L´histoire de l´innovation et de la révolte.

Entretien avec Jacques Le Goff

Josef Tanzer: Malgré le rideau de fer, l´EHESS où vous avez travaillé pendant des années, essayait de communiquer avec les états de l´Europe de l´Est. Les oeuvres des historiens des Annales ont considérablement influencé l´historiographie polonaise et hongroise. Quels étaient vos contacts avec les collègues de la Tchécoslovaquie où vous avez fait un stage après la Seconde Guerre mondiale?

Jacques Le Goff: Fernand Braudel qui était Président de la VIe Section, Sciences Economiques et Sociales de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et directeur de la revue Annales, avait signé à la fin des années 1950 un accord d’échanges avec les autorités tchécoslovaques, comme il l’avait fait avec les autorités polonaises. J’ai accompagné avec le regretté François Furet, Fernand Braudel à Varsovie et à Prague en 1969 pour nous rendre compte des possibilités de continuation de cet accord après les dramatiques événements de 1968, alors que nos collègues polonais nous ont demandé de continuer des échanges qui ne rencontraient pas d’obstacles importants en Pologne, nos collègues tchécoslovaques nous ont au contraire demandé de rompre avec les autorités tchécoslovaques qui avaient supprimé toute liberté aux historiens et étudiants tchécoslovaques. J’ai pu pendant ces années avoir des relations avec quelques historiens tchèques, Frantisek Grauss d’abord à Prague puis quand il a quitté la Tchécoslovaquie en Suisse à Bâle, et plus difficilement avec Josef Macek et surtout Frantisek Smahel que j’ai retrouvé après la fin du communisme et qui m’a fait décerner la médaille Palacky à Prague en 1992. C’est après cette cérémonie que je suis allé à Bratislava. Bien que mes relations soient actuellement limitées avec les historiens tchèques ou slovaques, je suis toujours très attentif au travail historiographique dans les pays slaves et en particulier dans ces deux pays.

J. T: Traditionnellement, l´historiographie situe la fin du Moyen Age au tournant du XV et du XVI siècles; l´étude de l´ histoire moderne commence d´habitude par la Révolution Française. Vous situez la fin du Moyen Age au XIX siècle. Pourquoi un tel “prolongement”?

J. L. G: Je pense en effet qu’à présent la découverte de l’Amérique, événement il est vrai considérable qui a entraîné une première mondialisation, l’essentiel des structures économiques, sociales politiques et mentales de l’Occident et du reste du monde n’ont pas fondamentalement changé au tournant du XV au XVI siècle. Le Moyen Age a connu plusieurs renaissances à l’époque de Charlemagne, au XII siècle, et la grande Renaissance n’est que l’une d’elles. L’historiographie de la fin du XIX siècle me parait avoir exagéré la nouveauté du XVI siècle et même la Réforme n’a pas apporté de changements fondamentaux. Les vrais changements ont eu lieu avec les débuts de la science moderne et les Lumières au XVIII siècle, du point de vue social et politique avec la Révolution française et du point de vue économique avec la Révolution industrielle.

J. T: Il est surprenant que, malgré la conception du “long Moyen Age” (IVe-XIXe siècle), les historiens des Annales étudiaient peu le XIX. Etait-ce une question de priorités personnelles et institutionnelles? Ou était-ce parce que l´étude de l´ histoire “moderne” est radicalement différente de celle du Moyen Age et il faut adapter les approches des historiens des Annales à l´étude de l´ Histoire moderne?

J. L. G: L’histoire “nouvelle” que voulaient promouvoir les historiens des Annales était plus évidente à montrer pour le Moyen Age et la période du XVI au XVIII siècle que pour le XIX siècle. Du point de vue des documents en particulier, les sources des historiens changent quantitativement et qualitativement à partir de la Révolution Française et c’est plutôt l’histoire moderne qui ne trouve plus sa place. Au long Moyen Age succède une période qu’on peut appeler dès la Révolution Française contemporaine et qui engendre une forme d’histoire très différente de celle élaborée par les premières Annales.

J. T: En tant qu´historien des mentalités et médiévaliste, trouvez-vous des éléments de la mentalité de l´ Homme du Moyen Age également chez l´ Homme du XX ou du XXI siècle?

