La visibilité disruptive de l'Islam dans l'espace public européen

Political stakes and theoretical issues

Perspective antagonique de l’espace public

L’apparition de l’Islam dans les débats publics européens depuis les trois dernières décennies nous invite à adopter une approche sociologique du religieux et de l’immigration recentrée sur la notion d’espace public.1 Les analyses en termes de politiques étatiques ont contribué à notre compréhension du phénomène migratoire dans les différentes étapes du processus d’intégration (Noiriel : 2007, 2009 ; Weil : 2005a, 2005b ; Tripier et Richard, 2002 ; Aubert, Tripier et Vourc’h, 2000). Néanmoins, il paraît aujourd’hui nécessaire de déplacer cette perspective verticale et de poser le regard sur l’espace public afin de mettre en évidence les dynamiques horizontales d’interaction et de confrontation en cours entre des citoyens dont les confessions religieuses, les modes de vie et les valeurs culturelles différent. L’espace public devient alors le lieu où ces rencontres conflictuelles se déploient et se mettent en scène autour des thèmes relatifs à l’Islam, portés par les citoyens-immigrés. Cela nous amène à suggérer que la notion d’espace public est centrale pour étudier une certaine forme de manifestation de l’Islam en Europe.2

Mosque in Paris. Photo: stephane martin. Source:Flickr

L’émergence publique de la figure de l’immigré-musulman, l’apparition de pratiques et de signes religieux dans divers espaces publics – écoles, hôpitaux, piscines, Parlements, villes – représente une manifestation de l’entrée des citoyens de confession musulmane dans la vie publique. C’est par cette différence, agissant comme un processus de singularisation, qu’ils deviennent acteurs. Comme le souligne Louis Quéré, les acteurs sociaux “(…) ne préexistent pas à leur configuration sur une scène d’apparition ; [ils] prennent forme en incorporant des médiations symboliques qui sont, par définition, publiques, c’est-à-dire partagées, transcendant les individus, accessibles à tous et observables-descriptibles” (Quéré, 1992 ; p.88).

Cette entrée des acteurs sur la scène publique par le biais d’une référence islamique crée une discordance avec l’orientation normative généralement partagée, fondée sur les valeurs séculières et égalitaires de la sphère publique européenne. La religion, en particulier l’Islam, questionne aujourd’hui les présupposés, les valeurs consensuelles constitutives de la sphère publique européenne. L’acteur et l’agir religieux constituent le point aveugle du débat public car le système cognitif et les doxas séculiers de la modernité ne leurs reconnaissent aucune légitimité. Conformément au récit de la modernité, l’acteur religieux est supposé disparaître et cesser d’être une force de changement social avec la sécularisation. En théorie, l’Islam devrait suivre cette même logique historique. Dans la société moderne, la citoyenneté, c’est-à-dire l’égalité d’accès à l’espace public, à l’agir politique, au droit à la parole, est soumise à des conditions de sécularité.

En mettant au centre de l’analyse une lecture publique de l’Islam en Europe, je souhaite montrer la fécondité heuristique révélée par la notion d’espace public. Il ne s’agit pas d’approcher l’espace public comme un réceptacle et d’adopter une approche linéaire qui consisterait à considérer l’Islam dans un processus d’intégration et de participation à celui-ci. La posture critique qui défendrait l’inclusion de nouveaux acteurs et de nouveaux groupes, la reconnaissance de la différence culturelle et la défense des droits de minorités religieuses se trouvent dans la lignée des politiques du pluralisme démocratique et du multiculturalisme.3 Néanmoins, elles reposent sur la conception d’un espace public consensuel, basé sur le principe d’une entente rationnelle entre les citoyens, et d’un espace public régulé par l’État (Habermas : 1997 [1962], 1992).4

Au contraire, il conviendrait ici de renverser le regard et de voir comment l’apparition publique de l’Islam offre une toute autre approche de l’espace public.

Loin de figer l’espace public dans son statut d’espace constitué et en tant qu’espace du commun, on privilégiera donc l’étude du processus par lequel ce socle présupposé consensuel est en réalité continuellement débattu, où la possibilité démocratique de la discorde donne la voix aux exclus et ouvre des perspectives potentielles pour une autre institution imaginaire des frontières du privé-public, ainsi que du national. Seule une approche de l’espace public considéré comme un lieu d’action et d’expérimentation, en tant que processus, rend possible la remise en question des doxas établies de la sphère publique. En effet, dans une démocratie, les frontières de celle-ci se redessinent continuellement. Cela permet de les étendre à la fois vers le domaine du personnel et de l’intime, et vers des dynamiques transnationales. Ainsi, le philosophe Jacques Rancière analyse la démocratie non pas comme une forme politique, mais comme une force d’excès et de dissensus, soit un processus faisant naître de ses tensions et de ses négociations une “redistribution des espaces et des temps, une nouvelle disposition du visible et de l’invisible, une circulation inédite de la parole” (Game et Lasowki, 2009 ; p.7).

Dans cette perspective antagoniste, l’émergence du religieux islamique constitue un défi pour l’espace public républicain et laïc français. Le cadre public circonscrit par le républicanisme, et neutralisé par la laïcité, se trouve aujourd’hui transgressé par le débordement du religieux d’en bas, mais aussi d’en haut. La sortie des acteurs religieux de l’espace privé et leur appartenance multiple à des espaces transnationaux de nature linguistique, politique, humanitaire, déstabilisent les repères laïcs et nationaux, fragilisant ainsi le sentiment d’entre-soi républicain. Ainsi, les politiques sécuritaires qui consistent à promouvoir “l’Islam de France” contre “l’Islam en France”5 cherchent à couper les liens des citoyens musulmans avec ceux des autres pays et à les circonscrire à l’espace national. Cette tentative témoigne notamment du malaise produit par l’affaiblissement des repères nationaux.

