Questions a Ernst Nolte

Ernst Nolte, l’historien èminent et controversé, parle dans cet
interview de son oeuvre et présente son avis du vingtième siècle comme “guerre des idéologies”.

Thomas Roman: Tout d’abord, pouvez-vous nous parler de votre parcours? Quelles ont été les oeuvres et les pensées qui ont influencé la vôtre? Quels ont été vos tout premiers travaux de recherche? Quelle unité donnez-vous à votre oeuvre? Pourquoi cet intérêt pour les conflits idéologiques du XX siècle?

Ernst Nolte: C’est une question de vie, d’enfance. J’avais sept ans en 1930, au temps de Weimar. C’était l’année où j’écrivis mon premier petit livre, comme un enfant qui écrit des livres. Mais c’était un sujet sérieux. J’avais vu dans quelque salle d’attente de médecin, une copie d’une revue soviétique, dans une revue allemande, des fac simile, avec une attaque très véhémente contre l’Eglise catholique. Comme mes parents et toute ma famille étaient bien catholiques, j’étais consterné et plein de fureur, si l’on peut dire pour un petit enfant. Alors, je m’assis, je pris la table et écrivis un petit livre de quelques pages sur le danger du bolchevisme. Il s’agissait d’un danger confessionnel, idéologique pour l’Eglise, non pour les capitalistes, mais c’est ce que je sentis. Ca vous montre que ma première rencontre avec le communisme survint très tôt!

Peu de temps après eut lieu une seconde rencontre, celle avec le national-socialisme. Dans l’endroit où j’étais enfant, dans la Ruhr, une ville petite mais très industrielle où les communistes et les nationaux-socialistes étaient les deux partis les plus forts, je pus voir, dès avant la prise du pouvoir, ces deux partis interagir, se menacer etc. J’ai donc grandi dans une atmosphère de controverses idéologiques et politiques. En 1933, à dix ans, je suis entré au Gymnase, l’école nazie, mais durant ma scolarité, je n’ai pas trop souffert de pressions nationales-socialistes. C’était une petite ville où il y avait encore des professeurs qui n’étaient pas trop fanatisés.

Ce qu’il est important de préciser ensuite, c’est qu’à la différence de tous mes camarades, je ne fus pas un membre de l’armée allemande parce que j’avais une fourche à la main, un handicap de naissance. Les militaires ne pouvaient pas utiliser des gens comme moi, ce qui me permit d’étudier pendant la guerre à un moment où ceux qui le pouvaient étaient peu nombreux. Et j’ai étudié la philosophie, d’abord à Berlin avec Nicolai Hartmann qui était assez connu en ce temps, puis à Fribourg avec Martin Heidegger qui fit la plus grande impression sur moi. L’idée était que je serais son doctorant, que je ferais mon doctorat avec lui sur un thème des temps antiques, Plotin. Mais la fin de la guerre ne rendit pas cela possible. Je dus retourner chez moi et Heidegger ne revint pas à l’université parce qu’il était pour ainsi dire damné, condamné comme un sympathisant du nazisme. Ce n’est seulement qu’en 1950 que je pus retourner à Fribourg mais Heidegger n’était plus incliné à diriger une thèse. Il était déjà professeur émérite et ne voulait plus avoir d’étudiant normal. Je fus alors dirigé par Eugen Finkl.

Ensuite, pendant dix ans, je fus professeur dans un lycée à Bonn. Il s’agissait de l’école où étudiaient des enfants d’ambassadeurs et d’administrateurs. Pendant cette décennie, je pris l’initiative d’écrire un livre, sans doute mon plus connu, le Fascisme dans son époque (3 tomes, Paris, Julliard, 1970) et je le publiais en 1963. C’était une chose qui aujourd’hui ne serait plus possible parce que les professeurs d’écoles supérieures ont tant à faire, ont tant d’offices. Mon époque fut un temps heureux pour ainsi dire, de sorte que je pus écrire ce livre assez volumineux en deux ou trois ans, avec une méthode qui était surprenante. Hitler n’était pas mon seul sujet d’étude; Mussolini l’était aussi, de même que Charles Maurras et l’Action française. C’était un rapprochement alors singulier que cette méthode comparative qui est extra-scientifique parce que la science est toujours plus étroite et compartimentée. Ce travail, non situé dans un cadre universitaire, fut un succès qui me permit d’être nommé professeur à Marburg.

