Le libéralisme a besoin d'amour

Une conversation avec Martha Nussbaum

La philosophe et femme politique américaine explique pourquoi, selon elle, l’interdiction du port de la burqa constitue un signe d’islamophobie, comment pouvons-nous aborder la question de la violence à l’égard des femmes et pourquoi elle croit que l’homme a une tendance inhérente au mal.

Jaroslaw Kuisz: Vos livres sont une mise en garde intellectuelle pour les sociétés occidentales. Pourtant, des intellectuels, même connus, semblent comprendre votre message de façon erronée. Permettez-moi de vous en donner juste un exemple. Interrogé sur votre opinion selon laquelle la France succombe à l’islamophobie, Alain Finkielkraut a considéré que vous ignoriez le problème de la violence faite aux femmes et que vous faisiez “comme si la question de l’islam en Europe était un nouveau chapitre de la xénophobie européenne”. Selon lui, “il faut avoir de la mémoire, mais rabattre systématiquement la situation actuelle sur les années 1930, c’est de l’idéologie”. Comment commenteriez-vous cette constatation d’Alain Finkielkraut?

Martha Nussbaum: À vrai dire, il ne répond pas aux arguments présentés dans mon livre, c’est pourquoi il m’est difficile de donner une réponse à cette question. J’y ai avancé cinq arguments utilisés pour justifier l’interdiction du port de la burqa, puis j’ai dit comment, à les suivre jusqu’au bout, cela pourrait amener à la mise en place de l’interdiction de bien des pratiques présentes dans la culture majoritaire. J’aimerais entendre sa réponse précisément à ces arguments. Compte tenu du fait que mon activité professionnelle se concentre, dans une grande mesure, sur la stigmatisation de tels phénomènes, l’affirmation que je sous-estime la violence à l’égard des femmes est absurde. Plusieurs fois, j’ai déclaré publiquement que tout recours à la violence physique ou à la menace d’y recourir en vue d’obliger les femmes ou les filles à porter des vêtements religieux devrait être illégal et, de fait, est déjà illégal et que la législation condamnant la violence domestique et les abus commis contre les enfants devrait être encore renforcée, plus qu’elle ne l’est actuellement.

JK: Est-ce que la violence à l’égard des femmes est un problème particulièrement brûlant dans la culture musulmane ?

MN: Pas du tout. Il existe un grand nombre des données selon lesquelles dans la majorité des cultures de l’Europe et de l’Amérique il y a bien des exemples de violence contre les femmes.

JK: Et si la femme n’est pas forcée de suivre un code religieux strict, mais affirme son choix libre ?

MN: C’est une autre paire de manches. Il se peut que ce soit là une question de pression exercée au sein d’une génération, mais nous y avons également affaire quand il s’agit de porter des mini-jupes, de se faire grossir les seins ou de se prêter à d’autres pratiques acceptées dans la culture majoritaire, qui font des femmes une marchandise consommée par les hommes. Est-ce que ce type de pratiques devrait être illégal ?

JK: Et la contrainte émotionnelle ?

MN: Peut-être une jeune femme porte-t-elle des habits religieux à cause des contraintes émotionnelles qu’elle subit au sein de sa famille, mais cette pression est aussi présente dans notre culture. Mon père m’a dit qu’il ne paierait pas mes études, si je me montrais publiquement dans un groupe avec des Afro-Américains. C’était sans nul doute l’exercice d’une sorte de pression émotionnelle, mais je ne pense pas qu’elle doive être considérée comme illégale. Tout le temps, les parents exercent des pressions sur leurs enfants, de diverses manières que l’on pourrait traiter de désagréables, voire immorales, mais si le gouvernement devait toujours intervenir, ce serait s’immiscer trop loin dans la vie privée.

Tout recours à la violence physique ou à la menace d’y recourir en vue d’obliger les femmes ou les filles à porter des vêtements religieux devrait être illégal.