L’apparition publique de l’Islam crée de la dissension, voire même de la désunion avec la culture nationale, ce qui déclenche des débats publics et mobilisent les passions autour des valeurs constitutives du vivre-ensemble. Pourtant, les approches de la démocratie et de l’espace public en termes de dissensus n’intègrent pas l’Islam comme l’une des manifestations fondamentales d’une voie alternative et critique au sein de l’espace public des pays européens. Ainsi, quand Jacques Rancière prend position sur la question du voile à l’école puis de la burqa (Rancière : 2004 [pp.124-125], 2011), il développe une critique de l’universalisme et du particularisme, lisant la question de l’Islam à la lumière d’un racisme venant d’en haut. Il n’est pas question pour autant de considérer la différence islamique comme une forme de dissensus créatrice du politique. D’une manière paradoxale, l’Islam, supposé être un phénomène résiduel de l’immigration, en marge de la constitution de l’Europe et de son élargissement vers les pays de l’Est, devient central dans “l’agenda-setting” européen, ranimant les débats publics et mobilisant les passions (Göle, 2006). D’une façon inattendue, l’histoire de l’Europe s’oriente vers la remise en question de ses frontières géographiques et culturelles à partir de son rapport avec l’Islam. C’est la confrontation avec cette religion qui déclenche la constitution d’une sphère publique européenne, tout en cherchant à préserver les frontières nationales.6

Islam et néo-populisme

En effet, la montée des mouvements néo-populistes illustre bien le souci d’un entre-soi national contre l’Islam. Ils se font les défenseurs de la communauté nationale contre “l’invasion islamique” et convergent à l’échelle européenne vers une homogénéisation partisane aussi bien à travers leur agenda politique que par les nouveaux profils de leurs porte-paroles. La figure de Marine Le Pen, succédant à son père à la tête du Front national, montre cette évolution. Figure féminine, jeune et dynamique, avocate de formation, elle se fait la garante des valeurs républicaines et se prononce contre les manifestations visibles de l’Islam en brandissant le principe de laïcité. Fervente critique de la consommation de viande halal, Marine Le Pen se démarque en novembre 2010 en comparant les prières des musulmans dans les rues à l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale.7

Dans leur confrontation avec l’Islam, ces nouvelles figures publiques des mouvements néo-populistes s’approprient le féminisme, la lutte contre l’homophobie, la défense de l’environnement, le droit des animaux et critiquent même l’antisémitisme. Terre de naissance du multiculturalisme, les Pays-Bas sont marqués depuis le début des années 2000 par l’émergence de figures islamophobes. Geert Wilders, actuel chef de file du parti d’extrême droite Partij Voor de Vrijheit (Parti pour la liberté), personnage mystérieux, curieusement teint en blond, va jusqu’à multiplier les voyages en Israël, revendiquant ses liens privés avec ce pays, afin de donner plus de poids à sa critique de l’antisémitisme supposé des musulmans.

Ainsi, les figures du mouvement néo-populiste détournent les principes du mouvement post-68, promouvant toutes les valeurs auxquelles la génération précédente de l’extrême droite patriarcale était hostile, et brouillent ainsi les clivages traditionnels gauche-droite. En attaquant les signes de la visibilité publique de l’Islam en Europe comme le port du foulard des jeunes filles, la construction des mosquées et des minarets, l’abattage rituel et le commerce de l’alimentation halal, les nouvelles figures du populisme “issues” de l’extrême droite se font une place dans les débats publics. Leur entrée dans ces débats leur pourvoit à leur tour une visibilité, une audibilité. C’est dans leur confrontation avec l’Islam qu’ils gagnent en popularité auprès du public.

Malgré cette popularité, il n’en demeure pas moins que ces mouvements néo-populistes représentent une force anti-démocratique dans la mesure où ils cherchent à stigmatiser et à exclure les nouveaux acteurs. Ils restreignent ainsi la possibilité pour les “étrangers” immigrés de devenir citoyens. Leurs politiques, en cherchant à préserver l’entre-soi républicain, conduit à enfermer l’espace public sur lui-même et à le contenir dans la représentation figée d’une communauté culturelle préétablie de la Nation. L’espace public est ainsi assimilé à cette communauté de la Nation, et les repères culturels et nationaux sont mobilisés pour se distinguer en luttant contre “l’invasion islamique”. Ces repères sont réifiés dans des nouveaux modes d’action publique comme l’illustrent les actions de certains groupes d’extrême droite tels que Riposte laïque en France.8

Selon Claude Lefort, ce qui caractérise la démocratie comme une forme politique, c’est précisément l’indispensable place du conflit, la possibilité du dissensus, ainsi que la place accordée à l’ “incertitude”, à “la dissolution des repères de certitude” (Lefort : 1994, 2001). Les mouvements néo-populistes européens capitalisent la peur, le ressentiment et formulent une politique de colère devant la dissolution des repères de certitude. En cherchant à réifier les repères identitaires nationaux, le néo-populisme abolit la place laissée à l’incertitude et sabote les vertus démocratiques de l’espace public pris comme un lieu d’apparition, de débat et d’échange. Dans cette confrontation avec l’Islam, il est soutenu par une certaine intelligentsia, à laquelle la notion même d’islamophobie pose problème, comme le souligne la réaction de Pascal Bruckner, qui dénonce l’usage de ce terme, arguant qu’il serait l’invention des islamistes eux-mêmes (Bruckner, 2010).

Visibilité comme agir public

L’espace public entretient une relation de réciprocité avec la démocratie dans la mesure où il permet l’apparition de nouveaux débats et de nouveaux acteurs. En interrompant l’ordre établi des rapports de pouvoir, ceux-ci viennent interroger les normes consensuelles. L’espace public offre ainsi une scène de visibilité pour les acteurs, y compris pour ceux qui ne partagent pas les valeurs de la majorité et ne jouissent pas des mêmes droits de citoyenneté. Comme au théâtre, l’espace public représente le lieu où les différents acteurs, les nouveaux arrivés, apparaissent sur scène et apprennent à jouer une pièce ensemble ; ils se retrouvent dans le consensus mais aussi dans la confrontation. Ils communiquent les uns avec les autres de manière aussi bien verbale que non-verbale. On peut également penser l’espace public comme un texte social, un script que les acteurs s’approprient, improvisent et réinventent, où ils cherchent à exceller. La sphère publique, comme le théâtre, n’est pas un lieu purement discursif et rationnel où se confronteraient les opinions et les mots pour arriver à un consensus. C’est un lieu où se déroule un drame social, imprévisible, qui met en scène les singularités des corps et le pluralisme des perceptions du monde (Goffman, 1991 [1974]).

