Quand les sociétés s'effondrent

Khaldunian perspectives on contemporary conflicts

Selon l’historien et penseur maghrébin Ibn Khaldn1 (1332-1407), la construction d’un nouveau pouvoir exige l’usure du pouvoir en place. Dans sa lecture, ce dernier ignore tout des contradictions internes qui le condamnent à une chute certaine ainsi que l’existence d’un groupe capable d’en prendre la relève. Égalitaire mais différencié, autrement dit disposant d’un chef capable de le conduire vers le sommet, le nouveau pouvoir doit cependant tre en mesure de mobiliser une solidarité particulariste (‘asabiyya) et une idéologie universaliste (da’wa) pour parvenir à s’ériger comme tel. Ces ressources, initialement rustiques, donnent au groupe conquérant une nette supériorité sur le pouvoir en place, mais elles s’épuisent au cours de son processus d’étatisation : après la conqute, le leader, un simple primus inter pares à ses débuts, se doit en effet de détruire la ‘asabiyya de son groupe, pour élargir son autonomie et domestiquer la da’wa afin de lui enlever toute portée radicale. Cette “étatisation”, qui implique donc inévitablement le remplacement de la ‘asabiyya et de la da’wa par des institutions administratives, militaires et savantes, prive graduellement le nouveau pouvoir des ressources nécessaires à son dynamisme et le condamne à connatre le mme destin que son prédécesseur.

Humvee down after Islamic State of Iraq and the Levant attack in Mosul, Iraq 2014, Photo: Omar Siddeeq Yousif. Source:Wikipedia

Interdit sous le règne d’Abdülhamid II (1876-1909) dans l’Empire ottoman, l’oeuvre d’Ibn Khaldn a obsédé les intellectuels musulmans tout au long des XIXe et XXe siècles. Dans plusieurs de ses textes, Alain Roussillon (1952-2007), éminent spécialiste de l’Égypte, évoque l’intért des premiers sociologues de ce pays pour l’oeuvre d’Ibn Khaldn2. De son cté, Syed Farid Alatas montre que le penseur du XIVe siècle continue d’enchanter les intellectuels musulmans contemporains3. Aujourd’hui comme hier, cependant, l’enjeu principal consiste pour eux à établir une antériorité khaldnienne, et donc arabe et musulmane, sur les pères fondateurs de la sociologie, d’Auguste Comte à Émile Durkheim. N’était-il pas, à l’instar de ses lointains successeurs, fondateur d’une théorie dépouillée de métaphysique ? Ne se percevait-il pas, également, comme fondateur d’une science “neuve” ? Plusieurs points semblent pourtant gner les commentateurs, anciens ou nouveaux, dans l’oeuvre de l’illustre anctre : le plus grand penseur de l’islam s’avère aussi tre celui qui en décrit le déclin, le processus de fragmentation, voire le basculement dans la “dé-civilisation” avec un froid désespoir.

S’adressant à nous depuis son temps et son espace, Ibn Khaldn propose une lecture cyclique, largement aristotélicienne, du pouvoir, de la société et de la civilisation, inéluctablement destinés à dégénérer. Une telle vision ne pouvait que choquer les premiers sociologues du XXe siècle dont la discipline était censée “découvrir” les lois de l’évolution, forcément linéaire, de l’humanité, et l’accompagner par un projet de domestication des “résidus” du passé ainsi que des “anomies” du présent et du futur. La perception de certains penseurs musulmans de notre XXIe siècle de l’oeuvre d’Ibn Khaldn est bien plus mélancolique4
: à quoi bon agir encore, voire simplement penser, si, en dernière instance, la “société juste” est condamnée à n’tre qu’une parenthèse, si la force “barbare”, capable de mobiliser autant une solidarité brute qu’un “appel” funeste délesté des subtilités du savoir religieux, l’emporte sur l’islam en tant que croyance, culture et manières d’tre raffinées ?

Comment expliquer que la communauté de l’islam, qui devait tre ontologiquement différente de tout ce qui avait existé sur terre avant son avènement, subisse finalement le mme processus de “dégénérescence” que les autres sociétés ou pouvoirs humains ? Enfin, comment défendre l’islam au-delà de la croyance, comme culture et civilisation, alors qu’il est autant l’objet que le sujet de son propre anéantissement ?