Le Fascisme dans son époque reste mon oeuvre initiale. Toutes les oeuvres suivantes ont pris leur départ de ce point. J’avais un cercle d’étude étroit pour ainsi dire mais un cercle non étroit au sens de spécialisation de la science. Je le transgressai un peu en l’agrandissant toujours plus, d’abord à l’Allemagne de la Guerre froide, puis au marxisme et à la révolution industrielle, à la Guerre civile européenne enfin. Après, quand je fus professeur émérite, je me suis redirigé vers la philosophie mais une philosophie politique. J’ai alors écrit sur Nietzsche, Heidegger etc. Somme toute, c’est une oeuvre assez large.

TR: Vous défendez une historiographie que vous appelez “histoire des idéologies”. Dans ce cadre épistémologique, vous avez défini, je vous cite, une méthode “historico-génétique”. Pouvez-vous nous présenter plus précisément cette approche et nous dire en quoi elle se distingue de ce que l’on appelle l’histoire des idées?

EN: Les objets de l’histoire des idées sont des penseurs. Les objets de mon histoire des idéologies sont des faiseurs, les démagogues devenus hommes d’Etat mais qui tous sont très marqués par l’idéologie. Hitler l’est certainement, Maurras aussi. Mussolini l’a longtemps été mais avec un développement très intéressant d’un socialisme normal au fascisme.

Pour ce qui est de l’approche “historico-génétique”: ces deux grands mouvements, ces deux régimes totalitaires qui ont retenu l’attention depuis de nombreuses années sont normalement vus comme deux parallèles. Je les ai vus comme un phénomène originel et un phénomène dérivatif. Le fascisme de Mussolini et le fascisme d’Hitler, que j’appelle un “fascisme radical”, se dirigeaient premièrement contre l’ennemi qu’était le marxisme. Hitler voulait comprendre ce phénomène qui le troublait parce que 40% de la population allemande étaient adhérents au marxisme direct ou atténué (les libéraux sont des marxistes atténués pour Hitler). Quelle est la raison de cette adhésion? Hitler a trouvé sa clé d’explication dans les Juifs. Le vrai problème qui provoquait la fureur d’Hitler n’était pas les Juifs en tant que tels mais ce grand mouvement mondial qui menaçait de détruire l’identité allemande. Hitler était naturellement un nationaliste; il n’était pas seulement un antimarxiste. C’était un nationaliste radical antimarxiste.

Chacun sait son succès. Mais ce régime national-socialiste était une opposition imitative. Le marxisme était vraiment l’ennemi. L’antibolchevisme n’était pas, comme certains le pensent, un simple thème rhétorique, une façon de parler. Mon opinion est que l’antibolchevisme était authentique, que c’était quelque chose d’essentiel, d’originel dans le national-socialisme, pour plusieurs raisons. Hitler était raciste, naturellement, parce qu’il était un nationaliste extrémisé. Il croyait que l’Allemagne était menacée par ce courant international. Il voulait défendre la nation allemande mais il ne pouvait faire cela sans développer un certain internationalisme lui-même. C’est cette imitation qui fait du nazisme quelque chose de similaire au phénomène originel. C’est ce qui est intéressant. Ce fut mon effort d’interpréter cela, de démontrer qu’Hitler était un penseur en ce sens qu’il développa une pensée, certes très simple, qu’il y a une menace à la culture allemande, que cette menace dérive de l’histoire mais surtout des Juifs etc.

Le Fascisme dans son époque s’intéresse aussi à d’autres mouvements analogues, et notamment à l’Action française. L’opinion la mieux partagée veut qu’il s’agisse de deux phénomènes très différents. Ma thèse est que Maurras, pour ainsi dire, était un Hitler plus profond et moins unilatéral. Maurras voit les Juifs, les étrangers, les protestants etc., comme une troupe d’ennemis. Pour Hitler, il n’y a que les Juifs comme origines du marxisme. C’était l’idée de ce premier livre qui est une histoire des idéologies et non des idées, c’est-à-dire de mouvements déterminés par des idées. En ce sens, je me considère comme un historien des idéologies. Ceci dit L’Allemagne et la Guerre froide (non publié en France) offre plus les traits d’une historiographie normale. Ce travail se concentre en effet moins sur les idées. Marxisme et révolution industrielle (non publié en France) relève plus de l’histoire des idéologies mais d’une idéologie qui n’est pas sans relation avec la réalité. Le marxisme avait d’ailleurs une grande affinité avec la réalité, sans quoi il n’eût pas connu un tel succès dans le mouvement ouvrier international. La Guerre civile européenne (Paris, Editions des Syrtes, 2000) fut l’oeuvre finale de mon parcours d’historien des idéologies. Ensuite, je suis revenu à l’histoire des idées, avec des sujets comme Heidegger ou Nietzsche (Nietzsche, le champ de Bataille, Paris, Bartillat, 2000) et la question de la pensée historique au XX siècle.

