Grèce : les raisons historiques de la faillite

La boîte de Pandore

C’était il y a deux ans, à l’automne 2009 : après avoir largement remporté les élections législatives à la tête du Mouvement socialiste panhéllenique (PASOK), le nouveau Premier ministre grec Georges Papandréou a subitement ouvert une véritable boîte de Pandore. Forcé d’avouer à ses électeurs qu’il ne serait pas en mesure de tenir ses promesses de campagne, il a accusé ses adversaires et prédécesseurs de la Nouvelle Démocratie d’avoir dissimulé l’étendue des déficits et de l’endettement. Pour combler le gouffre entre sa retentissante déclaration préélectorale (“De l’argent, il y en a !”) et l’inévitable politique d’austérité, il a délibérément forcé le trait, comparant la Grèce au Titanic.

Cette fuite en avant politicienne a eu de graves conséquences. Les marchés ont pris peur, le gouvernement s’est retrouvé dans l’incapacité de financer son déficit et d’honorer les échéances de remboursement de la dette. Face à la menace d’une faillite dont les effets déstabiliseraient l’économie européenne, la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international ont constitué au printemps 2010 une troïka qui s’est portée au secours de la Grèce en se substituant aux marchés, en échange de quoi il a été demandé au gouvernement grec d’assainir la situation en réduisant le déficit et en engageant des réformes structurelles.1

Plus d’un an plus tard, à l’été 2011, l’échec de ces mesures était incontestable. Les réformes n’avaient que très peu progressé, le secteur public demeurait toujours dépensier malgré les profondes coupes dans les salaires et les retraites, tandis que le déficit public baissait peu et que le rapport entre la dette et le PIB était à la hausse. Empêtré dans ses contradictions, le gouvernement grec avait pris des mesures trop tardives, très insuffisantes et, bien souvent, contre-productives. Déjà inefficace et dysfonctionnelle, l’administration a été immobilisée par des impulsions politiques incohérentes. L’économie est entrée dans une profonde récession, que l’arrêt de son irrigation par l’État et le rétrécissement du pouvoir d’achat des fonctionnaires et des retraités ne peuvent expliquer qu’en partie. Des déclarations gouvernementales successives qui se contredisaient l’une l’autre et menaçaient l’une après l’autre les diverses catégories de la population (médecins, avocats, fonctionnaires, etc.) ont créé un climat de division, de panique et d’insécurité. Tous les acteurs de la vie économique ont cherché à limiter leur exposition. Dans ces conditions, les rentrées fiscales se sont rétrécies en dépit de l’augmentation des taux d’imposition et de l’introduction de nouvelles taxes.

C’est ainsi qu’à l’automne 2011, les responsables européens s’interrogent à nouveau sur la politique à suivre. Laisser la Grèce faire défaut, comme l’imposerait la conditionnalité de l’aide, peut avoir des effets graves sur l’économie et la politique européennes. D’ailleurs, compte tenu de la taille modeste de l’économie grecque, le sauvetage du pays, même provisoire, coûterait beaucoup moins que les conséquences de sa faillite. Cette solution est cependant de nature à exaspérer, non sans raisons, les contribuables européens. C’est ainsi qu’une troisième voie semble être à l’ordre du jour. Elle consisterait à coupler le soutien économique avec une intervention de plus en plus directe dans la gestion de l’économie et de l’administration grecques. Il s’agit là d’une option sérieuse, qui n’est néanmoins pas sans risques. Cela étant, deux ans après la victoire du PASOK, les malédictions continuent à sortir de la boîte de Pandore, tandis que, dans la droite lignée du récit mythologique, l’Espérance reste toujours enfermée.

En Occident, cette tragédie grecque a surpris et continue de surprendre. Derrière l’illusion d’une Grèce plus familière et prévisible que bien d’autres pays du continent européen, c’est ainsi une profonde incompréhension qui se dévoile. En continuant à se dérouler, la crise grecque – crise économique aujourd’hui mais peut-être crise politique et crise de stabilité demain – révèle les faiblesses du projet européen.