L’énigme du pouvoir

Par-delà son épistémologie novatrice, l'”histoire universelle” d’Ibn Khaldn s’avère d’une grande vertu heuristique, précisément par les questions dérangeantes qu’elle pose sans a priori et qui nous invitent à abandonner les ntres. Sa vision “cyclique” de l’histoire, qui en réalité est tout sauf mécanique, nous met en garde contre toute prédiction d’une “fin de l’histoire”, qu’elle soit assise sur une société “sans classe” ou sur un “libéralisme bourgeois”. Comme les autres “Anciens”, Ibn Khaldn pense la cité et la civilisation en mme temps que leur effondrement probable, lequel ne relève pas d’une anomie, qu’elle soit sociologique ou historique, mais de la condition humaine. La distinction qu’il propose entre l'”essence” et l'”accidentel” dans l’histoire lui permet de saisir le pouvoir comme un phénomène pleinement universel, inscrit pourtant chaque fois dans un espace-temps propre. Son fatalisme mme, qui le conduit à élaborer une théologie historique et politique, invite à interroger nos sociétés à partir des blocages du XIVe siècle, un siècle qui, à de nombreux égards, pourrait nous tre bien plus proche que ne l’imaginerions de prime abord.

Nous ne pensons pas trahir la pensée khaldnienne en disant qu’elle se concentre sur une énigme qui s’appelle le pouvoir, qu’il soit prémoderne ou moderne, occidental ou extra-occidental. Ce n’est pas le pouvoir institué, au sommet de sa puissance physique et symbolique, qui permet de comprendre cette énigme, mais plutt le pouvoir émergeant, en cours d’institution, ou à l’inverse le pouvoir déclinant, en voie de désintégration. Dans la première phase, lorsqu’il n’est pas encore solidement établi, il doit émaner d’une “atopie” pour se saisir d’une “utopie5“, mobiliser simultanément la force brute d’un groupe solidaire particulier et la charge symbolique d’une cause universelle. En d’autres termes, la combinaison des ressources matérielles et symboliques de l'”infra-politique” et du “supra-politique”, qui décuple leurs potentialités combinées, permet la constitution d’un pouvoir politique. Cependant pour tre d’une quelconque utilité, ces ressources doivent tre originellement rudimentaires, émaner non pas du coeur de la société ou de l’État, mais de leurs marges, pour s’établir dans et par un processus d'”étatisation”.

Aux yeux d’Ibn Khaldn, la civilisation, la société (la cité) et l’État (le pouvoir) sont liés par des liens dialectiques, ils se construisent et se défont au cours des mmes processus ; seul l’État, pourtant né d’une violence originelle, est en mesure de régénérer la civilisation et de permettre à la société de s’instituer en lui offrant des repères de confiance dans le temps et dans l’espace. La “civilisation urbaine” est la condition d’existence de la cité, laquelle constitue, à son tour, l’unique socle sur lequel fonder une expérience étatique.

L’enrlement de forces mercenaires pour dépouiller la société de son potentiel de violence, mais aussi le luxe inhérent à la civilisation qui éclt dans le sillage de la consolidation du pouvoir exigent un financement que ni la taxation ni l’imposition ne suffisent à assurer. Le prince se trouve dès lors contraint d’adopter une politique de prédation sur sa cité ; “dévirilisée”, cette dernière n’est plus en mesure de résister à son ancien protecteur devenu tyran. Le Léviathan, sans lequel la cité et la civilisation n’existeraient pas, porte donc toujours le risque de se transformer en Béhémoth pour tenter d’assurer sa survie au prix de la destruction de sa propre société. Mais en l’anéantissant, le prince prépare aussi les conditions de sa propre fin.

Dans le modèle khaldnien, en effet, le souverain n’établira son pouvoir qu’en détruisant toute solidarité sociale, tout mécanisme, interne ou externe, de contrle et d’équilibre. Cela nécessite la formation d’une administration autonome et d’une force de coercition supra-sociale, cette dernière devant sa légitimité uniquement à la fonction d'”épée du pouvoir”. Pour le prince, il s’agit certes là d’un avantage immédiat, mais aussi d’un risque “structurel”. Les mercenaires qu’il recrute pour désarmer et soumettre sa cité ne sont efficaces que tant qu’ils accomplissent des fonctions de police ou se livrent à des batailles sans prendre trop de risques. En situation de crise grave, cependant, ils ne se porteront pas volontaires pour défendre le souverain, encore moins pour protéger la cité à laquelle ils sont et doivent demeurer externes. Ils savent que d’autres pouvoirs, voire les insurgés dressés contre leur matre, seront prts à les accueillir pour pacifier leur propre urbanité.

