Le bout du rouleau et la démocratie

The case of the Middle East and North Africa

Plutôt que d’organiser une contribution à partir de travaux déjà rédigés et faire une présentation “Sciences Po” de la situation morale et politique du pourtour méditerranéen, je voudrais faire face à l’objectif que se fixe ce numéro de la revue NAQD : les frontières deviennent poreuses, les souverainetés territoriales s’évaporent, aider les lecteurs à saisir les perspectives de la nouvelle donne qui se dessine avec ses incertitudes.

Ma contribution est plutôt un débat, une conversation de trottoir, faite pour poser les questions dans une approche qui permette des réponses claires, politiquement éthiquement, socialement et même s’il le faut religieusement, fondées sur l’espérance d’un progrès de l’humanité et d’un refoulement de la barbarie, de la corruption et dans l’avenir d’une condamnation pénale des crimes financiers et militaires contre l’humanité.

Une revue comme NAQD s’honore de n’exclure aucune démarche interrogative qui puisse surgir aussi bien de l’actualité que des méditations de philosophes ou des chansons ou des poèmes jaillis de l’espoir et du désespoir des peuples. Pour éclairer mon point de vue je cite d’abord les paroles d’une cueca, danse chantée traditionnelle chilienne, qui fait peut être allusion au coup d’État de Pinochet, dont on fête le quarantième anniversaire, même si on la chantait bien avant.

Ma vie !
deux curs unis,
posés sur les plateaux d’une balance
l’un de mes deux curs demande justice l’autre crie vengeance.
Ma vie, je porte deux curs
pour t’aimer d’amour
l’un est cur de vie, l’autre cur de mort, l’autre cur de mort, oui beau petit cur dans ma
poitrine je garde ton portrait
va ton chemin,
petit portrait de mon cur
Mi vida !
dos corazones unidos
Mi vida puestos en una balanza
Mi vida : el uno pide justicia
mi vida el otro pide venganza
dos corazones traigo para querérte uno traigo de vida y otro de muerte y otro de muerte si,
corazoncito
en mi pecho te tengo retratadito anda corazoncito retratadito

Je veux pouvoir dire, par là, que la mémoire populaire est suffisamment agile pour contenir à la fois le passé et l’avenir. Que les paysans et ouvriers chiliens moitié indiens, moitié andalous, étaient capables aussi de distinguer entre les deux djihads.

Si maintenant tous les peuples ébahis contemplent la déstructuration et la destruction possible de beaucoup des États-nations, nés de la libération de la décolonisation, ainsi que de bien des républiques sociales, issus de la défaite nazie, de la Résistance et/ou de la libération par les troupes soviétiques et américaines, il parait impossible que ce démantèlement soit dû partout aux mêmes causes. Et pourtant.

Résumé de l’histoire du monde comme espérance de l’Umma

Les États impériaux se voulant centre du monde se sont succédé sur la planète depuis Sumer et Akkad en Mésopotamie et depuis l’empire Qin sur le Yang Tse et l’Egypte “don du Nil”, et ils ont, par poussées et reculs successifs, marqué leur voisinage de mille façons. Européens, Romains, Gaulois et Germains et Slaves, Maghrébins, Machrekis et Turcs on été inclus ou exclus dans les empires perses, romains, byzantins, carolingiens, les Califats de Damas ou de Cordoue, les empires ottomans et austro-Hongrois, les tentacules de Venise et de Gênes, les empires espagnols et portugais et finalement les empires coloniaux anglais et français puis, enfin, par l’empire américain qui n’annexe plus les Provinces.

Ce sont des empires coloniaux préindustriels tardifs qui s’emparent déjà réellement du monde entier grâce aux marines de guerre à voile, chargées de canons se chargeant seulement de la défense contre les pirates des flux de marchandises, sur flottes marchandes spécialisées dans la circulation pacifique des ressources pillées par les conquérants marchands. Ils ont formé des empires globaux mais réellement territoriaux quoiqu’en patchwork (anglais, portugais, espagnols, français) et plus matériels que financiers, la monnaie restant d’or et d’argent.