On ne saurait dans ce cadre focaliser la lecture de cette crise sur les aspects institutionnels et politiques de la gestion de l’Eurozone. Pour importante qu’elle soit, cette lecture reste enfermée dans une vision eurocentrique qu’il convient aujourd’hui de dépasser. L’Union européenne ne se limite plus en effet, comme la CEE d’antan, à l’espace d’une petite Europe, mais ambitionne de s’étendre à tout le continent. Si elle a répondu, hier comme aujourd’hui, à de réels besoins et ambitions géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques, cette aspiration comporte néanmoins des difficultés qui sont liées bien plus à la géographie culturelle qu’aux espaces de l’économie ou des institutions.

Perceptions et réalités

La Grèce occupe une place centrale dans l’imaginaire européen. Dès lors que la modernité a fondé sa légitimité sur la référence antique, dès lors qu’un pays comme l’Allemagne s’est construit sur la mystique de l’affinité gréco-germanique, il n’a pas été possible, aux XVIIIe et XIXe siècles, d’admettre que la Grèce soit absente de la scène contemporaine de l’Europe. La création de l’État grec moderne au XIXe siècle doit à ce titre être comprise avant tout comme une grande entreprise identitaire européenne. Quel qu’ait pu être le fond d’antagonismes entre la France, l’Angleterre et la Russie dans lequel elle s’est imposée, l’indépendance grecque a été l’une des plus importantes affirmations de l’Europe.2

Il n’est donc pas surprenant que l’Europe ait cherché à construire la Grèce à son image. Il est aisé pour un visiteur du centre d’Athènes de percevoir la double appropriation de l’Antiquité grecque par la modernité européenne : débarrassé des traces du passé réel, byzantin ou ottoman, l’espace athénien a été littéralement investi par l’imaginaire néoclassique européen.

L’investissement symbolique s’est répété un siècle et demi plus tard, lorsque la Grèce a rejoint la CEE. À bien le regarder, cet événement a constitué un véritable paradoxe, tant culturel (la Grèce orthodoxe et postottomane devançait l’Espagne et le Portugal) que géographique (la CEE intégrait un pays en position d’insularité par rapport à son propre territoire) ; un paradoxe qui n’en confirme pas moins la singularité de la place de la Grèce au sein de la symbolique européenne.

Dès lors que les représentations de la modernité revêtent une telle importance, il serait difficile de concevoir ce pays en dehors de la norme géopolitique. L’Europe a appris à imaginer la Grèce comme une parfaite incarnation, presque comme l’idéal type, de la trinité westphalienne : nation, État, territoire. Cet idéal présentait certes quelques “retards”, tels le brigandage, les guerres nationalistes, l’incurie de l’administration, l’instabilité politique qui, attribués à l’héritage du “joug turc”, pouvaient être graduellement effacés, grâce à l’influence de l’Europe.

Ce paternalisme européen envers la Grèce a connu de graves déceptions et des ressentiments qui, cependant, se retrouvaient chaque fois dissipés au bout de quelques années. Une véritable cyclothymie a ainsi caractérisé la relation entre la Grèce et l’Europe (avec ou sans son Grèce : les raisons historiques de la faillite extension américaine). Sans remonter trop loin, on peut rappeler l’enchaînement des humeurs positives et négatives entre “la Grèce des colonels” fascisante (1967-1974), “la Grèce de Karamanlis” démocratique et pro-européenne (1974-1981), la “Grèce socialiste” de l’approfondissement des libertés et de la justice sociale (1981-1989), “la Grèce nationaliste” du contentieux macédonien et de la solidarité avec la Serbie (1989-1999), et enfin “la Grèce des modernisateurs” qui adhéra à l’Eurozone et organisa les Jeux olympiques de 2004. Et voilà qu’aujourd’hui, l’image s’assombrit à nouveau.

Cette multitude de représentations déforme une réalité complexe au point de frôler le ridicule : serait-on en présence de deux Grèce ? Pour dépasser les images stéréotypées, il faut d’abord questionner la validité du modèle westphalien en ce qui concerne la Grèce.