Ibn Khaldn suggère que la cité souffre également d’une autre fragilité : désarmée, confiante dans ses institutions, sa justice et ses forces de sécurité, elle finit par oublier l’histoire de sa fondation par la violence. Cette perte de mémoire va de pair avec l’oubli des habitus mmes de résistance. Pacifiée, elle est cependant entourée de marges qui, elles, gardent leur solidarité interne et leur potentiel de violence. Il s’agit là d’un fait aisément compréhensible : soit le prince, soucieux de s’épargner des guerres d’usure, humainement et financièrement coteuses, contourne les marges de son royaume pour mieux se déployer dans son pays “utile”, producteur de revenus traduits en taxes et impts, soit il a recours à ces marges pour former les forces mercenaires dont il a besoin. Par conséquent, il entretient avec elles des rapports asymétriques, qui certes lui assurent une nette supériorité militaire en tant que force étatique, mais l’obligent aussi, de fait, à renoncer à tout «monopole réussi des instruments de coercition”. Une asymétrie analogue gère les rapports entre la cité et ces marges : la première, régulée, routinière mme, peut se fier aux institutions censées la protéger et arbitrer ses litiges internes. À l’inverse, évoluant dans des conditions coriaces où la rareté des ressources interdit l’existence d’un corps professionnel d’agents de sécurité et de juges, les marges ne doivent compter que sur leur solidarité interne et leur accès collectif aux ressources de la violence pour assurer leur survie.

C’est bien cette dialectique du raffinement et du rustique, du trop-plein de ressources et de leur pénurie, de la corruption par la civilisation et de la noblesse de n’en faire pas partie, qui détermine l’érosion du pouvoir et amène les marges “barbares” sur le devant de la scène. Elles devraient cependant se garder de se lancer à la conqute du pouvoir avant l’heure, en comptant simplement sur leur cohésion interne, leur solidarité armée, leur esprit sacrificiel, voire l’illégitimité d’un prince de plus en plus injuste et impie, qui attise une attente de délivrance parmi ses sujets. L’espace n’étant que du “temps consolidé6“, seule une “guerre prolongée”, qui convertit chaque minute en laps de temps pour la conqute territoriale, en un mouvement lent qui ne s’emballe que vers la fin, est en mesure d’abattre le pouvoir en place. Au cours de cette lutte aussi se manifestent des rapports asymétriques : en se désintégrant de manière d’abord imperceptible, puis de plus en plus manifeste, un État montre à ses ennemis comment et quand prendre la relève. Alors que l’ancienne capitale perd sa centralité au profit d’autres lieux de pouvoir émergeant dans les périphéries, tourne l’horloge du “matre-rebelle” qui annonce l’avènement d’un temps nouveau.

Aux yeux d’Ibn Khaldn, admiratif des gagnants mais sans pitié pour les vaincus, “la violence pour la violence” n’est pas seulement stérile, elle est aussi vouée à un échec “bien mérité”. Seule une violence qui produit du sens politique, autrement dit change réellement la donne politique et instaure un nouveau pouvoir, est considérée comme une “violence légitime” aux yeux de l’historien. En ce sens, il serait hégélien avant l’heure : les groupes sans pouvoir sont aussi des groupes sans histoire. La tragédie du pouvoir consiste cependant en cette amère réalité : ceux qui sont au sommet de leur gloire ont déjà tout perdu sans le savoir. On conquiert le pouvoir en venant des bas-fonds de l’histoire, mais quand on le perd, on quitte aussi le temps et l’espace historiques au point d’oublier son passé glorieux pour devenir un simple agent de la dé-civilisation.

La conclusion qu’on pourrait tirer de ces analyses “polémo – logiques” justifierait à elle seule que Ibn Khaldn soit enseigné dans les académies militaires, aussi bien à Westpoint qu’à Saint-Cyr, autant dans un camp d’entranement de guérillas que dans une école de l’État islamique : au comble de la crise du pouvoir, des villes entières, abandonnées par leurs princes et leurs forces mercenaires, tomberont dans les mains des insurgés non pas parce qu’ils sont attendus en “libérateurs”, comme d’aucuns tendent à le penser, mais parce que, soumise et pacifiée, l’urbanité n’a plus le réflexe ni la force de résister. Les chutes de Kidal, de Tombouctou, de Falloudja sont des exemples qui confirment l’acuité de l’analyse khaldnienne dans le monde moderne, mais celle de Mossoul, le 10 juin 2014, se singularise par sa valeur de modèle : une ville de 1 300 000 habitants, avec 86 000 hommes armés jusqu’aux dents et un demi-milliard de dollars en liquide dans ses coffres, est tombée alors sans coup férir, en quelques minutes, aux mains d’à peine 2 000 djihadistes !

Face à la violence

Ibn Khaldn, homme d’État, faisait aussi partie des ulémas, exerant mme les fonctions de qadi (juge) au Caire avant de se consacrer à son oeuvre. Ce corps de légistes avait développé, entre les VIIe et Xe siècles, une doctrine d’obéissance absolue au prince. Le principe “mille ans de tyrannie valent mieux qu’une minute d’anarchie” semblait seul à mme de prévenir les discordes internes (fitna) qui avaient ensanglanté l’histoire, encore jeune, de l’islam. Conservateur, profondément pessimiste, Ibn Khaldn ne pouvait prner la violence contre le prince pour établir une société juste, victoire qui ne serait, de toute faon, qu’une parenthèse entre deux phases de tyrannie. Il lui fallait par conséquent promouvoir, autant que possible, la civilisation et une société pacifiée et protégée.