TR: Votre oeuvre propose une vue d’ensemble de l’histoire du XX siècle, autour de cette idée de guerre idéologique. Cette vision repose plus sur l’interprétation que sur la description à proprement parler, même si la première doit toujours se nourrir de la seconde. On a dès lors l’impression que votre oeuvre relève plus de la philosophie de l’histoire que de l’histoire elle-même? Horst Möller, directeur de l’Institut d’Histoire Contemporaine en Allemagne, vous définit d’ailleurs comme “le seul philosophe de l’histoire parmi les historiens et le seul historien parmi les philosophes de l’histoire”? Acceptez-vous cette définition? Comment vous situez-vous?

EN: Oui, c’est un peu exagéré mais ce n’est pas faux. C’est vrai, c’est toujours l’interprétation qui m’a intéressé et non tant les processus de décisions des hommes politiques. Ma conviction est que l’idéologie est une force centrale pour certains. Il y a certes des politiciens pour lesquels elle reste un prétexte, un moyen de propagande. Pas dans le cas de Hitler. Maurras aussi était un idéologue acharné.

TR: Vous ouvrez votre deuxième cours ou chapitre du présent essai en insistant bien sur ce que la grande question relative au nazisme est celle d’une spécificité allemande conduisant directement à la Shoah. Comment vous inscrivez-vous et vous situez-vous dans ce débat autour de la “voie particulière” (Sonderweg)?

EN: Le commencement de mon oeuvre était une sorte de révisionnisme en relation à cette thèse bien connue. Mon idée est que dans la première moitié du XX siècle il n’y a pas de régime ou mouvements proprement nationaux mais que ce que nous appelons aujourd’hui globalisation avait déjà commencé au XIX siècle. La révolution industrielle est une première globalisation. Ainsi, nous devons interpréter aussi le national-socialisme dans le contexte de cette globalisation, ce que j’ai fait.

TR: Vous dites d’ailleurs que les Allemands actuels se sentent moins coupables que les non-Allemands ne cherchent à les culpabiliser. Vous distinguez la culpabilité, qui ne peut-être selon vous que le fait de l’individu, de la responsabilité qui peut être celle, historique, d’un peuple. Qu’en est-il aujourd’hui, d’après vous, dans la société allemande?

EN: Tout à fait. L’idée d’une culpabilité collective, je la rejette comme la plupart des historiens mais j’accepte le concept de responsabilité. Je définis le national-socialisme comme un “fascisme radical”. Il n’est pas mis sur le même niveau que le fascisme italien car il y a une différence essentielle. Il est une sorte d’équation différenciée: les deux fascismes sont tous les deux ensembles anti-communistes mais la différence est dans l’attention prépondérante voire exclusive contre les Juifs en Allemagne. On ne la trouve pas en Italie même s’il y avait des expressions d’antisémitisme. Pendant la Première Guerre Mondiale, Mussolini a dit que les Juifs allemands s’étaient rendus maîtres à Moscou car Zinoviev avait un patronyme allemand, etc. Mais ce n’était pas le coeur de l’idéologie italienne. C’était par contre celui de l’idéologie nationale-socialiste en Allemagne.

TR: Peut-on proposer facilement une histoire du XX siècle? Vous semblez dire dans le présent essai que rien n’est plus difficile que cela? Pourquoi?

EN: Cela dépend de ce que l’on entend par histoire globale. Si l’histoire du XX siècle doit nommer tous les personnages, toutes les tendances, tous les pays, nous aurions une encyclopédie de beaucoup de volumes et elle serait encore insuffisante. Il me semble qu’il faut donc prendre l’essentiel et je crois que l’essentiel de l’histoire européenne de la première moitié du XX siècle est un combat, un clash entre deux phénomènes, deux mouvements et régimes extrêmes: le bolchevisme et le national-socialisme. Il parut un temps qu’il ne furent que deux parallèles sans relation l’un avec l’autre. J’ai toujours pensé que l’un était plus original que l’autre, que l’autre développa une hostilité imitative. Si on écrit l’histoire du premier XX siècle en dirigeant l’attention sur ces deux piliers qui entourent la masse des détails historiques, celle-ci peut être négligée. L’essence est la lutte de ces deux mouvements. C’est ce qui m’a intéressé.