C’est en mettant en scène les aspects visuels de la différence culturelle et religieuse que les acteurs de l’Islam se singularisent et rompent avec l’ordre séculier consensuel. L’aspect performatif et répétitif de l’action participe à la scénographie des acteurs ainsi qu’à leur manifestation dans la vie publique. L’agir public n’est pas toujours idéologique, pas plus qu’il n’est toujours le fruit d’une organisation collective comme peut l’être un mouvement politique. Le port du foulard islamique (voile ou hijab) par les jeunes filles dans les écoles publiques et les prières dans les rues des capitales européennes, affichent deux modes d’action religieuse, silencieuse, répétitive et performative. Ainsi, la manifestation publique de l’acteur musulman peut également se faire d’une manière muette, sporadique et intermittente, tout en participant à l’institution d’un autre imaginaire public.

Pour appréhender la création historique et politique, Cornélius Castoriadis donne une place significative à l’imaginaire dans son uvre. Pour lui, “l’histoire est […] impossible et inconcevable en dehors de l’imagination productive ou créative […] dans le faire historique” (Castoriadis, 1999 [1975]; p220). En effet, comme le montre Nicolas Poirier, dans l’uvre de Castoriadis, à partir des années 1960, le langage de la praxis va progressivement laisser la place à celui de l’imaginaire comme principe d’une élucidation possible de la société et de l’histoire (Poirier, 2011).

La visibilité religieuse comme mode d’agir public participe à la production d’un imaginaire collectif et de créativité historique. La mise en scène des pratiques et des signes religieux dans l’espace public, fait (ré)apparaitre tout un répertoire d’action qui dérive du corpus islamique, en rapport aussi bien avec le texte coranique, qu’avec la tradition (la Sunna). Les pratiques de piété, dans la mesure où elles se manifestent en public, deviennent visibles aux yeux des autres et sont transmises par la mise en scène des performativités et des “images”. La visibilité de l’agir public est vecteur d’un imaginaire social qui crée des liens horizontaux de reconnaissance entre des personnes qui ne partagent pas nécessairement la même confession, ou la même appartenance ethnique. Ainsi des pratiques comme le port du voile dans les écoles, les prières en public ou le commerce du halal manifestent non seulement publiquement la présence des musulmans en Europe, mais participent également à la (ré)production d’un imaginaire collectif religieux à travers lequel les acteurs islamiques se reconnaissent entre eux. C’est alors l’agir public, notamment les pratiques de piété comme l’habitus islamique et leur manifestation dans une scène publique séculière qui produit un nouvel imaginaire collectif. Il est le résultat de la condition moderne de la mobilité, du détachement des liens d’appartenance, du déplacement du religieux, de l’immigration et de sa traversée d’est en ouest. L’Islam comme force de production de liens sociaux entre des personnes cantonnées à une localité, à une confession particulière, à une communauté, devient dans le contexte européen actuel d’immigration, la référence constitutive d’un lien imaginaire collectif. La mobilité et le déracinement sont la condition moderne qui permet de créer les formes horizontales de l’imaginaire social dans lesquelles les gens se reconnaissent et prennent conscience de l’existence des autres d’une manière simultanée (Taylor, 2002 ; p.83).

A la différence des modes discursifs de l’action politique, l’agir public met en scène les modes performatifs de la piété. Si pour les premiers, c’est la production d’un corpus idéologique par une minorité qui constitue le répertoire d’action, pour les seconds c’est la production d’un imaginaire collectif partagé par le plus grand nombre. A la différence des “idées”, les “images” circulent et franchissent les frontières nationales et les barrières linguistiques plus aisément. L’agir public peut se révéler d’une manière sporadique et intermittente tandis que l’action politique cherche une stratégie rationnelle et une organisation durable. Et enfin, si l’action politique désigne l’adversaire et a pour finalité la transformation du monde social, l’agir public révèle l’acteur, manifeste une autre institution imaginaire du social et produit un effet disruptif dans l’ordre établi.

En effet l’émergence d’un soi pieux en public agit comme un “instantané” dans notre imaginaire, produisant un événement-controverse parce qu’il a pour conséquence de déstabiliser les catégories et les frontières établies.9 Comme dans un événement artistique, dans un “happening”, la “performance islamique” se met en scène d’une manière presque instantanée et spontanée. Ce véritable répertoire d’agir religieux vient produire un effet disruptif dans l’ordre établi de la vie publique. Comme Erving Goffman l’a écrit, les ruptures de cadre sont introduits par ceux d’en bas, ce sont des actions qui cherchent à perturber et à discréditer l’adversaire (Goffman, 1991 [1974] ; p.417). Leur irruption procède d’une infraction des lieux et mettent à l’épreuve les limites de la neutralité et de l’indifférence séculière de l’espace public.10

La discorde n’est pas toujours produite par le discours et l’existence d’un corpus écrit, mais peut s’observer également par l’irruption corporelle de l’acteur musulman et de sa différence religieuse dans un espace public auquel ils n’avaient pas accès auparavant. Ainsi, la visibilité en tant que forme d’agir public produit un effet disruptif. L’espace public n’est pas un lieu ouvert à tous, mais réservé à certains et interdit à d’autres (Fraser, 1990). L’entrée des acteurs pieux musulmans dans l’espace public produit une infraction des règles non avouées et une fragilisation des normes consensuelles. Sous cet angle, la visibilité est alors une forme d’action publique, qui joue un rôle actif dans l’émergence d’un dissensus et déploie un espace de conflit et de confrontation. Par sa dimension phénoménologique, l’agir public introduit une autre notion du politique, conduisant à une redéfinition du politique lui-même (Tassin, 2003).