Ce réalisme, qui n’est pourtant pas dénué d’un souci du bien commun, explique que dans son analyse de la désintégration des pouvoirs et des sociétés, de l’attente messianique ou encore de la violence, Ibn Khaldn reste d’une étonnante “neutralité axio – logique”. Par exemple, on peut certes déplorer l’ineptie du prince face à une crise qui érode son pouvoir. La simple lecture des Miroirs des princes, dont l’élite musulmane était si friande, aurait pu prévenir son incurie, mais on doit comprendre sa “psychologie”, son isolement, la distance qui l’éloigne de sa société et ses réalités : ce sont des données “structurelles” d’un pouvoir arrivé au terme de son cycle historique, et non les manifestations d’une faiblesse individuelle. De mme, si Ibn Khaldn n’hésite pas à s’attarder sur l’irrationalité de l’attente messianique et de la numérologie de type kabbalistique qui l’alimente parfois, force lui est aussi de comprendre les “mouvements d’évasion7en tant que liés aux conditions et passions humaines.

Il en va de mme de la violence, que l’on peut certes regretter, mais comment oublier qu’au moment de la fondation de l’empire omeyyade (661-750), les compagnons du Prophète plièrent devant la force au lieu de défendre la justice et les autorités légitimes de la toute jeune communauté musulmane ? Pour Khaldn, les conditions étaient désormais mres pour que la ‘asabiyya de la tribu des Quraysh entrane la construction d’un pouvoir étatique, réduisant dès lors à néant tout argument d’ordre religieux, aussi légitime soit-il. La cruauté dans la victoire de ces anciens ennemis de Muhammad, illustrée par le sang versé de son petit-fils Hussein à Karbala en 680, prouvait que contester la suprématie de la force sur le droit, y compris le droit divin, n’était pas seulement dangereux, mais aussi absurde : l’ordre issu de la violence fondatrice imposera sa légitimité de par sa simple irréversibilité, l’ancrage dans la durée et le contrle effectif de l’espace.

On se trouve ici devant un “désengagement citoyen” et une renonciation à la critique d’autant plus dérangeants qu’Ibn Khaldn est parfaitement conscient de l’incompatibilité entre la force et la justice. Il constate néanmoins qu’une fois établi, tout État a besoin de réinstaurer, voire de ré-institutionnaliser la justice, ne serait-ce que pour faire oublier qu’il est né de la brutalité et de la rébellion ; il doit le faire pour prévenir les effets de mimétisme qui pourraient susciter chez ses opposants une “envie d’État” et rallier à sa cause, du moins pour un temps, ceux dont il a allègrement bafoué les droits en contrepartie de sa protection. Si Ibn Khaldn développe ainsi un raisonnement de type pascalien, il ne le suit cependant que jusqu’à mi-chemin, sans parvenir à une condamnation morale de la force qui a réussi. En quoi il ne diffère nullement des légistes de l’islam, qui avaient développé une théorie de la servitude totale visà- vis du prince, mais en s’accordant une contrepartie : un droit de censure qu’ils pouvaient théoriquement exercer pour limiter son arbitraire8.

Dissidence urbaine

Comme nous l’avons vu, Ibn Khaldn considère que la ‘asabiyya est à la base de presque toutes les conqutes de pouvoir, mais ne prévoit pas de ‘asabiyya de nature urbaine, si ce n’est sous une forme abâtardie, sans noblesse aucune. Une ‘asabiyya prometteuse doit tre, selon lui, suffisamment éloignée et suffisamment proche de la cité qu’elle veut investir par les armes : extérieure pour pouvoir arriver à la redynamiser par son impulsion rudimentaire, mais aussi à la lisière pour en connatre le langage, les institutions, les symboles et les enjeux. En ce sens, sans renvoyer au phénomène tribal, comme on le dit souvent9, la ‘asabiyya correspond à la force dynamique de la “barbarie” telle que l’Antiquité l’avait définie, et plus généralement aux territoires de la non-obéissance à l’État. Il est évident que dans le monde d’Ibn Khaldn, dominé par la force écrasante des villes, ces espaces concidaient généralement avec la ruralité. Pourtant, dans nombre d’exemples qu’il cite dans son Histoire, chaque moment de crise dans l’urbanité témoignait aussi de l’émergence de forces urbaines émanant des villes, voire de la capitale elle-mme. Si Ibn Khaldn éprouve un mépris évident pour les urbains, et a fortiori pour les “va-nu-pieds”, il ne peut nier l’existence de ces acteurs qu’il qualifie d’usurpateurs ; il évalue seulement faiblement leurs chances de réussite.

