Prégnance du modèle boursier et volatilité de la valeur

Mondialisation de la débâcle

Inattendue, la débâcle financière aux États-Unis, en Europe et dans le monde ? Certainement pas ! Dans des écrits de nature différente – des essais destinés au grand public (Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Christian Chavagneux), des éditoriaux (Olivier Pastré, Daniel Cohen), des travaux collectifs (ceux du Cercle des économistes), ou des ouvrages d’allure plus technique (Michel Aglietta, André Orléan) –, nombreux sont les auteurs qui ont tiré les sonnettes d’alarme. Ils ont mis l’accent depuis des années sur la montée en puissance du modèle économique de la finance, ils ont souligné le poids des révolutions technologiques dévoreuses de virtualité et de possibles.

Plus encore, ils ont dénoncé, depuis la crise des subprime mortgage (crédits hypothécaires à haut risque) qui a éclaté aux États-Unis durant l’été 2007, les risques pris inconsidérément et les dérives en cours : frontières de moins en moins étanches entre les banques de dépôts et les banques d’investissements, transgression des règles classiques de la finance (alors qu’une banque devrait détenir un dol lar de capital pour 12 dollars de crédit, des banques ont pu s’autoriser à accorder 32 dollars de crédit pour un dollar de capital !), types d’évaluation et normes comptables liés aux marchés financiers, absence de transparence, asymétries d’information, rôle nocif des paradis fiscaux. Bref, ils ont saisi que l’économie mondialisée n’épargnerait personne et que la finance (inévitable crédit !) ne pouvait être rayée de l’économie et des échanges et que la mondialisation économique, loin de finir, était à un tournant. Alors qu’on nous a assuré mille fois que les banques françaises conservaient de bonnes habitudes prudentielles – à la différence de nos jeunes élites des grandes écoles tombés amoureux fous des modèles mathématiques financiers – celles-ci n’ont pas été épargnées et la confiance n’a été (temporairement !) rétablie qu’après le sommet européen de la mi-octobre.

Aveuglements à répétition

Mais pour combien de temps la confiance est-elle revenue ? Suffitil de faire confiance aux bourses et aux courbes du CAC 40 qui ont beaucoup baissé parce qu’elles avaient grimpé vertigineusement ? On se trompe en pensant que l’avenir économique est incertain car

il ne l’est pas du tout : la consommation des ménages va plonger, les prix de l’immobilier chuter, les profits des entreprises s’effondrer et le chômage s’envoler. La seule incertitude est de savoir dans quelles proportions1.

Alors que l’on reconnaît que l’on savait ce qui allait se passer, on n’en a pas tenu compte. Ce qui n’empêche pas Claude Guéant, le directeur de cabinet du président de la République, d’affirmer que personne n’a rien vu venir :

Reprocher à Nicolas Sarkozy et au gouvernement de ne pas avoir prévu il y a un an, alors que personne ne l’a prévu, que nous serons aujourd’hui dans une situation difficile, ce n’est pas bien (5 octobre 2008).

Non, on n’a pas voulu anticiper ce qui allait venir car, Jean-Pierre Dupuy et André Orléan le rappelaient ici même dans le numéro de mars-avril 2008 consacré aux catastrophes, il faut que la crise, toujours potentielle, advienne pour qu’on la considère comme une réalité. En effet, la vie politique et médiatique, oscillant entre des périodes d’optimisme et des phases de pessimisme, entre des moments de confiance et des crises (bulles et krachs), épouse un rythme similaire au marché de la finance. Effectivement, le marché de la finance est un marché de l’opinion qui fonctionne comme les médias, c’est-à-dire en cherchant à anticiper la demande et les attentes du public. Désormais, la vie politique elle-même est aspirée par ce modèle : il s’agit moins d’y défendre des convictions étayées que de chercher à identifier les valeurs ” à la hausse ” auprès de l’opinion. Tout le monde alimente ainsi un mode de fonctionnement qui passe de l’euphorie des booms et des bulles à la peur des retournements de tendance et aux krachs.

Si les agents économiques sont condamnés à osciller, par leur nature psychologique, entre l’optimisme et le pessimisme, alors la tâche de la Banque centrale et celle des pouvoirs publics s’en trouvent simpli fiées. Ils n’ont pas à agir, bien au contraire, quand se forment les bulles entraînées par l’optimisme des agents économiques. Leur devoir se situe en aval du cycle économique et financier quand l’économie se réajuste en catastrophes, par suite de l’éclatement des bulles. Ils s’efforcent alors d’endiguer la spirale dépressive par des politiques de relance massives, monétaire et budgétaire2.