JK: Face à la crise de 2008, beaucoup d’intellectuels se sont intéressés à la possibilité de mise en place de certains changements révolutionnaires dans tout le “système”. Ils ont cherché appui non seulement auprès des jeunes et de différents mouvements d'”indignés”, mais ils ont a aussi dépoussiéré à la hâte certaines uvres de Marx et de ses partisans. Et vous, par contre, vous allez délibérément à l’encontre de ce courant intellectuel. Vous préférez approfondir avec vos étudiants John Rawls, analyser ses ouvrages les plus importants et postuler… une plus grande stabilité des principes et des institutions politiques. Comment expliquez-vous cette différence ?

MN: La pensée de Rawls reste pour moi une source d’inspiration incessante. Je le considère comme le plus grand représentant de la pensée politique du XXe siècle, peut-être parce que j’ai toujours été une social-démocrate libérale, mais jamais une marxiste. Lorsque, dans les années soixante-dix, mes amis rejoignaient les groupes marxistes, moi, je collais des enveloppes pour Eugene McCarthy, un sénateur libéral du Minnesota qui s’opposait à la guerre et était candidat à la présidence. J’ai toujours été pour une discussion publique libre et la mise en uvre de changements progressifs. Dans mon livre Political emotions : why love matters for justice1, j’essaie de montrer de quelle manière la culture politique de l’émotion peut consister en la protection, largement comprise, de la liberté de la parole et la liberté du débat public.

JK: À l’heure actuelle, nombre de détracteurs de l’idée de correction politique se présentent cependant comme “dissidents” et défenseurs de la liberté d’expression. Jusqu’à quel point, à votre avis, les émotions négatives doivent-elles être acceptées dans une démocratie libérale ? Ou, peut-être, il ne s’agit pas là des émotions elles-mêmes, mais de savoir quel mode d’expression de ces émotions est acceptable/inacceptable ?

MN: Souvent, le débat à ce sujet me semble être assez primitif, à défaut de distinguer les normes et les droits sociaux. Je crois qu’à vrai dire il ne faut interdire aucun propos, mis à part des cas évidents de déformation des propos d’autrui, de faux témoignage et de publicité mensongère.

Cependant, tout ce qui est permis, n’est pas judicieux, et chaque couche sociale a ses propres normes intérieures dans ce domaine. Le “New York Times” ne va pas publier des mensonges racistes ; à l’université, on devrait renforcer les règles de civilité, etc. Pour ce qui est de la “correction politique”, c’est tout simplement de la civilité. Il est inadmissible que l’enseignement ait lieu dans un environnement où divers groupes peuvent sans cesse s’agresser verbalement. Parfois, les gens ne se rendent pas compte que ce qu’ils disent d’habitude peut être offensant pour un groupe, et ils s’irritent, quand on leur suggère qu’il ne faut pas s’exprimer ainsi. La “correction politique”, c’est – à vrai dire – demander une compréhension emphatique aux opinions des autres, ce qui, à coup sûr, ne peut pas être mauvais en cours ou lors d’un débat politique.

JK: Dans de nombreux pays, l’opinion publique libérale utilise à contrecur un langage qui pourrait entraîner la recrudescence du nationalisme. Même les fêtes patriotiques sont traitées avec prudence, car elles peuvent dégénérer en la manifestation d’un nationalisme dangereux. Que pensez-vous d’un patriotisme moderne et est-ce que quelque chose comme un patriotisme libéral est possible aujourd’hui ?

MN: Eh bien, si les libéraux cèdent le droit à de fortes émotions patriotiques à leurs opposants, ils commettent une grave erreur. Je ne crois pas que le patriotisme – que je définis comme une forte émotion, une forme d’amour de la nation – doive être automatiquement identifié à un nationalisme autoritaire. Dans mon livre, il y a en effet force d’exemples de ce que le patriotisme libéral impulse à adopter une approche globale. Tout aussi bien Lincoln, Franklin Delano Roosevelt que Gandhi ont été partisans de l’amour en tant que valeur universelle. Mais ils considéraient que l’amour devait commencer par ce qui est connu et visible, et que le peuple remplissait un rôle essentiel dans l’édification d’un monde équitable. Je ne vois pas de raison pour laquelle ce genre de patriotisme libéral ne doive être possible de nos jours.