La nation

À première vue, peu de nations paraissent de nature aussi simple et incontestable que la nation grecque. Elle existe depuis l’Antiquité, a été soumise pendant quelques siècles aux “Turcs”, puis se serait réveillée en 1821, pour créer son État, libérer ses frères et récupérer ses territoires. Derrière ce récit de l’historiographie nationale grecque, volontiers repris en Europe, se cache pourtant une réalité bien plus complexe.

La population grecque actuelle est composée dans sa grande majorité de descendants de Rums (sujets ottomans de culte chrétien orthodoxe). Avant le milieu du XIXe siècle, l’identité religieuse était la principale référence identitaire de ceux dont les descendants sont les Grecs d’aujourd’hui. Ils n’étaient pas tous hellénophones : beaucoup étaient albanophones, turcophones, valaquophones ou slavophones. Seule une petite partie vivait dans l’actuel territoire grec, la plupart d’entre eux étant dispersés dans les Balkans, sur les pourtours de la mer Noire, en Asie mineure ou en Égypte. En ce sens, la Grèce a fonctionné comme un “creuset” de populations, ce qui la rend beaucoup plus comparable à Israël qu’à la France.3

Derrière l’apparente homogénéité “ethnique” se dessine donc une diversité d’origines, de cultures, de réalités anthropologiques, qui constitue un grand atout de résilience et d’ouverture pour la société grecque. Le fonds anthropologique albanais (les Grecs arvanites) explique par exemple la réussite de l’importante immigration albanaise en Grèce depuis la fin de la guerre froide.4

Malgré l’existence d’une élite cosmopolite fortement occidentalisée, la population grecque est culturellement, dans sa grande majorité, orientale. Indépendamment des crispations nationalistes, le Grec moyen est beaucoup plus à l’aise avec un Turc, un Libanais ou un juif sépharade qu’avec un Anglais ou un Allemand. La masse de la population grecque peut donc facilement tomber dans des attitudes anti-européennes et anti-occidentales plus ou moins justifiées par des sources d’amertume historiques (à commencer par le schisme et les croisades du Moyen Âge pour finir par l’occupation nazie des années 1940). Le Parti communiste grec, un des rares partis de ce type encore en vie, doit son influence au ressentiment anti-occidental bien plus qu’à l’idéologie marxiste.

Le substrat religieux de la nation grecque lui permet d’être encadrée par deux institutions, l’Église orthodoxe et l’État. Un défaut éventuel de l’État peut être compensé, au moins en partie, par une plus grande mobilisation de l’Église. La religion constitue donc un facteur important de résilience de la société grecque, ce que beaucoup de technocrates occidentaux ont du mal à saisir, puisque leurs expériences du rapport entre politique et religion appartiennent à d’autres registres.

L’État

En arrivant à Athènes en 2010, les experts de la troïka ont eu une désagréable surprise quand ils ont découvert les coulisses de l’administration grecque ; désagréable en grande partie parce que l’ambiance économiste de l’expertise internationale s’obstine à ignorer que derrière le terme “État” peuvent se cacher des formes historiques très variées. Les particularités et les problèmes de l’administration grecque s’expliquent par les modalités de la construction de l’État et les tensions que celle-ci a créées entre l’élite athénienne et le reste de la population. Les faiblesses de l’État résultent du compromis entre le centre et la périphérie, qui a été conditionné, au moins dans les premières décennies de l’existence du pays, par le besoin d’assurer un minimum de stabilité politique et militaire au sein du territoire nouvellement constitué.

L’État grec émancipé de l’Empire ottoman (1829) a été créé par des hauts fonctionnaires allemands qui ont accompagné le premier roi, le prince bavarois Othon, à partir de 1832. La centralisation a été imposée par une armée de mercenaires européens contre la résistance d’une société qui vivait dans un cadre politique, institutionnel et culturel ottoman, c’est-à-dire éclaté et réticulaire.5

La construction d’un État moderne s’est difficilement poursuivie tout au long des XIXe et XXe siècles, avec des avancées et des régressions. Afin d’obtenir l’allégeance des populations rurales, qui se réfugiaient dans le brigandage pour exprimer leur refus d’une modernité politique importée, le pouvoir s’est servi de l’appareil étatique non seulement comme instrument de répression, mais aussi comme système de distribution d’une sorte de rente ou de tribut. La principale monnaie d’échange fut l’embauche par l’État. Un poste dans l’administration se soldait par la soumission pure et simple dans un premier temps, par des suffrages ensuite.