Bref, il ne suffit peut-être pas d’en appeler vertueusement à de la régulation, il faut se repasser le film et se demander comment on en est arrivé là. L’urgence n’interdit pas de prendre un peu de recul et de lever bien des voiles, à commencer par des interrogations refoulées : l’aveuglement à la française sur le monde anglo-saxon, l’illusion d’un retrait de l’État alors que celui-ci ne cesse de se redéployer sur le modèle de l’entreprise privée, le rôle de la gauche de gouvernement dans la libéralisation financière, la critique lancinante du capitalisme par une extrême gauche qui récite béatement son Marx, la difficulté de distinguer les convictions qui peuvent animer un haut fonctionnaire de droite et un haut fonctionnaire de gauche à Bercy, l’incapacité française de penser le ” nouveau monde industriel ” et son obstination à rester prisonnier du rêve industriel des Trente Glorieuses, la faiblesse de ladite gouvernance mondiale à imaginer de nouvelles règles après avoir enseigné le catéchisme de Washington un peu partout dans le monde, la passion des élites intellectuelles hexagonales pour l’interprétation strictement identitaire de l’avenir du monde, le scientisme cher à un pays qui a toujours adoré les mathématiques et les modélisations dont on apprend aujourd’hui qu’elles n’ont de sens que pour les phases dites ordinaires et de stabilité ! À chacun de continuer la liste…

Une mondialisation en devenir rapide

Pas besoin d’être un progressiste comme l’historien Eric Hobsbawm pour avoir compris que les beaux jours de 1989 étaient assombris par un capitalisme qu’il a vite qualifié de ” sauvage “. Encore fallait-il saisir que la nature du capitalisme était en train de changer profondément dans le nouveau monde industriel marqué par la mondialisation et la nouvelle économie de la connaissance. Avec la débâcle, on parle de tsunami financier, de 11 septembre financier… Le constat de la révolution démographique en cours, les impératifs de la révolution écologiques et le terrorisme sont passés par là. Ce qui signifie simplement que la mondialisation historique est là et bien là. Comme le dit ici même Jérôme Sgard, nous ne vivons pas une crise de la globalisation mais une crise dans la globalisation. La mondialisation économique n’est plus ce qu’elle semblait pouvoir devenir dans les années 1990, un nouvel âge de la mondialisation économique a été inauguré qui n’a plus rien à voir avec le ” consensus de Washington “. Certains parlent d’un ” consensus de Pékin “… bien mis à mal par les temps qui courent !

Les pays émergents ont désormais une influence majeure dans le capitalisme mondial. La crise asiatique a signé l’acte de décès du ” consensus de Washington ” qui avait régi les rapports entre les puissances occidentales et le reste du monde après la chute du mur de Berlin. […] La mondialisation était considérée comme une projection du capitalisme occidental dans le monde entier. […] Ce fantasme idéologique s’est brisé sur la crise asiatique de 1997, après le sérieux avertissement donné par la crise mexicaine de 1994 […]. La réponse des pays émergents au péril provoqué par la libéralisation financière sauvage et par l’endettement débridé en dollars a été radicale3.

Aujourd’hui la crise financière a d’abord été américaine et, même si la plupart des pays ont été touchés, ce sont les réserves de changes des Chinois et des Japonais qui vont fournir du liquide à un monde en perte de liquidités4. Tel est le paradoxe du moment que nous vivons : alors qu’on parle de retour de l’État, de recapitalisation des banques par l’État, de nationalisations décidées sans états d’âme par des gouvernements de droite et des mille formes possibles que pourrait prendre la régulation – contrôle des agences de notation, obligation de transparence des banques, révision des critères comptables institués en fonction des critères du marché (Bâle I et II)… –, nous voilà pris plus que jamais dans une mondialisation où l’on essaie de rentrer pour la ” calmer ” alors que des esprits obtus pensent que nous sommes en train d’en sortir.

