Les armuriers de Saddam Hussein

La polémique sur les “armes de destruction massive” irakiennes ne cesse d’enfler. L’administration américaine, qui se disait en possession de preuves patentes de l’existence en Irak de programmes d’armement ambitieux, y compris dans le domaine nucléaire, en est réduite à reporter indéfiniment la perspective d’en découvrir ne serait-ce que quelques traces résiduelles. Diverses questions se posent donc, sur les justifications de la guerre, sur la crédibilité d’administrations coupables d’allégations hasardeuses, sur les déterminants de la politique étrangère du gouvernement Bush, etc. Curieusement, cette polémique se passe de restituer la question des “armes de destruction massive” dans son contexte, à savoir le secteur irakien de l’armement. Ces armes mystérieuses aux effets terrifiants, aussi destructrices qu’introuvables, seraient-elles donc une sorte d’essence, de principe maléfique, sans aucun rapport avec l’industrie?

Sous le régime de Saddam Hussein, l’ensemble du secteur de l’armement était désigné par l’expression générique “industrialisation
militaire” (al-tasni’ al-‘askari en arabe). Cette industrialisation particulière, dont Saddam Hussein aurait été l’instigateur1
, n’était qu’un des aspects d’un développement accéléré du pays dans différents domaines. La nationalisation du pétrole, en 1972, a conféré au régime des moyens financiers considérables, ainsi qu’une posture de “puissance régionale” et de “modèle de développement” – ce sont les expressions de l’époque. Le régime, champion d’une émancipation du monde arabe par le progrès économique et technique, intégrait d’emblée l’industrialisation militaire à son programme politique, en tant qu’instrument de souveraineté.

A partir de 1980, la guerre contre l’Iran en faisait une préoccupation vitale. A cette époque, l’Irak a acquis non seulement un matériel militaire abondant, diversifié et techniquement avancé, mais aussi des connaissances théoriques et une expérience pratique porteuses d’avenir pour sa propre industrie. En 1987, le secteur de l’armement amorçait une spectaculaire montée en puissance. C’est à cette date que certains situent le virage du programme nucléaire irakien, d’un programme de recherche civil en mal de financements vers une priorité militaire2
. Diverses sources confirment que des tests décisifs devaient être menés dans ce domaine à la veille du conflit de 1991.

Ensuite, les destructions d’infrastructures occasionnées par la guerre, les sanctions internationales restreignant tout approvisionnement en équipement, la disgrâce du régime limitant toute collaboration étrangère, sans parler du système intrusif d’inspections en désarmement chapeauté par l’ONU mais piloté par Washington3
, compliquaient sérieusement toute poursuite des programmes antérieurs à la même échelle. Pourtant, l’argumentaire en faveur d’une nouvelle guerre, préventive cette fois, laissait entendre que l’Irak poursuivait des projets d’une grande technicité, impliquant des laboratoires mobiles, des complexes souterrains, un vaste réseau clandestin de fournisseurs, etc.

En fait, cette question a priori technique s’est posée, hors des cercles de spécialistes, sous une forme étonnamment subjective et morale. C’est là, précisément, un des effets éthiques de la formule pseudo-technique “armes de destruction massive” . Comme si un bombardier B2 larguant des bombes à fragmentation n’était pas, à proprement parler, une arme de destruction massive… La formule désignant les armes chimiques, biologiques et nucléaires prohibées par la réglementation internationale contient donc déjà une condamnation d’ordre moral de certains régimes parmi tous ceux qui possèdent de telles armes. Ces régimes sont ceux qui laissent craindre un “mauvais usage” de leur arsenal illégal.

Dans le cas de l’Irak, la question des “armes de destruction massive” semblait justement se réduire à celle des intentions maléfiques de Saddam Hussein4. L’existence supposée de stocks d’armes résiduels, d’infrastructures de fabrication, de vecteurs indispensables à la projection des têtes chimiques, biologiques et nucléaires ou encore de filières d’importation des composants ou des technologies nécessaires à la fabrication n’a jamais fourni de preuves accablantes, en dépit d’une surveillance particulièrement étroite. En revanche, l’attitude peu coopérative du régime en matière de désarmement (à la différence d’une coopération plus franche et satisfaisante dans l’application de l’accord dit “pétrole contre nourriture” 5) semblait trahir une culpabilité évidente. Bien que les atteintes portées par le système d’inspection à la souveraineté et la sécurité du régime justifiaient en partie son attitude, elles n’expliquaient pas à elles seules la vaste stratégie de dissimulation mise en oeuvre pour soustraire certains documents et matériels à l’attention des inspecteurs, stratégie qui – elle – a été amplement démontrée6
.

Dans le discours politique, cette stratégie de dissimulation se prêtait à d’interminables spéculations, alimentées par une diabolisation médiatique de Saddam Hussein, incarnation du mal. D’ailleurs, le meilleur indice d’un maniement démoniaque de ces armes ne résidait-il pas, intuitivement, dans cette faculté à constamment en produire sans que l’on puisse jamais en trouver? Cette approche présente les “armes de destruction massive” non pas comme un appareillage technologique plus ou moins complexe, exigeant infrastructures, composants et savoirs-faire, mais comme une sorte de maléfice, d’expression physique, de transmutation directe des intentions malfaisantes de Saddam Hussein dans la réalité.

Cet imaginaire des “armes de destruction massive” n’est rien d’autre, à vrai dire, que le sous-produit d’un autre imaginaire, qui porte plus largement sur les régimes autoritaires. La focalisation sur la figure du tyran, entouré de quelques sinistres complices, réduit la politique sous ces régimes à l’exécution automatique de la volonté du despote. Les acteurs subsidiaires et ordinaires de cette mécanique apparaissent toujours anonymes, interchangeables, médiocres et contraints. En somme, le tyran serait donc entouré d’une immense bureaucratie amorphe, qui, telle une machine infernale7
, convertirait servilement sa pensée dans le réel. En outre, cette mécanique ne serait fonctionnelle que par l’énergie qu’y insuffle le tyran, “énergie” née de la peur qu’il inspire et de son acharnement à nuire.

L’exemple de l’industrialisation militaire en Irak est éclairant à cet égard. Saddam Hussein n’était guère une figure centrale du secteur de l’armement. Par contre, sa capacité à reconnaître, recruter et rétribuer des hauts-responsables de talent l’a conduit à constituer une équipe d’armuriers” qui en étaient les véritables cerveaux. Leur profil symbolise de fait la qualité des ressources humaines investies dans ce secteur exigeant, performant, éminemment créatif et réactif. D’ailleurs, loin d’être substituables et insignifiants, les ingénieurs de ce programme scientifique de longue-haleine, contrarié par les évènements de 1991, ont été recyclés depuis dans d’autres hautes-fonctions à caractère technique.

Contre les approches strictement “négatives” des régimes autoritaires, formulées en terme de coercition, de répression, de ruptures et de dysfonctionnements, l’industrialisation militaire donne ainsi l’image d’un secteur valorisant la compétence et la productivité. Là où l’on pouvait s’attendre à ce qu’une loyauté fondée sur la peur soit le seul ciment d’un régime en perpétuelle désintégration, on découvre des formes de gestion du personnel plus subtiles et sophistiquées. Une approche biographique, qui se veut à la fois technique, didactique et originale8
,servira ici à recontextualiser le débat sur l’armement irakien, de façon à répondre à certaines questions d’actualité et à en reposer d’autres.

La figure centrale de Hussein Kamel

La personnalité la plus marquante de l’histoire de l’industrialisation militaire est sans conteste Hussein Kamel Hassan al-Majid9
. Ce membre de la tribu de Saddam Hussein (Albou Nasser dite Beigat) est également issu de son clan (Albou Abdul Ghafour), qui a constitué depuis le début des années 1980 une pépinière de hauts-responsables dévoués au régime. En règle générale, les membres de ce clan, comme ceux d’autres clans des Beigat cooptés par Saddam Hussein, occupaient des fonctions particulièrement sensibles au sein de l’appareil de pouvoir.

Dans le secteur de l’armement, Saddam Hussein a ainsi placé ses proches à des postes clefs. Notamment, Barzan Ibrahim al-Hassan al-Khattab, son demi-frère, démis en 1983 de ses fonctions de directeur du renseignement et relégué à un poste diplomatique en Suisse, a pris en charge depuis le site stratégique de Genève les aspects bancaires du programme. Son cadet Sab’awi, directeur adjoint du renseignement (al-Moukhabarat) à la fin des années 1980, aurait également joué un rôle très actif à cette époque dans le secteur de l’approvisionnement clandestin10
.

