Pour un nouvel espace public européen

Comment conjuguer qualité des revues culturelles européennes et large diffusion au-delà des frontières ?

Un épisode tragi-comique mais optimiste de Soll und Haben (Débit et Crédit), de Gustav Freytag, décrit un fier mais insignifiant journaliste de province vantant ce qu’il vient d’écrire. Avec un aplomb désarmant, il affirme que le Tsar rougira de honte dès qu’il l’aura lu.

Combien de journalistes ou d’intellectuels d’aujourd’hui dans les provinces d’Europe, pensent que leurs travaux influenceront les pouvoirs ou quiconque en dehors du cercle étroit de leurs propres compatriotes ? Trop peu malheureusement.

Les penseurs suédois écrivent pour des lecteurs suédois, les intellectuels français pour leurs compatriotes, et les Estoniens pour les Estoniens. Ce n’est peut-être pas si mal. Mais le pire est que la plupart des sujets et des thématiques qui les animent sont très spécifiques à leurs propres pays, la Suède, la France ou l’Estonie.

À la recherche d’une identité commune

Malgré l’adoption réussie de l’euro dans beaucoup de pays, l’européanisation des identités, des modes de vie et des cadres de référence – ou l’avènement d’un espace public commun – semble encore un rêve lointain. Mais les réflexions à long terme pour une Union européenne signifiante relèvent de ces courants de pensée. Dans un article sur la construction de l’identité européenne, Manuel Castells a récemment formulé le dilemme en ces termes : ” La technologie est nouvelle ; l’économie est globale ; la situation est celle d’un réseau européen, en négociation avec d’autres acteurs ; mais les identités sont nationales, voire locales et régionales dans certains cas. Dans une société démocratique, ce type de dissonance structurelle et cognitive peut devenir intenable. Alors que l’intégration européenne sans partage d’une identité commune apparaît comme une proposition pertinente lorsque tout va bien, toute crise majeure en Europe ou dans un pays donné, peut provoquer une implosion européenne, aux conséquences imprévisibles. ”

Autrement dit, en l’absence d’une identité commune, il ne peut exister de communauté européenne digne de ce nom ni durable. Et une telle identité repose avant tout sur l’existence d’un espace public pan-européen. Ce dernier pourrait représenter un royaume dans lequel des valeurs et des principes transnationaux – ou des pratiques transnationales, si vous préférez – seront définis, concrétisés et évalués, et grâce auxquels les institutions politiques transnationales peuvent gagner une légitimité.

En 2003, l’une des plus sérieuses tentatives a été lancée pour discuter du futur commun européen, au niveau transnational. Le 31 mai 2003, sept journaux européens ont publié des articles d’intellectuels connus posant la question ” Qu’est-ce que l’Europe ? “. Umberto Eco a écrit dans La Repubblica (Italie), Gianni Vattimo dans La Stampa (Italie), Adolf Muschg dans le Neue Zürcher Zeitung (Suisse), Richard Rorty dans le Süddeutsche Zeitung (Allemagne) et Fernando Savater dans El Pais (Espagne).

L’article le plus commenté fut celui de Jürgen Habermas – qui avait initié le projet – cosigné par Jacques Derrida. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne) et Libération (France) l’ont publié.

Le fait que deux intellectuels européens influents des dernières décennies aient décidé de faire un geste concret et de laisser de côté leurs différences pour parler à l’unisson, était remarquable en soi. En principe, leurs approches philosophiques sont à des années lumières. Tout aussi extraordinaire était la concrétion politiquement signifiante résultant de leur analyse.

Les discussions sur la possible fondation d’une identité commune tendent à se perdre dans le brouillard de l’histoire culturelle ou religieuse. De vagues notions de démocratie et de liberté deviennent encore plus informes lorsque des individus vaniteux se décernent un brevet d’Europe. La plupart des auteurs qui cherchent à définir une caractéristique différenciatrice propre à l’Europe, semblent invoquer une sorte de ré-enchantement, une façon de jeter une mythologique et mystérieuse lueur sur un continent réduit à un projet économique. Le caractère creux de ces symboles tellement nostalgiques est littéralement assommant. Où trouver une identité européenne dans des tonalités aussi faibles ? Cela a-t-il quelque résonance émotionnelle ou densité symbolique ? Quel rêve collectif cela évoque-t-il ou transmet-il ?