Prenons donc un peu de champ pour saisir ce qui se passe, c’est-àdire pour comprendre le rôle pris par la Bourse et la finance dans le capitalisme contemporain, les mécanismes d’un marché qui est d’abord un marché soumis aux fluctuations de l’opinion, le double lien de la finance (déconnexion/connexion) avec l’économie réelle et les ressorts politiques, ceux qui renforcent ou fragilisent la confiance, de la crise que nous traversons. On le fera en essayant de comprendre les changements de paradigme historique en nous appuyant sur des analyses récentes et des auteurs qui ont retenu notre attention dans la revue depuis les années 1990, alors même que la croyance partagée par beaucoup était celle d’une démocratisation par l’ouverture du marché.

Frivolités de la valeur

Même si l’on cite aujourd’hui à profusion les cours de Michel Foucault de 1982-1983 sur le néolibéralisme où il rappelle l’importance du rôle de l’État pour les penseurs du néolibéralisme, Jean-Joseph Goux reproche à l’auteur des Mots et les choses d’avoir repéré vers la fin du XIXe siècle chez Ricardo et Marx et non chez Walras et Pareto (les représentants de la théorie néoclassique) la rupture qui fonde notre présent. À savoir un changement de paradigme qui intervient à un moment où la valeur (religieuse, métaphysique, esthétique, économique…) n’a plus de référence, où elle n’est plus adossée à une transcendance et où la machine boursière s’active. La coïncidence entre la fin de la valeur normative et le développement des marchés de liquidités n’est pas un fruit du hasard : la Bourse n’a de cesse de convertir les valeurs (aujourd’hui, ce sont les actions, les obligations, les produits dérivés) en liquidités et elle peut le faire parce que la valeur est devenue volatile et frivole. Et cela ne date pas d’aujourd’hui ! Les interrogations contemporaines sur les dérives des marchés financiers n’auraient rien à perdre à rappeler que la finance et la liquidité sont une réponse dans un monde fluide, instable et en perte de valeurs.

Mais en quoi Walras, et non pas Marx et Smith, accompagne-t-il ce changement de paradigme historique qui n’est donc pas récent ? Dès lors que sa réflexion théorique ne se focalise pas sur la valeur travail, comme le font Marx et Smith, les deux auteurs de référence pour les libéraux et les socialistes (dans les Mots et les choses le travail est pour Foucault l’un des trois ressorts de la modernité avec le langage et la vie5), il saisit qu’une conception subjective de la valeur se substitue à une conception objective de la valeur.

À l’idée que le travail nécessaire à la production est la seule mesure universelle et exacte de la valeur économique se substitue la notion de désir comme cause de la valeur6.

L’imaginaire du capitalisme n’attend donc pas les années 1960 et 1970 et les thèmes relatifs à la société de consommation ou aux simulacres du désir (Baudrillard, les situationnistes…) pour se développer puisque l’économie classique considère déjà la valeur ” au-delà ” du travail, de l’utilité, de la production, bref au-delà de la valeur maté rialisable dans une monnaie stable. La frivolité de la valeur, celle que la Bourse symbolise, est déjà ancienne : elle se généralise

quand la valeur n’est plus une valeur en soi, inhérente aux choses, ou garantie par la règle universelle d’un étalonnage fixe. La valeur ne vient pas de l’objet vers le sujet, elle part du sujet désirant pour se projeter sur les choses, les constituer passagèrement en objet valeureux7.

De même que pour Ferdinand de Saussure, le linguiste genevois, la linguistique pure repose sur la valeur comme équilibre de différences, l’économie pure de Walras et de l’école de Lausanne est l’effet d’un équilibre momentané dans le système de marché. De cette rupture ancienne dans l’institution de la valeur économique, deux leçons peuvent être tirées.

Tout d’abord l’indigence, la pénurie, la disette ne sont plus le ressort décisif de l’économie. ” Les néoclassiques partent de l’abondance et de la satiété, ils s’interrogent avant tout sur l’homme repu. ” C’est ce que sous-tend la théorie dite marginaliste : quelle jouissance supplémentaire la possession d’un objet en plus peut-elle m’apporter ? Combien de chapeaux, de paires de chaussures, faut-il pour être satisfait ? Comment mon désir me guide-t-il et comment indique-t-il le seuil au-delà duquel il sera saturé, le seuil au-delà duquel un objet supplémentaire ne vaudra plus rien à mes yeux, et sera donc ” marginalisé ” ? Tel est le point de départ de l’économie marginaliste qui cherche à se formaliser par le biais des mathématiques : celui de la vacillation du désir, le moment de satiété où le bien intensément désiré un temps perd sa valeur parce qu’il est moins désiré. Ce n’est donc plus l’impératif de la production dans un régime de pénurie qui importe à l’économie mais la perspective d’une consommation qui ne peut pas être illimitée car elle rencontre la borne fatale de la satiété. La rareté n’est pas un manque mais le constat d’une perte de jouissance qui annule la valorisation et se porte sur un autre objet du désir. La traduction avec les comportements boursiers n’est pas anodine : on passe d’une valeur à l’autre parce qu’on ne désire plus un objet. Mais, différence décisive, dans le cas du marché financier, celui des liquidités, le désir est illimité puisqu’il se focalise moins sur des objets que sur de l’argent dont la demande est par principe illimitée. C’est la particularité du monde liquide contemporain bien analysé par Zygmunt Bauman. Bref, le modèle de la valeur comme ” équilibre de différences ” correspond à un modèle boursier où la valeur est frivole puisqu’elle se déplace ” sans limites ” au fil de la jouissance et de la satiété.