Pour Etienne Tassin, une réhabilitation de la phénoménalité du politique est liée à l’action et l’apparition publique des acteurs. En effet, comme il l’écrit, on peut dégager “trois vertus propres à l’agir politique : la révélation de l’agent dans et par l’action et la parole ; la mise en relation des acteurs entre eux ; l’institution d’un espace d’apparence ou d’apparition qui se déploie grâce à l’agir-ensemble”.11

Cette définition de l’espace public comme espace d’apparition nous conduit à la compréhension des luttes politiques et des luttes pour la visibilité. Dans cette perspective, on acquiert le statut de citoyen dans l’action et dans l’apparition. Le courage d’apparaître, qui consiste selon Arendt à quitter l’abri de la sphère privée pour s’exposer sur l’espace public est la preuve même de la citoyenneté. Tassin, en réintroduisant le rôle des “héros ordinaires” d’Arendt dans la phénoménologie du politique, nous aide à établir le rapport entre l’apparition publique et l’action politique. Ainsi, les enjeux politiques de la visibilité sont mis en lumière.

Dans cette optique l’espace public n’est donc pas exclusivement un lieu de réglementation, là où l’empreinte de l’État, de la République se déploie, où les procédures légales et rationnelles se mettent à nu, mais un lieu où les acteurs sociaux confrontent et réinventent les normes et les formes du vivre-ensemble. Dans ce sens, la sphère publique se rapproche de l’idée d’une société qui se produit par les mouvements sociaux. Selon Alain Touraine, les mouvements sociaux sont au cur de la compréhension de sociétés humaines qui “ont la capacité non seulement de se reproduire ou même s’adapter à un environnement changeant par des mécanismes d’apprentissage et de décision politique mais encore et surtout de produire leurs propres orientations et de les changer, de générer leurs objectifs et leur normativité” (Touraine, 1978 ; p.80). Dans l’optique des mouvements sociaux, l’acteur devient un acteur par l’affirmation de son identité collective, par la désignation de son adversaire et par la définition des enjeux de sa lutte (Touraine, 1973). Mais à la différence de la théorie des mouvements sociaux, la notion de sphère publique telle que l’on essaie de développer ici par le prisme de l’Islam, offre une définition de l’acteur et de l’action qui ne se réduit pas à leur dimension identitaire et collective.

Dans l’approche par l’espace public, l’acteur ne préexiste pas à son action, mais se révèle dans et par l’action, et la parole. C’est l’action-apparition qui révèle l’acteur. Comme l’exprime Louis Quéré, “l’espace public […] est d’abord et avant tout une réalité phénoménale, une réalité qui advient, et qui se manifeste comme phénomène sensible, à travers des pratiques sociales” (Quéré, 1992 ; p.80). Dans l’agir public, l’acteur est également une personne, qui n’est pas dissoute dans l’anonymat d’une action collective. Sa manifestation publique ne peut se faire que d’une manière personnalisée et singulière. L’action est incarnée, habitée dans un corps et dans un lieu. Les aspects corporels et spatiaux de l’agir public sont constitutifs de la définition de l’action sociale. Le conflit ne se joue pas entre deux acteurs comme dans le cas du mouvement social, mais se présente au jugement public qui est toujours pluriel (Arendt, 1983 [1958]). Dans l’agir public, le dissensus, dans ce cas produit par la différence religieuse, ne procède pas d’une affirmation identitaire collective qui précéderait l’action. Cette différence prend forme, devient visible dans la mesure où les pratiques de piété sont manifestées d’une manière personnelle, corporelle et spatiale. L’agencement entre la piété personnelle et l’apparition publique constitue une source de tension, de réflexivité et de réajustement perpétuel de son identité pour l’acteur. Car la religion n’est pas une catégorie donnée, acquise, fixée, mais exige un travail perpétuel d’apprentissage, de discipline et de surveillance. Dans un contexte séculier et européen, la piété islamique exige une surveillance constante de la foi et de la présentation de soi en public (Jouili, 2007).

La dimension personnelle, incarnée et travaillée de la différence islamique ne signifie pas pour autant un processus “d’individuation” de l’Islam et l’absence du collectif. Au contraire, l’apparition de l’Islam en public participe d’un imaginaire collectif et crée une dynamique d’appartenance à une communauté imaginaire où l’on participe à la production d’un habitus religieux et distinctif. La définition de l’action comme production de mode de vie, d’habitus religieux, comme modèle d’exemplarité est par ailleurs renforcée par le corpus islamique. Dans la tradition musulmane, dans la Sunna, l’Islam valorise l’apprentissage mimétique, notamment l’émulation du Prophète dans ses dires et ses actes. La Sunna fournit une matrice commune, un répertoire pour les musulmans partout dans le monde, leur permettant de représenter une connexion avec la genèse de l’Islam, et fonctionne comme un référent commun dans le discours religieux comme dans la formation d’une communauté imaginaire (Esposito, 2003 ; p.305).

Il y a une relation d’interdépendance et de proximité entre la notion de la visibilité et les luttes pour la reconnaissance. Bien que les deux termes se recoupent très souvent dans les sciences sociales, il faut distinguer le terme de visibilité du concept de reconnaissance (Voirol, 2005 ; p.23). Tout groupe social ne bénéficie pas de manière similaire de l’attention publique. Par exemple, les féministes ont mis en évidence que les tâches domestiques des femmes n’ont pas été reconnues comme un travail, leur participation à la vie sociale a été occultée, les traces du féminin dans la mémoire collective ont été effacées. Le féminisme consistait à lutter contre cet oubli systématique et cherchait à rendre visible les femmes comme actrices de l’histoire.

Il faut donc appréhender la visibilité comme une forme d’agir public et non l’identifier comme une lutte pour la reconnaissance de l’acteur. Car la visibilité comme forme d’action renvoie à l’idée que la catégorie “religion” n’est pas une catégorie préétablie, identitaire mais se (trans)forme dans le passage du personnel vers le public, dans sa manifestation publique, dans le processus de sa “visibilisation”. Par ailleurs, cette visibilité ne découle pas toujours d’une volonté de la part de l’acteur, elle peut le devenir à son insu, de manière non intentionnelle. Les pratiques de piété comme le jeûne, les prières, le fait de se couvrir, sont vécues par les musulmans comme allant de soi, comme un devoir religieux. Une fois qu’elles focalisent l’attention publique, ces pratiques acquièrent aux yeux même des musulmans un autre sens, qui est investi par les regards, les perceptions publiques et les jugements multiples. L’appréhension de toute manifestation de la religion comme une instrumentalisation à des fins politiques conduit facilement aux politiques du déni de la religion tout en se focalisant sur elle.