En opposition à ce modèle originel, Michel Seurat (1947-1986) avait émis l’hypothèse de l’existence des ‘asabiyya urbaines10. On peut en effet estimer que l’espace bédouin, à savoir dissident, au coeur de la réflexion khaldnienne, se trouve de nos jours ancré dans l’urbanité, et non plus dans le maquis ou la ruralité comme par le passé. Qui plus est, sauf exception, l’urbanité est désormais la condition d’une grande partie de la population mondiale, ce qui exige la présence effective de l’État, mais le contraint aussi à afficher sa nature oligarchique, son incurie, son arbitraire, voire sa “cleptomanie”. Par conséquent, la siba, à savoir la dissidence, se forme désormais au coeur de l’urbanité, mme si pour des raisons tactiques ou stratégiques elle peut tre tentée par un repli dans le maquis. Mentionnons ici, pour se limiter à un seul exemple, les militants d’Al-Qada ou de l’État islamique qui, pour la plupart, émanent des milieux urbains, défavorisés ou franchement privilégiés. S’il est indéniable qu’ils disposent d’une da’wa, on peut aussi faire l’hypo thèse qu’ils parviennent à se doter d’une ‘asabiyya propre, bien que différente de celle, bédouine, qu’Ibn Khaldn observait en son temps.

La lecture khaldnienne présuppose un lien organique entre la ‘asabiyya et la da’wa : le “particulier” ne peut se lancer à la conqute du pouvoir muni uniquement de sa cohésion interne et de ses ressources primitives de mobilisation ; il a également besoin d’une légitimité qui dépasse son propre groupe, d’une cause “universelle” qui l’érige en acteur sacrificiel d’une mission historique ou divine. À l’inverse, toute cause universelle émergeant en dehors d’une solidarité primordiale a besoin de bras armés pour gagner. L’entreprise de construction d’un nouveau pouvoir n’est simple ni pour le groupe dépositaire de la ‘asabiyya, ni pour les “militants” porteurs d’une da’wa. Comme Ibn Khaldn le précise à plusieurs reprises à propos des Arabes conquérants, le “particulier” doit payer ses conqutes au prix fort de ses forces vitales, s’épuiser au cours des batailles coteuses en vies humaines et créer ainsi les conditions de sa sortie de l’espace et du temps historiques après son apogée. À l’inverse, comme le montre l’expérience abbasside (750-1258), les détenteurs de la da’wa sont contraints de se déradicaliser, d’accepter la domestication par le nouveau pouvoir qui ne tardera pas à goter les mmes fastes que le précédent.

La description “ethnographique” très fine qu’Ibn Khaldn propose de l’ascension fulgurante des Almohades (1121-1269) sous la guidance, au sens politique et religieux presque chiite du terme, d’Ibn Tumert (m. 1130), amène à envisager la possibilité d’une asymétrie entre la ‘asabiyya et la da’wa : la pluralité des ‘asabiyya qui se paralysent mutuellement peut permettre à l’acteur religieux de radicaliser sa “cause” universelle par l’action, de surplomber la société par son extériorité et sa capacité d’en arbitrer les conflits internes, enfin de construire un groupe de disciples/combattants, à savoir une ‘asabiyya propre. Le cas des talibans qui, au moment de leur formation au début des années 1990, ne comptaient guère qu’une trentaine de membres, illustre aussi le déploiement d’une da’wa sans ‘asabiyya, ou plutt d’une da’wa engendrant sa propre ‘asabiyya par ses dynamiques propres. Leur prétention à constituer la seule alternative, violente et cruelle, mais efficace, aux seigneurs de guerre contrlant chacun une zone avait permis au mollah Omar (mort en 2013) et à ses disciples de se rendre matres d’une grande partie de l’Afghanistan en à peine deux ans. Plus près de nous, la chute de Kidal et de Tombouctou dans le nord du Mali au printemps 2012 révèle également un contexte de dissociation entre la ‘asabiyya et la da’wa : la concurrence de plusieurs groupes dissidents, surmilitarisés mais à faible “densité idéologique”, empcha la conqute des territoires qu’ils convoitaient tous, permettant alors à la mouvance islamiste autour de l’AQMI (Al-Quada au Maghreb islamique) de sortir des maquis où elle était confinée depuis la fin des années 1990 pour triompher sans rencontrer de résistance significative. La multiplication des milices (quelque 300 en Libye et 1 200 dans la Syrie de 2013) explique largement les conqutes fulgurantes des acteurs issus de la mouvance Al-Qada, plus particulièrement de l’État islamique, dans ces pays. Le mme scénario s’observa dans l’Irak de 2014 où les dynamiques de la dissidence sunnite tribale, pourtant massive, et la guérilla urbaine des anciens officiers de Saddam Hussein, ne suffisaient à changer la donne qu’au profit des combattants de l’État islamique, eux-mmes surpris de la facilité avec laquelle ils purent s’emparer de vastes territoires.