Ensuite, et telle est la seconde leçon déjà entrevue, ce modèle boursier qui s’émancipe de la réalité de la production et investit sur la subjectivité et le désir ” se propage dans tous les domaines et va peu à peu affecter l’ensemble de la pensée de la valeur, y compris l’éthique, la sémiotique, l’esthétique “. La formule de Mallarmé selon laquelle l’¦uvre esthétique est autoréférentielle et que le signifiant ne renvoie pas à un signifié est explicite : ” Tout se résume dans l’esthétique et l’économie politique. ” Bref, en appeler, comme on l’a fait et continuons à le faire ici, dans le sillage de Michael Walzer, à distinguer les ” sphères de justice ” et les types de biens et domaines relevant ou non du marché se heurte à ce constat ancien d’une déstabilisation générale de la valeur.

Pourquoi donc ce détour par Walras et Pareto ? Tout simplement pour rappeler que notre conception de l’économie est longtemps restée, bien après la Révolution de 1870, celle du marché de Smith et de la valeur travail et celle des biens de Ricardo et Marx. Or la finance de marché mérite d’être comprise dans le sillage de l’approche par la frivolité de la valeur de Walras. Plus encore, la finance de marché consacre une économie sans étalon, sans valeur de la valeur, sans valeur stable. Bref la déstabilisation de la valeur a précédé la fin de l’étalon or en 1972, ce qui explique le rôle pris par ce qu’il faut bien appeler le paradigme financier au sein même des ressorts de l’économie réelle. Dans un mode dépourvu de valeurs stables et stabilisées, le marché des liquidités a pour but de convertir à tout moment de la valeur. Encore faut-il l’évaluer correctement et au juste prix…

Ce qui distingue Keynes des théoriciens de l’efficience est qu’il pense que l’avenir est toujours incertain et qu’il n’y a pas de lien assuré entre l’économie réelle et le marché financier. Est-il ou non possible de connaître la valeur d’une entreprise à un moment donné ? Keynes ne le croit pas, c’est pourquoi (voir l’article d’André Orléan) il ne suffit pas de réclamer de la transparence, la meilleure arme de la régulation pour beaucoup, il convient aussi de s’inquiéter des liquidités quand elles deviennent confuses et indifférenciées.

Frivolité des parieurs et rationalité du marché financier

Si la crise des crédits hypothécaires à risque (subprimes) est l’occasion de rappeler que la valeur est mobile et fluctuante dans d’autres domaines que celui de la finance, elle nous apprend également beaucoup sur les désirs et les comportements des intervenants dans ce type de marché. Mais, là encore, la situation est ambiguë : les comportements irresponsables des prêteurs les rapprochent du monde des joueurs et des parieurs alors que la finance de marché repose sur des acteurs dont les comportements interviennent dans un marché de l’opinion qui n’est pas irrationnel, contrairement à ce que l’on voudrait croire pour se rassurer.

Pourquoi la dernière crise financière mondiale a-t-elle été ressentie en Europe et aux États-Unis plus intensément que les précédentes ? Tout simplement parce qu’elle est partie des États-Unis et a eu des effets en Europe, mais surtout parce qu’elle a affecté épargnants et emprunteurs qui sont aussi des contribuables. Le politique ne pouvait donc pas demeurer en retrait.