L’empire espagnol et portugais éclate une première fois avant la révolution industrielle, en nations dirigées par des oligarchies “pieds-noirs” hispano lusitaniennes, tandis que l’empire tsariste s’étendait d’une pièce jusqu’au détroit de Behring et l’empire ottoman survivait jusqu’à la première guerre : quant aux Anglais et aux Français, ils ont constitué des empires coloniaux à l’époque industrielle qui se sont démontés sous le choc des guerres de libération au lendemain de la seconde guerre mondiale. L’Inde restée “empire”sous la couronne britannique s’affirme comme zone souveraine par son poids. Les empires chinois et russe se sont maintenus, transformés en régimes communistes jusqu’à la révolution électronique qui fait d’eux des empires ploutocratiques semi maffieux mais “nationalistes”modernes et pour qui la réussite industrielle et financière demeure le symptôme efficace de toute réussite, capitaliste s’entend. L’Amérique latine tente de s’affirmer comme zone autonome des USA. Le Moyen-Orient et l’Afrique sont des zones d’expérimentation de la destruction de l’État et d’articulation directe des Entreprises globales sur les ressources en matières premières. L’Union Européenne semble avoir renoncé à toute spatialisation stratégique et politique autonome, et dans un verbiage managerial et une symbiose avec les lobbys se contente des performances d’une institution non démocratique capable d’absorber peu à peu toutes les compétences naguère constititutives de la souveraineté démocratique et impériale. Le monde assiste, mais sous des formes variables selon les régions, au triomphe de la finance sur “l’conomie”.

Le triomphe de la finance électronique délocalisée

C’est à partir de la décision de Nixon de septembre 1973 de laisser flotter la valeur du dollar (en même temps que le coup d’État militaire chilien) puis, à la fin du Gold exchange standard d’octobre 1976 qui fait du dollar US la monnaie de base purement fiduciaire du monde, qu’on entre franchement dans l’ère de la globalisation financière dématérialisée et délocalisée.

Nous savons aujourd’hui que l’unification réelle du monde par la transnationalisation des entreprises industrielles commerciales et financières (de leurs actionnariats et de leurs investissements) est survenue depuis les années 1970 et 1980. Quarante ans c’est peu. Ce triomphe de la Finance sur l’économie est aussi une délocalisation des pouvoirs souverains nouveaux, qui sont ceux des Entreprises transfrontalières et des banques. Leur originalité, c’est leur non-territorialité, et l’informatisation de ce non-espace de prédation du profit, se fait par des décisions d’États qui miment l’impuissance mais placent volontairement l’économie en dehors du contrôle des systèmes politiques d’État qui sont restés territoriaux.

Bien que toute cette Révolution se fasse entre gens du monde, c’est à dire avec l’accord des systèmes politiques de droite dans le monde entier, cette qualité de la délocalisation financière et de la gestion ultra rapide de la spéculation boursière, devenue électronique, fait des systèmes financiers globaux, des ennemis stratégiques clairs et distincts de toutes les formes de souverainetés locales, qui avaient été produites, dans l’histoire, même dans l’histoire toute récente de l’indépendance du “tiers-monde”.

À partir d’une définition des groupes humains comme “cohabitants localisés autonomes”, s’étaient partout ordonnées des identités, nationales ou fédérales, territoriales ou même des identités impériales terrestres, d’un seul tenant ou d’une seule couronne.

Ce qui subsiste de cette histoire récente est un cérémonial, un décorum, une théâtralisation, un conservatoire, un musée de la souveraineté des États membres de l’ONU, qui menace de s’effondrer bientôt comme irréelle et coûteuse au profit du FMI, de la Banque mondiale et du G20, du Club de Davos, du Conseil de Sécurité rassemblant les propriétaires d’armes nucléaires qui peuvent être condamnés comme “préméditant un crime contre l’humanité”, si quelque chose comme une puissance démocratique de base, ne jaillit pas du chaos infâme que nous réserve l’avenir, et nous remette sur les rails du progrès. C’est à quoi il faut penser pour continuer à aimer l’avenir et la vie.

La corruption post colonialiste

Toute cette histoire récente et encore mal intégrée à la conscience des peuples. La “Crise”laisse sous nos yeux des lambeaux de sociétés plus ou moins déchirées par leur passé impérial, devenues tyrannies internes, par leurs guerres de libération entrainant des militarismes gestionnaires et des formes étatiques de corruption ou par le statut prolongé de peuple asservi qu’organisent indirecte- ment les entreprises transnationales, en Afrique et en Asie. Tous les États sont soudain livrés sans défense à la maîtrise immatérielle du crédit, organisé globalement par la gestion financière comme endettement, et de l’enrichissement comme prédation d’usure sous menace de mort ou sous menace d’expulsion vers le statut de sans abri et de migrant désespéré, menace organisée comme une fatalité gestionnaire moderne au niveau local, régional et global.

