Faut-il attendre une refondationde la social-démocratie ?

Après une longue éclipse, les théories du déclin du monde occidental sont de retour et renouvellent un pessimisme qui, alimenté par le marasme de l’entre-deux-guerres, avait été affaibli par les progrès sociaux des “Trente Glorieuses” et, plus récemment, par l’espoir, suscité par les révolutions démocratiques en Europe de l’Est, de la construction d’une démocratie cosmopolitique. Après que Paul Kennedy et Samuel Huntington ont respectivement annoncé l’affaiblissement des États-Unis face à la Chine et l’ouverture d’une nouvelle guerre “de tous contre tous” entre les civilisations, le diagnostic du déclin a été étendu à la situation de l’Europe, qu’il s’agisse de l’état de ses grandes nations historiques ou de l’Union elle-même.

Ancient agora of Athens. Photo: Andreas Trepte. Source:Wikimedia

Ce regain de pessimisme n’a pas seulement atteint l’interprétation du cours des relations internationales : il a aussi contaminé l’analyse des systèmes politiques nationaux en Europe par la diffusion de deux arguments. Selon le premier d’entre eux, la vague actuelle de phénomènes populistes électoraux constituerait l’indice de la crise d’un modèle institutionnel qui, basé sur la démocratie parlementaire représentative nationale, le Welfare State et la concertation sociale, serait devenu obsolète au sein d’un monde “globalisé”. Selon le second argument, intimement lié au premier, la social-démocratie, qui a contribué à la consolidation de ce modèle, aurait épuisé son projet et serait appelée à disparaître ou à se transformer en un parti mineur de centre droit, incapable de rassembler une majorité et de se placer à la hauteur des enjeux du nouveau siècle. Pourtant, ce mouvement a montré par le passé sa capacité à aller de refondation en refondation, et il est sans doute prématuré de l’enterrer.

Fragilités de la social-démocratie

Depuis 2007, la crise financière rappelle la fragilité de la thèse selon laquelle l’existence d’une social-démocratie puissante serait consubstantielle à une société capitaliste encadrée par un régime parlementaire. Alors que la diffusion mondiale des effets du krach du marché immobilier nord-américain offre une nouvelle démonstration de la dangerosité du capitalisme financier pour les producteurs et les consommateurs, de nombreux citoyens se détournent de la gauche gouvernementale qui, malgré sa redécouverte du libéralisme économique, conserve au coeur de son programme les objectifs de régulation et de redistribution. À cet égard, l’échec de Gordon Brown à reconduire une majorité en 2010, malgré la démonstration de sa capacité à assumer un leadership international dans la définition d’une politique mondiale anticyclique, a peut-être constitué un tournant de l’histoire de la gauche. Depuis, la socialdémocratie européenne n’a pas construit l’alliance continentale exigée par l’ampleur des défis sociaux. Au sein même du groupe socialiste au Parlement européen, aucune coordination efficace n’a été possible : les gauches nationales ont conservé le langage des intérêts des États qui sont leur terre d’élection. En dépit de la médiatisation de la paupérisation des populations grecque ou espagnole, elles sont apparues incapables d’une réaction concertée et solidaire, comme d’une démonstration pédagogique de la complémentarité des intérêts des citoyens des États européens. Une adhésion timide au principe d’une taxation des transactions financières internationales, un soutien à la candidature de François Hollande à l’élection présidentielle, ainsi qu’un européisme flou – aux antipodes du grand dessein fédéraliste et keynésien de Jacques Delors – dissimulent à peine une panne politique collective. Battue dans les urnes en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Suède, concurrencée par des formations populistes en France, aux Pays-Bas, en Belgique et au Danemark, la social-démocratie a perdu son quasimonopole de la représentation politique de la critique de la société capitaliste.

La perte de ce monopole a des précédents. Déjà affaiblis par la scission des forces communistes au lendemain de la révolution soviétique, les socialistes se sont effondrés dans de nombreux États devant la montée du nazisme et du fascisme. Ensuite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la social-démocratie a peiné à retrouver une spécificité idéologique et une base électorale solide, car les partis conservateurs et libéraux opéraient alors un virage à gauche en soutenant le principe d’une économie sociale de marché. Enfin, dans le double contexte de la crise culturelle révélée par mai 1968 et de la dérégulation néolibérale ouverte par l’érosion des accords de Bretton Woods, la gauche traditionnelle a éprouvé de grandes difficultés à canaliser l’expression d’une nouvelle génération de revendications qui a trouvé un porte-parole alternatif dans les partis écologistes et régionalistes. À chaque fois, elle a survécu. On peut tirer deux leçons de l’histoire de la social-démocratie européenne au fil du XXe siècle : tout d’abord, cette famille politique a régulièrement été donnée pour mourante ; ensuite, elle a, tout aussi régulièrement, trouvé en elle-même les ressources pour démentir ce diagnostic.

