Gülen, un 'nouveau' problème pour Erdogan

Où nait le conflit qui divise la Turquie?

L’ascension de la confrérie de Fethullah Gülen depuis les années 1990 a bouleversé la Turquie. Ce mouvement spirituel a créé un vaste empire médiatique et financier, doublé d’un imposant réseau d’écoles, d’universités et de foyers dans le pays, mais aussi dans le reste du monde. Placés à tous les échelons de la vie politique et sociale, ses membres sont en mesure de peser de manière décisive sur les choix du gouvernement turc, mais cette toute puissance ne fait plus désormais bon ménage avec les ambitions de son allié d’hier le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

Fethullah Gülen, 2012. Photo: Diyar se. Source:Wikimedia

A la veille des élections municipales de mars et la présidentielle d’août 2014, le torchon brûle entre le bouillonnant Premier ministre Recep Tayyip Erdogan fragilisé par des scandales de corruption touchant son entourage, et le mouvement de Fethullah Gülen accusé d’être à l’origine d’un “complot” ourdi pour renverser le régime de l’AKP. Une accusation niée en bloc par l’intéressé. A la tête d’un mystérieux mouvement teinté de soufisme, se réclamant chantre du dialogue inter-religieux et de l’amour universel, Fethullah Gülen se trouve au cur d’une des plus graves crises politiques qui agite la Turquie depuis le coup d’État de 1980.

La genèse d’une fulgurante ascension

Le Hizmet,1 c’est ainsi que se nomme la “confrérie” de Fethullah Gulen. Originaire de la province d’Erzéroum dans l’Est anatolien, le jeune Imam anatolien a exercé ses premières prêches à Edirne dans la Turquie européenne, puis dans la ville côtière d’Izmir, où il constitue une petite communauté captivée par son charisme. Lentement mais sûrement, le mouvement entame son ascension à la faveur du coup d’État militaire de 1980 qui met au pouvoir une junte militaire soucieuse de réconcilier définitivement sa vision de l’islam (sunnite) avec l’identité turque. C’est ainsi que naîtra la fameuse “synthèse turco-islamique” (Türk-Islam sentezi).2 Violemment anti-communistes, les prêches de l’imam s’inscrivent dès le début dans la tradition du penseur islamiste turc d’origine kurde du début du XXe siècle, Sad Nursi (1876-1960). Ce dernier révolutionna le monde des confréries turques par ses écrits prolifiques. S’il a combattu aux côtés de Moustafa Kémal pendant la guerre d’indépendance au sortir de la Première guerre mondiale, il finit rapidement par tomber en disgrâce.

Une seconde fenêtre de tir s’ouvre pour l’imam au début des années 1990; l’indépendance des anciennes républiques soviétiques turcophones d’Asie-centrale à la faveur de l’éclatement de l’URSS suscite une formidable expansion du hizmet güléniste dans cette région, qui investit le terrain via l’ouverture d’établissements scolaires. C’est ainsi que Gülen entretient des liens cordiaux avec le très lac Premier ministre social-démocrate de l’époque, Bülent Ecevit, soucieux de tirer profit du réseau güléniste afin de partir à la conquête d’un espace stratégique qu’il considère comme étant son pré-carré asiatique. C’est encore le même Fethullah Gülen qui soutient l’armée dans son coup d’État post-moderne qui renverse en 1997 le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan. Ce choix pragmatique était à la fois motivé par une volonté de survie mais également par le refus de toute polarisation frontale au sein de la société turque.

Un État dans l’État?

Selon Tancrède Josseran,3 spécialiste de la Turquie contemporaine, l’enjeu principal du conflit entre lacs et religieux a été et demeure le monopole de l’éducation des générations à venir. A l’inverse la confrérie Gülen entend conserver un outil de transmission de la foi qui pourrait, à terme, déboucher sur la constitution d’une élite. Plusieurs facteurs jouent en faveur de la progression du hizmet. Il y a d’abord un retrait de l’État dans plusieurs domaines, puis l’urbanisation croissante consécutive à l’exode anatolien, deux raisons qui participent à la formation du terreau sur lequel prospère la société civile islamo-conservatrice. Le mouvement religieux s’est ainsi frayé un chemin faisant éclore une alter modernité conservatrice (Tancrède Josseran), se réappropriant au passage de plusieurs symboles de gloires du passé, tel l’ottomanisme. Plus concrètement, cette modernité se traduit par une adhésion à la science importée d’Occident car elle représente une opportunité historique pour la Turquie, qui contrairement à l’Europe occidentale, a conservé toute sa vigueur spirituelle. En outre, l’imam se pose en apôtre de l’action par son rejet systématique des pratiques contemplatives soufies, partant du constat que technique et spiritualité ne s’excluent pas.