Mais ce krach financier a été ressenti, et continuera longtemps de l’être, plus violemment dans la mesure où il visait la manière de prêter. Tout d’abord, les courtiers, sachant qu’ils allaient recycler leurs crédits dans des produits qualifiés de toxiques, n’ont pas hésité à prêter à des créditeurs insolvables de manière irresponsable. La nature du prêt est donc allée de pair avec la quasi-assurance de convertir le prêt en produits dérivés, en titres immobiliers (prêts à risques hypothécaires) mélangés jusqu’à l’indifférenciation dans des packages avec d’autres titres. La faculté de diffuser le risque sur le marché mondial (par le mécanisme de la titrisation) a entraîné une perte de la prudence dans l’octroi des prêts immobiliers, comme si le crédit pouvait être sans risque8. Mais c’est ici que le bât blesse puisque le risque, qui n’avait pas disparu, était devenu imperceptible et de plus en plus virtuel en donnant une apparence de réalité à l’utopie du ” risque sans risque “.

Dans ce contexte, le preneur de risque devient un joueur, un parieur.

Toutes les banques commerciales ou d’affaires, toutes les sociétés spécialisées, tous les organismes d’assurance et de réassurance qui interviennent aujourd’hui sur les marchés du crédit, et souvent audelà de leurs périmètres d’activité habituels, ont pour point commun de ne plus être des prêteurs ou des assureurs au sens classique. Ils sont devenus des parieurs plus ou moins spécialisés dans telle ou telle catégorie de paris9.

Mais faut-il en inférer que le boursier/joueur a des comportements irrationnels qui expliquent son irresponsabilité ? André Orléan met en scène les deux hypothèses opposées, néoclassiques et comportementales, pour en défendre une troisième qualifiée ” d’hypothèse autoréférentielle “. Alors que les théoriciens néoclassiques défendent l’idée d’un comportement rationnel des acteurs et l’hypothèse d’une efficience de la finance (c’est-à-dire le lien avec une valeur fondamentale, ce qui suppose une possibilité d’évaluation permanente et donc d’information suffisante), les comportementalistes contestent l’idée d’une ” efficience ” des marchés financiers et voient dans les crises des phénomènes de contagion irrationnels. Tout en défendant l’idée d’une rationalité des acteurs, Orléan considère pour sa part que l’économie financière est indissociable d’un ” marché de l’opinion ” dont la caractéristique est double : 1) les décisions y sont prises en fonction de l’anticipation de celles des autres acteurs, et 2) la finance de marché est déconnectée de l’économie réelle qui est celle des valeurs fondamentales.

Pour le dire simplement, les joueurs demeurent rationnels mais d’une rationalité tournée vers les opinions des autres, et non uniquement vers la valeur fondamentale du titre10.

Mais alors que les néoclassiques considèrent que ces comportements sont rationnels au point d’ignorer le risque lui-même, l’hypothèse autoréférentielle avance que ce sont des actions à risque au sens où les effets de contagion, le passage de la bulle au krach, sont toujours possibles. En cela, elle se distingue à la fois des néoclassiques (la rationalité ne doit pas exclure le risque car il y a des limites à l’arbitrage) et de la théorie comportementaliste qui se focalise sur l’irrationalité :

Cette démarche retient de la finance comportementale l’idée qu’un investissement doit tenir compte de l’opinion générale du marché, mais en abandonnant l’idée que cette opinion générale est le fruit d’une irrationalité collective. Il faut au contraire supposer que tous les intervenants sont également rationnels et portent leur regard sur ce qu’est l’opinion du marché pour déterminer l’investissement le plus rentable […] Aussi la corrélation des comportements n’est pas un phénomène psychologique mais résulte de la nature des interactions marchandes qui poussent tous les investisseurs à anticiper l’opinion du marché. La crise des subprimes offre une illustration exemplaire d’une telle contagion11.

Reconnecter une finance déconnectée

Réencastrer la finance dans l’économie et l’économie dans la société ?