Si on ne réagit pas, dans les années proches, au traitement que le système réserve aux États de démocratie sociale ou aux exclus du système, (traitement qui admet la ratonnade des pauvres, des jeunes, des sans abris, des migrants), nous n’éviterons pas l’état de siège permanent et la “culture policière insécuritaire”que nous promettent les techniciens du maintien de l’ordre électronique, souvent déjà présents aux commandes des systèmes policiers “nationaux”.

Il existe une vraie complexité du passé des peuples exploités. L’histoire de la résistance de certains États repose encore sur la nationalisation des ressources de matières premières et l’affectation des bénéfices au maintien du niveau de vie du peuple ; cas par exemple de l’Algérie et du Venezuela ; des projets de base plus complexes surgissent d’une maîtrise traditionnelle de l’écologie d’un retour aux savoirs agraires d’autosubsistance par exemple en Equateur ou même en Colombie où les savoir-faire préindustriels sont encore très vivants. Mais les jours de ces États résistants sont comptés si un mouvement plus général ne soulève pas le climat politique global car cette stratégie écologique, dans la doxa néolibérale, est déjà condamnée, comme une sorte de crime ridicule contre l’humanité financière.

Néanmoins si l’on veut comprendre ce qu’il y a de commun entre bien des peuples contemporains dotés du statut de membre de l’ONU, c’est qu’ils conservent blessures, savoir-faire et cicatrices, laissés par leur statut d’asservissement et leur libération des empires coloniaux. Ils n’étaient naguère comme des “entreprises rentables”ou des “pays prospères”qu’en raison de la violence coloniale maintenue comme une forme normale de régime d’ordre qu’on peut, pour se faire comprendre, décrire comme “fascisme colonial”. Au terrorisme impérial a parfois succédé l’équivalent des États “pieds noirs”d’Amérique latine : des régimes d’autoritarisme postcolonial qui sont comme la reconstitution des oligarchies impériales plus archaïques. Les tyrannies pétrolières issues du Baath irakien, de la corruption du nassérisme en Egypte, les dictatures paranoïdes, les régimes de torture libyennes ou syriennes, ne sont pas des malédictions fatales inébranlables. La révolte démocratique du printemps arabe n’est qu’un premier pas héroïque comme le printemps des peuples de 1848 ; la prise de pouvoir, ensuite, par les islamistes sou- tenus par les couches populaires s’explique parfaitement par la méfiance populaire contre les partisans éclairés de la démocratie de type occidental qui sont parfois des couches moyennes consommatrices, culturellement liées au système de valeurs de l’oligarchie transfinancière globale.

Mais les opposants islamistes à la modernité ne sont pas capables de porter l’avenir de la démocratie et de la république sociale. Le repli sur les valeurs d’un salafisme néolithique sont des perspectives d’échec et donc sources de futures corruptions élitistes. Les émirats surconsommateurs et esclavagistes du Golfe comme le Qatar ou les monarchies wahabites sont moins des “despotismes éclairés”que des paradis fiscaux pétroliers ayant statut d’État de l’ONU. Comme le Luxembourg. La corruption est dans tous les camps. Peut-on transformer des flux financiers en projets de société, quand ce sont les projets de société qui devraient transformer les flux financiers en développement durable ?

Le soulèvement éthique délocalisé

Les héros des soulèvements d’antan ne sont pas encore morts et la jeunesse peut toujours reprendre les choses à zéro. Pour y voir clair il n’est pas inutile de faire une analyse de classe des mouvements sociaux et religieux plutôt qu’une analyse religieuse des mouvements de classes. De reconnaître que, devant le malheur produit par la Finance globale, le recours à quelques certitudes éthiques et donc une part de religiosité s’empare de nouveau des peuples non par fétichisme pour l’Ancien patriarcal et cruel, mais par douleur morale et culte persistant de la justice.

Finalement, rive nord, les choses ne sont pas si différentes ; l’élection d’un pape à la fois jésuite d’origine et franciscain de vocation, qui attaque bille en tête la banque vaticane comme paradis fiscal, et ranime la théologie de la libération, écrasée par l’Église catholique depuis les années 70, signifie quelque chose d’aussi compréhensible que l’islamisme populaire qui n’est pas l’expression d’un extrémisme djihadiste global délirant du type Al-Qaïda, ni d’un régime salafiste rigide mais d’une revendication de l’Islam concret comme république sociale redistributrice. Je suis favorable à d’intenses discussions de ce qu’on peut appeler la théostratégie dans la laïcité.