Non content de s’intégrer dans l’espace public turc sans faire montre de quelconque allégeance à un parti politique, l’imam prône la formation d’une nouvelle génération, d’une nouvelle élite capable de régénérer la Turquie tout en contribuant à son rayonnement international, notamment via la tenue d’olympiades de la langue turque. C’est ainsi que du Maroc à l’Indonésie en passant par l’Asie centrale et les deux Amériques, les fidèles de Gülen contrôlent plus de 200 écoles, sept universités et plusieurs foyers universitaires. Parallèlement, le mouvement finance par centaines des doctorants venus compléter leurs études au sein de prestigieuses universités occidentales. Inauguré en 2007, un collège privé situé dans la banlieue parisienne accueillerait 189 élèves dont 70% de franco-turcs. En tout, se sont près de deux millions de jeunes qui sont inscrits dans leur système éducatif, sans parler de ceux qui fréquentent le réseau de cours préparatoires aux concours d’entrée d’enseignement supérieur. Ces établissements dispensent un enseignement élitiste et stricte, dans lequel la mixité est souvent proscrite. Les étudiants diplômés en médecine, de la police, ou des écoles militaires ainsi que les avocats fraîchement promus sont tenus de présenter leur premier salaire à l’ordre en signe de reconnaissance. De quoi alimenter les fantasmes et les craintes de l’establishment kémaliste et désormais de l’AKP qui y voit un État dans l’État, au pire une secte aux multiples ramifications. Signe fort, nombreux sont les sujets de thèse des sympathisants de la confrérie qui concernent l’influence des Églises catholique et protestantes au sein de leurs sociétés respectives. Aussi des lignes de convergences entre l’Opus Dei et le Hizmet, qui y perçoit un modèle de référence, ne sont pas à exclure.

Un acteur de la mondialisation

Le mouvement Gülen a su tissé sa toile au niveau des médias. La confrérie possède ainsi le quotidien Zaman qui tire à un million d’exemplaires, lequel est imprimé à l’étranger dans 13 éditions différentes notamment en France. Les partisans de l’imam gèrent également plusieurs chaînes de télévision et stations de radio (Samonyolu TV, Burç FM). Les groupes de communications qui leur sont proches ont embauché une pléiade de journalistes issus de toutes les tendances de l’échiquier politique turc, se posant ainsi en hérauts du pluralisme et de la liberté d’expression. C’est donc en habile manuvrier que Fethullah Gülen s’est posé en l’homme le plus influent de l’année 2008 pour le magasine Foreign PolicyYega.

Saisissant l’opportunité offerte par l’ouverture de la Turquie au monde et à l’économie de marché dans les années 1980, les partisans de Fethullah Gülen ont su rapidement s’imposer dans le monde des affaires. Aussi ils disposent de leur propre patronat, le tout puissant Tüskon, qui organise les déplacements officiels à l’étranger et joue un rôle de premier plan dans la stratégie d’implantations des entreprises turques en Afrique et au Moyen-Orient. Participant activement à l’élaboration d’un soft-power “à la turque”, le dialogue inter-religieux est une singularité propre au Hizmet, par rapport aux autres confréries. Comme nous l’explique Josseran le but recherché n’est pas de privilégier la rencontre avec les autres religions non pas pour créer du consensus ou de discuter tel ou tel point théologique mais plutôt pour privilégier la rencontre en soi.4

Des lignes de convergence avec l’AKP

En 2002 la communauté güléniste a le vent en poupe. Elle fait activement compagne pour l’AKP mettant à sa disposition son empire médiatique. Plus tard elle n’hésitera pas à contribuer à travers son réseau scolaire international au rayonnement diplomatique turc sous la houlette de l’ingénieux ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu. C’est ainsi que les réseaux Gülen ont servi de relais d’influence de la politique d’Ankara mais aussi de Washington dans l’ancien pré-carré russe d’Asie-centrale. Voyant d’un mauvais il ces missionnaires turcs, Moscou a procédé à la fermeture et l’expulsion d’enseignants dans les républiques de Bakchirie et au Tatarstan, membres de la Fédération de Russie.

Au plan interne, Gülen a tôt fait de conserver une équidistance avec les partis politiques de son pays. Inspiré par la lacité positive appliquée aux Etats-Unis, il soutient l’AKP dès le début voyant en R. T. Erdogan un démocrate moderniste pro-européen. A l’inverse, il tire à boulet rouge contre les kémalistes, par un tour de force sémantique il ira jusqu’à les qualifier “d’intégriste de la lacité”.

Loin de constituer une entité homogène, AKP est traversé par plusieurs courants. A titre personnel Erdogan est proche de la confrérie soufie nakchibendie tandis que le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu entretient des relations étroites avec les Frères musulmans. En outre de virulents adversaires des gülénistes se comptent parmi le gouvernement en la personne du président de l’Assemblée national, Cemil Ciçek et du vice-Premier ministre, Besir Atalay.

