dépend des anomalies d’une société.

L’exhortation au développement verbal apparaît dès la Genèse car l’expression traduite par ” multipliez-vous ” signifie ” portez du fruit “, avec la polysémie que cela comporte : il s’agit peut-être de reproduction, mais aussi et surtout de produire une parole de qualité puisque le mot ” fruit ” connote la parole dans de nombreux passages bibliques. Une lecture attentive s’impose, au plus haut degré de sublimation, faute de laquelle un vague essai de méditation des textes risque de se limiter à l’interprétation littérale, voire de provoquer le fourvoie¬ment. L’effet le plus efficace des paradoxes bibliques consiste à requérir un investissement total, à proposer un festin de paroles dans un état d’éveil maximal : c’est un appel à la sublimation.
L’exhortation à l’éveil revient comme un leitmotiv à travers tout le texte biblique (Proverbes 4 : 7), y compris dans les Évangiles apocryphes. La parole est cruciale et révèle le tréfonds de l’être (Luc 6 : 44-45) : vérité ou mensonge, consolation ou cruauté ; elle peut même éventuellement manifester le degré d’éveil. Elle est le fruit à développer et sur lequel est prévu le jugement divin (Matthieu 12 : 37). Si la racine des justes donne du fruit (Proverbes 12 : 12), c’est qu’ils sont solidement établis sur leurs propres fondements. Et ces fondements sont en rapport avec l’éveil. De nombreux récits bibliques le laissent entendre, par exemple celui de 1 Rois 13 : un prophète accomplit un jeûne à la demande divine, puis s’en détourne parce qu’un autre prophète prétend que Dieu lui a demandé de lui offrir un repas. Le prophète dévoué se fait tuer par un lion sur le chemin du retour, ce qui peut ressembler à un châtiment divin disproportionné.

Mais ce peut être une mise en garde symbolique contre la crédulité envers la pa¬role d’autrui, un appel à l’autonomie, au discernement et à la nécessité de vivre en fonction de ses propres convictions. La méfiance n’est-elle pas une forme d’éveil ? La vigilance est d’ailleurs indispensable à la philosophie, comme l’explique Étienne Souriau (1955 : 13).

Mircea Eliade analyse les paradoxes des textes sacrés du tantrisme comme une destruction du système de référence habituelle : cela conduit à briser l’uni¬vers profane pour accéder à un univers spirituel et mystique qui nécessite de se détacher du monde (1975 : 251) : les paradoxes favoriseraient un changement de registre. Par certains aspects, ses propos sur le yoga rejoignent les textes évangéliques. D’abord le terme yoga vient de yuj qui signifie ” atteler, mettre au joug ” et ” joindre, ajuster “.4 L’adepte du yoga, le yogin, est celui qui maîtrise ses sens et sa pensée pour se concentrer, en opposition avec la dispersion caractéristique du monde habituel. L’expression christique ” mon joug est léger ” se rapprocherait de cet idéal d’éveil à la spiritualité. Le texte évangélique le plus paradoxal et le plus riche est certainement l’évangile apocryphe de Thomas. Il semble que l’incrédulité de Thomas, qui voulait vérifier par lui-même la présence de Jésus, ait été interprétée à tort en sa défaveur, cela étant renforcé par la plaisanterie ” Je suis comme Thomas, je ne crois que ce que je vois “. Ce n’est pas une foi aveugle qui est suggérée par les textes bibliques, mais une recherche personnelle attentive. Les paradoxes bibliques sont bien souvent refusés pour être remplacés par une interprétation parfois univoque et appauvrissante du texte. Ils peuvent pourtant constituer une incitation à se hisser au sens en fournissant des efforts (Edelmann, 2000 : 20).

Le gauchissement des traductions, que déplore à juste titre Meschonnic, va souvent de pair avec un établissement forcé de l’adéquation entre les deux testaments, l’Ancien et le Nouveau, ce qui masque leur véritable lien : celui de l’incitation à l’éveil. En outre, cette altération concerne également les passages qui dérangent : l’être humain tend à prélever ce qu’il veut ou peut accepter et renie ce qu’il trouve inadmissible, de même qu’il rejette dans l’Inconscient ce qui est vécu de manière traumatisante. On ne peut en vouloir aux traducteurs cependant, car la tâche se révèle difficile : la langue hébraïque est polysémique au plus haut point et la tendance à rechercher l’apaisement s’avère universelle.