Par exemple, il faut admettre que Issa, selon les hadiths de ses disciples, qui lui demandaient “Comment faut-il prier Dieu ?” répondit par la prière dite “Notre père”. Que le texte latin, grec et araméen, ne contient pas le pardon des offenses mais l’annulation des dettes ; la phrase authentique est la suivante : “annule nos dettes comme nous aussi nous annulons les dettes de nos débiteurs”. C’est donc une prière pour la restauration de la liberté, la libération du mal entre les mains du peuple, c’est la liberté démocratique opposée à l’esclavagisme financier qui est une partie du Mal absolu, dont la prière espère que Dieu nous libère en prenant le parti des pauvres.

La traduction erronée des Evangiles provient de la contreréforme en France et en Espagne. L’italien trop proche du latin conserve l’annulation des dettes comme symbole de la libération. La fausse traduction en français et en espagnol vient sans doute de la lecture de la bible de Luther et de sa retraduction de l’allemand en français. Schuld en allemand signifie à la fois faute et dette. Ce qui est étrange c’est que le faux texte catholique français sert ensuite de version cuménique (protestant/catholique) du Notre Père. Texte qui reste rejeté par les orthodoxes, fidèles à l’annulation des dettes comme libération du Mal. En tout cas, c’est un objet de méditation.

Tout ceci pour dire que le Christianisme est une religion anties-clavagiste tout aussi politique que l’Islam, quoique cette qualité ait été longuement effacée par la politique des empereurs ou des papes, des émirs et de divers rois, dont le pouvoir au nord comme au sud, se veut directement issu de Dieu à leur bénéfice, alors que même le pouvoir de Dieu sur les hommes s’exprime par la voix du peuple, citoyens égaux de l’Ekklesia, préfiguration de l’Umma. (vox populi, vox dei).

L’enrichissement sans limites par endettement des pauvres ; débat Aristote-SolonAlain Joxe “L’enrichissement sans limites par l’endettement des pauvres ; Débat Aristote-Solon”, Le débat stratégique, n°114, automne 2011, p. 3

La relation de la dette avec l’esclavage et de son annulation comme libération était une banalité dans la vie quotidienne du premier siècle après J.-C.
En effet dans la culture du Moyen-Orient qui est bien grécojudaïque au Ier siècle, l’endettement est considéré comme le symptôme d’un mal-fonctionnement de la cité. Les Juifs, tous les cinquante ans pratiquaient l’annulation des dettes, l’année dite jubilaire, pour éviter l’explosion sociale.

Mais avant tout cela, il faut bien comprendre qu’au VIe siècle déjà, Solon fit une loi interdisant l’esclavage pour dette qui pesait sur les citoyens pauvres et pouvait détruire la cité. Il existe un débat entre Aristote et Solon entre le VIe et le IVe siècle. Aristote au IVe siècle avant J.-C. s’élevant contre “l’art financier” ou “chrêmatistique”, écrit :

“… Un droit d’acquisition, suffisant pour assurer une existence heureuse, n’est pas illimité par nature, contrairement à ce qu’affirme Solon dans un de ses vers qui dit : Pour la richesse, aucune borne n’a été révélée aux hommes”.1

Aristote voulait croire que Solon croyait qu’on ne pouvait pas limiter l’enrichissement.

Mais pour Solon législateur (nomothète) du VIe siècle, antérieur à la démocratie, cette “non révélation signifiait que les Dieux et la Pythie de Delphes (qui jouait en leur nom le rôle de Cour constitutionnelle confédérale aux cités grecques) n’avaient jamais prononcé d’oracle sur ce point, et que cela impliquait que la limitation de la richesse était de la responsabilité d’une loi juste de la cité : Solon a en effet interdit à Athènes qu’on puisse réduire en esclavage un homme libre en prenant ses terres et sa personne en gage pour défaut de paiement d’une dette. C’est cette loi qu’on a appelé la seisakthéia, le “secouement du fardeau”(de la dette) ; même si on ne sait pas avec une totale précision en quoi consistait exactement cette réforme, les Athéniens sont d’accord pour penser qu’elle est la base de la démocratie organisée plus tard par Clisthène créant les circonscriptions électorales. Très ancien débat.