S’il y a une histoire compréhensive du XX siècle, cela ne peut être fait par l’addition des faits mais par la sélection des mouvements les plus importants.

Pour ce qui est de la seconde moitié du XX siècle, et c’est le sujet de mon ouvrage l’Allemagne et la Guerre froide, la lutte qui devait être la première d’après les marxistes, entre mouvement ouvrier et capitalisme, avait été pour ainsi dire oubliée dans le première moitié. En effet, par le phénomène fasciste, les communistes se définissaient alors plus volontiers comme antifascistes. Ce fut différent ensuite mais dans une certaine continuité à mon avis.

TR: Parmi les grands historiens qui ont proposé récemment une interprétation de cette histoire, vous citez Eric Hobsbawm en disant qu’il y aurait bien des choses à dire de cet historien et de son oeuvre? Qu’en est-il?

EN: Eric Hobsbawm est un historien très important mais c’est aussi un marxiste et durant toute sa vie il s’est attelé à écrire l’histoire de ce point de vue. Après l’effondrement de 1989-1991, il a changé d’avis mais seulement à certains égards. Son oeuvre la plus connue, l’age des extrêmes (Paris, Complexe, 1999), pourrait apparaître comme une version de la théorie du totalitarisme si vous comprenez “extrêmes” comme “phénomènes totalitaires”. Mais ce n’est pas vrai. Pour Hobsbawm, le capitalisme aussi est un extrême et il y en a d’autres. Il considère aussi le communisme ou, comme il dit, le stalinisme, comme un phénomène extrême. Mais c’est à toutes les manifestations de l’extrémisme qu’il consacre son étude.

Mon oeuvre est beaucoup plus abstraite et moins soumise à un effort de totalité empirique. Elle est plus dirigée vers les traits essentiels. Mais l’oeuvre de Hobsbawm est naturellement très importante, tout comme celle de François Furet.

TR: Vous définissez le fascisme comme un phénomène proprement européen et vous dites que l’enfermer dans des limites nationales, italiennes ou allemandes, manque de pertinence. A l’heure de l’Union Européenne, certains historiens se posent la question de la légitimité de traiter l’Europe comme un objet historique, de proposer des histoires globales de l’Europe. Quel est votre point de vue sur ces questions?

EN: C’est une chose antique vous savez! Ranke a toujours considéré l’Europe comme un tout. Ce n’est pas une chose neuve. Ce qui est neuf c’est de savoir si l’on peut parler d’un fascisme européen et si le fascisme était, non une force extérieure, comme un violateur de l’Europe, mais une expression de cette Europe. C’est une question qui demeure non élucidée mais essentielle. Elle doit alimenter le débat historiographique.

TR: La plupart des historiens spécialistes d’Hitler ou du nazisme sont très réservés quant à l’identification de l’antisémitisme hitlérien. Ils sont particulièrement méfiants vis-à-vis d’explications psychologiques. Les travaux récents de Brigitte Hamann (La Vienne d’Hitler, Paris, Editions des Syrtes, 2001) et de Ian Kershaw (Hitler, Tome 1, Hubris, Tome 2, Nemesis, Paris, Flammarion, 1999, 2000) n’apportent pas de réponse définitive à cette question. Comme vous le rappelez, Brigitte Hamann considère, sources à l’appui, qu’Hitler n’est pas foncièrement antisémite à la veille de la Grande Guerre et que c’est sans doute celle-ci qui provoqua ou catalysa sa haine des Juifs. A partir de Mein Kampf, vous laissez entendre qu’Hitler a rationnellement construit son antisémitisme. Pouvez-vous développer cette thèse? Pensez-vous que l’on puisse être rationnellement antisémite?