Ce compromis, ou plutôt cette compromission, des élites athéniennes explique, au moins en partie, les déficits chroniques du budget de l’État. Elle explique aussi l’inefficacité de l’administration. Ses cadres étaient recrutés selon des critères n’ayant que peu de rapport avec la compétence. Les fonctionnaires avaient le sentiment d’avoir obtenu une sinécure plutôt qu’une mission : dès lors, à quoi bon travailler ?

Pour pouvoir distribuer une rente à un nombre suffisant de clients, l’élite politique devait trouver des sources de financement. L’une des solutions choisies pour entretenir cet État pléthorique fut de surimposer l’économie, ce qui en retour a enraciné la tradition de la fraude fiscale dans un singulier rapport de forces : l’État contre l’économie, l’économie contre l’État. Les recettes n’étant cependant jamais suffisantes, il a également fallu se tourner vers l’étranger, vers l’Europe et les États-Unis hier, la Russie et la Chine aujourd’hui. Les élites grecques ont ainsi appris à exploiter les sentiments de sympathie vis-à-vis de la Grèce, ainsi que la situation géostratégique du pays, pour obtenir des financements étrangers. Elles se sont donc constituées en intermédiaires entre une population de culture orientale qui exigeait une rente en échange de sa soumission et les puissances occidentales qui, par une combinaison de naïveté et de calcul géopolitique, apportaient les fonds nécessaires.

On pourra bien sûr reprocher à cette présentation son caractère schématique, sinon réducteur. Il y a eu des périodes pendant lesquelles l’État grec a réussi à se reformer considérablement et à fonctionner avec efficacité, sous l’impulsion de fortes personnalités politiques comme Charilaos Trikoupis à la fin du XIXe siècle ou encore Eleuthérios Venizélos et Ioannis Metaxas dans l’entre-deux-guerres. Plus récemment, Constantin Karamanlis a pu combattre à deux reprises (de 1955 à 1963 et de 1974 à 1981) les faiblesses chroniques de l’État. Depuis 1981 cependant, l’administration grecque a à nouveau sombré dans ses vieux vices.

Fondateur du PASOK et Premier ministre de 1981 à 1988 puis de 1993 à 1997, Andréas Papandréou s’est imposé politiquement en décrochant de nouvelles subventions européennes (comme celles des “programmes intégrés méditerranéens”) et en mettant en place un réseau partisan pour la distribution de la manne européenne. Influencé par les analyses marxistes sur les dangers du “légalisme” dans la conquête électorale du pouvoir, il a installé, au sein d’une administration qu’il considérait trop favorable à ses prédécesseurs de droite, des commissaires que le jargon a appelés les prassinofrouri (des “gardes verts”, c’est-à-dire l’équivalent des gardes rouges aux couleurs du PASOK). La hiérarchie a été abolie, ce qui a conduit à remettre en cause la compétence et l’efficacité. Trente ans plus tard, on peut percevoir les véritables résultats de cette pratique avec le départ à la retraite des derniers fonctionnaires de la génération d’avant 1981. L’époque d’Andréas Papandréou fut aussi symbolisée par la boutade du Premier ministre qui reconnaissait à tout fonctionnaire ou responsable politique le droit de “s’offrir un petit cadeau” tout en veillant à ne pas dépasser certaines limites ! En tolérant de la sorte la corruption, le PASOK s’est assuré une mainmise encore plus importante sur l’administration.