Ainsi on peut parler d’une “sur-visibilisation” à double sens. L’attention publique portée à l’Islam propulse les musulmans et les symboles islamiques au centre de l’espace public ; les “clichés”, les “images” et les représentations de l’Islam se trouvent ainsi sous le feu des projecteurs. Ils circulent à l’échelle européenne, se transnationalisent. D’un autre côté, les acteurs islamiques exacerbent leurs différences et se rendent plus visibles en se servant de ces projecteurs pour faire leur entrée dans l’espace public. La sur-visibilité se joue donc dans un sens comme dans l’autre.

Cette sur-visibilisation se trouve à l’opposé de l’indifférence civique nécessaire à la vie publique. Loin d’être l’expression d’une attention soucieuse, d’une reconnaissance en cours, elle est souvent la manifestation d’une réprobation sociale (Voirol, 2005 ; p.17).

Espaces et traversées

La visibilité est un enjeu décisif du politique car en investissant la scène publique pour conquérir l’espace public, l’acteur musulman franchit des seuils interdits, sort des espaces de vie réservés aux immigrés et se déplace des périphéries vers les centres. La visibilité est alors accompagnée d’une transgression spatiale en se manifestant là où on ne l’attend pas.

On peut se poser la question de savoir à partir de quand et comment un signe religieux devient visible aux yeux du public et dérange. Les foulards des “grands-mères” ou celui des “femmes immigrées” ne sont guère visibles aux yeux du public car l’une ne franchit pas le seuil de sa maison et l’autre appartient aux classes défavorisées de la société. Ils sont donnés comme l’exemple de l’innocence docile de l’expression du religieux ou comme l’automatisme d’un geste traditionnel, voire d’une habitude rappelant des mémoires paysannes. Le foulard change de signification, acquiert une visibilité dans la mesure où il est associé à l’action politique de l’Islam et à l’apparition publique des femmes (Göle, 2003 [1993]). Il perd son “innocence” pieuse dès lors qu’il commence à être associé avec la mouvance politique et la manifestation publique des femmes, notamment dans les lieux d’éducation, écoles, universités. Le glissement sémantique dans les débats, du mot foulard vers ceux de voile et de hijab illustre l’effort qui consiste à chercher à comprendre, à nommer ce phénomène inédit. D’un autre côté, il témoigne de la distanciation en se référant à un lexique islamique exogène. D’une manière paradoxale, le foulard des jeunes filles met en évidence une meilleure intégration que celle de leurs mères, notamment à travers leur accès à l’éducation et leur enracinement dans l’espace national. Si l’on suit la notion arendtienne d’espace public, la manifestation du religieux révèle l’acteur(e) musulman(e) qui fait preuve de sa citoyenneté de fait, tout en exprimant une désobéissance aux normes prévalant à l’école, le lieu par excellence de la production et de la transmission des valeurs séculières de la citoyenneté.

La construction des mosquées et des minarets dans le paysage européen suit un processus similaire d’indigénisation des immigrés et de “visibilisation” de l’Islam (Göle : 2009, 2010a). Il existe de nombreux centres islamiques et salles de prières construits de manière ad hoc partout en Europe ; leur nombre n’est pas négligeable. Cependant la présence des mosquées et de leurs minarets devient de plus en plus une source de controverse et de ressentiment, comme l’a illustré le débat suscité par le référendum en Suisse en 2009, légiférant sur l’interdiction de construire des minarets. Les mosquées, improvisées et cachées, à l’intérieur des foyers-ouvriers, construites sans signes distinctifs, logées dans des bâtiments non-reconnaissables, se réfugiant dans des banlieues, des anciennes zones industrielles abandonnées, ne posent pas de problème de visibilité. Ils ne créent donc pas un trouble public. En revanche, ce sont les signes de l’exceptionnalisme islamique, comme le dôme et les minarets, qui singularisent la différence culturelle de l’Islam dans les centres-villes, qui posent problème.

La sphère publique n’est pas une entité abstraite, qui ne serait pas marquée par l’empreinte du pouvoir. Au contraire, les citoyens se battent pour son appropriation et son orientation, aussi bien dans ses normes que dans ses formes. Il existe une hiérarchisation des espaces en fonction de leur proximité et de leur distance avec le “centre” où sont produites les valeurs, les richesses, et où le pouvoir se maintient à travers ses élites. Il y a des espaces qui se trouvent en marge de villes ; il y a des villes provinciales, il y a des villes-monde. La sphère publique est traversée par les hiérarchisations spatiales, qui vont du centre vers les périphéries. La question de la visibilité islamique apparaît dans les espaces-centres en même temps qu’elle les redéfinit. Tant que le musulman reste cantonné à sa banlieue, dans les lieux de travail, les zones industrielles de la ville, les signes et les symboles religieux n’acquièrent pas de visibilité, ils se situent loin du regard public et perpétuent ainsi leur existence dans l’indifférence générale. C’est la revendication de leur visibilité dans les lieux réservés à la production des élites qui crée la confrontation.

Tout espace n’est pas un espace public. C’est par l’action et l’apparition des acteurs qu’un espace peut acquérir une dimension “publique”. Ainsi la manifestation de l’action islamique ramène des espaces très divers, comme les écoles, les rues, les hôpitaux, les prisons à l’attention publique. Ces espaces concrets sont revêtus, réinvestis d’un sens public dans la mesure où ils accueillent la confrontation des normes et d’acteurs différents. Par exemple, les acteurs se réapproprient la prescription islamique sur les plages et les piscines et donnent à ces lieux le statut d’espace public du loisir, conforme au principe islamique de la ségrégation des sexes, en infléchissant le sens de celui-ci. Ces exemples montrent qu’un espace public n’est pas établi une fois pour toute mais qu’il se constitue, se révèle, se déploie dans et par l’action des acteurs et l’apparition de la différence.