EN: L’un des plus grands phénomènes de l’histoire européenne et de la première moitié du XX iècle, le communisme, doit beaucoup à des Juifs. C’est en vain que l’on affirme que cela ne fut pas le cas. Ce qui n’est pas vrai, c’est que tous les Juifs participèrent à ce mouvement. Ce ne furent ni les Juifs orthodoxes, ni les Juifs sionistes, ni, pour la plus grande part, les Juifs assimilés, mais les Juifs polonais et russes qui étaient alors en situation très difficile. Une grande part a ainsi participé dans une mesure importante à l’histoire du communisme. Des dix ou douze membres du Comité politique qui prit la décision de faire la révolution, la moitié étaient des Juifs. La question est alors de savoir si, en tant que tel, le mouvement pouvait appartenir à la judéité, être juif. Je ne le crois pas. Le socialisme est plus vieux. Les Juifs n’inventèrent pas le socialisme dont ont peut identifier les origines déjà dans l’antiquité, en tous les cas dans le siècle des Lumières. Marx fut certainement le théoricien le plus important du communisme mais lui-même regardait le très allemand Friedrich Engels comme un homme d’une valeur équivalente à la sienne, comme un compagnon important. En ce sens, je ne dirais pas que le mouvement marxiste était un mouvement juif. Mais on a pu dire que les Juifs polonais et russes qui ont fait la révolution étaient guidés par le feu millénariste de l’internationalisme socialiste, par une propension à l’universalisme. On peut dénier cela mais c’est un fait fondamental. Mais dans ce XX siècle, comme à la fin du XIX siècle, les Juifs furent ceux qui se sentirent les plus opprimés en Russie et en Pologne. C’était la raison très claire pour laquelle ils ont adhéré dans une grande proportion au communisme, sans l’avoir pour autant fondé stricto sensu.

Hitler a perverti cette réalité en exagérant le phénomène et en le rendant principal, essentiel et exclusif, en fantasmant un complot visant la domination mondiale.

TR: Cette approche est agaçante pour ce qu’elle est justement rationnelle. Beaucoup confondent encore explication, compréhension et sympathie. Vous dites vous-même que comprendre n’est pas excuser, et c’est sans doute là l’une des tâches les plus dures du métier d’historien. On comprend à votre écoute combien votre approche se veut objective et dépassionnée. Le problème est que cette période de notre histoire est toujours présente et suscite encore l’émotion avant la réflexion, d’où les agressions, pas seulement verbales et écrites d’ailleurs, dont vous êtes l’objet. Nous vivons encore “un passé qui ne passe pas”. Quelle est votre position par rapport à ce phénomène, par rapport à cette croyance qu’il faille traiter cette époque comme un objet spécifique et unique, voire, dans une attention quasi-religieuse, ne pas chercher à rendre compte de la Shoah?

EN: Je suis ce que beaucoup de Juifs étaient avant la Shoah: un rationaliste. Je suis un homme qui essaie de trouver des raisons. Je suis tout à fait d’accord pour dire que la Shoah, dans son intensité et son horreur, est d’un genre singulier. Mais cette explication n’est pas suffisante. Laisser à part le contexte historique est une erreur pour moi.

TR: L’une des questions certainement les plus disputées et les plus insolubles en apparence est celle de l’adhésion de tout un peuple envers un homme dont l’idéologie ne bénéficiait pas, contrairement au communisme, d’un crédit sympathie. Il semble que la thèse d’une nation allemande massivement antisémite soit hors de propos. Je pense au livre polémique de Daniel Goldhagen (Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Le Seuil, 1997). Comment interprétez-vous le ralliement massif des Allemands à Hitler, jusqu’à la fin de la guerre? La menace bolchevique suffisait-elle?

EN: Bien sûr que non. Le national-socialisme était aussi un nationalisme dans un pays vaincu. C’était aussi un mouvement revanchiste comme dans la France d’après 1870. Mais ça n’aurait pas suffit à faire d’Hitler un homme qui régna un temps sur l’Europe. Si Hitler n’avait été qu’un nationaliste allemand, cette domination n’eût pas été possible.

Déjà dans les années vingt, on trouvait dans le reste de l’Europe des tendances plutôt sympathiques envers un Hitler qui se dressait en rempart contre le bolchevisme. Il fallait donc ménager un mouvement qui entendait lutter contre le communisme. Si ces tendances ne connurent alors pas de grand succès, elles permirent dans la décennie suivante l’éclosion de mouvements fascisants importants à travers l’Europe.

TR: Depuis les interventions que vous avez faites en Italie, aujourd’hui publiées, Ian Kershaw a écrit une monumentale biographie sur Hitler, fondée sur des sources nouvelles et selon une approche “structuraliste” contrairement à vous qui choisissez plutôt le camp de l’ “intentionnalisme”. Que pensez-vous de ce nouvel ouvrage?