De ce point de vue, l’article d’Habermas et Derrida était un miracle d’histoire contemporaine substantielle. Cependant, au moins aussi intéressant que l’analyse et les conclusions de l’article était l’article lui-même. C’était une sorte d’intervention, une performance en forme de manifeste ; une discussion européenne sur l’Europe en somme – un espace public européen.

Au sens le plus large, l’espace public prend ses racines à la fois dans les vieux mouvements populaires et dans les nouvelles organisations non gouvernementales (ONG) qui poussent aussi vertigineusement que les institutions établies se révèlent incapables de remplir leurs missions d’origine. Mais les vecteurs principaux de ce dernier sont toujours la radio, la télévision, les journaux et les magazines – électroniques ou autres. Si Habermas a considéré les manifestations contre la guerre du 15 février 2003 comme la mesure inaugurale d’un espace public européen qui inclut la rue, son manifeste était aussi une tentative pour ressusciter les élans médiatiques. Mais à cet égard, son initiative apparaît comme un échec. Cette large discussion transnationale a brillé par son absence. À sa place, nous avons été une nouvelle fois témoins de la façon dont le discours public reste l’otage des divisions nationales et linguistiques.

L’Espagne s’est tout d’abord concentrée sur l’article de Savater, l’Italie sur ceux d’Eco et de Vattimo. Quoique la plus enthousiaste, la presse allemande a montré peu d’intérêt pour ce qui était écrit en italien et espagnol. Les pays qui n’avaient pas été impliqués dans la publication des articles originaux se sont montrés encore plus détachés : pas un mot dans le Financial Times.

Des tentatives encore fragiles

Malgré ses prétentions grandioses, l’initiative d’Habermas est devenu un exemple frappant des difficultés de la Babylone moderne appelée Europe à établir un espace transnational discursif et délibératif digne de ce nom. Un exemple parmi d’autres.

Le coût d’une telle aspiration peut être illustré par l’exemple de The European, un projet naufragé lancé par le magnat Robert Maxwell en 1990, avec pour slogan ” Le premier journal national d’Europe “. À son apogée, le journal avait une circulation de 180 000 exemplaires, dont plus de la moitié au Royaume-Uni. Sa diffusion en Suède – l’un des pays où il attira le plus d’attention – n’a jamais atteint plus de 5 000 exemplaires, soit le niveau des magazines ” petits ” mais ” élitistes ” comme Ord&Bild et Arena. Au milieu des années 1990, Andrew Neil a transformé The European en un hebdomadaire qui aurait tout aussi bien pu s’appeler ” L’Anti-Européen “. Finalement, il fut totalement modifié, faisant son deuil de la vision originale d’un magazine d’information pan-européen conçu pour un large lectorat. L’escapade, qui a duré à peine une décennie, a englouti quelque 70 millions de £ (103,351 millions d’euros,).

Lorsque l’éminente télévision bilingue français-allemand ARTE a célébré son dixième anniversaire, elle pouvait se réjouir d’avoir engrangé pas moins de 1 260 récompenses. Mais elle était encore très loin de son objectif : ramasser un maigre 1 % de part de marché. Bien que le fier slogan d’ARTE soit ” l’Europe regarde la télévision “, sa recherche pour trouver un troisième partenaire important – en dehors de l’Allemagne et de la France – est restée lettre morte. La chaîne n’a pas réussi même dans ces deux pays à imposer un profil ou une marque suffisamment forte et attirante pour semer les graines d’un espace public européen.