On peut distinguer plusieurs notions d’espaces qui renvoient à des échelles différentes ; espaces comme lieux concrets, contre-espaces, scène publique et sphère publique. On a privilégié ici l’espace en tant que scène publique, c’est-à-dire comme une scène d’apparition des acteurs islamiques et des événements-controverses, et non comme sphère publique. Bien que les deux soient complémentaires, la sphère publique renvoie davantage à la médiation entre les citoyens et l’État. Comme l’écrit Louis Quéré, “la notion d’espace public comporte deux idées essentielles : celle d’une sphère publique de libre expression, de communication et de discussion, cette sphère constituant une instance médiatrice entre la société civile et l’État, entre les citoyens et le pouvoir politico-administratif ; celle d’une scène publique, c’est-à-dire d’une scène d’apparition, où accèdent à la visibilité publique aussi bien des acteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux” (Quéré, 1992 ; pp.76-77).

Les groupes sociaux subalternes, non-reconnus en raison de leur genre, de leur couleur, de leurs orientations sexuelles ou religieuses, se constituent dans des lieux alternatifs où ils inventent un discours critique. Ce retrait de la sphère publique “officielle” est la condition pour la création d’espaces alternatifs, des “contre-publics”, qui laissent aux classes subalternes la possibilité d’inventer de nouveaux modes de sociabilité, à la fois linguistiques et pratiques (Fraser, 1990 ; p.67). Dans le cas de l’Islam en Europe, ces contre-espaces jouent un rôle important dans l’apprentissage et l’interprétation des textes religieux, dans l’acquisition collective d’un habitus pieux. Ne profitant pas d’une inattention tolérante, ces contre-espaces discursifs et performatifs fixent l’attention dans la sphère publique. Par exemple, le rituel de l’abattage religieux et de l’alimentation halal comme prescription islamique cherche à s’inscrire dans le territoire européen. Contrairement à la certification cachère, qui est perçue comme le mode d’alimentation alternatif d’une minorité religieuse, il capte l’attention publique et devient une controverse, notamment à travers le débat lancé par les mouvements défendant le droit des animaux, investis dans des campagnes menées contre la souffrance qui leur est infligée par l’abattage rituel sans étourdissement préalable. Florence Bergeaud-Blackler et Anne-Marie Brisebarre (2005) soulignent le passage effectif d’une pratique rituelle n’intéressant que les croyants à un débat de société, mettant en lumière les difficultés naissant dès lors que le pratiquant se trouve confronté à des cadres sociaux, tels que l’école ou le monde professionnel, dans lesquels la prescription islamique n’est pas la bienvenue. C’est dans ce sens que je privilégie ici la notion d’espace public comme scène publique des acteurs et des événements, à travers les controverses que cela provoque à l’échelle sociétale.

Anachronisme de l’islam

Paradoxes de l’exposition du sacré

L’Islam en Europe ne devient visible que dans la mesure où il se singularise, se distingue, se fait remarquer. Les débats autour du port du hijab, la construction des mosquées et des minarets, l’alimentation halal représentent autant de signes distinctifs de cette quête de singularisation de l’expérience des musulmans en Europe. La visibilité renvoie en premier lieu à des formes inaccoutumées, qu’elles soient vestimentaires et architecturales. Une nouvelle sémantique (hijab, burqa, minarets, halal) entre dans le champ lexical européen qui cherche à les nommer. Les prescriptions islamiques assurent un mode d’emploi du passage du privé vers le public en introduisant les normes religieuses comme la piété, la pureté et la pudeur dans la vie quotidienne.

Cependant, leur apparition en public est inséparable de ce qui est défini comme un ensemble de pratiques qui renvoient toujours à la sphère du privé, de l’intimité, du sacré. La visibilité est liée à l’invisibilité. Dans le cas de la religion islamique, les relations entre visible et invisible sont investies d’une tension particulière, liée à l’importance de l'”oculaire” dans les définitions du licite et de l’illicite. La visibilisation du religieux fait émerger des contradictions, des répercutions inattendues, des effets pervers.

Chaque pas vers la visibilité publique met en péril la prescription islamique qui l’accompagne. Les expressions de la pureté, de la pudeur et de la piété se trouvent confrontées aux lois du marché, des représentations médiatiques et des tyrannies de transparence, de désir et de mode. Une survisibilisation des signes religieux, les formes ostentatoires de la piété et les impératifs du monde du commerce fracassent le sens du sacré.

Le voile, instrument de la pudeur, se doit à la fois de dissimuler le corps et de refléter la ségrégation sexuelle de la société. L’espace intérieur, tout comme le voile, représente une théologie du maintien de la pureté féminine. Paradoxalement, c’est un espace caché au regard des autres qui définit les seuils de l’interdit par le biais de l’intimité féminine. Le privé, qui n’a pas de synonyme dans la culture musulmane, renvoie à la sphère du sacré, de l’intérieur, à l’intimité mais aussi à un espace sexué mieux exprimé par le mot mahrem.12 Le voile islamique rappelle l’interdit du regard masculin extérieur sur la femme, et marque les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, tout en symbolisant la ségrégation des sexes. Sa manifestation publique défie le souci de l’invisibilité, de la modestie, de la dissimulation de soi. Paradoxalement, alors que le voile est censé protéger les femmes du regard anonyme des hommes, il focalise l’attention sur elles. Cette fixation publique sur le voile comme signe distinctif de l’islam propulse ces femmes sur le devant de la scène publique sans qu’elles le veuillent et occulte leurs singularités. De manière paradoxale, le voile entre progressivement dans les milieux de la mode, du marché de la beauté, et contribue à la présentation esthétique de soi. Il subit ainsi une érosion de son intention initiale et entre en contradiction avec le sens de la prescription islamique de la modestie.