Cela dit, c’est à Hussein Kamel que revient la paternité des structures d’acquisition et de production de l’industrialisation militaire à sa grande époque. Ce fils d’un cousin patrilatéral de Saddam Hussein est né en 1958 dans le village d’al-‘Oja, à proximité de Tikrit. D’origines modestes et rurales, il a fait ses classes à l’Académie militaire de Bagdad, avant de rejoindre la garde présidentielle rapprochée (al-Himaya), où il a été remarqué par Saddam Hussein. Celui-ci lui a confié en 1982, en collaboration avec le général kurde Hussein Rashid Hassan Mohammed al-Windawi (chef d’état major de l’armée pendant la guerre de 1991), la transformation de la Garde républicaine, d’une garde prétorienne à une force offensive capable d’intervenir sur le front iranien.

En 1983, il a reçu en mariage la fille aînée de Saddam Hussein, Raghad, qui aurait pourtant été promise à un membre plus important des Beigat 11
. Ce mariage, qui traduisait un rééquilibrage des alliances au sein de la tribu, n’a pas manqué d’entraîner une grave crise familiale. Certains observateurs y ont trouvé l’explication de l’éloignement provisoire de Barzan, exilé en Suisse, et des deux autres demi-frères de Saddam Hussein, Sab’awi, alors directeur général de la Sûreté, et Watban, haut-responsable pour la région Nord et gouverneur de Salaheddin (Tikrit). Hussein Kamel, de son côté, semblait faire toujours plus l’objet des faveurs de son beau-père. Fait signifiant, il est rapidement apparu aux yeux de la population comme le seul homme autorisé à porter une arme devant le Président.

L’affection notoire que lui vouait Saddam Hussein dérivait en partie, vraisemblablement, de ses compétences en matière sécuritaire. Durant les années 1980, il a savamment mis sur pieds deux des organes les plus fiables du dispositif irakien de sécurité, à savoir la Sécurité spéciale, qui noyautait et chapeautait l’ensemble de ce dispositif, et la Garde républicaine spéciale, force paramilitaire d’élite chargée essentiellement de sécuriser les sanctuaires du pouvoir et les déplacements du Président. Il aurait en outre dirigé à cette époque la garde rapprochée (al-Himaya) de Saddam Hussein et supervisé la Garde républicaine au moment de ses victoires décisives contre l’Iran.

L’étendue de ces attributions en matière sécuritaire témoignait à l’évidence d’une confiance absolue de Saddam Hussein en la loyauté de son poulain12 . Cette relation privilégiée explique sans doute les latitudes semblables qui lui ont été données dans le secteur crucial de l’armement, en dépit de ses lacunes flagrantes dans le domaine scientifique. D’ailleurs, Hussein Kamel ne parlait guère que l’arabe. Mais il avait au moins la poigne pour diriger ce vaste chantier de l’industrialisation militaire, alors que la guerre contre l’Iran commandait des besoins immenses : le budget militaire mensuel de l’Irak atteignait un milliard de dollars en 198513 .

En juin 1987, le jeune officier recevait ainsi son premier portefeuille ministériel. A 29 ans, il succédait à la tête du ministère de l’industrie lourde à un technicien expérimenté, Qassem Ahmed Taqi al-Oureibi, qui avait longtemps occupé le poste extrêmement prestigieux de ministre du Pétrole (de juin 1982 à mars 1987). En août 1987, la promulgation d’une loi sur l’industrialisation militaire14 lui confiait paradoxalement d’immenses moyens, inaugurant une montée en puissance du programme d’armement au moment même où pointait la menace d’une faillite économique du pays. Aux coûts directs et indirects de la guerre se conjuguaient alors les effets de la chute des cours du pétrole en 1986. Une réorganisation décisive du secteur de l’armement, éclaté jusque-là en une multitude de structures diversifiées, n’en était pas moins engagée.

L’industrie lourde, cédée un instant à Abdul Tawab Abdallah al-Moula Houweish al-Ani, l’industrie légère, dirigée par un membre de la tribu de Saddam Hussein, Hatem Abdul Rashid Mohammed al-Nasseri15, et la Société publique des industries techniques, considérée comme responsable de la production d’armes chimiques, fusionnaient en juillet 1988 en un super-ministère “de l’industrie et de l’industrialisation militaire” , sous la coupe de Hussein Kamel. Celui-ci récupérait en outre l’organisme de l’industrialisation militaire” , sorte de structure nodale au sein d’un vaste réseau de centres de recherche, d’entreprises d’Etat, de sociétés écrans et d’usines à double usage civil et militaire.

La grande époque de l’industrialisation militaire

La guerre contre l’Iran est loin d’expliquer à elle seule la formidable montée en puissance dont ces dispositions institutionnelles sont le reflet. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’armistice du 8 août 1988, au lendemain de cette réorganisation, n’a pas conduit le régime à réviser ses ambitions. En mai 1989, Hussein Kamel rendait public un des objectifs de son ministère, à savoir l’autonomie en fournitures militaires de base dès 1991. Il est apparu depuis, notamment au cours des inspections menées par l’UNSCOM16 durant les années 1990, que l’Irak s’était fixé bien d’autres objectifs. Début 1990, Saddam Hussein multipliait d’ailleurs, dans ses discours, les allusions ambiguës aux “capacités” dont disposerait l’Irak en cas d’agression israélienne contre un pays arabe17 L’industrialisation militaire restait assurément une priorité pour l’Irak et les efforts se poursuivaient ininterrompu.

Dans quel but? Avant de conclure trop vite à une agressivité intrinsèque du régime à l’égard de ses voisins, on gagne à reconsidérer le contexte politique et social de l’époque. L’Irak n’était pas encore un “Etat voyou” . Le régime apparaissait toujours “laïc et progressiste” , en tout cas fréquentable, l’état d’exception justifiant certains de ses crimes les plus effroyables18. De larges pans de la population, réduits à une sorte de clientèle par un régime pourvoyeur et paternaliste, continuaient à vivre dans une opulence trompeuse, malgré des signes de plus en plus inquiétants de banqueroute. Néanmoins, la guerre terminée, le pays pouvait espérer reprendre sa marche vers le progrès. Le régime annonçait même quelques mesures symboliques de démocratisation. L’avenir en Irak apparaissait plutôt radieux, quoi qu’on dise aujourd’hui des victimes d’alors19. De fait, les contingents d’étudiants envoyés en formation à l’étranger, bénéficiaires des accords de coopération bilatérale et d’un immense programme national de bourses, revenaient plein d’espoir au pays.

Ces jeunes diplômés, souvent très patriotes, ont fourni à l’industrialisation militaire un réservoir de chercheurs et d’ingénieurs à la pointe des technologies occidentales. A lui seul, le centre de recherche atomique d’al-Mouseyyeb ne comptait pas moins de 2000 employés, dont plus de 350 avaient un niveau supérieur à la maîtrise20 . Ce personnel d’élite, bénéficiant d’une formation continue grâce à des stages à l’étranger, jouissait en Irak d’un statut privilégié. Le salaire d’un ingénieur dans ce domaine atteignait le double de celui d’un collègue de même profil dans le privé. Les primes étaient fréquentes. Au-delà de ces motivations prosaïques, nombreux sont les employés de l’industrialisation militaire qui gardent aujourd’hui encore le souvenir d’un environnement réactif et exaltant. Certains concevaient leur mission, dans le contexte de l’époque, comme une contribution à un noble projet d’émancipation nationale.

Ces considérations rendaient plus légitimes et supportables leurs conditions de travail, particulièrement contraignantes. Sujets à une très grande vigilance de la part des services de renseignement, les employés de l’armement devaient se montrer prudents. Par exemple, des rencontres piégées pouvaient être mises en scène durant leurs stages à l’étranger. En Irak même, une conversation anodine avec un touriste ou un expatrié pouvait prêter à de graves conséquences. Au quotidien, le rythme de travail semblait calculé pour limiter toute interaction avec le reste de la population. Six jours sur sept, un système de ramassage par bus arrachait les employés à leur domicile de très bonne heure le matin et les reconduisaient tard le soir. La hiérarchie, elle, logeait directement sur site. Ainsi, aux responsables susceptibles de provoquer des fuites, tout était fourni sur place, jusqu’à d’éventuelles prostituées21 .