C’est à peine une coïncidence si les revues culturelles et politiques ont décidé de traduire les articles d’Habermas et consorts en suédois, turc, slovène et polonais. Ces publications correspondent au segment médiatique qui s’approche le plus de l’idéal d’un espace public européen. Elles diffusent les idées politiques, philosophiques, esthétiques et culturelles d’une langue à l’autre, dans et hors des réseaux de publication transnationaux. Le Monde diplomatique qui est largement diffusé en France, a des éditions en vingt langues différentes. Quoique moins synchronisée, La Lettre internationale est aussi un bon exemple. Le réseau Eurozine réunit quelque cinquante partenaires de publication, ainsi que soixante autres, de façon plus intermittente, pour l’échange d’articles et d’idées. Mais même si les articles qui sont traduits et distribués dans et hors du réseau Eurozine atteignent une circulation totale de plus d’un million d’exemplaires, le cosmopolitisme de la revue reste à petite échelle. Ces articles représentent peut-être un espace public partisan et contradictoire mais leur envergure est beaucoup trop limitée pour alimenter un forum qui puisse influencer l’opinion publique et renforcer les désirs des peuples, pour constituer un endroit où des issues stratégiques soient structurées et discutées de façon sérieuse. Un espace public dans et par lequel une identité commune européenne émergente contribuerait à légitimer les nouvelles politiques transnationales, requiert beaucoup plus d’ampleur.

En conclusion, une seule voie existe pour répondre au défi que constitue un collectif hétérogène de télespectateurs, d’auditeurs, et de lecteurs qui réagissent encore de façon nationale : un espace public européen mené par des médias nationaux établis, dont les traductions – à la fois dans une langue et dans un contexte – peuvent offrir des pensées ” étrangères ” et des concepts par rapport auxquels les Suédois, les Français et les Estoniens se sentiront parfaitement chez eux. Des journaux sérieux comme le Dagens Nyheter, Le Monde et Postimees ont ici un rôle décisif à jouer. Mais tout élan dans cette direction demandera au moins un mouvement d’ouverture de la part des journaux leaders qui auront encore à leur disposition le format et le désir d’interpréter leurs responsabilités journalistiques et civiques à la lumière des évolutions sociales, politiques et culturelles. Si, comme le suggère Castells, l’État est un réseau européen, alors le quatrième pouvoir doit redéfinir ses tâches. Pas un seul intellectuel suédois d’importance n’a consacré une analyse cohérente au manifeste provocateur d’Habermas. Une conclusion possible est que les intellectuels suédois ont été négligents mais une approche plus fructueuse serait de mesurer, à cette aune, la capacité des médias suédois à mettre l’accent sur des discussions lancées en dehors de leur territoire national.

Une nécessaire collaboration transnationale

Au lieu de se concentrer sur leurs petits frères les journaux, avec un étrange mélange de jalousie (format et prestige) et de dédain (circulation et impact), les journaux nationaux d’Europe devraient prendre l’initiative d’une collaboration plus ample. Cela générerait beaucoup plus de commandes et la reproduction d’articles de revues, résumés ou in extenso – et pas seulement en anglais. Bien que cela existe déjà, un long chemin reste à parcourir. Un tel mouvement permettrait de mettre en lumière, d’étendre et d’utiliser le potentiel des journaux pour construire un espace public transnational. En même temps, les plus grands journaux joueraient mieux le rôle de forums critiques pour le développement d’une opinion publique ; les penseurs importants ne se réuniraient plus dans leur seul pays, que ce soit la Suède, la France ou l’Estonie. Lorsqu’il s’agit de mettre sur pied des réseaux de publication qui transcendent les frontières nationales et professionnelles, les quotidiens ont beaucoup à apprendre des revues.

Les Suédois n’ont pas à écrire comme des Estoniens, ni les Estoniens comme des Allemands. Le véritable défi est de prendre la diversité au sérieux et de faire la place à de nouvelles perspectives – en mots ou en pensées. Seul un tel dialogue riche et libre a le potentiel de forger une identité commune et de la mettre à l’épreuve.

Published 16 January 2006
Original in Swedish
Translated by Anne-Marie Autissier
First published by Culture Europe International 45 (Winter 2005/2006)

© Culture Europe International/Eurozine

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