JK: Par contre, les exemples des figures patriotiques libérales que vous citez sont de grands personnages du passé…

MN: Je ne donne pas beaucoup d’exemples actuels, parce je considère que nous n’avons pas une distance suffisante pour pouvoir les analyser honnêtement. C’est pourquoi, je m’arrête au moment du recouvrement de l’indépendance par l’Inde. Dans mes considérations au sujet des villes et de l’art dans l’espace public, je donne cependant des exemples tirés du Chicago de ces dernières années. Je montre comment la sculpture, la musique et l’architecture consolident des valeurs positives. Dans le monde d’aujourd’hui, il n’y a rien qui fasse que le projet que je décris serait impossible à réaliser. En même temps, la domination de la télévision et de l’internet fait naître de nouveaux défis.

Je crois qu’à vrai dire il ne faut interdire aucun propos, mis à part des cas évidents de déformation des propos d’autrui, de faux témoignage et de publicité mensongère.

JK: Quelle allure devrait avoir l’enseignement d’un patriotisme critique – dans un monde notamment où les humanités sont constamment marginalisées à l’école et à l’université ? Qui devrait se charger de cette mission – les établissements privés, les organisations non gouvernementales ou les milieux intellectuels ?

MN: Je crois que cela dépend du pays. Dans certains pays, les idéaux de la pensée critique et d’une imagination humaniste continuent à être appréciés. C’est le cas de l’Écosse, de la Corée du Sud, de l’Irlande, jusqu’à une certaine mesure de l’Allemagne, des Pays-Bas et des États-Unis, du moins au niveau du monde universitaire et de la recherche. Certes, c’est un combat incessant, mais nous ne nous rendons pas ! Je considère que les facultés des lettres et sciences humaines devraient faire état de l’importance de leur mission, et cela n’est pas toujours fait efficacement. Des fonds privés peuvent s’avérer parfois utiles, comme par exemple en Allemagne ou en Grande-Bretagne, mais les donateurs ne devraient pas dicter les programmes d’études. Le principe de l’autonomie du corps enseignant et du contrôle de l’embauche des enseignants ainsi que du contenu de l’enseignement devrait être clairement défini.

JK: Vous êtes partisane de la conception qui veut qu’on ait besoin d’amour non seulement dans une société idéale, mais aussi maintenant : “dans une société véritable, imparfaite, qui aspire à la justice”. Quel est le rôle de l’amour dans le droit et la politique ? L’amour ne nous expose-t-il pas au danger d’un kitsch politique ?

MN: Il y a sans doute un nombre infini de genres d’amour, de bons et de mauvais. Moi, je constate clairement que le point de départ devrait être constitué par un jeu de normes politiques défini (y compris le soutien apporté à la santé, à l’éducation et à l’aide sociale, dans l’esprit du respect et de l’égalité des différents groupes). Je démontre aussi que ces normes ne vont pas demeurer stables sans un genre d’amour particulier, basé sur de la compassion, mais plus fort que la compassion elle-même. Seulement l’amour fera que les hommes vont être prêts à consacrer leur propre intérêt au bien des autres, ce qui est compatible avec mes propres normes. Ce genre d’amour doit, bien sûr, limiter un amour plus étroit : celui de la famille est, par exemple, foncièrement bon, mais il peut mener à ce que les gens veuillent que leurs enfants aient une situation meilleure que les autres, tandis qu’une société équitable limite (principalement à l’aide d’impôts) la quantité de biens que les gens peuvent donner à leurs enfants. Présenté de manière kitsch, l’amour sera sans effet, c’est pourquoi j’ai évoqué de grands artistes.

Avant, je pensais qu’il n’existait rien de tel que le “péché originel”, et maintenant je considère qu’il y a quelque chose que Kant appelait le “radicalisme du mal”, qui n’est pas un produit de la culture.