Pourquoi tant de précautions? D’une part, l’Irak entretenait des relations conflictuelles avec plusieurs de ses voisins, notamment l’Iran, la Turquie, la Syrie et, bien sûr, Israël. Ces pays représentaient une menace directe en termes de renseignement militaire. D’autre part, les risques de retournements d’alliances encourageaient l’Irak à se protéger de ses propres alliés et fournisseurs. Du matériel scientifique était installé par des techniciens étrangers dans des laboratoires universitaires, puis démontés après leur départ et transférés vers les complexes de l’industrialisation militaire22 Selon le même principe, des usines entières étaient construites puis abandonnées, étant reproduites à l’identique par des équipes strictement irakiennes dans des sites secrets et sécurisés23

Un réseau inextricable de sociétés écran était utilisé pour l’acquisition des fournitures. Dans la mesure du possible, les filières et infrastructures des programmes les plus sensibles devaient être systématiquement maquillés. A en croire l’ancien inspecteur Scott Ritter, le service irakien de renseignement militaire (al-Istikhbarat) aurait bénéficié, à partir de 82, de l’expertise du KGB en matière de dissimulation des activités d’armement24 . En fait, tous les services irakiens semblent être intervenus dans ce domaine. La Sécurité spéciale créée par Hussein Kamel aurait joué le rôle pivot, maintenant à la fois un cloisonnement entre services et une nécessaire coordination25

Ironiquement, l’Irak a appris à déjouer les méthodes occidentales de surveillance et de détection en collaborant étroitement avec l’Occident. Sourour Mahmoud Mirza, frère de Sabah, illustre garde du corps de Saddam Hussein dans les années 1970 et 1980, aurait eu l’idée d’infiltrer l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en y plaçant… des inspecteurs irakiens en désarmement26 . C’est dans cet objectif que le Dr Husham Sherif al-Shawi, ancien directeur de l’Organisme irakien de l’énergie atomique (OIEA) et ancien ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, aurait été élu membre du comité de direction de l’AIEA27 . L’Irak a aussi tiré des profits de l’imagerie satellite mise à sa disposition par les Etats-Unis durant la guerre contre l’Iran, pour mettre au point des méthodes de dissimulation adaptées aux techniques de surveillance et d’analyse des données employées par son allié d’alors28 .

Cette inventivité pourrait surprendre compte tenu de l’image qu’avait le régime aux yeux des analystes militaires de l’époque. Pendant la guerre contre l’Iran, l’armée irakienne apparaissait handicapée par la rigidité extrême de son mode de commandement, par l’absence d’initiative et par la prééminence des considérations politiques et sécuritaires sur l’efficacité technique29 Le régime était largement perçu à travers sa gestion du conflit, dont les pesanteurs et les dysfonctionnements concordaient commodément avec les idées reçues sur les systèmes autoritaires. Pourtant, au même moment, le secteur méconnu de l’industrialisation militaire donnait une image plus nuancée du régime. Alors que nombre de carriéristes incompétents s’étaient immiscés dans les hautes sphères de l’armée, on ne peut qu’être surpris du parcours professionnel irréprochable des majors de l’armement.

L’équipe des majors de l’armement

Le profil des plus proches collaborateurs de Hussein Kamel au plan scientifique, c’est-à-dire les trois “vice-ministres” de l’industrie et de l’industrialisation militaire, tranchaient d’une façon générale avec celui des personnalités les plus en vue. Seul point commun, ils appartenaient à la même génération que les membres du “commandement du Baas” , nés dans les années 1930. Ils ne partageaient pas, cependant, leurs origines modestes ou leur faible niveau d’instruction. Amer Mohammed Rashid al-Obeidi, Amer Hammoudi Hassan al-Saadi et Jaafar Dhia Jaafar avaient au contraire poursuivi des études supérieures à l’étranger. En contraste avec les trajectoires de l’élite au pouvoir30 , leurs carrières ultérieurs devaient peu – ou rien – à leur progression au sein du Parti31 .

Docteur en ingénierie électrique, diplômé en électronique de l’université de Birmingham, Amer al-Obeidi s’était engagé dans l’armée peu après son retour en Irak, en 1974. De 1978 à 1983, il aurait même servi au poste de commandant en chef adjoint des forces armées. Directeur du département “recherche et développement” du ministère de la Défense, il a été nommé vice-ministre de l’industrie et de l’industrialisation militaire lors de la création du super-ministère en 1988. Sa future épouse, le Dr Rihab Rashida Taha, biologiste formée en Grande-Bretagne, comptait elle-aussi à cette époque aux rangs des très proches collaborateurs de Hussein Kamel, en tant qu’éminence grise du programme biologique32

Le parcours d’Amer al-Saadi a débuté de façon semblable. Ayant décroché son doctorat de l’université de Londres, il a rejoint le ministère de la Défense dès son retour à Bagdad. Employé à la direction des industries de guerre, dans le département de la production, il a été placé, de 1974 à 1987, à la tête de la Société publique des industries techniques, avant d’être promu vice-ministre un an plus tard. Considéré comme le “père” du programme chimique irakien, il a simultanément joué un rôle prépondérant dans le secteur balistique et dans les réseaux d’approvisionnement.

Le troisième vice-ministre, Jaafar Dhia Jaafar (connu sous le nom d’Abou Timmen), dirigeait quant-à-lui la branche la plus sensible et secrète de l’industrialisation militaire, à savoir le programme nucléaire. Il reste en conséquence le plus mystérieux des trois vice-ministres, tant ses responsabilités impliquaient une discrétion absolue. Après quatre ans de recherches à l’accélérateur de particules du CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire) et de multiples publications, il a subitement disparu de la scène scientifique à son retour en Irak en 1974. Hormis une visite escortée en URSS, il n’aurait d’ailleurs jamais quitté le territoire irakien durant les années 1980. Son incarcération pour des motifs inconnus, en février 1980, avait même suscité l’attention d’Amnesty International33 Toujours est-il qu’à l’issue de vingt mois de détention, il prenait sans transition la direction du programme de recherche sur l’énergie atomique.

Dans cet organigramme, les fonctions de coordination et d’impulsion politique revenaient naturellement à un proche de Saddam Hussein, en l’occurrence Hussein Kamel. Néanmoins, la gestion pratique des programmes et questions techniques incombait à des professionnels aux compétences notoires, cumulant des qualités d’administrateurs et de scientifiques. Cette répartition des tâches n’est évidente qu’en apparence. Elle contrastait avec la situation dans l’armée, où les véritables techniciens de la guerre n’avaient finalement leur mot à dire qu’en cas d’extrême nécessité34 … Amer Rashid, Rihab Rashida, Amer al-Saadi et Jaafar Dhia Jaafar semblaient au contraire jouir d’immenses latitudes dans leurs domaines de spécialité, à savoir l’électronique, la biologie, la chimie et le nucléaire respectivement.

Une personnalité aux talents complémentaires venait s’ajouter à cette équipe, le Dr Safa Hadi Jawad al-Habboubi. Diplômé en ingénierie mécanique des universités de Bagdad et de Lyon, il détenait une expertise indispensable en matière d’industrie lourde et de machines-outils automatisées. Cette spécialisation, ainsi que ses qualités avérées de meneur d’hommes, le prédisposait à diriger diverses unités de production, telle que la Société publique des industries techniques, déjà mentionnée. Chargé parallèlement des questions d’approvisionnement, il s’est distingué par son sens de l’initiative et son ingéniosité. De Londres, il s’est servi d’une société écran, le Technological development group, pour racheter la société américaine Matrix Churchill corporation, dont il est devenu Président. Plus tard, il a orchestré dans le même esprit le rachat d’une usine d’alliages spéciaux. Encore faut-il mentionner sa participation aux négociations d’Atlanta pour un crédit illimité auprès de la banque Banca nazionale del lavoro, un scandale particulièrement retentissant35

Safa Hadi, naturellement, n’était pas le seul intermédiaire de Hussein Kamel à l’étranger. Fadhel Jawad Kadhem, juriste diplômé de l’université de Montpellier, trilingue arabe-anglais-français, membre du Conseil d’administration du Technological development group, servait également de commis-voyageur, réputé pour son sens aiguisé des affaires et du secret. Hussein Kamel faisait ainsi appel à des collaborateurs familiers de la culture et des procédures commerciales occidentales, mais il recourait aussi, en fonction des circonstances, à des techniciens plus qualifiés pour les missions d’achat. Parmi ceux-là, il faut citer l’officier d’artillerie Abdul Jawad Dhenoun Mohammed Dhaher, successivement directeur du renseignement militaire, chef d’état-major de l’armée, puis responsable de son équipement durant les années 198036 . Le célèbre général Abdul Jabbar Shanshal Khalil, vétéran de toutes les guerres irakiennes, était lui-aussi dépêché régulièrement à l’étranger.

Tout ce personnel dénote l’importance donnée dans ce secteur aux compétences professionnelles. Les critères sectaires à l’oeuvre dans le domaine sécuritaire, où les Arabes sunnites étaient surreprésentés, semblaient beaucoup moins prééminents de l’industrialisation militaire. Des chiites figuraient notoirement à tous les échelons de la hiérarchie. Jaafar Dhia Jaafar, Safa Hadi et Fadhel Jawad Kadhem ne sont que quelques exemples parmi les personnalités citées ici. L’appartenance au Baas n’apparaissait pas davantage comme un critère déterminant, dans un environnement où l’impératif de loyauté justifiait moins un quelconque endoctrinement qu’un dispositif pragmatique d’encadrement et de surveillance.