La prière en public suit une logique similaire. Elle est devenue l’un des modes d’agir public religieux ; par elle se manifeste la présence des musulmans en Europe. Mais elle déclenche des logiques contradictoires, quant à la visibilité et à la dissimulation de la foi. La mise en scène de la prière comme forme d’agir public déclenche des inquiétudes et des critiques au sein de la population non musulmane. Par exemple, en Italie, les prières collectives qui se sont déroulées sur la Piazza del Duomo à Milan, face à la cathédrale, et sur la Piazza Maggiore de Bologne à la suite d’une manifestation contre l’invasion de la bande de Gaza par l’armée israélienne, ont été accueillies comme une occupation par certains catholiques italiens et quelques partis politiques (Göle, 2010b). Le caractère public de la prière risque d’affaiblir son sens religieux non seulement aux yeux des non-musulmans, qui la vivent comme le signe d’une politisation et de l’invasion islamique, mais aussi aux yeux de beaucoup de musulmans. Selon leurs convictions, la foi n’a pas à être exprimée, affichée publiquement mais doit être pratiquée dans la discrétion. Cette idée selon laquelle la foi n’a pas à être exposée d’une manière ostentatoire, et au contraire qu’il faut dissimuler la piété est notamment répandue dans certaines mouvances soufies. Elles considèrent que l’ostentation, l’importance donnée à l’opinion d’autrui, à l’exhibition de la foi, ouvrirait la porte à la perte de la sincérité et à l’hypocrisie (riya). Ainsi, pour éviter ces ruses et ces pièges, il y a des écoles religieuses qui encouragent leurs disciples à faire certaines prières en toute discrétion afin de perfectionner leur foi (Togoslu, 2009).

En devenant un phénomène européen, l’Islam exacerbe le paradoxe de la visibilité et l’invisibilité. Les mosquées n’échappent pas à ce processus paradoxal. La sortie des lieux de prière des “caves”, des “garages”, pose la question des formes de visibilité à lui attribuer. D’un côté, il y a l’ambition de bâtir une mosquée avec des signes distinctifs et avec des formes architecturales destinées à la singulariser. De l’autre, il y a le souci de la simplicité et de la discrétion de la foi. Les stratégies de visibilité peuvent être interprétées comme une contradiction entre la spiritualité et la foi et conduire à une quête ostentatoire pour marquer son empreinte sur l’espace européen, transformant ainsi la religion en un signe de pouvoir.

Religion et les chronotopes

La sphère publique est en relation avec un espace-temps particulier ; en tant qu’espace d’apparition, de rassemblement et de débats entre citoyens, il se constitue dans le temps présent et dans une communauté de langue. L’apparition de l’Islam produit un effet disruptif dans cet “espace-temps”, dans la sphère publique.

Les acteurs de l’Islam font apparaître dans la vie publique européenne, des espaces d “ailleurs”, des lieux de référence “externes” aux frontières nationales ; leur récit et leur trajectoire de vie passent par le pays d’origine de leurs parents, par les chaînes satellites dans leur foyer, par la langue maternelle parlée à la maison, mais aussi par leur adhésion parfois aux réseaux religieux et transnationaux. Leur irruption dans la sphère publique signifie d’emblée un acte de transgression immanente des frontières nationales, par ailleurs source de soupçon perpétuel quant à leurs lieux d’appartenance et à leur loyauté face au pays d’accueil. Ils sont d’ici mais aussi de là-bas ; dans leur appellation, ils sont renvoyés aux origines de leurs parents, ils sont labélisés comme “issus” de l’immigration et donc pas complètement inclus dans la nation et reconnus comme citoyens. Leur simple présence signifie le dépassement des frontières nationales vers d’autres pays, l’irruption du “Moyen-Orient” en Europe. Les aspects transnationaux portent sur le domaine pacifique du commerce, des loisirs, de la communication, des associations humanitaires, mais incluent également des réseaux terroristes. L’aspect transnational est souvent perçu comme le symptôme de l’échec de l’intégration, mais aussi comme le signe d’adhésion à l’Islam global, voire au terrorisme international. Le 11 septembre 2001 a été l’événement révélateur s’il en fut de l’irruption violente de l’Islam au cur de l’hégémonie occidentale. L’Islam, refoulé comme “moyenâgeux” et “obscurantiste”, a refait surface au sein du monde occidental.

Comme l’espace, la temporalité devient un site de contestation et de confrontation. L’Islam devient le contemporain du monde européen, tout en faisant apparaître son anachronisme vis-à-vis de celui-ci. La manifestation publique de l’Islam fait entrer dans le présent de tous les jours des signes et des symboles qui renvoient à la “longue durée” de la religion, voire même à son “immuabilité”. Les acteurs de l’Islam créent un imaginaire social religieux en se liant entre eux dans le temps présent et en construisant également, d’une manière généalogique, des chaînes de continuité avec la tradition prophétique. La tradition de la Sunna permet d’introduire dans le présent une temporalité autre, tournée vers l’Âge d’or de l’époque de Mohammed. La Sunna, qui constitue les dires et les actes du Prophète Mohammed, agit comme le complément de la révélation divine, du message du Coran, en fournissant une matrice commune, un répertoire pour connecter les musulmans avec la genèse de l’Islam tout en les guidant contre les ruses de la société moderne. La religion agit comme une “chaîne de mémoire” brisée par les conditions d’immigration et d’acculturation, réactivée par les acteurs musulmans (Hervieu-Léger, 1993).

A travers l’apparition de l’Islam, c’est l’espace-temps de la sphère publique européenne qui est en train de subir une perte de certitude quant à ses repères. En effet on peut penser que toute action humaine et sociale se déploie dans un espace-temps défini que l’on peut appeler “chronotope”, en nous appuyant sur les uvres de Mikhaïl Bakhtine. L’auteur met en avant la polyphonie, le dialogisme et le carnavalesque dans la sphère publique.