Successeur d’Andréas Papandréou à la direction du parti, Costas Simitis s’est distingué en réussissant à faire entrer la Grèce au sein de l’Eurozone. Les portes des marchés financiers étaient désormais grandes ouvertes. À l’époque de Simitis, l’enrichissement et la consommation ostentatoire devinrent du coup les normes incontournables de la réussite sociale. L’industrie européenne des voitures de luxe n’a pas manqué d’en profiter. Le déficit de la balance commerciale a marqué les conséquences de ces dérives. L’endettement et les diverses subventions européennes étaient cependant toujours là pour amortir les chocs psychologiques des déficits publics, de la consommation massive de produits d’importation et de la baisse de la compétitivité.

Plutôt que de constituer un stimulant pour la modernisation, la participation de la Grèce à la CEE, à l’Union européenne et à l’Eurozone a donc fonctionné comme un anesthésiant. Protégés par une Europe trop indulgente, les Grecs ont perdu le sens des réalités économiques et sociales. Ils ont sombré dans la facilité, le laxisme, le parasitisme. Les électeurs ont rejeté les chefs politiques qui prônaient des politiques de rigueur, en faveur de ceux qui leur promettaient des postes, des augmentations de salaire, des retraites anticipées et qui toléraient la corruption, la fermeture de certaines professions, les situations d’oligopole, etc. L’État, intermédiaire entre la Grèce et l’Europe, et gestionnaire du flot d’argent, s’est accru démesurément, en étouffant le secteur privé.

L’énorme chance européenne qu’avaient créée les efforts de Karamanlis dans les années 1960 et 1970 s’est ainsi transformée en désastre économique, politique et moral.

Le territoire

Selon la vision westphalienne, la nation et l’État s’inscrivent au sein d’un périmètre bien défini qui délimite le territoire national. On imagine le territoire grec, de la Crète à la Macédoine et des îles ioniennes à celles du Dodécanèse, comme éternellement grec, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, tel le “contenant” d’une nation tout aussi éternelle. Cet espace, qui correspond approximativement à une certaine géographie historique imaginaire, fut en réalité un carrefour traversé, habité et dominé par une succession de peuples, d’États, d’empires.

Culturellement polymorphe et historiquement discontinue, la nation grecque constitue aujourd’hui une réalité empirique solide, qui a été forgée par ses institutions (État et Église) sur le socle de l’Umma des chrétiens orthodoxes. Cela étant, le territoire national n’est qu’un parmi les multiples espaces de cette nation. Un grand nombre de Grecs échappe en effet, partiellement ou totalement, à l’emprise de l’État. Ils constituent actuellement la partie la plus performante de la nation. Ils s’activent dans la marine marchande, un secteur qui fonctionne à l’échelle internationale. Éparpillée aux quatre coins du monde, souvent structurée autour des diocèses du Patriarcat oecuménique de Constantinople (dont le siège est toujours à Istanbul), la diaspora grecque est également un acteur très dynamique.

L’espace grec ne coïncide donc pas avec le territoire. Un grand nombre de forces et d’acteurs grecs peuvent y négocier leur présence. Si l’État exige trop d’eux, si la politique grecque les déçoit, ils ont la possibilité de partir vers les autres espaces de l’hellénisme. En même temps, le lien national n’est jamais complètement rompu. Il est maintenu par les attachements familiaux, amicaux et religieux. Les périodes de réforme et de rétablissement de l’autorité et de l’efficacité de l’État se caractérisent par des retours dont l’effet est très sensible en ce qui concerne le progrès économique et social.

L’existence d’autres espaces nationaux, à l’extérieur de l’État, constitue donc une force de la Grèce, une réserve stratégique, qu’il est important de préserver.

Le rôle de l’Europe

Comparer les représentations européennes avec les réalités historiques et géographiques permet de comprendre la source des malentendus. Les bonnes intentions européennes ont souvent conduit à l’enfer de la corruption, du clientélisme, du triomphe de l’arrivisme, au départ des forces vives, à la marginalisation politique des véritables européistes. Le regard européen, qui surestimait hier la Grèce en considérant qu’elle disposait d’un État efficace, sous-estime aujourd’hui sa capacité à rebondir grâce à ses réserves extraterritoriales et culturelles.