Les carriéristes baasistes n’en avait pas moins leur place dans le secteur de l’armement. Deux de ses figures en témoignent clairement. Homam Abdul Khaleq Abdul Ghafour, détenteur d’un Master’s en physique nucléaire de l’université de Londres, a progressé simultanément dans l’industrialisation militaire, devenant en 1988 Président de l’OIEA, et au sein du Parti, accédant au commandement d’une de ses branches (fere‘) dès l’âge de 33 ans. Abdul Razzaq Qassem al-Hashemi, plus âgé, incarnait quant à lui l’archétype de l’élite au pouvoir dans les années 1980, exception faite de son haut-niveau d’étude. Docteur en chimie-minéralogie de l’université du Missouri, il était vice-président de l’OIEA de 1976 à 1981, puis ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Néanmoins, tous deux en sont restés à de telles fonctions, prestigieuses mais bureaucratiques. C’est là une des particularités de ce régime, qui s’avérait généralement capable, lorsque les enjeux le justifiaient, de recourir à des personnalités aux qualités idoines plutôt qu’aux sous-produit de son propre Parti. Une confirmation patente en est donnée par le rôle de premier plan conféré aux trois vice-ministres dans la gestion des crises violentes que le régime a traversé depuis l’âge d’or de l’armement.

La sortie de crise de 1991

En 1991, les infrastructures de l’industrialisation militaire ont subi ce qu’il faut bien appeler des “destructions massives” . Elles constituaient une des cibles prioritaires des forces américaines, qui craignaient que l’Irak utilise ses armes non conventionnelles contre elles ou contre les pays voisins, notamment Israël37 . A l’issue des opérations militaires, les alliés imposaient à Saddam Hussein le régime d’inspection en armement le plus intrusif et le plus contraignant jamais mis en oeuvre. Le 3 avril 1991, le Conseil de sécurité des Nations-Unies établissait dans sa résolution 687 les termes du cessez-le-feu entre les parties au conflit et disposait de la création de l’UNSCOM.

La résolution chargeait cette commission, d’une part, de superviser les volets chimique, biologique et balistique du désarmement et, d’autre part, d’assister l’AIEA sur le volet nucléaire. Les prérogatives inédites de ces deux agences les autorisaient à investiguer sans préavis les locaux de leur choix, à saisir des documents, à collecter des échantillons, à photographier sans limitations, à utiliser des techniques d’observation aérienne, à installer des systèmes de caméras de contrôle à distance, à mener des entretiens, etc. Les autorités irakiennes ont qualifié d’emblée ces dispositions extensives d’atteinte injustifiable à sa souveraineté nationale. Elles les ratifiaient néanmoins le 14 mai 1991, sous la menace d’une reprise des hostilités38 .

Cette ingérence internationale n’était qu’une facette de la crise que traversait le régime, affaibli par son humiliation politique, sa débâcle militaire, les mutineries en son sein, de vastes révoltes populaires, la ruine de ses infrastructures et de ses institutions, sans compter l’effondrement de l’économie, effondrement amorcé durant la guerre contre l’Iran, aggravé en 1990 par l’embargo sanctionnant l’invasion du Koweït, puis décuplé par les effets dévastateurs des opérations militaires et autres insurrections populaires. La crise était donc globale. Pourtant, à en croire les comptes-rendus et analyses portant sur cette époque, Saddam Hussein n’aurait eu d’autre stratégie de survie qu’une répression massive. Qu’en est-il?

De fait, les principaux charniers découverts aujourd’hui remontent à 1991. Saddam Hussein a mobilisé tous les hauts-responsables politiques pour se lancer dans une reconquête féroce du pays. Chacun d’entre eux a du faire la preuve, par le sang, de sa fidélité absolue. La répression de 1991 prenait à vrai dire le sens d’un baptême, soudant par une solidarité funeste une élite discréditée, vouée à s’imposer coûte que coûte à la population. Mais, contrairement aux réactions attendues d’un tyran, Saddam Hussein ne s’est pas contenté de “resserrer les rangs” du régime. La crise en cours était aussi l’occasion de renouveler et d’élargir son réseau de soutiens. Ses plus proches collaborateurs ont sillonné le pays, identifiant dans chaque ville les alliés et les traîtres, récompensant les uns tout en éliminant les autres39.

C’est ainsi qu’une nouvelle génération de jeunes militants s’est vue propulsée dans les hautes-sphères du Parti, traditionnellement réservées à la vieille garde baasiste. Certaines tribus ont connu une ascension fulgurante, en remerciement pour leur zèle et leur sens de l’initiative durant la répression. Le charnier mis à nu à Mahawil, par exemple, est l’oeuvre spontanée, en quelque sorte, d’une tribu chiite des environs. Sa pleine responsabilité dans ce crime n’enlève rien, d’ailleurs, à la culpabilité du régime, celui-ci ayant abondamment rétribué, par la suite, cette tribu et son chef40 .

La focalisation sur ces mesures répressives et sécuritaires, aussi condamnables soient-elles, reste trompeuse, néanmoins. Là s’arrête en général l’analyse des observateurs étrangers, enclins à redémontrer perpétuellement la brutalité du régime irakien, sa nature “stalinienne” ou “totalitaire” . Or la réaction de Saddam Hussein à la crise – elle – ne s’arrêtait pas là. Il lui fallait faire face simultanément à la désorganisation complète de ce pays dévasté. Pour ce faire, il n’a pas manqué de puiser dans un second réservoir de ressources humaines. Lui-même distinguait ouvertement les gens de confiance (ahl al-thiqa) des “gens de savoir” ou experts (ahl al-kheber)41. C’est donc en toute logique que l’organigramme bien rôdé de l’industrialisation militaire s’est transposé aux domaines clefs de l’après-guerre.

Hussein Kamel, une fois encore, s’imposait comme l’homme d’une direction à poigne. En février, il remplaçait un technocrate, Essam Abdul Rahim al-Chalabi (pourtant ministre depuis près de quatre ans), à la tête du ministère du pétrole. Après avoir pris part à la répression, il succédait au ministère de la défense à un illustre général chiite, Saadi Toma Abbas al-Jebouri, pour remettre de l’ordre dans l’armée. Simultanément, il prenait en charge, par la création d’un comité ad hoc pour les affaires de reconstruction, l’immense opération logistique et technique qu’impliquait la remise en chantier du pays.

Or l’Irak sous embargo devait improviser pour reconstruire ses infrastructures vitales et ses bâtiments symboliques, dans la mesure où les grands travaux publics avaient systématiquement été confiés, dans les années 1980, à des entreprises étrangères. Avec une fermeté implacable, Hussein Kamel a remporté d’indiscutables succès, que les Irakiens comparent aujourd’hui à la lenteur de la reconstruction sous l’égide américaine, soulignant qu’alors les destructions avaient été bien plus massives et les moyens bien plus limités. Certaines réalisations, comme le “pont suspendu” et, plus tard, le pont à double étage et la tour Saddam, inspiraient une réelle fierté à nombre d’Irakiens, même parmi les plus hostiles au régime. Reconstruire le pays revenait aussi, en effet, à en restaurer la dignité42

Les anciens vices-ministres de Hussein Kamel ont assumé, quant à eux, la gestion pratique des dossiers du moment. Amer Rashid présidait notamment la partie irakienne lors des négociations portant sur les modalités du système d’inspections. En parvenant, malgré un rapport de force extrêmement défavorable, à sauver l’essentiel du point de vue irakien, il s’est imposé comme le principal interlocuteur de l’UNSCOM tout au long des années 1990. Jaafar Dhia Jaafar dirigeait personnellement durant la guerre une équipe de techniciens pour les interventions d’urgence. C’est lui, là où d’autres avaient échoué, qui a libéré les survivants du célèbre abri antiaérien d’al-Ameriya, bombardé par l’aviation américaine au prix de centaines de victimes civiles43. Après la guerre, il marquait durablement les esprits en ressuscitant en un temps recors un secteur électrique anéanti. Amer al-Saadi, hiérarchiquement le premier des trois vices-ministres, reprenait alors à Hussein Kamel le portefeuille du pétrole ainsi que celui de l’industrie et de l’industrialisation militaire.

Dans l’immédiat après-guerre, une division très nette des tâches apparaissait entre les “gens de confiance” et les “gens de savoir” : en somme, les uns remettaient la population au pas, les autres remettaient l’économie et les institutions en marche. Cette configuration transitoire était symbolisée par le remarquable gouvernement dit de “technocrates” formé par Saddam Hussein en mars 1991. Dirigé par une personnalité chiite très respectée, le Dr Saadoun Hammadi, il cédait le pas à une configuration plus classique six mois plus tard, après avoir stabilisé suffisamment le pays.

En effet, une personnalité chiite beaucoup moins respectable, Mohammed Hamza al-Zoubeidi, recevait le poste de Premier ministre en septembre de la même année. Loin d’être un technicien et un idéologue comme Saadoun Hammadi, il avait acquis durant les années 1980 une réputation de brute sanguinaire, réputation qui a trouvé confirmation lors de la répression de 1991. D’autres nominations signalaient un retour en force des “gens de confiance” sur le devant de la scène politique. Notamment, ce n’est qu’en 1995 que le portefeuille de la défense, traditionnellement imparti à des officiers illustres, est retourné dans le giron des professionnels de la guerre.