EN: Je connais très bien Ian Kershaw. C’est un très bon historien. Mais si vous lisez ce qu’il a écrit sur le jeune Hitler de la République de Weimar, sur les commencements de sa carrière politique, c’est assez court. Kershaw ne semble pas tenter de comprendre cet Hitler là.

Son sujet est premièrement le chancelier et non l’anticommuniste militant. L’anticommunisme militant n’est d’ailleurs pas l’ami de beaucoup d’auteurs car ils pensent que cela pourrait être interprété comme une apologie. On ne veut pas s’identifier avec Staline, encore moins avec Hitler. Mais, dans un monde où chacun aujourd’hui est, en ce sens précis, anticommuniste, on peut être amené à penser “Pas d’ennemi dans l’anticommunisme!” en refusant de mettre dans le même panier les libéraux antitotalitaires et Hitler. Or ce n’est pas vrai. L’anticommunisme est un phénomène très complexe, relevant tant du nazisme, que du maccarthysme, que de l’antisémitisme et de l’antitotalitarisme. Il faut prêter attention à cette diversité.

TR: Vous semblez insérer la réaction nazie au bolchevisme dans une histoire plus globale qui serait celle de la révolution libérale et des oppositions nées contre elle. Vous citez notamment l’ouvrage de Theodore von Laue (The World Revolution of Westernization, New York, 1987). Pouvez-vous développer ce point de vue?

EN: Theodore von Laue est un ami. Je le cite dans ce petit livre. En effet, aussi originel que le concept de réaction fasciste au bolchevisme est celui de système libéral. C’est un système où des idéologies qui ont la prétention d’expliquer tout peuvent se battre dans une arène pacifiée, dans un cadre pluraliste. Les idéologies ne s’y entredétruisent donc pas. Le bolchevisme n’a pas cette tolérance. Il avait la volonté de détruire tous les autres courants politiques. Par imitation, le national-socialisme voulait de même détruire ses ennemis. On retrouve cela aussi dans le fascisme italien. On devine dans tous ces cas le même tropisme destructeur, appliqué bien entendu avec des méthodes tout à fait différentes. L’Italie exilait ses ennemis sur des îles; Hitler les tuait.

Le libéralisme précède les deux grands totalitarismes. Il est le champ de leur naissance et de leurs affrontements. La genèse de ces régimes provient ainsi d’une crise particulièrement grave du système libéral.

TR: En revenant, dans le présent ouvrage, sur l’héritage idéologique du nazisme, héritage provenant du XIX siècle, avec trois grands courants (le pangermanisme, le social-darwinisme et l’antisémitisme), ne relativisez-vous pas cette importance de la Révolution d’Octobre dans la genèse d’un régime dont l’essence est aussi la détestation de la démocratie libérale?

EN: Dans ce petit livre, j’ai proposé une esquisse de ces précédents qui étaient importants. Ils ne l’étaient cependant pas autant que le laissent entendre quelques auteurs. C’est une des petites rivières qui aboutirent en fin de compte au grand large du national-socialisme. C’est une des rivières mais non la principale.

TR: Vous confortez en fait votre thèse du rôle premier du marxisme et du bolchevisme en expliquant que le mouvement ouvrier était porteur, pour la première fois dans l’histoire moderne, d’une “idéologie puissante qui représentait une véritable prophétie destructrice.” (p. 56.) Autrement dit, pour rendre compte des philosophies vitalistes et pré-fascistes du XIX siècle, vous semblez répéter la thèse d’une réaction idéologique au marxisme. Vous évoquez le “postulat exterminateur du marxisme” (p. 79.). Est-ce cela?

EN: C’est l’imitation le plus important. Une victoire sur le marxisme ne peut pas être moins que la victoire imaginée du marxisme. Pour être totale, elle doit user des mêmes armes: la destruction.

TR: Comment vous situez-vous par rapport à l’analyse proposée par Zeev Sternhell sur les origines du fascisme européen dans la France de la Belle Epoque? L’auteur de la Droite Révolutionnaire (Paris, Fayard, 2000) minimise le rôle moteur de la Guerre en identifiant dans les années 1880-1914 des mouvements présentant déjà, contre l’ordre libéral, une physionomie fasciste. Quel est votre point de vue?