Cette loi de Solon fut une garantie contre la précarisation de la liberté des citoyens, organisée par les riches, et qui leur procurait des esclaves sans guerre ou plutôt par une guerre financière interne contre leurs concitoyens.

Mais Aristote est par ailleurs très précis en mentionnant l’endettement comme une méthode artificielle de création de profits;

“Il existe écrit Aristote, un certain art naturel d’acquérir pour les chefs de famille et pour les chefs politiques (c’est-à-dire un droit d’enrichissement économique délimité aux besoins de la famille ou de la cité).2 Mais il existe un autre genre de l’art d’acquérir qui est spécialement appelé, et appelé à bon droit, “art chrêmatistique”(c’est-à-dire financier). C’est à ce mode d’acquisition qu’est due l’opinion qu’il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété. Beaucoup croient, en raison de son affinité avec l’art naturel d’acquérir, que les deux ne font qu’un… Seulement l’un est naturel et l’autre n’est pas naturel3… (Depuis l’invention de la monnaie) … il y a deux formes de finance : c’est bien de la même chose possédée, de la monnaie, qu’il y a usage mais pas de la même manière. La forme domestique de la chrêmatistique (la trésorerie courante de la maison) a en vue une fin autre que l’accumulation de l’argent, tandis que la seconde forme a pour fin l’accumulation elle-même. Ce qu’on déteste avec le plus de raison c’est la pratique du prêt à intérêt parce que le gain qu’on en retire provient de la monnaie elle-même.”4

L’esclavage pesant sur le peuple comme une menace liée à l’endettement est pour Aristote la négation de la survie de la cité, non seulement de la cité démocratique.
La pratique inévitable des mots grecs vient de ce que les Grecs ont créé d’un coup tout le vocabulaire de la politique. On ne peut leur retirer cet exploit, ni les Romains ni les Gaulois et Germains ni les Arabes n’on tenté de le faire. Il y a une différence entre Kratia prise de pouvoir et Arkhia autorité établie. Que ce soit en français ou en arabe on ne peut dire que “démocratie”. Or Demokratia signifie en grec “intifada du peupleet pas du tout régime électoral stabilisé, représentations du peuple par des députés élus. Une démo-archie électorale est sans doute le moyen technique le plus juste pour établir le but voulu par la démocratie, en tant que soulèvement contre l’oligarchie – régime établi sur une élite restreinte. Mais la démocratie est un mouvement préalable et doit devenir ensuite, pour se reproduire à long terme, rester comme un mouvement continuel du peuple.

Aristote pouvait penser qu’il y avait une autolimitation naturelle à l’enrichissement quand Solon semble bien avoir compris, deux siècles avant lui, que l’autolimitation était nécessairement politique; la cité pouvait ou devait l’imposer par la loi.

Mais Solon comme Aristote pouvaient penser que l’homme était un être vivant naturellement politique.

Globalisation de la spéculation : profits sans limites

Le goût des élites pour la richesse est une tautologie, ce n’est pas une découverte. Ce qui est nouveau, en conservant provisoirement le vocabulaire psychologique, c’est le retour de l’avidité sans limites. Et donc, en amont, ce qui est nouveau c’est l’absence de limi- tes dans la possibilité de s’enrichir. Une absence de limite structurelle pas du tout psychologique, s’ouvre par une suite de décisions politiques des États portant sur les mécanismes du Marché, du fait de sa globalisation et de sa gestion électronique.

On confond néanmoins assez facilement dans la Grèce antique comme chez nous, “l’absence de limites”et “l’infini”. Vue d’une cité grecque, l’absence de limites va jusqu’aux extrémités de la terre, à l’Océan infini, et une limite infinie c’est déjà presque comme l’infini. Ou même si la terre est ronde, vue de la city of London, la sphère est un volume limité, mais une surface sans limites. L’absence de limites de l’accumulation des richesses dans l’koumène sphérique, c’est quand même une limitation ; cette limitation est précisément celle que les écologistes nous remettent en conscience : on ne pourra pas exploiter la planète sans limitation, ou on la détruira comme maison de vie habitée (Oikoumenê).

Comme tout le monde sauf les banquiers néolibéraux peuvent le comprendre, on ne peut échapper à cette logique de l’autolimitation de l’exploitation, que si on substitue à la biosphère comme oikoumène limitée, un réseau virtuel infini. Cette substitution à eu lieu quand le volume de la sphère virtuelle infinie des marchés financiers de l’endettement s’est s’emparée de la réalité économique.