En adhérant à la CEE, la Grèce avait une économie certes peu développée, mais fort équilibrée, la dette dépassant à peine 25% du PIB. Dans les trente années de son parcours européen, une série d’évolutions ont conduit à une importante appréciation de ses avantages comparatifs. La situation géographique grecque, marginale pendant la guerre froide, est devenue centrale. D’énormes opportunités se sont offertes à ses entreprises et à ses hommes d’affaires par l’ouverture de l’espace balkanique et est-européen au lendemain de la guerre froide. La mondialisation a créé d’extraordinaires possibilités d’épanouissement à un peuple fortement diasporique. Le développement du tourisme international ne pouvait que profiter à la Grèce. Enfin, la société de l’information, l’économie de l’image, du marketing et de la labellisation permettaient une mise en valeur hors du commun du label le plus connu autour du globe : la Grèce.

Point de départ solide, contexte géoéconomique très favorable, soutien politique et économique européen : on peut se demander comment, dans des conditions si favorables, la Grèce a pu arriver au bord de la faillite. Les explications des économistes qui insistent sur le handicap de l’euro paraissent très insuffisantes. Rien dans la géographie ne prédestinait la Grèce à devenir l’un des “maillons faibles” de l’Eurozone. Son économie aurait pu atteindre des performances exceptionnelles.

Le problème grec n’est pas économique, mais bien politique. Il concerne le fonctionnement de son État. Les héritages de l’Empire ottoman et les difficultés pour se constituer en société moderne ont laissé des traumatismes qui se sont réactivés après 1981, lorsque la Grèce s’est transformée en rentier de l’Europe. Au lieu de contribuer à l’assainissement de la vie politique et à la modernisation de l’économie, les fonds européens ont financé la croissance de véritables tumeurs au sein de la politique et de l’économie grecques, qui ont à leur tour fini par détruire ou marginaliser les forces saines.

Cette affirmation ne nie en rien les responsabilités grecques. Combiné à une grande immaturité politique des électeurs, l’arrivisme de plusieurs leaders politiques et intellectuels a façonné un paysage d’Hybris. En retardant la Némésis, l’influence européenne a cependant bien involontairement conduit à l’amplification des deux termes de la tragédie.6

La responsabilité européenne est politique et morale peut-être, intellectuelle certainement : erreur de discernement, étourderie ? L’Europe est en train de subir les conséquences de ses erreurs et, à juger de la politique de ses émissaires, persiste dans l’incompréhension. La relation entre l’Europe et la Grèce s’en trouve d’autant plus fragilisée. Si en Europe certains envisagent l’expulsion de la Grèce, en Grèce se développe, mois après mois, l’aspiration à se libérer de ce que beaucoup dénoncent comme un “joug européen”.

Une Grèce anti-occidentale?

Face à une crise qui la fait souffrir, la société grecque prend à nouveau conscience des “fondamentaux” économiques, des faiblesses de sa vie politique, de ses propres responsabilités. Elle est capable de mobiliser ses structures héritées et ses institutions traditionnelles, que le rêve de l’État providence avait mises à l’arrière-plan : famille, voisinage, Église. L’arrêt du flot d’argent conduira au rétrécissement, voire à la disparition, des réseaux illicites au sein de l’État. La difficulté assainira le paysage politique. La pénurie est douloureuse mais salvatrice. Dans cinq à dix ans, la Grèce aura parcouru un chemin analogue à celui de la Turquie des années 2000. La “destruction créatrice” qui commence en Grèce aujourd’hui donnera ses fruits grâce aux atouts comparatifs, aux réserves stratégiques au sein des espaces grecs, à la résilience d’une société qui a traversé de grandes épreuves dans un passé relativement proche.

Contrairement aux apparences, le principal aspect du problème grec pour l’Europe n’est pas économique mais géopolitique.