EN: Si vous lisez Le Fascisme dans son époque, vous trouverez un large chapitre sur les prodromes du national-socialisme, qui commencent avec Joseph de Maistre mais aussi avec Comte qui est un penseur progressiste mais aussi très marqué par la contre-révolution. On ne peut pas faire débuter l’histoire du fascisme en 1920. Il faut regarder le XIX siècle, voie le XVIII.

Sternhell a accentué l’importance des mouvements de l’époque, alors qu’ils n’étaient, si l’on file la métaphore, que de tout petits ruisseaux. Après ce grand évènement mondial que fut la Grande Guerre, ils devinrent, même en France, des mouvements importants mais non omnipotents. C’est seulement en Italie et en Allemagne, pays humiliés, qu’ils gagnèrent en puissance jusqu’à une domination totale.

TR: À ce propos, pouvez-vous nous rappeler votre point de vue sur l’épisode Vichyste de notre histoire? Y voyez-vous un fascisme?

EN: Il y a avait des radicaux sous Vichy, et des modérés. Mais une chose me paraît certaine. Si Hitler avait gagné la victoire durant l’automne 1941, ce qui semblait possible, alors toute la France, ou presque toute la France, serait aujourd’hui aussi enthousiaste sous Pétain et ses collaborateurs qu’elle l’a été sous de Gaulle.

TR: Vous rappelez dans la première parti du présent essai qu’il “est parfaitement possible de construire l’idéaltype d’une réaction particulièrement révolutionnaire et que la national-socialisme doit certainement ne pas être éloigné de cet idéal-type.” (p. 34.) Pouvez-vous développer? Il semble en effet y avoir opposition entre des mouvements qui, réactionnaires, se tournent résolument vers un passé révolu, un âge d’or, et des mouvements qui, révolutionnaires, visent avant tout à construire l’avenir selon des préceptes nouveaux.

EN: Regardez par exemple les prophètes israéliens qui étaient des révolutionnaires. Les révolutionnaires modernes les ont quelquefois pris comme exemples: “changer les armes en faucilles”, etc. Ces prophètes regardaient fondamentalement en direction de temps antérieurs. Ils étaient des révolutionnaires conservateurs.

Même le marxisme peut être considéré comme un révolutionnarisme conservateur. Marx explique qu’il est possible de conserver en Russie une forme de production pré-capitaliste, que la révolution ne rendra pas nécessaire de transgresser le phénomène honni du capitalisme. Je crois qu’en général on ne peut pas séparer totalement la révolution et le regard en arrière. Au contraire, je dirais que presque toutes les révolutions regardaient vers un passé où elles pouvaient identifier un état sociétaire meilleur. Mais, comme dit Marx, les révolutions doivent répéter ces états à un niveau supérieur.

TR: Comment expliquez-vous les critiques vives qui ont été portées contre vos thèses en France particulièrement mais aussi en Allemagne ou aux Etats Unis?

EN: Ce ne sont que quelques milieux qui agissent ainsi. C’est majoritairement le milieu philomarxiste qui affirme naturellement qu’on ne peut pas mettre sur le même plan un phénomène universaliste comme le marxisme et un phénomène abject comme le nazisme.

Mais je pense que la plus grande résistance se développe du côté de la pensée juive. S’il est vrai qu’il y avait un noyau rationnel dans l’antisémitisme national-socialiste, cela leur paraît une justification. Il semble y avoir condamnation sans réserve des tentatives de compréhension. Pour de nombreux juifs, la Shoah est l’oeuvre d’un Amalek nouveau. Il est faut de croire que si j’ai raison cela veut dire que le national-socialisme était quelque chose de légitime et de vrai. Je tiens à l’expression “” qui désigne en quelque sorte une extrémisation d’une perception rationnelle, un excès. Je regrette et condamne absolument cette extrémisation mais je pense qu’on ne peut pas comprendre le national-socialisme si l’on fait de son antisémitisme une idée magique car abjecte. Je pense en outre qu’il est important, pour la représentation que les Juifs ont d’eux-mêmes et de leur histoire, qu’ils acceptent ce noyau rationnel non parce que c’est quelque chose d’une importance première, mais tout simplement parce qu’on ne peut pas le négliger.

TR: Selon vous, y a-t-il chez nous, en France, un rapport particulier de la gauche intellectuelle vis-à-vis du communisme en général et du bolchevisme en particulier?