Le recyclage des majors de l’armement

Cependant, le rôle des technocrates est resté prépondérant dans des secteurs tels que l’énergie, l’industrie, l’industrialisation militaire et l’enseignement supérieur. Tous les noms cités plus haut réapparaissent après 1991 dans ces domaines où la productivité devait compter aux yeux du régime. Safa Hadi était ministre du pétrole de septembre 1993 à juin 1995, précédant Amer Rashid, qui est resté à ce poste jusqu’en 2003. Avant 1993, le technocrate de l’ombre qui occupait ces fonctions (Oussama al-Hitti) opérait sous la supervision directe de Hussein Kamel.

Dans la première moitié des années 1990, celui-ci alternait avec Amer Rashid à la tête de l’Organisme de l’industrialisation militaire. Avec la dissolution en 1993 du super-ministère de l’armement, dont ne survivait que cet organisme, et la défection en 1995 de Hussein Kamel44, Amer al-Saadi prenait brièvement la direction du ministère dit “de l’industrie et des mines” . Jaafar Dhia Jaafar était retourné, quant à lui, à sa vocation première : il secondait désormais Homam Abdul Khaleq Abdul Ghafour à la tête de l’OIEA. Dans l’enseignement supérieur, sommé de relever les défis posés par l’isolement intellectuel du pays45 , ce même Homam Abdul Khaleq succédait en 1992 à une autre personnalité déjà mentionnée, Abdul Razzaq al-Hashemi.

Il est évident qu’à cette époque les autorités irakiennes conservaient quelque ambition en matière d’industrialisation militaire. Les déclarations faites par Hussein Kamel après sa fuite en Jordanie ont révélé la nature de la stratégie irakienne, qui consistait à dissimuler les vestiges essentiels des anciens programmes, notamment certains documents et certains composants46, en vue de leur reprise ultérieure, après la levée de l’embargo. Il devenait clair que les inspecteurs de l’UNSCOM avaient souvent été dupes de cette stratégie de dissimulation. D’un autre côté, ces informations prouvaient l’état latent des programmes et déclenchaient des opérations en désarmement beaucoup plus “agressives” , pour reprendre un américanisme éloquent. L’UNSCOM a réalisé par la suite un inventaire extrêmement précis de l’armement irakien. Les tensions subsistantes entre l’UNSCOM et les autorités irakiennes ne portaient plus guère, avant le départ des inspecteurs en 1998, que sur des questions de détail47

La trahison de Hussein Kamel portait certes un coup très dur au régime et à ses ambitions en matière d’industrialisation militaire, mais elle ne leur assénait pas le coup de grâce. Toutes les spéculations demeuraient possibles, d’autant que les révélations de Hussein Kamel servaient aussi à démontrer et dénoncer la duplicité de Saddam Hussein. S’il avait tant caché aux inspecteurs pendant près de cinq ans, ne pouvait-il pas dissimuler encore bien davantage, voire toute une industrie secrète? Après de départ de l’UNSCOM, en 1998, d’innombrables déclarations alarmistes suggéraient même l’imminence d’une percée dans le domaine nucléaire, domaine pourtant complexe s’il en est. Peu d’arguments semblaient recevables face à cet imaginaire, dans la mesure où, pour reprendre un truisme de Donald Rumsfeld, “on ne sait pas ce qu’on ne sait pas” 48

On pouvait au moins constater une chose, une chose particulièrement troublante… et à l’origine du présent article. Il s’agit de la dispersion croissante tout au long des années 1990 d’un personnel irremplaçable, accaparé par des tâches éloignées de la production d’armes. Les “majors” présentés plus haut s’étaient imposés à une époque où l’industrialisation militaire était belle et bien une industrie. Or, parmi les composants nécessaires à une telle industrie, les infrastructures étaient désormais précaires, la formation défaillante, l’expertise étrangère limitée ou absente, l’approvisionnement difficile, etc. Surtout, pour parfaire l’image d’un secteur en plein délitement, le réservoir des “gens de savoir” semblait happé vers de nouvelles fonctions.

A la tête de l’Organisme de l’industrialisation militaire, par exemple, figuraient désormais des figures essentiellement politiques. Il s’agissait, de janvier 1996 à mars 1997, de Dheif Abdul Majid Ahmed, originaire de Tikrit, puis d’Abdul Tawab Abdallah al-Moula Houweish, parent probable de Saddam Hussein49. L’assistant de celui-ci n’était autre que le général Mezahem Saab al-Hassan Mohammed al-Nasseri, ancien commandant de l’armée de l’air, des Fedayin de Saddam et d’un détachement de la garde présidentielle (al-Himaya) et, pour finir, commandant de la défense aérienne en 2003.

Ces nominations politiques ne reflétaient pas, comme on l’imaginerait trop aisément, une purge parmi les anciens hauts-responsables du secteur, ni même une crise de confiance. Tous les plus proches collaborateurs de Hussein Kamel à la grande époque de l’industrialisation militaire ont survécu à sa défection, qui a pourtant fait des ravages dans l’appareil de sécurité et le clan même de Saddam Hussein. Le Dr Ahmed Mourtadha Ahmed Khalil al-Hadithi, chef du bureau technique du cabinet de Hussein Kamel à la fin des années 1980, impliqué à haut niveau dans le programme biologique, conservait ainsi le portefeuille des transports et des télécommunications pendant dix ans, de 1993 à 2003.

D’une façon générale, les anciens de l’industrialisation militaire fournissaient un réservoir de compétences dont Saddam Hussein semble avoir pleinement reconnu la qualité. Certains d’entre eux ont été employés à la réalisation de grands projets prioritaires aux yeux du régime. C’était le cas notamment de Nizar Joum’a Ali al-Qasir, ancien directeur adjoint de l’Organisme de l’industrialisation militaire, chargé de creuser la “troisième rivière” , un canal responsable de l’assèchement des marais. D’autres ont été mis au service de la diplomatie irakienne, “diplomatie” qui prenait souvent la forme de marchandages secrets. Amer al-Saadi était l’ambassadeur d’Irak en Russie à la fin des années 1990. Il y été remplacé par le Dr Muzher Nu’man Wahib al-Douri, un autre spécialiste en balistique, ancien chef de cabinet du vice-Président Izzat Ibrahim al-Douri. Parmi ses autres postes diplomatiques, il faut citer le Tadjikistan et l’Ukraine. Dheif Abdul Majid a été missionné de son côté en Biélorussie.

La notion de “réservoir” est caractéristique du fonctionnement de la Présidence en Irak. Autour de Saddam Hussein gravitaient un nombre important de “conseillers présidentiels” aux attributions plus ou moins informelles. Les majors de l’armement partageaient presque tous ce statut ambigu à la fin des années 1990. Cette nébuleuse répondait sans doute à une propension de Saddam Hussein, enclin à une pratique du pouvoir d’inspiration tribale. Mais elle suggérait aussi la déstructuration progressive du secteur de l’armement, qui ne pouvait être, pour correspondre aux fantasmes occidentaux d’une puissance apocalyptique du tyran, qu’un secteur moderne, rationalisé, bureaucratique, un secteur de production à l’échelle industrielle en somme50 . Or Jaafar Dhia Jaafar, qui dirigeait à sa grande époque une équipe industrieuse de 8000 personnes51 , paraissait n’avoir, dix ans plus tard, que sa voix, en tant que “conseiller” sans laboratoires ni employés, “négociateur” et “porte-parole” réduit à défier l’UNSCOM par les mots plutôt que dans les faits52 .

Faut-il en conclure que l’Irak avait abandonné ses ambitions, c’est-à-dire qu’il ne représentait pas “une menace pour ses voisins et pour la paix dans le monde”? On en revient là à la question essentielle de la polémique en cours. L’approche de l’industrialisation militaire irakienne par ses ressources humaines permet au moins d’affirmer que la réponse à cette question existe bel et bien. Il est possible, aujourd’hui, de connaître non seulement” l’étendue53“mais tous les détails des programmes prohibés. Il suffit en effet de considérer la liste des personnalités irakiennes interpellées.

Abdul Hamid Hmoud al-Khattab al-Nasseri, secrétaire personnel de Saddam Hussein, était généralement présenté, y compris dans les déclarations officielles des Etats partisans de la guerre, comme le cerveau des opérations de dissimulation. Son interpellation à Tikrit, le 17 juin, ne saurait tarder à dévoiler les secrets les plus obscurs du régime. La capture de Saddam Hussein lui-même n’ajouterait rien, d’ailleurs, aux informations détenues par son bras droit, réputé pour filtrer tout contact avec le Président et l’isoler de son environnement.