Avec sa noria de stéréotypes xénophobes, la presse européenne ranime les représentations d’un Occident arrogant, méprisant, dominateur. En tentant de faire porter aux diktats européens, réels ou supposés, la responsabilité des mesures d’austérité, le gouvernement n’améliore pas la situation. La mise sous tutelle de l’administration grecque par des missions composées d’experts européens est une opération délicate qui devrait être perçue comme une contribution à l’efficacité de l’État mais qui n’en est pas moins menée de manière maladroite, provoquant déjà de violentes réactions. Enfin, les indispensables privatisations paraissent de plus en plus comme une appropriation de la richesse nationale par des groupes étrangers et par les oligarques grecs, maîtres de la presse nationale et considérés comme les principaux responsables de la souffrance populaire.

Le désastre grec, que beaucoup commencent à comparer à celui de 1974, pose à nouveau la question de l’orientation géopolitique de la Grèce.

Il est difficile de prévoir le moment et les conditions qui briseront l’équilibre instable grec. Faillite, explosion sociale, crise gréco-turque, ou simplement une abdication du PASOK, à l’instar des militaires dictateurs en juillet 1974 ? D’une manière ou d’une autre, il faut s’attendre à une douloureuse rupture qui risque de déclencher une vague anti-européenne, voire anti-occidentale.

Les Balkans occidentaux ne sont pas stabilisés. La Serbie peut difficilement oublier son humiliation au Kosovo. La Turquie se détourne de plus en plus de l’Occident. L’affaiblissement de l’influence américaine au Moyen-Orient et les “Printemps arabes” créent de nouvelles incertitudes. La Russie et la Chine développent leurs réseaux et leur influence à Chypre et en Grèce. Une régression anti-occidentale grecque n’arrangera pas cette situation. L’éloignement de la Grèce constituerait aussi un aveu d’échec pour l’Europe, un coup grave à son soft-power, un affaiblissement de l’iconographie européenne, tellement nécessaire devant la situation économique.

Il n’y a certes pas lieu pour l’Europe d’accepter des concessions économiques supplémentaires sous la menace, ce qui renforcerait en Grèce les dérives des décennies précédentes. Il faut plutôt prendre conscience de l’attention qu’exige la relation avec le peuple grec et ses responsables politiques. Seule la coopération entre des chefs politiques grecs responsables et légitimes et des dirigeants européens sensibles aux aspects culturels de la construction européenne peut sauver la situation.

Contrairement aux leaders des grands pays, qui ignorent souvent tout de la culture de leurs interlocuteurs ou, pire encore, raisonnent en fonction d’idées reçues, les responsables politiques des petits pays maîtrisent parfaitement la culture européenne ou américaine, ayant souvent fait leurs études et ayant vécu dans les grandes villes occidentales. La connaissance de l’autre permet d’adapter son discours à ce qu’il peut facilement comprendre, de présenter des idées aisément assimilables, d’exploiter faiblesses ou sensibilités. L’objectif des dirigeants opportunistes consiste à gagner la sympathie en se présentant comme les défenseurs des valeurs occidentales face à un peuple arriéré, corrompu, fanatique. Les avantages financiers ou autres ainsi obtenus sont utilisés pour s’imposer politiquement à l’intérieur. Pourtant, de tels “amis de l’Occident” parviennent rarement à bien gérer le pouvoir. Leurs échecs, leurs péchés politiques et moraux font le lit des forces anti-occidentales.

Les États-Unis ont sauvé la Grèce du danger communiste à la fin des années 1940 et l’ont aidée à se reconstruire. Le soutien américain à la dictature des colonels, dociles et flatteurs, a peu à peu transformé en violent anti-américanisme la sympathie de l’opinion publique grecque pour les États-Unis. Avec la chute des colonels, en juillet 1974, le danger d’un retournement anti-occidental de la Grèce était très réel. La situation a été sauvée in extremis. Constantin Karamanlis, auto-exilé à Paris, avait gardé des distances à la fois par rapport aux colonels et à la gauche anti-occidentale. Pro-occidental et pro-européen, il n’était point apprécié par la diplomatie américaine à cause de ses avertissements, de ses critiques, de son indépendance. Henry Kissinger le considérait comme un irréductible nationaliste, un “De Gaulle grec”. Au moment critique, lorsque le régime des colonels s’effondrait, Karamanlis fut appelé à Athènes. Giscard d’Estaing lui a apporté un soutien politique et militaire dont l’étendue exacte reste encore inconnue.