Pour autant, cette capacité de la social-démocratie à survivre jusqu’à présent aux crises comme à la prospérité du capitalisme européen n’est pas un gage d’immortalité. En outre, le XXIe siècle donne aux socialistes au moins trois raisons de s’inquiéter. La première est que la crise actuelle du capitalisme, estimée par des économistes comme Daniel Cohen et Paul Krugman comparable, au plan technique, à celle des années 1930, reproduit, au plan politique, le scénario d’une montée en puissance de concurrents populistes, installés à droite comme à gauche de l’échiquier. Le deuxième motif d’inquiétude est l’échec de la social-démocratie à s’implanter dans les États de l’ancienne Europe de l’Est qui, en rejoignant l’Union européenne, ont acquis une capacité d’influence sur la redéfinition d’un modèle social collectif. Si les contenus de la Perestroïka ont permis de rêver à une convergence du communisme postsoviétique et du socialisme occidental, ce rêve ne s’est pas réalisé.

Enfin, le troisième élément qui autorise à douter de la pérennité de la social-démocratie en tant que projet politique est son déclin comme référentiel idéologique. En Asie, en Afrique du Nord ou en Amérique du Sud, les mouvements qui affichent une ambition réformatrice ne se réclament plus du socialisme, comme entre 1945 et la fin des années 1960 : ils lui préfèrent un argumentaire nationaliste ou religieux. Quant aux gouvernements chinois, indien ou brésilien, qui entretiennent une relation complexe à la notion de socialisme, leur peu d’appétit pour la reconstitution, tentée par Tony Blair et Massimo d’Alema à la fin des années 1990, d’une coordination des forces progressistes mondiales, confirme l’affaiblissement de l’aura de la gauche européenne.

En 1906, alors que le triomphe politique de la classe ouvrière pouvait sembler proche en Europe, le sociologue Werner Sombart interrogeait l’énigme de l’absence de mouvement socialiste dans une Amérique devenue la plus importante région industrielle du monde. Cent ans plus tard, la principale interrogation à laquelle est confronté tout observateur de l’état des forces progressistes est moins l’hypothétique nature socialiste du programme de Barack Obama que la portée du déclin électoral de la social-démocratie alors qu’une crise du capitalisme bat son plein.1

Un mouvement en constante refondation

L’hypothèse de la survie politique de la social-démocratie sur le long terme ne peut pas seulement se nourrir de la capacité – démontrée en France, en Belgique, aux Pays-Bas ou au Danemark – qu’elle conserve à remporter des victoires ponctuelles. En revanche, une étude approfondie de son passé autorise deux constats qui lui sont bien plus favorables.

Tout d’abord, l’histoire de la social-démocratie européenne au XXe siècle n’est pas caractérisée par un affaiblissement progressif et linéaire, mais par une succession de flux et de reflux.2Ensuite, une analyse des débats consacrés, au siècle dernier, par les partis nationaux à l’efficacité de la stratégie et du programme démontre qu’il existe un lien entre la capacité de la social-démocratie à remporter des élections et celle à appréhender les transformations de la société industrielle. S’il est évident que la gauche ouest-européenne éprouve une difficulté historique à surmonter la contradiction entre sa rhétorique électorale et sa pratique gouvernementale, il est aussi vrai que, depuis la fin du XIXe siècle, plusieurs générations d’intellectuels3 ont réussi à réconcilier son programme avec les enjeux d’un environnement en perpétuelle mutation. Sous l’impulsion de militants que Gramsci qualifiait d'”intellectuels organiques”, la gauche a souvent vu les risques induits par la stagnation doctrinale et l’attentisme, et, lorsqu’elle en a tiré les conséquences, remporté des succès. Le poids du débat d’idées au sein des partis est occulté par la définition en creux qui est donnée de l’orientation idéologique de la social-démocratie : celle-ci serait “réformiste” à défaut d’être “révolutionnaire”, soit lente et pragmatique plutôt qu’ambitieuse. Or la vigueur d’une dynamique programmatique est attestée par cinq générations de débats”révisionnistes”.4 suscités par des intellectuels tels qu’Édouard Bernstein, Henri de Man, Willi Eichler, Michel Rocard et Anthony Giddens. Ces hommes partageaient au moins deux intentions : dénoncer l’erreur de la sous-estimation marxiste de la résilience du capitalisme dans les crises et introduire des modifications structurelles dans l’organisation de la société libérale. Opposés au recours à la violence et à la soumission de la société à un État, fût-il socialiste, ils refusaient en même temps la réduction des perspectives de la gauche à la gestion d’un capital électoral. La définition, utilisée par Bernstein, du socialisme moderne dans les termes d’un “libéralisme organisateur” éclaire leur ambition.