Aussi bien sur le plan des murs qu’en terme de projet de société, les membres de la cemaat (communauté) de Gülen ne diffèrent guère de l’AKP: même cadre de référence conservateur et religieux, prohibition de l’alcool et de la cigarette, abstinence des rapports sexuels hors-mariage. Les partisans de l’imam Gülen sont invités à faire preuve d’un comportement exemplaire et obligés de reverser une partie de leurs salaire à la communauté. Derrière le masque apparent du dialogue prôné avec les composantes non turques du pays (arménienne, kurde…), à l’instar de l’AKP ou encore des partis de droite, les gülénistes demeurent très marqués par le nationalisme turc et se montrent intransigeants à l’égard de plusieurs lignes rouge telles une plus large autonomie accordée au kurdes, ou encore la reconnaissance de la réalité du génocide arménien.

Une guerre larvée à la veille de deux scrutins

Depuis des mois ce pays charnière vit au rythme d’un véritable conflit civile larvée; déterrant la hache de guerre, le gouvernement a procédé à la fermeture des établissements de soutien scolaire privés (dershane) dont le mouvement güléniste tirait jusque-là une part substantielle de ses revenus.

Dans la foulée, une vague d’inculpations et d’incarcérations pour corruption, fraude et blanchissement d’une dizaine de patrons, d’hommes d’affaires et d’élus proches du Premier ministre provoquent l’ire d’Erdogan. Pointant du doigt la confrérie güléniste d’être à l’origine du “complot”, il rappelle à l’envi que pans entiers de l’administration judiciaire et policière sont largement infiltrés par des membres du sympathisants.

Jadis dissimulée, la ligne de fracture apparaît désormais au grand jour entre les deux mouvances de l’islam sunnite turc: d’un côté les partisans de l’imam Fethullah Gülen exilé aux États-Unis depuis 1999 pour activités anti-laques, soutien inconditionnel du maintien de la Turquie dans l’alliance atlantique et dans une relation de bon voisinage avec Israël. De l’autre, les partisans du bouillonnant Erdogan issus de la mouvance islamiste du Milli Görüs fondée par l’ancien Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, qui ne cachent pas leurs prises de position anti-occidentales. Déjà, une première étincelle du conflit éclata à l’occasion de l’expédition à Gaza de la flottille turque Mavi Marmara en 2010 qui déboucha sur la brouille des relations turco-israéliennes, l’occasion pour Gülen de sortir de sa réserve et de condamner l’expédition. Si les liens de la confrérie transcendent les partis; c’est bien sur l’AKP que les partisans avaient jeté leur dévolu, l’opération anticorruption déclanchée au lendemain de la démission d’un député de l’AKP et la cascade d’arrestations témoignent d’un divorce consumé. De ce bras de fer à l’issue incertaine, plusieurs hypothèses sont avancées. D’une part, la possible formation d’un nouveau parti politique capable de rallier les déçus d’Erdogan au profit de l’imam Gülen. Ce dernier aujourd’hui âgé de 73 ans serait-il capable d’endosser l’habit de Premier ministre? Toujours est-il que cette guerre aux multiples visages se poursuit dans les coulisses de l’économie turque entre les différentes structures qui entretiennent des liens d’allégeance avec le Premier ministre et les sympathisants de la cemaat, au risque de compromettre les acquis d’une décennie de croissance fulgurante.

Pour aller plus loin:

Hakan Yavuz, Toward an Islamic Enlightenment: The Gülen Movement, Oxford University Press, 2013.
Tancrède Josseran, La nouvelle puissance turque, Ellipses, 2011.
Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’Islam, Flammarion, 2004.

Littéralement "au service des autres " terme qui désigne le mouvement de Fethullah Gülen présenté par ses partisans comme " civil, transnational d'inspiration religieuse ".

La "synthèse turco-islamique" est élaborée au début des années 1970 par des intellectuels de droite pour contrer la poussée du socialisme, tout en prétendant respecter formellement les principes du kémalisme. Cette idéologie officieuse postule l'harmonie de l'islam sunnite et de la turcité, comme fondations de la culture nationale turque. La personnalité turque y est donc définie comme essentiellement musulmane: l'islam-religion y est perçu comme ciment national contre le communisme et la lutte des classes. L'Empire ottoman est utilisé comme référence à un âge d'or, au détriment des racines centre-asiatiques promues par le kémalisme.

Tancrède Josseran, "Les disciples de Fethullah Gülen", Revue Moyen-Orient n°18, Avril-Juin 2013.

Ibid.

Published 25 March 2014
Original in French
First published by Reset DOC, 14 March 2014 (English version); Reset.it, 20 March 2014 (Italian version); Reset DOC, 24 March 2014 (French version)

Contributed by Reset © Tigrane Yegavian / Reset.it / Reset DOC / Eurozine

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