Karamanlis et le président français ont réussi à briser le mur d’incompréhension qui handicape la relation entre Orient et Occident. La Grèce a été sauvée d’une tentation qui l’aurait conduite, quinze ans avant la chute du mur, loin de l’Europe; l’Occident a évité une grave crise géopolitique et géostratégique en Méditerranée orientale.

La Grèce et l’Europe doivent s’inspirer aujourd’hui de ce précédent.

***

En 2011, l’Europe a découvert la capacité de nuisance d’un petit pays dont l’économie représente moins des trois centièmes de l’ensemble européen. Plutôt que de tourner sa colère contre la population grecque, l’Europe a intérêt à regarder vers l’intérieur, pour comprendre quelles ont été ses propres faiblesses qui ont conduit à un tel échec. La discussion sur la contradiction entre unification monétaire et fragmentation politique n’est qu’un des aspects de cette interrogation. Seule, elle ne peut aboutir que sur une impasse. La multiplication des malentendus et des incompréhensions entre les diverses composantes culturelles de l’Union européenne éloigne de plus en plus la perspective de l’unification politique.

Le choix de l’Europe est clair : poursuivre son ouverture géographique ou engager sa régression en se divisant géographiquement en sous-ensembles définis sur la base de critères économiques. Dans le second cas, ce sont bien les dangers que les Pères fondateurs de l’Europe ont voulu éloigner qui risquent de réapparaître.

Pour continuer d’aller de l’avant, pour réaliser le rêve d’une grande Europe, étendue à la Méditerranée, un changement de paradigme s’impose. Pour intégrer dans un ensemble cohérent une diversité culturelle de plus en plus importante, il faut engager un effort d’ouverture intellectuelle et identitaire. Le prix spirituel est certes lourd, mais, dans un monde en mutation, peuplé de plus en plus de nouvelles puissances qui puisent leurs forces dans leur différence culturelle avec l’Occident, il n’y a pas d’autre issue pour éviter un déclin annoncé déjà depuis 1920.7

L’étude du cas grec peut apporter des enseignements utiles pour avancer sur cette voie.

Georges Prévélakis, "What went wrong with Greece? Lessons from a Balkan Country's Thirty Years of European Experience", dans Tihomir Domazet, Facing the Future of South-East Europe, Zagreb, Croatian Academy of Sciences and Arts et Croatian Institute of Finance and Accounting, 2010, p. 221-228.

G. Prévélakis, "Géopolitique du philhellénisme", dans Cléopâtre Montadon (sous la dir. de), Regards sur le philhellénisme, Genève, Association gréco-suisse Jean-Gabriel Eynard, 2008, p. 13-20.

Jean Gottmann, "Le "creuset" des populations en Israël", Politique étrangère, 1951, no 2, p. 109-118.

Pierre Sintes, "Construction des discours d'appartenance en migration : l'exemple des Albanais en Grèce", dans G. Prévélakis (sous la dir. de), "Pour une nouvelle Entente balkanique", Dossier thématique, Anatoli (nouvelle série des Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien), Paris, CNRS Éditions, 1/2010, p. 193-212.

G. Prévélakis, "Balkans ou Europe du Sud-Est ? Une énigme pour la géographie régionale", dans Michel Foucher (sous la dir. de), l'Europe entre géopolitiques et géographies, Paris, Sedes, 2009, p. 137-158, en particulier p. 147-150.

G. Prévélakis, "La Grèce : trois décennies d'anesthésiant européen", Dossier thématique : Complexités balkaniques, Géostratégiques, 2011, no 31, p. 97-110.

Albert Demangeon, Le Déclin de l'Europe, Paris, Payot, 1920, 314 p. Rééd. Paris, Guénégaud, 1975.

Published 23 December 2011
Original in French
First published by Esprit 11/2011

Contributed by Esprit © Georges Prévélakis / Esprit / Eurozine

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