En 1898, Bernstein développe, quelques années avant Lénine, une critique de l’efficacité de la logique majoritaire au sein de la gauche. Cependant, contrairement au leader russe, il s’appuie sur une interprétation de l’évolution du capitalisme ouest-européen qui met l’accent sur l’augmentation de la production de richesses, l’amélioration des conditions matérielles des salariés et le dynamisme économique induit par la libération internationale des échanges. Dans un livre qui fait sensation, ce responsable du SPD se démarque de la direction du parti en contestant l’opportunité d’une stratégie fondée sur l’hypothèse de l’imminence de l’effondrement du capitalisme et de la prolétarisation des travailleurs.

Bernstein soutient, contre la “pensée unique” social-démocrate, deux arguments. Tout d’abord, la révolution est devenue une méthode inutile à l’intérieur d’une société en cours de démocratisation. Ensuite, la poursuite de revendications exclusivement matérialistes va mener à l’intégration de la classe ouvrière au capitalisme. Dès lors, la social-démocratie doit admettre que son rôle consiste aussi à canaliser, au bénéfice de la collectivité, la logique libérale et, plus particulièrement, à expérimenter, au-delà du cadre parlementaire, une extension du principe démocratique à toutes les sphères et institutions de la société. L’initiative est originale car elle n’exprime pas une ambition personnelle. Bernstein se met au service de leaders dont il réclame deux choses : une modernisation du programme à partir d’une analyse socio-économique ainsi que le dépassement, au travers de la formulation d’une nouvelle ambition, de la contradiction entre les objectifs révolutionnaires affichés et une pratique attentiste. La controverse s’éteint en 1904, car en sous-estimant la double problématique de la guerre et de l’impérialisme, l’analyse de Bernstein perd son actualité, au moins jusqu’en 1918. Cependant, au-delà d’un échec individuel et ponctuel, une tradition “révisionniste” a été ouverte : les partis sociaux-démocrates sont devenus, en dépit des traits bureaucratiques dénoncés par Robert Michels,5 des lieux de délibération.

Une fois consommée la scission avec les forces communistes, le débat révisionniste reprend vigueur au cours de l’entre-deux-guerres lorsque intervient Henri de Man. Issu des rangs du Parti ouvrier belge, de Man opère une synthèse de discussions qui – en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Suède – contestent l’actualité d’une doctrine qui a peu évolué depuis la première révolution industrielle. L’enjeu est à nouveau de contrer la tendance de la classe ouvrière à l'”embourgeoisement”, mais aussi de conserver à la gauche le vote des salariés exposés à la menace du chômage et à la tentation fasciste. Peu après la crise de 1929, de Man obtient du POB l’adoption d’un programme “planiste” qui parie sur la compatibilité des intérêts du monde du travail et d’une économie de marché profondément réformée. En Belgique, l’efficacité électorale de l’argumentaire planiste est fatale à l’extrême droite. Le planisme retient également l’attention de la gauche européenne, réunie dans le cadre des conférences de Pontigny. La suite de la trajectoire d’Henri de Man, entachée par un éphémère rapprochement avec l’occupant allemand, a beau tourner à la tragédie individuelle, sa démarche favorise les noces du keynésianisme et du socialisme. Les années 1950 constituent le troisième moment des débats “révisionnistes”.