Dans l’ensemble de ces cas, l’intuition khaldnienne s’avérait juste : les conséquences de la “sénilité” d’un pouvoir prédateur, qui n’hésitait pas à réprimer sa population pour assurer sa survie, étaient aggravées par l’absence de candidats sérieux à la conqute du pouvoir, assurant alors la victoire de qui disposait d’une da’wa radicalisée et brutalisée à l’extrme.

Dé-civilisation

Pour comprendre la mécanique intellectuelle qui sous-tend l’oeuvre d’Ibn Khaldn, il convient de prendre en compte son temps et son espace : l’auteur ne connaissait bien entendu pas le modèle d’État westphalien, érigé plus de deux siècles après sa mort, encore moins celui de l’État-providence. Ses informations sur l’Europe chrétienne étaient limitées à la péninsule ibérique ou quelques les méditerranéennes. Mais il était surtout mal à l’aise par rapport à la condition de l’islam comme temps, espace, droit et tradition politiques. Son époque était en effet un défi permanent pour la doctrine politique de l’islam, largement codifiée, presque rigidifiée depuis des siècles : d’un cté, son savoir encyclopédique l’inclinait à penser le pouvoir uniquement en termes d’empire – et l’islam fut, de manière presque concomitante avec son émergence, une expérience impériale –, mais de l’autre cté, en ces temps de fragmentation de la “maison d’islam”, le pouvoir durable s’avérait une denrée rare. Si la “force” était présente partout, elle était aussi émiettée et précaire, incapable de s’ancrer dans le temps et l’espace pour donner naissance à un État. Dans ce monde déjà globalisé, à preuve l’expérience timouride dont il fut le témoin abasourdi, personne ne contestait la conqute par la brutalité, ni en tant que pratique ni comme principe. De mme, l’économie prédatrice constituait pour tout matre un mode parfaitement légitime d’accumulation des ressources. Dès lors, Ibn Khaldn se devait de saisir comment les empires s’étaient fondés par le passé et les raisons pour lesquelles leur résurrection était si difficile, non pas dans l’ensemble du monde musulman, mais en terres arabo-berbères.

Ces éléments expliquent également l’étonnement que la découverte ou la redécouverte d’Ibn Khaldn ont suscité au XIXe siècle : l’Europe, face à cette figure exceptionnelle appartenant à un autre temps et un autre espace, ne pouvait traduire sa démarche dans ses propres cadres de pensée, alors que le monde musulman, en plein processus dit d'”occidentalisation”, était naturellement terrifié par ses descriptions froides des rapports de force gérant les sociétés humaines et par sa voix de Cassandre prédisant le dépérissement de tout empire. Quant à la redéfinition, au siècle suivant, de l’État westphalien comme fabrique universelle “de citoyens”, avec une forte capacité de pacifier sa société et l’intégrer, elle semblait définitivement reléguer Ibn Khaldn dans un passé reculé, sans lien avec la “condition moderne” de l’humanité.

Or, avec Gabriel Martinez-Gros11 et certains participants à notre séminaire commun à l’EHESS sur Ibn Khaldn, nous envisageons l’hypothèse de la précarité de cette “fabrique de citoyens”, notamment, mais pas exclusivement, là où l’État est de construction récente. L’État-providence, présent au coeur de sa société avec son école, son armée “nationale”, ses services publics, ses taxes et impts assurant une redistribution généralisée des richesses et ses citoyens mobilisés, qui avait constitué l’horizon des “fondateurs” d’États ou de “régimes révolutionnaires” dans la seconde moitié du XXe siècle, semble s’écrouler aujourd’hui sous nos yeux. S’il est encore tt pour prédire la nature des formations sociales qui pourraient émerger des crises actuelles, notamment au Moyen-Orient et en Afrique, en revanche, on constate dès à présent les effets des processus de désintégration en cours, du Nigeria au Pakistan et la montée sur scène soit de marges dissidentes, soit du religieux radicalisé qui s’impose à la faveur de la fragmentation.