J. L. G: Vous savez que j’ai exprimeé très tôt des réserves sur l’histoire des mentalités et surtout sur l’utilisation qui en était faite. Je préfère la notion d’une anthropologie historique qui inclut dans l’histoire aussi bien la culture matérielle que les mentalités, les sensibilités et les valeurs. Les mentalités ayant intrinsèquement tendance à durer il est normal que l’on retrouve encore aujourd’hui des tendances fondamentales nées au Moyen age, par exemple dans les études à l’égard de l’argent où domine en Europe un mélange d’ouverture et de méfiance, et à l’égard du travail, objet de sentiments ambigus entre la valorisation et la dépréciation du travail.

J. T: L´interdisciplinarité est un des traits caractéristiques des travaux des historiens des Annales. Lucien Febvre invite les historiens à devenir géographes, juristes, sociologues ainsi que psychologues. Marcel Mauss y invite les ethnologues et les sociologues. Qu´avez-vous dû “devenir” en tant qu´historien du Moyen Age?

J. L. G: L’interdisciplinarité demeure un mot d’ordre essentiel pour les histories actuels des Annales et je partage ce souci. Bien sûr je n’ai pas été capable de me faire géographe ou juriste, mais j’ai accordé dans ma façon de faire de l’histoire beaucoup d’importance à l’espace et au droit. Je n’ai pas vu de distinction fondamentale entre une sociologie anthropologie à la Marcel Mauss et l’histoire que je concevais. J’ai par ailleurs beaucoup de méfiance à l’égard de la psychologie, même de la psychologie collective qui est un domaine à mon avis plus littéraire que scientifique.

J. T: L´ Histoire des Annales était celle de l´innovation et de la révolte. C´était surtout la révolte contre la domination de l´histoire politique et militaire, contre une conception trop étroite et matérialiste de la culture, etc. Contre quoi se révoltent les historiens des Annales aujourd’hui?

J. L. G: Les combats actuels des historiens continuateurs des Annales sont moins âtres que ceux du milieu du XX siècle, mais nous combattons ce que j’ai appelé les retours, retour par exemple de la biographie (mon Saint Louis est plutôt une anti-biographie), l’histoire-récit (nous nous intéressons prioritairement aux structures), l’histoire immédiate (nous sommes toujours éclairés par la conception braudélienne de la longue durée et par ce qu’on a appelé l’histoire en miettes. Nous cherchons toujours à réaliser une difficile histoire globale.

J. T: Dans son livre The French Historical Revolution, Peter Burke parle de la fin de l´école des Annales. La pluralité des méthodes et objets de recherche ainsi qu´un grand nombre de chercheurs de disciplines différentes qui s´identifient aujourd’hui avec les inspirations des Annales, rendent impossible la perception de ceux-ci comme une école, un mouvement voire un modèle. Peut on parler de la fin d´une révolution historique?

J. L. G: Je pense que l’idée de la fin de la révolution historique des Annales vient surtout de son succès. D’autre part elle ne se concevait et ne se conçoit pas aujourd’hui comme une école ni comme un modèle, mais comme un mouvement et une inspiration et il nous semble qu’on a toujours besoin des Annales. Nous sommes frappés par le nombre d’articles que nous envoient des historiens du monde entier et par le fait que les plus âpres critiques des Annales n’ont pas réussi à mettre sur pied une revue rivale.

J. T: Dans votre article “Is Politics still the backbone of history?” des années 70, vous avez mis en doute le rôle principal de l´ histoire politique dans l´historiographie. Dans le livre Imagination du Moyen Age des années 80, vous avez reposé cette question, mais avec une réponse différente: la conception de l´anthropologie politique. Pourquoi êtes-vous revenu à l´ histoire politique?

J. L. G: Je ne suis absolument pas revenu à l’histoire politique. Dans l’article que vous voulez bien citer “Is politics still the backbone of history?”, je prônais une évolution de l’histoire politique vers l’anthropologie historique politique. C’est à cela que je me suis efforcé. C’est, me semble-t-il, un combat à poursuivre. Il reste que il y a une anthropologie politique historique que ne peut remplacer ni la sociologie ni l’histoire envahissante que l’on appelle culturelle.