Suite aux analyses qui précèdent la difficulté actuelle, au-delà des mesures de soutien apportées aux banques et à la volonté de rendre liquides les valeurs qui ne l’étaient plus, on comprend à la fois qu’il faut reconnecter autant que possible le marché de la finance à l’économie réelle, ne pas succomber aux virtualités de la ” prise de risque sans risque “, mais aussi que le paradigme boursier travaille l’économie et la société dans leur ensemble depuis bien longtemps, depuis que la valeur de la valeur est flottante. Vouloir se débarrasser de la finance n’a donc pas grand sens, mieux vaut comprendre pourquoi elle est l’un des ressorts de l’économie contemporaine. Quand l’école de la régulation et Michel Aglietta évoquent les éléments structurants du nouveau régime de croissance qui, succédant au régime de croissance industriel, a pris son essor aux États-Unis dans les années 1960, ils insistent sur trois facteurs : les nouvelles technologies (informatique, internet, le capitalisme cognitif présenté ici par Yann Moulier Boutang), l’individualisation et l’extension du salariat et la globalisation financière. Or, ces deux derniers facteurs étaient mis en avant au nom d’une gouvernance démocratique d’entreprise pouvant rompre avec le management hiérarchique à l’ancienne. Dans le Pouvoir de la finance12, André Orléan insiste également sur les liens entre le marché de la finance, le marché de l’opinion et la possibilité de valoriser une démocratie des actionnaires. Ainsi a-t-on pu valoriser un temps l’actionnariat d’entreprise en imaginant que le syndicalisme pourrait s’appuyer sur des actionnaires dans un système tripartite actionnaire/salariés/patronat. C’est ce que rappelle Pierre-Noël Giraud :

La finance bancaire et cloisonnée des ” Trente Glorieuses ” était une oligarchie. Un club très fermé de banquiers, industriels, hauts fonctionnaires décidait seul des affaires monétaires et financières. Il lui arrivait de se soucier du peuple, par exemple, en lui octroyant le livret A. La finance de marché est une éclatante victoire de la démocratie. Au moins dans les pays riches, les investisseurs sont désormais tous ” libres et égaux en droit13“.

Mais le même auteur s’arrête immédiatement sur les inégalités en termes d’information : puisqu’un marché

ne fonctionne efficacement qu’avec une information précise et partagée sur la qualité des produits. Or l’information nécessaire pour évaluer la qualité des titres financiers est à la fois incomplète et asymétrique. En outre l’information est très asymétrique. En bref, c’est une démocratie de renards libres dans un poulailler libre. Il n’est donc pas très difficile de deviner qui va subir les pertes en cas de crise, avec ou sans intervention des États : à coup sûr, les investisseurs les plus mal informés, les petits investisseurs14.

Si les attentes placées dans la démocratie actionnariale ont été en grande partie déçues, il faut ajouter que la valeur actionnariale, i.e. le surgissement du pouvoir financier des actionnaires, a progressivement joué un rôle qui a fragilisé le nouveau régime de croissance.

La valeur actionnariale est un principe déstabilisateur des structures sociales dans les pays occidentaux. Jointe à la concurrence internationale, la contrainte de rentabilité financière arbitraire qu’est la valeur actionnariale entraîne un transfert massif du risque économique sur les salariés. Les conséquences sont immenses : stagnation durable ou progression très faible des salaires de la grande majorité des salariés, déconnexion des hausses de salaires et des progrès de la productivité, élargissement démesuré des inégalités, chômage et précarité, blocage de la mobilité sociale15.

Aujourd’hui, les réflexions sur la gouvernance d’entreprise sont plutôt l’occasion de souligner les conséquences négatives de la valeur actionnariale (le nouveau management et les stocks options, les parachutes dorés, le return on equity – ROE, rentabilité sur fonds propres – de 15 %) et témoignent d’un autre état d’esprit que celui qui régnait il y a dix ans. En effet l’attention porte plutôt sur les ” indéterminations de la valeur actionnariale aux dépens de l’efficience et de l’arbitrage16 “. De facto, la régulation démocratique n’a guère pris le dessus et l’actionnariat a plutôt contribué à dissoudre l’unité du salariat et à enrayer les mécanismes fédérateurs de l’entreprise.

Dès lors, l’hypothèse d’une reconnexion entre finance et économie réelle est-elle concevable dans un tel contexte ? P.-N. Giraud évoque par exemple une séparation absolue des activités bancaires et de la finance de marché. Ce qui signifie pour lui

que les banques de dépôt, qui ne seraient autorisées qu’à faire des crédits, ne s’approvisionneraient en liquidités qu’auprès de la Banque centrale qui aurait le monopole de la création monétaire17.

Si cette proposition revient à isoler le système bancaire et la finance de marché,

la totalité des risques serait alors concentrée sur les Bourses et les marchés dérivés. Ce qui rendrait ce secteur volatil et ne protégerait pas miraculeusement le grand public des fluctuations macroéconomiques engendrées par cette instabilité.