Sans trop nous attarder sur les perspectives comparatives qu’on pourrait élaborer à partir du monde des années 2010, il faut également réfléchir à l’avenir des démocraties avancées, voire beaucoup “trop avancées” pour que l’idée d’une “citoyenneté” active y exerce encore une forte attraction. Bien que le tissu institutionnel et juridique de ces sociétés soit infiniment plus dense et solide que dans les zones de conflits ouverts, le processus de désintégration semble en effet également amorcé dans nombre d’entre elles. Ce phénomène ne s’observe pas uniquement dans l’adhésion au mouvement djihadiste de dizaines de milliers de jeunes, pour certains sans lien originel avec l’islam. La dissolution des armées nationales, par exemple, pousse la cité démocratique à acheter, à la «manière khaldnienne”, la violence dont elle a besoin auprès des catégories qui en disposent encore potentiellement. La politique de “discrimination positive” privilégiant l’intégration, dans les dispositifs coercitifs de l’État, de jeunes issus des banlieues ainsi que de femmes (longtemps exclues de l’exercice de la “violence légitime”) pour aller combattre des forces irrégulières dans des zones de conflit vaguement définies se développe en mme temps que le désintért généralisé des sociétés, pourtant obsédées par leur sécurité, pour la chose militaire. Il en va de mme de l’acceptation généralisée de l’idée que les “trajectoires individuelles” sont à défaire et à refaire dans une précarité permanente, au gré des “besoins du marché” et non suivant un cours linéaire déterminé par la formation et les mérites accumulés, ou encore de la mélancolie collective, sur laquelle insiste Ibn Khaldn comme une conséquence des processus de désintégration sociale qu’elle accélère en retour.

La réduction, largement injustifiée, de la vision khaldnienne à une simple lecture cyclique de l’histoire a empché de saisir son profond pessimisme quant à l’avenir de la civilisation en tant qu’universelle, et nécessairement universelle, par-delà les langues, les cultures et les religions. S’il fait le constat que l’effondrement de la civilisation peut constituer le point de départ d’un nouveau cycle par le dynamisme que lui apporte la barbarie régénératrice, il ne précise pas moins qu’une terre peut devenir aride au bout de plusieurs cycles historiques et le “peuple” qui avait porté la civilisation peut se faner dans un délabrement total. Dès lors, la civilisation n’aura d’autre solution que de se “déplacer” pour rechercher d’autres terres d’accueil où prospérer.

Là encore, il importe non pas de plaquer le “modèle” khaldnien sur nos réalités, mais de s’en inspirer pour s’acheminer vers d’autres horizons. Par exemple, la dé-civilisation, sur laquelle Ibn Khaldn insiste, n’entrane pas la disparition de toute forme de pouvoir. Mais un pouvoir peut s’avérer stérile, autrement dit échouer à devenir historique, faute de régénérer la civilisation. Pire encore : il peut s’ancrer dans une logique de construction rationnelle en s’institutionnalisant, en pensant le temps et l’espace et leur articulation, ou encore en instrumentalisant la guerre pour se consolider, et simultanément s’engager dans un processus de désinstitu – tionalisation et d’autodestruction permanentes. Le nazisme, qui avait réuni ces deux dimensions contradictoires dans un seul philosophes et des juristes comme Arendt, Benjamin, Haffner ou Kraus12. Selon Sigmund Freud, l’expérience national-socialiste avait montré que la civilisation, basée sur la domestication d’Éros, pouvait s’abmer dans le déchanement des passions destructrices de Thanatos, que l’humanité n’avait cessé de glorifier13. Tel semble tre encore de nos jours le paradoxe fondamental que présente la mouvance Al-Qada, avec ses multiples branches et son fleuron dissident qu’est l’État islamique : à une construction rationnelle du pouvoir, qui pourrait à terme s’ancrer dans la durée et dont le “système-monde” pourrait parfaitement s’accommoder, répond une logique d’action suicidaire, susceptible, à tout moment, de balayer cette mme rationalité.

Comment penser la cité ?

À ce point de l’analyse, revenons à la question de la cité pour la reformuler en rapport avec la citoyenneté. Ibn Khaldn adhère – implicitement – à la philosophie néoplatonicienne que l’islam fit sienne relativement tt, mais, à la différence de Machiavel, il ne pense pas la cité en lien avec la citoyenneté. Certes, la cité doit tre bien gouvernée et viser à tre “vertueuse”, mais pour lui, il ne saurait avoir de “sujets” qu'”assujettis”, car la soumission constitue la condition d’existence d’une société dont les membres “ne se dévorent pas entre eux”. Les “sujets” dont il parle sont certes des “sujets” de droit, auxquels le prince, appuyé par les ulémas, a l’obligation d’apporter protection et justice, mais nullement des sujets ayant le “droit d’avoir des droits” et encore moins celui de “définir le droit”.