J’utiliserais le concept de “chronotope” développé par Mikhaïl Bakhtine pour mieux comprendre la contemporanéité anachronique de l’Islam dans les espaces publics européens. Selon Bakhtine, le chronotope, traduit littéralement par “temps-espace”, est la “corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature” (Bakthine, 1987 ; p.235). Il maintient que “dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire” (Ibid., p.237). Bakhtine considère le temps comme une quatrième dimension de l’espace, et les chronotopes comme forme cognitive, partie intégrante de toutes les perceptions et consciences d’une série d’événements. Ici, il emprunte la définition kantienne de l’espace et du temps comme des formes indispensables pour n’importe quel système cognitif en tant que source de savoirs et condition des possibilités de l’expérience. Cependant Bakhtine se différencie de Kant en considérant l’espace et le temps non comme des formes ‘transcendantales’ mais en tant que formes de la réalité la plus immédiate (Scholz, 1998).

Bakhtine définit les chronotopes comme des constructions socioculturelles qui sont essentielles pour engendrer les intrigues, les récits d’histoire et de fiction (Ibid., p.156). Cette définition socioculturelle et anthropologique nous permet de faire usage de ce concept littéraire dans notre approche de l’espace public. Le concept de chronotope, qui suggère une variété de ‘maintenants’ concurrents, incrustés (embedded) dans différents espaces, s’avère être ingénieux pour explorer la complexité de l’expérience contemporaine et pour comprendre la contemporanéité de l’expérience sociale vécue au long des différents rythmes du temps. Car, si on voit la réalité sociale à travers l’optique bakhtinienne, on peut constater que l’espace et le temps sont des produits sociaux, et que divers groupes d’individus fabriquent des concepts espace-temps qualitativement différents. Dans ce sens, les chronotopes peuvent être considérés comme médiateurs de l’expérience humaine, certains coexistant les uns avec les autre, d’autres se contredisant (Cité dans Good, 2001 ; p.21).

La sphère publique est une expérience qui fait apparaitre la question de la proximité spatiale et la temporalité du présent. La contemporanéité n’est pas une simple expérience chronologique du temps, mais une expérience politique de reconnaissance entre les acteurs agissant comme un rapport dynamique à accomplir et à construire. C’est l’expérience de se rendre proche, de se sentir proche (Ricoeur, 2000 ; pp.161-162). Dans le contexte européen, où le confort de la distance est perdu et où les pratiques sont synchronisées, la question de la proximité avec l’Islam en tant qu’expérience démocratique consistant à se rendre proche surgit avec force. Plus qu’en toute autre région du monde, c’est en Europe que la question de la contemporanéité avec l’Islam se pose comme une question cruciale dont le devenir européen dépend. Cette rencontre conflictuelle agit comme la manifestation de la proximité de l’un avec l’autre. Revenir sur la notion bakhtinienne de “chronotope” comme médiateurs de l’expérience humaine nous permettrait de faire un pas plus avant pour se défaire de l’idée d’un espace public conçu comme un espace homogène et établi, et l’ouvrir à l’hétérogénéité de l’agir humain.

Références

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J'avais montré comment l'avènement des études islamiques change l'agenda des sciences sociales, et en particulier notre lecture de l'espace public en Europe (Göle, 2007 ; p. 417-426).

Dans le cadre d'un programme de recherche subventionné par l'European Research Council et agrée par The European Community's Seven Framework Program (FP7/2007-2013)/Grant Agreement n°230244, je mène actuellement une recherche sur la visibilité de l'Islam dans différents pays européens.

Dans un article, j'ai souligné la corrélation entre l'émergence de l'Islam dans le débat public européen et la disparition du multiculturalisme comme cadre de pensée de la différence. On témoigne aujourd'hui de la délégitimation du multiculturalisme face à l'Islam qui constitue une nouvelle posture politique nationale des pays européens. (Cf. Göle, 2007).

Au coeur de sa conception de l'espace public, Jürgen Habermas introduit la notion de publicité (Öffentlichkeit), elle suppose que tous les citoyens participent à la gestion de l'intérêt commun en accédant à l'espace public à travers le discours de la raison.

Le 13 avril 2003 est créé le Conseil Français du Culte Musulman, sous l'égide de Nicolas Sarkozy alors Ministre de l'Intérieur. L'institutionnalisation d'un organe national réunissant des associations musulmanes souvent divergentes atteste d'un tournant dans les rapports entre l'État et l'Islam en France.

La candidature turque avait déclenchée un débat en Europe sur la définition des frontières à la fois géographique et civilisationnelle (Göle, 2004 ; p. 33-43).

La polémique éclate à propos de la mosquée de la rue Myrha dans le 18e arrondissement de Paris : les locaux exigus de l'édifice ne pouvant accueillir tous les croyants le vendredi, une partie des visiteurs ferait la prière dans les rues alentour. Jusqu'aux déclarations de Marine Le Pen, cet usage religieux de l'espace public avait fait l'objet d'une tolérance de la part de la municipalité.

En 2010, cette association prévoyait de fêter l'appel du Général de Gaulle du 18 juin rue de la Goutte d'Or, près de la mosquée de la rue Myrha, en plein quartier maghrébin et africain de Paris, autour d'un traditionnel "saucisson et pinard" visant à choquer les habitants musulmans du quartier (Akkouche, Rue 89, 14 juin 2010).

Pour une approche de l'espace public et du rôle des événements, voir Michel Barthélémy et Louis Quéré (1991).

Dans un article, j'avais étudié la signification de l'entrée, pour la première fois dans l'histoire de la République turque, d'une députée femme portant le foulard et membre du parti pro-Islamique (Fazilet Partisi) au Parlement turc en avril 1999. L'émergence de cette figure politique féminine voilée, Merve Kavakci, avait soulevé une vague de protestations de la part des députés de gauche et de la presse, appelant à un maintien du principe de laïcité en Turquie. Elle s'est trouvée déchue de sa nationalité (Göle, 2002).

Étienne Tassin, voir son article dans ce même volume.

Le titre turc de mon livre Musulmanes et Modernes (2003 [1993]) est "Modern Mahrem".

Published 25 September 2013
Original in French
First published by Sens public 15-16 (2013)

Contributed by Sens public © Nilüfer Göle / Sens public / Eurozine

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Read in: FR / EN

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