Rappelant que le risque financier et ses conséquences, les crises, sont inévitables et nécessaires, Giraud admet que l’idée de répartir le risque par la titrisation était bonne en théorie ” mais que l’opération des credit subprimes s’est accompagnée de transferts de risques calamiteux “.

Que peut alors signifier la volonté de réencastrer l’économie financière dans l’économie réelle ? Tout d’abord aller à l’encontre de la tendance courante qui va dans le sens de la déconnexion d’une économie de ressources en matières premières, celle qui retrouve la rareté et la pénurie de Marx et Ricardo et est à l’origine de l’inquiétude écologique. Or, si l’on excepte un pays comme la Russie riche en matières premières, la déconnexion l’emporte car les économies cherchent à répondre à la rareté des matières premières en imaginant des déconnexions : déconnexion par la création d’une économie de guerre aux États-Unis, déconnexion par la finance, déconnexion par le crédit en Chine18… Mais au-delà de ce constat, celui du Grenelle de l’environnement qui apparaît ” décalé “, l’impératif est de changer la vision de l’économie dont procède la nouvelle économie des savoirs marquée par les services et le virtuel, mais aussi par le paradigme boursier et la politique des banques centrales.

Il faut prendre en considération, suggère J.-L. Gréau, tous les paramètres majeurs significatifs de l’état de santé économique : la croissance, la rentabilité des entreprises, l’emploi, l’évolution des prix, et celle du pouvoir d’achat, l’évolution de la dette respective des différentes catégories d’agents économiques, le solde des comptes extérieurs, le maintien durable de la croissance, et, avec lui, la maîtrise du processus de croissance dépendant d’une évolution concevable de ces divers paramètres. Autant dire, au passage, que l’objectif de stabilité des prix, affiché par les grandes banques centrales, et celui d’équilibrages des comptes publics, voulu par les instances européennes, réduisent singulièrement le champ du bilan de santé économique19.

Réencastrer l’économie dans le réel, c’est d’abord se dé-prendre d’une vision de l’économie où le marché de l’opinion et le virtuel sont prépondérants. C’est renoncer à une vision restreinte et restrictive de l’économie !

Et l’économie politique !

Mais il faut aller encore plus loin, ne pas faire comme si l’action politique avait disparu au seul profit d’un capitalisme sauvage et incontrôlable. Comme le montrera notre numéro de décembre20, l’État s’inspire désormais de l’entreprise privée dans la construction de ses nouveaux outils de gouvernement et dans sa manière d’organiser et de contrôler le travail des fonctionnaires. Il faut donc s’arrêter sur la manière dont l’État et les acteurs politiques, qui ne peuvent se soustraire à un marché de l’opinion (les médias), participent ou non d’une ” économie politique “, d’un projet économique où le marché de la finance a joué un rôle. Si l’État est de retour dans le contexte de la crise des subprimes (qui est au départ une crise de l’immobilier et de la construction de logements), ce n’est pas un hasard puisque les États développés ont dû anticiper les difficultés, sur le double plan social et économique, du nouveau monde industriel. Dans cette optique, la plupart d’entre eux ont misé sur une politique immobilière, certes plus ou moins déclarée, favorisant, via l’accession à la propriété dans un contexte de fragilisation de l’État-providence et de la redistribution mise en place dans l’après-guerre, une stabilisation territoriale et une assise psychologique face à un avenir sombre. Nicolas Sarkozy a ainsi souhaité encourager les crédits hypothécaires. La situation est donc fort paradoxale : c’est sur le terrain même d’un rétablissement de la confiance, le logement, que la crise a éclaté tant aux États-Unis qu’en Europe (Espagne, Irlande…).

Par ailleurs, alors que l’État intervient pour soutenir le contribuable/emprunteur/épargnant il n’est pas inutile de rappeler les inégalités qui sous-tendent notre système fiscal. En effet, comme le rappelle Thomas Piketty, ceux qui ne paient pas d’impôts directs n’en restent pas moins des contribuables :

Qu’ils travaillent à temps complet ou à temps partiel, les smicards versent aujourd’hui l’équivalent de deux mois de salaires au titre de la TVA, plus d’un mois de salaire au titre de la CSG, sans compter les taxes indirectes annexes (essence, tabac, alcool, etc.) et les cotisations sociales, soit un taux de prélèvement global supérieur à 50 %21.