Les techniques boursières – et les lois – permettent en effet de définir certains gisements de profit comme “purement chrêmatistiques”.

Ces “gisements” de profits ne sont plus situés aujourd’hui dans l’espace-temps économique et logistique réel, mais dans l’espace virtuel et dans le temps rapide de la communication électronique. Un temps de type “militaire”, avec menace, prise de risque, décisions héroïques. Batailles avec “paiement comptant” comme dirait Clausewitz. Mais sans feu ni lieu.

Et pour autant, contrairement aux maffias anciennes, corses, siciliennes ou napolitaines, ces réseaux prédateurs ne sont plus au service des tribus, des villages, de la vieille mère et des cousins pauvres, mais au service de l’accumulation et la spéculation financière elle-même, considérée comme l’instrument du profit final.

Comme le montre ce texte d’Aristote, l’extrémisme de la gestion “chrêmatistique” de la monnaie, considérée non plus comme moyen d’échange, mais comme outil de la spéculation, a été pressenti dès l’antiquité. Mais c’est bien, aujourd’hui, la globalisation réelle de “l’conomie”en même temps que la révolution électronique qui permet la création de ces dettes opaques que sont les produits obligataires complexes, ce sont ces produits financiers qui rendent la chrêmatistique capable d’aller jusqu’à l’extrême de sa définition, en tant que prédation infinie de la richesse, ne pouvant être modérée que par la force de la loi, en démocratie.

Dans son extrémisme abstrait, l’art chrêmatistique rejoint la simplicité de la prédation naturelle, celle du berger qui, dit Aristote, les mauvaises années peut aussi devenir chasseur ou bandit, et qu’Aristote ne condamne pas trop, estimant que c’est par une nécessité donc mesurée et délimitée par des besoins naturels vitaux qu’il est devenu chasseur ou bandit. En vérité l’idée d’une captation illimitée des richesses et d’une production illimitée de dettes est d’avance condamnée par le philosophe comme contraire à la Nature et donc à la sauvegarde des cités démocratiques, dont les besoins, doivent rester naturellement limités et dont les profits doivent être partagés.

Le principe devrait rester le même pour une cité qui grouperait l’humanité tout entière et pour qui “l’conomie” rejoindrait “l’cologie”.
La situation est claire. Les criminels préparant la fin de l’humanité sont inconscients mais repérables. Leur temps est compté mais les dégâts qu’ils peuvent faire doivent être évités : plusieurs campagnes politiques sont à lancer. Une campagne contre un nouvel esclavage d’abord.

Prédation globale par endettement peut-elle créer un nouvel esclavagisme?

La prédation globale s’exerce sur des flux intenses de profits tirés de marchés captifs globaux ou locaux ; peut-elle – ou même doit-elle – créer, à l’échelle globale, comme un “nouvel esclavagisme” qu’un nouveau Solon devra interdire par une loi produite à l’échelle de la cité mondiale? Ce pourrait être une condition stratégique à définir par un retour à l’évaluation des “types de servitude”qui sont symbolisés par les stades distingués par Marx dans l’histoire générale de l’humanité à partir de la constitution de l’État :
– L’esclavage généralisé (supposé caractéristique du “mode de production asiatique”, mais qu’on a pu considérer aussi comme une définition du nazisme voire du stalinisme et du Pol Potisme;