Certes, Hussein Kamel est mort, exécuté par sa propre famille à son retour inexplicable à Bagdad en 1996. En revanche, son premier vice-Ministre, Amer al-Saadi, s’est rendu dès le 12 avril. Jaafar Dhia Jaafar a suivi son exemple le lendemain. Amer Rashid était capturé le 28 du même mois. La veille, c’est le général Hossam Mohammed Amin al-Yassin al-Tikriti, chef du Directorat de la surveillance nationale chargé des questions d’inspections en désarmement, qui tombait dans les filets des forces d’occupation. Abdul Tawab Houweish, toujours chargé de l’industrialisation militaire, allongeait encore cette liste le 2 mai.

Pourquoi les arrestations de Houda Saleh Mehdi Ammash (le 9 mai), décrite sur le sinistre jeu de carte “wanted” comme une spécialiste des armes bactériologiques, de Homam Abdul Khaleq Abdul Ghafour (le 19 avril), ancien directeur de l’OIEA prétendument nommé ministre pour le préserver des interrogatoires de l’UNSCOM54 et de Qa’ed Hussein al-Awadi (le 9 juin), qualifié de “membre du corps de l’armée chargé de l’armement chimique” 55, n’ont-elles porté aucun fruit? Encore faut-il signaler la détention de certaines personnalités du dispositif sécuritaire parmi les plus susceptibles de connaître les arcanes du régime, à savoir Mezahem Saab, Kamal Moustafa Abdallah Sultan et son frère Jamal, Barzan Razzouqi Souleiman al-Majid56, etc.

Aussi la polémique se réoriente-t-elle naturellement vers la question suivante : l’opacité du dossier de l’armement irakien n’est-elle pas devenue avant tout, depuis la chute du régime, l’effet et le signe d’un grave problème de transparence du côté américain?

Lire Khidhir Hamza. "Inside Saddam's Secret Nuclear Program" , Bulletin of the Atomic Scientists, septembre-octobre 1998. Bien que cette source soit utile pour certains détails historiques, Khidhir Abdul Abbas Hamza a sciemment exagéré, à partir de 1998, l'état d'avancement du programme nucléaire irakien. Lire à ce sujet Seymour M. Hersh. "Selective intelligence" , The New Yorker, 12 mai 2003. Pour un point de vue symétriquement opposé à celui développé par Khidhir Hamza ces dernières années, lire l'interview d'Imad Khadduri, un autre défecteur irakien, dans The Toronto Star du 6 février 2003.

Khidhir Hamza. op.cit.

Il faudrait ici refaire toute l'histoire de la politique américaine à l'égard de l'Irak sous le système des sanctions. Déjà, il semble aller de soi que l'échec relatif des inspections et le maintien résultant de l'embargo pendant 13 ans n'aient relevé que de la seule mauvaise foi dans le camp irakien. N'oublie-t-on pas un peu vite l'usage fait par Washington du Comité des sanctions et de la Commission spéciale de l'ONU pour le désarmement de l'Irak (UNSCOM), employés cyniquement comme instruments de provocation? On peut se reporter par exemple à la polémique de septembre et octobre 1998 sur la collaboration de cette commission avec les services de renseignement israéliens, un des aspects de la crise qui avait conduit à la rupture des relations entre l'Irak et l'UNSCOM. Pour une présentation neutre du contexte de l'époque, lire Ragheda Dergham. "Iraq's Frustration Could Prompt it to Overplay its Hand" , Mideast Mirror, 4 septembre 1998.

En quoi, techniquement parlant, ce régime représentait-il un danger pour ses voisins ou, plus généralement, "pour la paix dans le monde" ? L'évidence de son caractère nuisible rendait avant-guerre cette question délicate à poser : en effet, dans un débat à connotation morale, ce type d'interrogation apparaissait soit comme le signe d'une naïveté désolante, soit comme la preuve d'une incorrigible mauvaise-foi. Ainsi se dérobait justement la question que ce débat était censé adresser.

On a là une autre illustration de la désinformation pratiquée par l'administration américaine s'agissant du dossier irakien. Dans de récentes déclarations, Paul Bremer accusait notamment Saddam Hussein d''avoir utilisé une grande partie des revenus du programme pétrole contre nourriture pour construire des projets comme le stade olympique" www.defenselink.mil/transcripts/2003/tr20030515-0186.html . En réalité, l'utilisation de ces revenus, déposés sur un compte séquestre à New York, était soumise à un double contrôle, par le Comité des sanctions, dont l'approbation était nécessaire avant tout achat, et par l'UNMOVIC, organisme chargé de vérifier la mise en oeuvre du programme sur le terrain. Tous les rapports de l'UNMOVIC faisaient état d'une collaboration satisfaisante des autorités irakiennes. Pendant ce temps, le Comité des sanctions, sous les pressions de Washington et au nom d'un risque de "double usage civil et militaire" , refusait des contrats aussi anodins que des tuyauteries d'égouts et des taureaux pour le renouvellement génétique du parc bovin...

Paradoxalement, la crédibilité des documents produits en ce sens par les administrations américaines et britanniques est minée par les erreurs et manipulations qu'ils contiennent, alors même que des études suffisamment convaincantes existaient déjà en la matière. On peut citer Jonathan B. Tucker. "Monitoring and Verification in a Noncooperative Environment: Lessons from the U.N. Experience in Iraq" , The Nonproliferation Review. Printemps-automne 1996. Il faut citer également le rapport global présenté par l'UNSCOM fin 1998, rapport dont on ne peut nier la pertinence, malgré l'intégrité douteuse de la Commission spéciale à cette époque cns.miis.edu/research/iraq/ucreport/dis_acti.htm .

C'est d'ailleurs le titre d'un ouvrage qui fait référence sur le régime de Saddam Hussein depuis près de 15 ans. Samir al-Khalil. La machine infernale. Politique de l'Irak moderne. Paris : Jean-Claude Lattès, 1991.

Ce vaste programme a fait l'objet de nombreuses descriptions et analyses, qui toutes adoptent un angle d'approche implicitement moral. On peut les ranger en trois catégories. La première lève le voile sur les filières d'approvisionnement de l'Irak dans les années 1980, désignant les partisans actuels du désarmement de l'Irak comme ses fournisseurs d'alors. La deuxième rassemble les analyses portant sur la vocation finale de ce programme ambitieux. Notamment, l'arme nucléaire convoitée par Saddam Hussein avant la guerre de 1991 devait-elle lui servir à instaurer un équilibre de type guerre-froide avec Israël ou à soutenir une politique plus agressive? La troisième catégorie répond de fait à cette question : pour preuve des intentions foncièrement mauvaises de Saddam Hussein, elle documente les efforts déployés par l'Irak tout au long des années 1990 pour contrer le régime d'inspections et escamoter certaines de ses armes. La politisation du travail remarquable de Hans Blix, avant la guerre de 2003, montre d'ailleurs la difficulté presque insurmontable d'une approche dépassionnée.

Les données biographiques proposées tout au long de cet article dérivent d'un nombre trop important de sources (orales et manuscrites) pour pouvoir être systématiquement citées. Elles restent de toute façon indicatives. L'objectif est d'aboutir à une meilleure compréhension de l'organisation du secteur, plutôt qu'à une série de biographies précises, objectif irréalisable dans l'état actuel des connaissances sur ce secteur de l'armement.

Selon Kenneth R. Timmerman. Le lobby de la mort. Comment l'Occident a armé l'Irak. Paris : Calman Levy, 1991. Là encore, cette source utile pour certains détails appelle d'amples précautions. Kenneth Timmerman, à l'instar de Richard Perle et de James Woolsey, est membre du bureau des conseillers du "Jewish Institute for National Security Affairs" , un think-tank particulièrement favorable à une politique américaine musclée en Irak.

Selon Amatzia Baram. "La 'maison' de Saddam Hussein" in Bonte, Pierre et al. (dir.). Emirs et présidents. Figures de la parenté et du politique dans le monde arabe. Paris : CNRS Editions, 2001.

Qousei, fils de Saddam Hussein et poulain de son oncle maternel Adnan Kheirallah, semble avoir fait ses armes à la mort de celui-ci aux côtés de Hussein Kamel, dont il a partagé certaines prérogatives à partir de la fin des années 1980.

Cette somme équivaut au revenu pétrolier annuel de l'Irak avant la hausse des cours du baril en 1973. Pierre-Jean Luizard. "L'improbable démocratie en Irak, le piège de l'Etat Nation" , Egypte-Monde Arabe, 1990.

Lire l'ouvrage de l'inspecteur à scandales Scott Ritter. Endgame: Solving the Iraqi Problem Once and for All. New York : Simon and Schuster, 1999.