Adopté par le SPD en 1959 sous l’impulsion de Willi Eichler, disciple du philosophe néokantien Leonard Nelson, le programme de Bad-Godesberg en est le produit le plus célèbre. À l’époque, l’enjeu est, à nouveau, que la social-démocratie conserve les suffrages de travailleurs satisfaits par les bénéfices du fordisme. Il faut également qu’elle se distingue d’autres forces politiques qui se revendiquent d’un libéralisme social. Dans la droite ligne de Bernstein, le “réalisme éthique” d’Eichler – qui associe un optimisme démocratique à des thèses proches de l’École de Francfort quant aux dangers de la diffusion d’une “raison technique” – est mieux défini par le souci de contrecarrer la tendance de la société marchande à réifier l’individu que par sa référence, discrète, au marxisme. Ce discours postmatérialiste contribue à la modernisation de l’image du parti, nécessaire à l’ascension de Willy Brandt. Moins de dix ans plus tard, les transformations du capitalisme européen relancent, au sein des organisations social-démocrates, le questionnement sur l’adéquation des programmes aux réalités sociales. C’est en France que le processus est le plus lisible depuis qu’a été amorcée la discussion de la validité des options et du discours marxisant de Guy Mollet par une poignée d’hommes qui animent le PSU avant de rejoindre François Mitterrand. Ces hommes, dont le plus emblématique est Michel Rocard, marchent sur les traces de Bernstein et d’Henri de Man. En se définissant comme “planistes” ou “autogestionnaires”, ils entendent redéfinir le projet socialiste afin de faire face à l’internationalisation croissante du capitalisme et de contrôler la montée de l’inflation. De surcroît, ces lecteurs d’André Gorz et de Jean Baudrillard entreprennent d’arrimer à la social-démocratie des électeurs exposés à la séduction des nouveaux mouvements sociaux issus de mai 1968.6 Au-delà de l’antagonisme célèbre entre deux hommes d’État, Rocard apporte à Mitterrand une modernité économique et l’écoute de groupes sociaux qui se situent en dehors des frontières de la classe ouvrière traditionnelle que se partageaient la SFIO et le parti communiste. Après la publication des principaux écrits de Michel Rocard et de ses pairs au cours des années 1970, une dernière génération intellectuelle “révisionniste” se manifeste dans les années 1990.

Inspirée par Anthony Giddens, elle élabore la doctrine dite de la “3e voie”, officiellement ralliée par le New Labour de Tony Blair et le SPD de Gerhard Schröder. Directeur de la prestigieuse London School of Economics, Giddens engage la gauche à ne pas résumer sa perspective historique à la pétrification d’un système national de sécurité sociale installé en 1945 et à chercher à gouverner la mondialisation des échanges économiques et culturels. Sa doctrine suscite une polémique d’une ampleur comparable à celle qu’avait provoquée Bernstein. Reste que, par-delà les controverses, elle donne au Labour Party trois victoires consécutives et ramène à lui les classes moyennes.

Ce récapitulatif d’épisodes, sous-estimés ou ignorés, de l’histoire de la gauche n’induit pas que le sort de la social-démocratie dépende aujourd’hui d’un homme providentiel. Bernstein et ses pairs n’ont pas été des dei ex machina : ils ont, en restant fidèles à leur parti, cristallisé et doté d’une orientation stratégique des critiques que partageaient d’autres intellectuels de la même génération. En revanche, leurs interventions ont vérifié l’intuition de Gramsci – approfondie par Bourdieu, Ricur ou encore Mannheim – quant à la fonction politique des intellectuels et la nécessité de substituer, selon les termes de Ricur,7 de nouvelles “utopies” aux “idéologies” pour ceux qui veulent reconstruire le monde et convaincre une majorité. Leurs contributions démontrent que l’attentisme et l’immobilisme sont des écueils auxquels la gauche se heurte régulièrement et qu’elle sait éviter. En outre, et c’est peut-être là l’essentiel aujourd’hui, elles prouvent que la source de la volonté politique est plus fréquemment le parti, aiguillonné par ses intellectuels organiques, que l’électeur qui – dans le contexte d’un déclin des formes historiques de socialisation politique – exprime des attentes et des peurs plutôt qu’un projet. Autrement dit, le reproche, adressé à la gauche, de ne pas entendre suffisamment le “peuple”8, est mal inspiré. L’histoire démontre que la fonction programmatique est exercée par les élites politiques, syndicales et académiques de la gauche et que c’est à celles-ci qu’incombe un triple devoir d’analyse, d’imagination et de communication.