Rétablir la confiance est une affaire politique. Les responsables politiques se sont fait entendre dans l’urgence, mais il n’est pas sûr qu’ils aient pris la dimension d’une économie dont la crise est essentiellement celle de la ” valeur commune “. Économie, esthétique, métaphysique, politique… les convergences sont fortes. Et le social de compétition (Donzelot) est là et bien là.

On l’aura compris, renouer avec un climat de confiance, ce n’est pas réinventer une transcendance, la Valeur de la Valeur, un Dieu ad hoc ou un étalon or inébranlable, c’est imaginer des valeurs partageables autrement que sur un marché de l’opinion, tant dans les médias que dans la finance. C’est aussi comprendre qu’il y a vraiment des risques mais qu’on ne peut pas les prendre comme des parieurs sur un champ de courses.

Pierre-Antoine Delhommais dans Le Monde, 12-13 octobre 2008.

Jean-Luc Gréau, " L'irresponsabilité des marchés ", Le Débat, n 151, septembre-octobre 2008. Auteur du Capitalisme malade de sa finance, Paris, Gallimard, 1998, il publie cet automne la Trahison des économistes, Paris, Gallimard, 2008.

Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 13-14.

Ibid., p. 13-14.

Ce qui renvoie à l'économie (le travail), à la biologie (la vie) et à la linguistique (le langage).

Voir le livre de référence de Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur. Essai sur l'imaginaire du capitalisme, Paris, Éditions Blusson, 2000. Voir parallèlement ses articles dans Esprit, plus particulièrement : " La double révolution esthétique et économique de 1870 ", novembre 1998, et " L'argent, valeur sans fondement. Une lecture des Nourritures terrestres d'André Gide ", janvier 2000.

J.-J. Goux, Frivolité de la valeur..., op. cit., p. 11.

Sur la question du crédit, voir l'éditorial de ce numéro et les publications de Jean-Michel Rey qui sont à la frontière de l'esthétique et de l'économie comme ceux de J.-J. Goux, entre autres le Temps du crédit, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 et son entretien " Qu'est-ce que faire crédit ? Entre littérature et économie ", Esprit, mars-avril 2005.

J.-L. Gréau, " L'irresponsabilité des marchés ", art. cité.

André Orléan, " Les marchés financiers sont-ils rationnels ? ", dans Philippe Askenazy et Daniel Cohen (sous la dir. de), 27 questions d'économie contemporaine, Paris, Économiques/Albin Michel, 2008, p. 83.

Ibid., p. 73-74. Pour Orléan on pourrait parler à propos du pouvoir de la finance d'un pouvoir de nature médiatique, voir le Pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999, et " L'individu, le marché et l'opinion : réflexions sur le capitalisme financier ", Esprit, novembre 2000.

A. Orléan, le Pouvoir de la finance, op. cit.

Pierre-Noël Giraud, " Forcément inéquitables. Injustes, les crises financières sont aussi imprévisibles qu'inévitables ", dans Le Monde, 2 octobre 2008.

Ibid., art. cité.

M. Aglietta et L. Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, op. cit., p. 14.

Michel Aglietta et Antoine Rebérioux, Dérives du capitalisme financier, Paris, Albin Michel, voir les chapitres 6 et 7 intitulés respectivement " Les logiques financières " et " Crises financières et cycle économique ". À propos de la valeur actionnariale ils insistent sur son indétermination structurelle contre les néoclassiques qui valorisent l'efficience et l'arbitrage : " Il y a de multiples sources d'incertitude. Cela interdit d'identifier l'hypothèse d'efficience informationnelle à un modèle d'évaluation particulier [...] Les variations des cours boursiers combinent ainsi des sources différentes de volatilité. L'une est exogène : c'est l'incertitude sur l'évolution des profits futurs et des taux de distributions des dividendes. L'autre est endogène : c'est l'incertitude sur les fluctuations des taux d'actualisation ", ibid., p. 198.

P.-N. Giraud, " Forcément inéquitables... ", art. cité.

Voir Jean-Claude Milner, " C'est la crise d'un capitalisme déconnecté des ressources naturelles ", dans Libération, 8 octobre 2008.

J.-L. Gréau, " L'irresponsabilité des marchés ", art. cité.

" Dans la tourmente (2). Que fait l'État ? Que peut l'État ? ", Esprit, à paraître décembre 2008 (voir présentation supra p. 12).

Thomas Piketty, dans Libération, 2 septembre 2008.

Published 22 January 2009
Original in French
First published by Esprit 11/2008

Contributed by Esprit © Olivier Mongin / Esprit / Eurozine

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