Conclusion

Le mot sacré est ambivalent, ce que disait Abel à juste titre : il signifie à la fois ” saint ” et ” maudit ” (article de 1884 sur les ” sens opposés des mots pri¬mitifs “, reproduit par Freud, notamment dans L’inquiétante étrangeté). Le mot hébraïque traduit par ” saint ” signifie ” à part “, ” remarquable ” et dévoué à Dieu. Le ” maudit ” est celui sur lequel est prononcé une malédiction divine, une parole qui le damne et donc l’éloigne de Dieu. S’il est étonnant de voir présents dans le même mot ces deux sens opposés de proximité particulière avec l’Éternel ou d’éloignement maximal par rapport à lui, il est plus étonnant encore de constater à quel point tout ce qui touche au sacré est marqué d’ambivalence, et ce dans toutes les religions.

Si l’hébreu ancien et l’araméen se prêtent à des interprétations opposées, cela tient essentiellement à l’énantiosémie de la langue, c’est-à-dire la coprésence de sens opposés. Elle reflète l’ambivalence qui caractérise notre psychisme, à savoir la coprésence de sentiments opposés tels que l’amour et la haine ou de tendances opposées telles que la pulsion de vie et la pulsion de mort.5 Cette assertion se fonde sur une intuition géniale de Freud, qui a pris connaissance en 1909 de l’article sur les sens opposés des mots primitifs du linguiste Carl Abel (de 1884).

Freud associe les manifestations du rêve, où ” les oppositions sont contractées en une seule unité ” (1933 : 51), aux mots d’égyptien ancien décrits par Abel, qui désignent un signifié et son contraire. Outre ces mots à sens opposés, l’égyptien ancien présente d’autres anomalies intéressantes, d’une part celle des mots composés du type ” jeune-vieux “, ” grand-petit “, etc., et d’autre part celle de l’inversion phonique, qu’on appelle ” métathèse ” : apparemment, ” les mots peuvent inverser aussi bien leur phonie que leur sens “, observe Carl Abel.

Ultérieurement, Jacques Lacan s’est intéressé à ce problème et il a fait appel à Emile Benveniste pour écrire un article sur ce sujet. Contrairement à ce qu’espérait le psychanalyste, Benveniste critique violemment les découvertes d’Abel et restreint l’influence du psychisme à des domaines bien spécifiques : selon lui, ” Freud a jeté des lumières décisives sur l’activité verbale telle qu’elle se révèle dans ses défaillances, dans ses aspects de jeu, dans sa libre divagation quand le pouvoir de censure est suspendu. ” Voilà qui est clair : selon Benveniste, le langage normalisé, scientifique et raisonnable n’a rien à voir avec l’Inconscient. Il n’admet pas être contaminé par lui. Il reconnaît l’influence des forces psychiques profondes dans le mythe et le rêve, le style, les figures de rhétorique et plus particulièrement l’ellipse. C’est contradictoire car chaque ouvrage de linguistique s’imprime d’un style personnel et regorge de figures de style. Benveniste s’est donc montré injuste envers Abel, peut-être par réticence à l’égard de la psychanalyse, peut-être par agacement envers les théories de Lacan. L’ennui est que sa notoriété incite à le croire sur parole. Mais il a tort sur ce point. Car les travaux psychanalytiques et linguistiques qui ont vu le jour depuis un siècle confirment l’intuition de Freud : l’ambivalence psychique se manifeste dans la langue par la coprésence de sens opposés.

Références

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Benveniste, Émile, (1ère éd. 1966 ; 1974), Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard
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La Bible, 2000 ans de lecture, (2003), p. 48-55

Évangiles apocryphes chrétiens (1997, Gallimard, La Pléïade, t. I, 1784 p.)

Traduction Meschonnic, " Comme ou les Lamentations " (in Les cinq Rouleaux, (1970 ; 1986), p. 110)

Filliozat Jean, L'Inde classique, cité par Edelmann (2000 : 178)

Voir ma thèse " Ambivalence et énantiosémie ", soutenue en juin 2009, à paraître (probablement sous le titre Enantiosémie chez Lambert-Lucas).

Published 10 November 2010
Original in French
First published by Sens Public 13-14 (2010)

Contributed by Sens Public © Josette Larue-Tondeur / Eurozine

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