Ce membre de la tribu des Beigat est une figure atypique parmi les agnats de Saddam Hussein. Gendre d'Ahmed Hassan al-Bakr (Président de la République irakienne de 1968 à 1979), il comptait parmi ses frères deux des plus célèbres commandants de l'armée irakienne pendant la guerre contre l'Iran, Taher et Maher Abdul Rashid (dont la fille a elle-même épousé Qousei). Son profil de technicien n'en est que plus surprenant. Diplômé en gestion de l'Université du Texas, il a réalisé une carrière tout à fait méritoire dans l'industrie. Ce technocrate accompli était encore récemment (jusqu'en février 1999) une des personnalités prééminentes dans ce domaine, en tant que Président de la Fédération des industries irakiennes.

Lire les rapports de l'UNSCOM sur le site de la Commission spéciale www.un.org/Depts/unscom ou sur le site du Monterey Institutde of International Studies www.cns.miis.edu .

Lire Amatzia Baram. "An Analysis of Iraqi WMD Strategy" , The Nonproliferation Review, été 2001.

C'est à cette époque qu'avait lieu l'opération dite "Anfal" menée par le cousin de Saddam Hussein, Ali Hassan al-Majid, surnommé depuis Ali le chimiste ou Ali l'insecticide. Lire Human Rights Watch/Middle East Watch. Genocide in Iraq: The Anfal Campaign Against the Kurds . New York : Human Rights Watch, 1993.

L'exemple de Halabja, village kurde proche de la frontière iranienne, gazé en mars 1988, est devenu pour l'administration américaine le paradigme de la brutalité de régime (lire notamment le communiqué du Département d'Etat en date du 13 mars 2003, "Saddam's Chemical Weapons Campaign: Halabja, March 16, 1988" ). Au moment du drame, en revanche, la position des Etats-Unis était beaucoup plus nuancée sur cet gazage éminemment ambigu, attribué à l'Iran par certains analystes de l'époque. Lire Stephen C. Pelletière."A War Crime or an Act of War?" , The New York Times, 31 janvier 2001. Anthony Arove. "Convenient and not so Convenient Massacres" , Znet Daily Commentaries, 28 mars 2002. Adel Darwish. "Halabja : whom does the truth hurt?" , openDemocracy, 17 mars 2003. Enfin, sur le rôle spécifique de... Donald Rumsfeld, lire Tim Reid." How US Helped Iraq Build Deadly Arsenal" , The Times, 31 décembre 2002.

Entretiens en 2002, à Bagdad, avec un ingénieur opérant sur ce site dans les années 1980.

Entretiens en Irak avec des anciens employés de l'industrialisation militaire, à différentes dates.

Entretiens en Irak en 1999.

Idem. D'autres techniques de ce type sont répertoriées par Jonathan B. Tucker. op. cit.

Scott Ritter. op. cit.

Par la suite, la Sécurité spéciale a été investie, avec la Garde républicaine spéciale, des missions les plus sensibles en rapport avec la stratégie de dissimulation du régime à partir de 1991. Cette fonction n'était pas inconnue de la population irakienne, qui assistait par exemple à des descentes d'agents spéciaux en civil sur des écoles publiques, qu'ils s'appropriaient quelques jours pour y entreposer des caisses remplies d'archives que le régime souhaitait escamoter. Tout le système reposait en fait sur l'isolement des inspecteurs en désarmement - entre autres représentants de la communauté internationale -, étroitement encadrés et coupés de tout contact authentique avec la population. L'UNSCOM a fini par signaler l'importance de la Sécurité spéciale dans une annexe de son dernier rapport, remis début 1999 : "UNSCOM's Comprehensive Review: Actions by Iraq to Obstruct Disarmament" cns.miis.edu/research/iraq/ucreport/dis_acti.htm .

Khidhir Hamza. op. cit.

Ibid.

Jonathan B. Tucker. op. cit. Cette coopération a rendu service aux Irakiens dès 1991. Tim Weiner. "Iraq Uses Techniques in Spying Against its Former Tutor, the US" , Philadelphia Inquirer, 5 février 1991. Les images satellites fournies par les Etats-Unis à son allié irakien pendant la guerre avec l'Iran lui permettaient notamment de repérer les concentrations de troupes iraniennes, contre lesquels l'Irak avait notoirement recours à l'arme chimique.

Pour un aperçu sur ces questions, lire Amatzia Baram. "The Iraqi Armed Forces and Security Apparatus" , Journal of Conflict, Security and Development. Printemps 2001. David Baran. "L'adversaire irakien" , Politique étrangère , avril-juin 2003.

L'archétype de cette élite est né en province d'une famille paysanne ou commerçante; il a rejoint très jeune le parti Baas, dont il a gravi les échelons par un engagement authentique, se traduisant par des arrestations à l'époque du militantisme clandestin, et "méritoire" , signifiant une progression lente et durement acquise dans la hiérarchie. Pour le seul travail biographique sur les personnalités au pouvoir dans les années 1980, lire Amatzia Baram. "The Ruling Political Elite in Ba'thi Iraq" , International Journal of Middle East Studies, septembre 1989.

La microbiologiste Houda Saleh Mehdi Ammash, docteur en médecine de l'université du Missouri, offre un contre-exemple utile. Au poste de responsable des relations internationales au ministère de la santé, elle s'est fait le clairon du régime en publiant une série d'articles scientifiques sur les conséquences de l'embargo (cf. Anthony Arnove (dir.). L'Irak assiégé. Les conséquences mortelles de la guerre des sanctions. Paris : Parangon, 2003). Elle s'est imposée à la tête du parti au sein de l'Université Saddam, tout en jouant un rôle clef au sein de la Fédération des femmes. En mai 2001, elle devenait ainsi la première femme à rejoindre le Commandement du Baas, parachevant son glissement professionnel de la recherche à la pure politique.

Sur les interrogatoires auxquels l'UNSCOM l'a soumise, lire Le Figaro du 26 février 1998.

Amnesty International. Irak : nouveau constat de violations des doits de l'homme (réponse des autorités et commentaires. Paris : EFAI, 1983. Ce rapport mentionne également l'arrestation d'un autre scientifique, conseiller scientifique à l'OIEA, Hussein al-Shahristani. Celui-ci n'est sorti de prison qu'onze ans plus tard, à la faveur des évènements de 1991. Devenu président du "Iraqi Refugee Aid Council" de Londres, il s'est imposé avant-guerre comme une source importante d'information sur les armes de destruction massive irakiennes. A l'en croire, cet arsenal avait été dissimulé dans un vaste complexe de tunnels souterrains (lire l'article "Saddam's Deadly Subway Scheming" du 21 février 2003 sur CBS News.com). Donald Rumsfeld avait d'ailleurs accrédité cette thèse dès décembre 2002 ."They've got enormous miles and miles and miles of underground tunneling. [...] I don't know how inspectors on the surface of the Earth can even know what's going on in the underground facilities" (cité dans une dépêche Associated Press en date du 9 avril 2003). Pourtant, on pouvait légitimement porter quelque doute sur le témoignage de Hussein al-Shahristani, réputé avoir perdu l'esprit pendant ses longues années de confinement solitaire (entretiens en Irak avec un ancien employé du secteur nucléaire, début 2003)...

Le cas de la guerre Iran-Irak est éclairant à cet égard. Lire notamment Marine Corps Historical Publication. Lessons Learned: Iran-Iraq War. Décembre 1990.

Kenneth R. Timmerman. op.cit. Alan Friedman. Spider's Web: The Secret History of How the White House Illegally Armed Iraq. New York : Bantam Books, 1993. Peter Mantius. Shell Game: A Story of Banking, Spies, Lies, Politics and the Arming of Saddam Hussein. New York : St. Martin's Press, 1995.

Kenneth R. Timmerman mentionne un "Naguib Jenaab Thanoon" mais il s'agit bel et bien de la même personne. La transcription souvent imprécise des noms arabes est d'ailleurs un problème récurrent de toute recherche biographique. La règle de transcription adoptée ici est elle-même approximative. Elle se contente de donner des indications de prononciation accessibles aussi bien aux arabisants qu'aux lecteurs non arabophones.

Pourquoi ces armes n'ont-elles jamais été utilisée? Douze ans plus tard, cette question reste toujours aussi disputée. Jonathan B. Tucker dresse l'inventaire des indices suggérant une utilisation stratégique des gaz de combats par les Irakiens pendant la guerre, tout en signalant que tous les rapports et déclarations publics de l'administration américaine ont clairement démenti un tel usage d'armes chimiques. Qu'en conclure? Jonathan B. Tucker. "Evidence Iraq Used Chemical Weapons During the 1991 Persian Gulf War" , The Nonproliferation Review. Printemps-été 1997. Amatzia Baram, lui, se réfère à des propos de Hussein Kamel qui ne figurent pas au procès-verbal de son interrogatoire par l'UNSCOM, mais qui lui auraient été révélés plus tard par des inspecteurs dont il préserve l'anonymat. "According to General Kamil's account, Saddam declared that if contact with him was severed (SSO units [unités de la Sécurité spéciale] possessing non-conventional warheads were based deep in the deserts of western Iraq), and if SSO officers believed that communications had been broken because of na nuclear attack on Baghdad, they should mate the chemical and biological warheads in their custody with missiles in the possession of the regular missile force and launch them against Israel" . Amatzia Baram. "An Analysis of Iraqi WMD Strategy" , The Nonproliferation Review, été 2001. Une autre question se pose dès lors. Pourquoi cet auteur d'une rigueur habituellement irréprochable ne fait-il aucune mention des propos contraires consignés dans le procès-verbal lui-même, dont la crédibilité d'ensemble est incontestée. "During the Gulf War, there was no intention to use chemical weapons as the Allied force was overwhelming. [...] They realised that if chemical weapons ere used, retaliation would be nuclear. [...] In the nuclear area, there were non weapons. Missile and chemical weapons were real weapons Our main worry was Iran and they were against them."