JK: Est-ce que vous pensez réellement que ça peut être utile ? Actuellement, la conception d’un État social, d’un État-Providence européen semble se transformer progressivement en celle d’un État national qui ferme ses frontières devant les immigrés. Il semble que nous devons faire un choix entre une ‘société ouverte’, qui est plus pauvre, et une ‘société fermée’, qui est plus nantie. Quelle est votre opinion au sujet de ce développement paradoxal de l’État-Providence dont la perte effraie tant les Européens ?

MN: Je crois que les sociétés ont le droit de limiter le nombre des immigrés qu’elles admettent et, dans un certain sens, qu’elles ont même l’obligation de le faire. Et ceci pour la raison que vous avez vous-même donnée : pour que de bonnes normes soient maintenues, il faut freiner l’arrivée trop brutale d’un flux de gens qui ne les ont pas encore apprises. Certains pays tombent néanmoins dans des extrêmes peu amènes : la Finlande, qui a un niveau de vie très élevé, pourrait et devrait recevoir un plus grand nombre d’immigrants, mais elle craint de perdre son homogénéité. Dans la majeure partie des pays européens, il y a cependant une hypocrisie profonde : la population ne se reproduit pas, les immigrés sont donc nécessaires pour servir de main d’uvre et – une fois admis – ils sont victimes de mauvais traitements comme s’ils ne faisaient pas partie de la population du pays. C’est comme si l’on invitait des gens à déjeuner pour leur servir après des aliments avariés.

JK: Dans votre livre, vous dites que “La tendance à stigmatiser et à exclure les autres est présente dans la nature humaine elle-même et elle n’est pas l’uvre d’une histoire qui a mal tourné”. Dans quelle mesure cette opinion nourrit-elle votre vision du libéralisme ?

MN: C’est très important. Avant, je pensais qu’il n’existait rien de tel que le “péché originel”, et maintenant je considère qu’il y a quelque chose que Kant appelait le “radicalisme du mal”, soit une tendance à des comportements égoïstes, à dominer les autres, qui n’est pas un produit de la culture. Les dernières recherches psychologiques confirment cette thèse. J’ai consacré beaucoup de temps au problème du sentiment de dégoût et je crois que cela a changé mes opinions. Cela signifie que le racisme, quelque irrationnel qu’il soit, peut se manifester sous une certaine forme dans chaque société, et que nous devons toujours le combattre.

JK: Non seulement vous vous prononcez fermement pour les droits des minorités, mais aussi pour la cause féministe. Pourriez-vous nous dire comment les conceptions du livre “Political Emotions” se rapportent au féminisme moderne ?

MN: Je ne sais pas à quoi vous pensez en parlant du féminisme moderne. La situation est fort différente suivant les pays. En Italie c’est un “féminisme différentialiste” qui est populaire, dans d’autres pays, par contre, c’est une version postmoderniste. Moi, j’ai mon propre genre de féminisme qui est tout autant libéral – je suis pour le droit à une expression individuelle et l’autodéveloppement à la manière de J.S. Mill – que radical, visant à critiquer la hiérarchie des sexes, des races et de la sexualité. J’apprécie certains apports de la “théorie queer”, parce qu’ils mettent en évidence une irrationalité frappante de certaines normes élaborées par la société. Je pense actuellement que Mill en avait pleine conscience. J’aurais beaucoup aimé le connaître.

JK: Et pourquoi lui en particulier?

MN: “De l’assujettissement des femmes” de Mill contient bien plus de vérités importantes qu’aucun autre ouvrage philosophique. Sans omettre le fait que c’est un personnage très intéressant à connaître, qui aurait probablement été fort intéressé par une discussion avec moi, ce qui n’est pas le cas de bien des philosophes d’antan, dont aucun ne prenait les femmes au sérieux.

Published 3 September 2014
Original in English
Translated by Wojciech Gilewski
First published by Kultura Liberalna 289 (2014) (English and French versions)

Contributed by Kultura Liberalna © Martha Nussbaum / Kultura Liberalna / Eurozine

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