EN: Il y a encore un réflexe philo-marxiste en France, tout comme en Allemagne. Le communisme était un phénomène criminel, on ne peut nier cela, mais c’était un mouvement animé d’idées généreuses et humanistes. Ces bonnes idées ont été déformées quand, dès le départ, celles du national-socialisme, étaient mauvaises et ne pouvaient donc pas être perverties mais seulement appliquées. De la sorte, cette notion de réalisation ou d’incarnation ne peut pas être pareillement utilisée pour les deux phénomènes. Dans le cas du marxisme, c’était une déformation; dans celui du nazisme, c’était une conséquence.

C’est une différenciation légitime et à prendre au sérieux. Je ne suis néanmoins pas favorable à cette distinction. Il faut se demander si la perversion d’idées bonnes n’est pas, au moins, un mal aussi grand que la réalisation d’idées mauvaises.

TR: Comment caractériseriez-vous notre époque, celle de l’après Guerre froide et, surtout, de l’après 11 septembre? Doit-on y voir, à travers la montée de l’anti-américanisme, tant dans le Tiers monde qu’en Europe, une nouvelle grande phase de crise du libéralisme, un nouvel épisode de la guerre idéologique?

EN: J’ai donné une conférence en Italie il y a quelques mois, où j’ai parlé de l’islamisme. J’ai tenté de le définir comme un mouvement réactionnaire symptomatique de l’histoire de la révolution libérale ou capitaliste. Le marxisme fut une première réaction. Il ne voulait pas accepter le mélange du bon et du mauvais inhérent au pragmatisme libéral. Le marxisme visait une perfection, un monde totalement moral et bon.

Je pense que l’islamisme est une autre tentative de réaliser l’accomplissement d’une identité propre par l’opposition violente au libéralisme. Mais il est possible qu’un jour cet islamisme, qui représente le Tiers-monde désavantagé à bien des égards, joue un rôle positif dans l’intégration future de l’humanité.

TR: Actuellement en France, un débat anime et émeut parfois violemment la classe intellectuelle, autour d’un ouvrage publié récemment par l’historien et politologue Daniel Lindenberg. Cet essai, sous la forme d’un pamphlet, s’intitule Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Paris, Le Seuil, 2002). L’auteur y dénonce une dérive réactionnaire chez des intellectuels réputés libéraux, contre Mai 68, l’Islam, les DDH ou le féminisme. Comment interprétez-vous cette polémique née à l’intérieur même de la partie libérale et antitotalitaire de la cléricature parisienne? Est-ce un signe de la montée d’un nouvel antilibéralisme, passée l’euphorie des années 1990?

EN: Le libéralisme est une crise permanente et on peut considérer cela comme quelque chose de très positif et fructueux. Si Hitler avait gagné la guerre, nous aurions eu un monde de grande stabilité sans aucun mouvement humain et intellectuel. En ce sens, la crise du libéralisme est très fertile. Une critique de mouvances comme le féminisme ou le gauchisme, dans leurs versions radicalisées, est sans doute utile et légitime, tant que l’on ne porte pas atteinte à leur essence. La critique ne doit pas signifier le reniement, c’est-à-dire ce qu’il y a d’essentiel et de positif dans ces mouvements.

TR: Toujours autour de ces questions, comment qualifieriez-vous, tant quantitativement que qualitativement, la montée, en France notamment, de l’antisémitisme? De même, comment avez-vous vu la victoire au premier tour de Jean-Marie Le Pen?

EN: 18 % d’une population votant pour un homme comme Jean-Marie Le Pen est quelque chose de révélateur et à prendre au sérieux. Cela n’est pas quantité négligeable. Ces citoyens expriment quelque chose qui doit être alors vu comme semi-légitime, comme ayant une sorte de légitimité.

Si la gauche xénophile était conséquente, elle devrait faire la proposition que la grande masse des pauvres du Tiers-monde soient invités chez elle. La situation actuelle est que seuls les plus riches et les plus diplômés, ceux qui sont potentiellement des entrepreneurs, bénéficient de cet accueil. Mais les plus pauvres ne le sont pas. Dans ce sens, je crois que le Front National exprime une idée qui a certainement, elle aussi, un noyau rationnel. Il faut découvrir ce noyau rationnel et en répudier les exagérations.

TR: Quels sont vos projets? Travaillez-vous actuellement à un nouvel ouvrage?

EN: Non, je suis un octogénaire et j’en suis à la fin de ma carrière intellectuelle. J’ai assez écrit. Je n’écrirai plus de grand livre.

Published 28 March 2003
Original in French
First published by www.parutions.com

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