Pour les détails, lire Jonathan B. Tucker. "Monitoring and Verification in a Noncooperative Environment: Lessons from the U.N. Experience in Iraq" , The Nonproliferation Review. Printemps-automne 1996.

La presse de l'époque contient d'innombrables traces de cette circulation frénétique des hauts-responsables. Sur les visites/inspections (tefaqqudat) de Taha Yassin Ramadhan, Mizban Khudher Hadi et Hussein Kamel dans les gouvernorats du Sud, lire par exemple al-Joumhouriya du 12 mars 1991. Saddam Hussein lui-même a multiplié les rencontres, avec les fonctionnaires des ministères, les chefs de tribus, les dignitaires religieux, les militants du Baas ou encore les hauts-responsables des partis kurdes - dont Jalaleddin al-Talabani (Babel du 25 avril 1991) et Mas'oud al-Barzani (al-Joumhouriya du 1 décembre 1991).

Il s'agit de la branche chiite des Albou 'Alwan, reniée par le reste de cette tribu essentiellement sunnite, apparentée aux Douleim et localisée aux alentours de Ramadi et de Fallouja. En 1991, le chef des Albou Alwan de Mahawil, Mohammed Jawad 'Eneifes, aurait dressé un barrage à Mahawil, c'est-à-dire entre la ville insurrectionnelle de Hilla et le centre du pouvoir à Bagdad, capturant en masse des prisonniers qui auraient été enterrés sur-le-champ - vivants - dans des fosses communes. En signe de gratitude pour sa contribution à la répression, Saddam Hussein lui aurait offert, outre de l'argent et des armes, sa voiture personnelle. La tribu est devenue au cours des années 1991, une sorte d'organe informel et parallèle de sécurité dans la région. Nombre de ses membres opéraient également dans les organes de sécurité officiels de Hilla. Mohammed Jawad 'Eneifes a été interpellé début mai 2003 et remis par le gouverneur autoproclamé Iskander Witwit aux forces d'occupation.

On en trouve mention dans Faleh Abdul Jabar. "Le régime irakien déchiré par les luttes de clans" . Manière de Voir. Mars-avril 1998.

Un musée a même été consacré à cette reconstruction. Il contenait notamment des maquettes des principaux bâtiments détruits lors des bombardements, selon le principe avant/après. Il faut noter que tous ces bâtiments ont été reconstruits à l'identique, alors que de nouveaux ouvrages, plus modernes ou plus fonctionnels, auraient pu leur succéder.

L'abri d'al-Ameriya est un des rares sites détruits en 1991 qui n'ait pas été totalement reconstruit. Au contraire, il a été préservé en l'état comme un mémorial. Dans la nuit du 13 au 14 février 1991, deux missiles auraient successivement frappés le point faible de l'abri, le premier ouvrant au second en élargissant un conduit de ventilation. La déflagration au coeur du bunker a littéralement pulvérisé les corps, projetant les silhouettes contre des murs qui porte encore ces contours fantomatiques. Depuis, le régime a intégré la commémoration de ce drame à sa dénonciation de la barbarie américaine : ainsi, les opérations militaires en 1991 auraient eu pour objectif "de détruire les infrastructures en Iraq, les quartiers résidentiels, les hôpitaux et même les abris, ce qui reflétait la sauvagerie des agresseurs" (al-Thawra du 18 janvier 2000).

Sur cette défection retentissante, lire Amatzia Baram. "Turmoil in Baghdad: the Regime's n°2 Defects" , Middle East Quaterly, mai-juin 1995.

Jusque-là, la quasi-totalité des troisièmes cycles universitaires étaient réalisés à l'étranger. A partir de 1991, les universités irakiennes ont du se doter de troisièmes cycles dans les domaines les plus variés, sans pour autant former une véritable relève. Les enseignants les plus compétents ont souvent choisi d'émigrer. Les bibliothèques n'ont connu presque aucune addition récente à leur fond datant des années 1980. Bref, il est illusoire de croire que les ressources humaines nécessaires à une reprise à grande échelle des programmes d'industrialisation militaire subsistaient, comme le déclarait l'administration américaine. Beaucoup d'ingénieurs de ce secteur avaient travaillé comme chauffeurs de taxi tout au long des années 1990, oubliant peu à peu un savoir et un savoir-faire qui exigent un certain entretien. Or ils n'auraient pu être reformés sans une aide massive de l'étranger. D'ailleurs, la médiocrité des salaires offerts aux employés de l'industrialisation militaire depuis 1991 (150 000 DI soit 75$ pour un assistant de niveau licence en 2002, par exemple) montrait bien dans quel sens ce secteur avait évolué depuis les années 1980.

En ce qui concerne les stocks d'armes résiduelles, les propos de Hussein Kamel lors de son interrogatoire par une équipe de l'UNSCOM, le 22 août 1995 en Jordanie, étaient sans ambiguïté. "All chemical weapons were destroyed. I ordered destruction of all chemical weapons. All weapons - biological, chemical, missiles, nuclear were destroyed" . Réagissant à une question d'un inspecteur sur le rôle spécifique de l'UNSCOM dans ces destructions, il a relativisé les capacités irakiennes à échapper à toute surveillance. "You should not underestimate yourself. You are very effective in Iraq" . Tout cela n'a guère empêché les partisans d'une nouvelle guerre de prendre l'affaire Hussein Kamel pour preuve de l'inefficacité incurable du système d'inspection. Voir les déclarations de Tony Blair et de George Bush, les 25 février 2003 et 7 octobre 2002 respectivement.

Le dernier rapport de l'UNSCOM est sans ambages. "As has been reported to the Council, over the years, and as has been widely recognized, notwithstanding the very considerable obstacles placed by Iraq in the way of the Commission's work, a great deal has been achieved in: verifying Iraq's frequently revised declarations; accounting for its proscribed weapons capabilities; and in destroying, removing or rendering harmless substantial portons of that capability" . Plus bas, le rapport ne laisse d'ailleurs aucun doute quant à la contribution capitale de Hussein Kamel à ce résultat cis.miis.edu/research/iraq/ucreport/dis_intr.htm .

Cité par Seymour H. Hersh. op. cit.

Dheif Abdul Majid secondait jusque-là Amer Rashid à la tête de l'Organisme de l'industrialisation militaire. A ce poste, il jouait vraisemblablement un rôle de commissaire politique, comme il seyait souvent aux adjoints de hauts-responsables dans des secteurs sensibles. Abdul Tawab Houweish, bien qu'il ait occupé les fonctions de ministre de l'industrie lourde avant la création du super-ministère de l'armement en 1988, n'avait pas davantage un profil de technicien compétent.

Le discours de l'administration américaine s'est toujours montré contradictoire à cet égard. Déjà en 1998, au lendemain de l'opération "Renard du désert" , le Président William Clinton déclarait avoir éradiqué l'infrastructure irakienne de l'armement. "Our objectives in this military action were clear: to degrade Saddam's weapons of mass destruction program and related delivery systems, as well as his capacity to attack his neighbors. [...] I am confident we have achieved our mission" . D'un côté, cette infrastructure était donc suffisamment identifiable pour fournir des cibles aux militaires. De l'autre, elle ne l'aurait pas été suffisamment pour que les inspecteurs fasse leur travail de désarmement.

Entretien en Irak avec un ancien collaborateur du vice-ministre, en 2001.

En 1995, ses propos semblaient d'ailleurs trahir la nature foncièrement latente des programmes irakiens d'armement : "vous pouvez bombarder nos bâtiments et détruire notre technologie, mais jamais vous ne sortirez celle-ci de nos têtes" .

Expression employée par George Bush dans son allocution radiodiffusée du 21 juin 2003.

Dépêche de "Iraq Press" du 21 avril 2001.

Dépêche AFP du 10 juin 2003.

Pour resituer ces personnages, lire David Baran. "L'état-major de Saddam Hussein" , Point de vue, IFRI, avril 2003.

Published 30 September 2003
Original in French
First published by Contributed by David Baran; Eurozine (English version)

© David Baran / Eurozine

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