J. T: Les Annales regroupaient et attiraient un grand nombre de personnalités. Or la plupart de celles-ci, tel Michel Foucault, n´ont jamais été au centre du mouvement. La conception du pouvoir de Michel Foucault, a-t-elle influencé votre attitude à l´ égard de l´ histoire politique?

J. L. G: Les Annales ont été influencées par de grands savants et de grands intellectuels comme Michel Foucault ou Claude Levi-Strauss, mais elles ont toujours revendiqué un primat de l’histoire dans les Sciences Sociales. Nous avons eu des échanges, nous avons subi des influences, nous n’avons jamais abandonné notre intérêt fondamental pour le temps et la durée. Nous avons toujours prôné et essayé de pratiquer une histoire en mouvement, une histoire dynamique.

J. T: On parle de plus en plus souvent de la nécessité d´élaborer une Constitution Européenne, fondée sur des valeurs européennes communes. Que pensez-vous d´une telle intention? Est-il possible de la réaliser? Quelles sont, selon vous, les valeurs à partir desquelles on peut aujourd’hui “faire l´Europe”?

J. L. G: C’est une grosse et difficile question. Je me pose la question moi-même de l’opportunité ou non d’une constitution européenne. Je vois deux valeurs essentielles, qui de toute façon, doivent être la base de l’union européenne, la laïcité et la démocratie. Je pense que les mots d’ordre lancés d’abord par la constitution américaine et ensuite et surtout par la Révolution Française n’ont pas fini de s’incarner dans la vie des sociétés européennes.. Liberté, Egalité, Fraternité sont peut-être à redéfinir mais doivent rester des valeurs fondamentales et nous leur avons heureusement ajouté les Droits de l’Homme. Certes toutes ces valeurs ne doivent pas se limiter à une incarnation européenne, elles sont valables pour l’humanité entière, mais l’Europe doit être sinon un modèle, un stimulant pour la réalisation mondiale de ses idéaux.

J. T: La conception des Annales a transformé la recherche en histoire du Moyen Age. Ces changements, ont-ils eu un impact plus marqué aussi sur la méthode d´enseignement de l´ Histoire dans les universités et les écoles secondaires?

J. L. G: C’est un problème lui aussi délicat. La conception de l’histoire des Annales est un programme de recherche et de production historiographique. C’est plus difficilement une méthode d’enseignement, en particulier pour les écoles secondaires. J’ai participé avec Fernand Braudel à des rencontres avec des responsables des programmes d’histoire dans les écoles secondaires et dans les universités, je dois reconnaître que le résultat a été plutôt un échec. Je pense qu’il ne fut pas continuer ces efforts sur la base d’un compromis entre historiographie des Annales et histoire enseignée dans les établissements scolaires et universitaires, mais il faut poursuivre un renouvellement des programmes des universités et des écoles primaires et secondaires.

J. T: En général, les historiens et les intellectuels slovaques ne se prononcent pas sur les questions concernant toute la société. Or votre activité ne s´est jamais limitée au domaine de la recherche et de l´enseignement. Pensez-vous que l´engagement devrait être une composante naturelle du métier d´historien?

J. L. G: Je suppose que les historiens et les intellectuels slovaques ont été découragés par les tristes expériences de la période communiste et par les incertitudes de la période post-communiste, mais je pense que l’historien, quelle que soit la période dont il s’occupe professionnellement, doit être un homme du présent et qui s’engage d’une certaine façon dans ce présent, soit pour l’introduire dans sa réflexion professionnelle de longue durée, soit si son tempérament y porte dans l’engagement de l’actualité. Il me semble que les intellectuels du Moyen Age que j’ai naguère étudiés, s’engageaient aussi dans le présent de l’époque. L’histoire doit éclairer la société, doit éclairer des choix de société, l’historien doit préserver une position non pas de neutralité mais de vérité ou en tout cas d’efforts pour l’atteindre et le seul engagement dans son métier s’il est fait avec un sens des responsabilités sociales est déjà, me semble-t-il, un engagement.

Published 5 September 2003
Original in French
Translated by Phil Azzie

Contributed by Kritika& Kontext © Kritika& Kontext Eurozine

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