– L’esclavage guerrier de l’antique “mode de production esclavagiste”; une citée vaincue peut être réduite en esclavage;
– Le servage médiéval du “mode de production féodal”; les esclaves sont “casés” affectés à un terroir seigneurial;
– L’asservissement indirect du prolétariat par l’entreprise capitaliste (sous le monopole légitime de l’usage de la force) au niveau de l’appareil d’État y compris de l’État démocratique;
– L’effacement de la médiation politique d’État, y compris aux niveaux transnational, impérial et global, introduit une multiplicité de configurations de classes dans les sociétés non totalement capitalistes, un afflux de propositions et de solutions diverses, d’asservissement familial, politique, religieux, financiers, qui échappent à la “pureté” du paradigme marxiste des salariats ouvriers, tous adossés à l’État-nation capitaliste.
En fait, d’innombrables modes locaux de production ou d’accumulation violents deviennent partie prenante du mode de production capitaliste électronique globalisé. Celui-ci s’accompagne d’une délocalisation ou d’une ubiquité de la violence prédatrice et d’une privatisation des unités militarisées, manuvrant autour des systèmes de base, de l’accumulation inégalitaire du profit.
Certains traits d’un retour à l’anarchie féodale et au servage localisé réapparaissent avec des milices fascistes dans des espaces de chaos notamment en Afrique.
Hypothèse: l’exploitation, comme un marché global d’addictions, des besoins élémentaires de survie, naguère placés sous le contrôle modérateur d’un État plus ou moins “protecteur” (même si c’est au sens ambigu de la protection offerte par les souteneurs aux prostituées), mène à des catastrophes globales. Les marchandisations globalisées de l’alimentation, de l’habitat, de l’éducation, de l’emploi, mènent pour des raisons spéculatives à multiplier les famines, les sans abris, les illettrés, les délocalisations et/ou le chômage et la fuite de familles entières sur des lignes d’émigration clandestine. Par destruction de la sécurisation du temps long des vies humaines, la version spéculative de la marchandisation des services engendre des psychopathologies de masse, et prépare activement les conditions d’émergence d’une guerre globale, pulvérisée en versions locales “démocidaires” sur l’ensemble des sociétés. Cette “guerre” se chargerait de maîtriser la révolte des différents niveaux d’esclavages, confédérés dans la globalisation.

Le néolibéralisme au bout du rouleau?

La connaissance des causalités systémiques, peut permettre de prévoir et, certainement, d’éviter une partie des destructions promises par cette catastrophe.
Cette représentation de l’avenir est d’ores et déjà assez claire, pour un certain nombre de mouvements d’opinion, écologistes, communautaristes, socialistes ou religieux, pour qu’il soit possible d’imaginer que le néolibéralisme ne pourra jamais plus aboutir à cette forme finale : l’addiction globale et la répression globale accompagnant un fascisme prédateur par l’usure, l’endettement sans monnaie concrète et sans limite et détruisant nécessairement l’environnement.
Si cette conviction peut être considérée comme vraisemblable, ce n’est pas seulement parce qu’elle est souhaitable. Elle est soutenue par l’analyse des contradictions insolubles que le système impérial sans nom, un nouvel Hitler invisible, engendre au sein même de l’appareil militaire et policier, chargé d’une répression globale impossible.
En affichant des stratégies et des doctrines, contraires aux capacités morales et matérielles des pouvoirs oligarchiques, et aux capacités techniques de la culture managériale des entreprises, qui visent seulement le profit, rien ne pourra servir à compenser l’intelligence politique et le projet social.
Et surtout pas le déploiement d’armements sophistiqués, conçus pour le profit des entreprises de pointe et qui ne peuvent absolument pas par leurs “capacités” menaçantes, manipuler à l’infini, neutraliser l’adhésion politique démocratique.

Le néolibéralisme est donc arrivé en quarante ans au bout du rouleau, mais il faut aider à son effondrement par des stasis localisées et une solidarité attentive à l’échelle planétaire pour assurer la survie bricolée des lieux où quelques succès s’improvisent dans l’autonomie de l’inventivité populaire et la solidarité démocratique internationale dynamisée par les nécessités de la survie.
Il faudra bien que le retournement commence quelque part et s’étende par un soutien international vif; en contemplant le désastre, chaque citoyen peut penser reconstruire une souveraineté démocratique à partir d’une fédération plus large que les découpages des États de l’ONU et d’une reconstruction active des solidarités de voisinage très locales, comme mode de survie à l’échelle globale.
Cette anthropologie prospective concerne le débat stratégique supposé viser la paix comme victoire. Il ne s’agit pas ici d’une prophétie apocalyptique sur le modèle de l’uvre de René Girard,5 mais d’une analyse stratégique des composantes décisionnelles et structurelles de la crise, préparant des retournements avec l’aide de la mémoire historique et des composantes éthiques de la vie.

Solon, 13, 71, cf. Th. Berger, Poet. Lyr., 3°ed. Leipzig, 1866.

Aristote. Politique, I, 8, 30-35.

Aristote, op. cit I, 9-1257 a.

Aristote, op cit. II, 20-25.

Cf. Alain Joxe, Note sur René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets-Nord 2007, Le débat stratégique n°95.

Published 12 March 2014
Original in French
First published by NAQD 31 (2013)

Contributed by NAQD © Alain Joxe / NAQD / Eurozine

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