Il serait bien entendu vain, insensé mme, d’exiger d’un penseur du XIVe siècle, représentant de surcrot le couple de din wa dawla (“religion et État/pouvoir”), qu’il envisage une cité basée sur la participation de ses habitants. Il n’en reste pas moins que cette absence de perspective citoyenne est lourde de conséquences, ne serait-ce que parce qu’elle érige le fatalisme en horizon ultime de toute société humaine. Par son refus d’analyser la naissance de système, avait effrayé, mais aussi théoriquement désemparé, des l’islam, attribuée à un “miracle” divin et non à des constructions humaines, et le choix des versets coraniques qui émaillent son oeuvre imposant l’obéissance au pouvoir ou la patience face aux injustices, il développe une théologie historique et politique14. La naissance tout comme la destruction de la cité relevant d’une Raison créatrice, par définition irresponsable devant les humains, ceux-ci n’ont d’autre choix que d’accepter le rle qui leur incombe sur la scène historique dont ils ne peuvent changer les règles. Dans cette perspective, mme si l’on s’efforce de “laciser” la notion de “Raison créatrice” en l’interprétant comme “fatalité” ou “ruse de l’histoire”, on ne parviendra jamais à élargir le champ de manoeuvre des humains dans la détermination de leur propre destin.

Ibn Khaldn n’est bien entendu pas le seul à exprimer un tel pessimisme. Admettons modestement que ses impensés, partagés par d’autres, demeurent les ntres. Quelle alternative peut-on opposer au modèle hobbesien ? Peut-on, raisonnablement, envisager une civilisation qui arme ses sujets pour défendre la cité ? Comment éviter la transformation d’une société ainsi militarisée, théoriquement possible, en une Sparte, certes capable de défendre son indépendance mais au prix du sacrifice de ses libertés ? D’un autre cté, cependant, comment empcher que la cité ne tombe dans un état de désintégration pire que la tyrannie spartiate, sous les effets de l’oppression meurtrière de son prince ou des agissements de ses marges armées ? Comment garantir que le Léviathan restera suffisamment juste pour ne pas opprimer ses sujets et, en mme temps, suffisamment fort pour les défendre ? Comment éviter et le modèle hobbesien qui peut se transformer en son contraire, et un modèle anti-hobbesien, rendant impossible la construction de la cité ?

De la réponse à cette double question, qui exige une réflexion sur une citoyenneté à la fois critique et constructive, défendant simultanément le principe du dissensus et du consensus sociaux et politiques, dépendra la capacité de la cité, notre cité du XXIe siècle, à conjurer la fatalité khaldnienne et notre dépérissement annoncé.

Pour son oeuvre, voir Ibn Khaldn, le Livre des exemples, Paris, Gallimard, t. I, 2002 ; le Livre des exemples, t. II, Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb, Paris, Gallimard, 2012. Pour sa biographie, voir Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn. L'homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, 2006.

Alain Roussillon, ""Comme si la ville était divisée en deux". Un regard réformiste sur l'urbain en Égypte au tournant des années 1940", Genèses, no 22, 1996, p. 18-39 et "Durkheimisme et réformisme : fondation identitaire de la sociologie en Égypte", Annales. Histoire, Sciences sociales, no 6, vol. 54, p. 1363-1394.

Syed Farid Alatas, Applying Ibn Khaldûn. The Recovery of a Lost Tradition in Sociology, Oxon, Routledge, 2014.

Ali Bula, "Bedevi Sosyolojinin Siyaseti", Zaman, 27 juin 2015 et "Prof. Hayri Kirbasoglu : Islamcilarin Sarti Besten Üe Düstü : Masa, Kasa ve Nisa", T24, 19 octobre 2015.

Olivier Mongin, "Entre l'atopie du pouvoir et l'utopie de la cité", Les Cahiers de l'Orient, no 4, 1986.

Bernard Lepetit, Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, p. 137.

Pour ce concept, voir Vittorio Lanternari, les Mouvements religieux des peuples opprimés, Paris, La Découverte, 1983.

Voir Makram Abès, Islam et politique à l'âge classique, Paris, PUF, 2009 et Lela Babès, l'Utopie de l'islam. La religion contre l'État, Paris, Armand Colin, 2011.

Gabriel Martinez-Gros, Ibn Khaldûn et les sept vies de l'islam, Arles, Actes Sud, 2006, p. 27.

Michel Seurat, "Le quartier de Bb Tebbné à Tripoli (Liban) : étude d'une 'asabiyya urbaine", dans Mona Zakaria et Bachchr Chbarou (sous la dir. de), Mouvements communautaires et espaces urbains au Machreq, Beyrouth, Cermoc, 1985, p. 46-86.

Voir Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s'effondrent, Paris, Le Seuil, 2014.

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1969 ; Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, Paris, Payot, 2013 ; Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand. Souvenirs 1914-1933, Arles, Actes Sud, 2002 ; Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis (Dritte Walpurgisnacht), Paris, Agone, 2005.

Sigmund Freud, le Malaise dans la culture, Paris, Le Monde et Flammarion, 2010.

Voir notre conclusion dans le Luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldûn, Paris, CNRS Éditions, 2014.

Published 26 January 2016
Original in French
First published by Esprit 1/2016

Contributed by Esprit © Hamit Bozarslan / Esprit Eurozine

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