Pour un avenir de la social-démocratie

Une analyse des perspectives d’avenir d’une social-démocratie en difficulté ne peut se terminer que sur une note d’espoir, en forme d’incantation, aux intellectuels ; elle peut être complétée par la mise en avant de deux paramètres. Tout d’abord, les “intellectuels organiques” du XXIe siècle existent. Ensuite, toutes les ressources du “libéralisme organisateur” ne sont pas épuisées. En dépit d’une nouvelle panne doctrinale, la social-démocratie a accompli au cours des dernières années un progrès certain en contribuant à la possibilité technique de nouveaux débats révisionnistes. Non seulement tenir un discours critique n’expose plus à l’ostracisme, mais les organisations se sont équipées de think tanks capables de produire une analyse actualisée de l’évolution du capitalisme et des attentes des électeurs.

Ce développement de l’histoire des partis ne concerne pas seulement la gauche, mais s’y manifeste avec force. Il est par ailleurs remarquable qu’au sein d’une famille politique où les spécificités nationales demeurent importantes, la multiplication de think tanks ait été accompagnée par la création de la Fondation européenne d’études progressistes qui, sous la présidence de Massimo d’Alema et la direction d’Ernst Stetter, a vocation à en assurer la convergence générale. Cette institutionnalisation des cadres d’une réflexion révisionniste pourrait signifier que le rêve de Gramsci d’une prise en charge de la fonction d'”intellectuel organique”, non plus seulement par quelques francs-tireurs mais par le parti lui-même, est en voie d’être réalisé..9

Si aucune avancée doctrinale n’a été assumée par un parti social-démocrate depuis la Third Way, le dynamisme de Policy Network et de la Fabian Society en Grande-Bretagne, de la fondation Jean-Jaurès et de Terra Nova en France, ou encore de la Wiardi Berckman Stichting aux Pays-Bas, contraste avec l’enlisement des formations dont ces structures sont proches.

Que le discours partisan ait pris ses distances par rapport aux dogmes du marxisme orthodoxe de Kautsky ou que le deficit spending ait été largement pratiqué par des gouvernements sociauxdémocrates ne signifie pas l’épuisement en 2013 des propositions révisionnistes. En effet, le noyau dur de ces propositions comportait également l’extension des principes de liberté et de participation à tous les sous-systèmes sociaux, l’installation d’un rapport original à la nation et à l’Europe et, enfin, une stratégie de rassemblement des progressistes au-delà du clivage philosophique. Or, de telles pistes sont encore négligées.

Décentraliser la démocratie

Malgré des propositions révisionnistes en ce sens – notamment inspirées du “fédéralisme” de Proudhon –, la social-démocratie a rarement défendu une décentralisation du pouvoir au-delà de la devolution britannique, c’est-à-dire une déconcentration de la représentation parlementaire et une délégation de responsabilités techniques à des autorités administratives locales reproduisant les caractéristiques d’institutions centrales. La stimulation de la dimension communautaire des quartiers est, certes, discutée à gauche en Europe depuis la popularité de la thématique altermondialiste des “budgets participatifs”. Toutefois, sur le terrain, la gestion publique évolue moins dans la direction de l’autonomisation des associations, que dans celle – prônée par le new public management – d’une contractualisation des rapports entre un secteur public étatisé et un secteur privé marchand.

La gauche doit historiquement beaucoup aux coopératives, mutuelles et syndicats. Pourtant, la gauche moderne10 oublie les potentialités de l’utopie autogestionnaire de Marx, exprimée dans le rêve d’une dissolution de l’État politique dans la société et maintenue par les révisionnistes. Or, même sans reproduire le niveau d’exigence de Rousseau, la décentralisation peut contribuer à une réappropriation de la politique par des citoyens sensibles à la “critique des élites” diffusée par les mouvements populistes. En outre, au plan stratégique, la social-démocratie gagnerait à reconstruire l’association historique d’un parti, d’un syndicat, de mutuelles et de coopératives.

Redécouvrir la démocratie économique

Le désintérêt de la social-démocratie pour le self-government est également avéré par la disparition de la revendication de démocratie industrielle, défendue avec force par de Man et Rocard. Depuis la généralisation du dialogue social “paritaire”, la gauche gouvernementale borne ses ambitions à la reproduction, dans la sphère économique, de formes embryonnaires de représentation, inspirées des premiers stades de l’expérience parlementaire. La revendication d’une cogestion est tombée dans l’oubli, alors qu’elle n’appartient pas au registre du romantisme révolutionnaire. Au contraire, l’instauration d’une participation accrue des travailleurs à la définition des objectifs de l’entreprise – éventuellement complétée par la détention, encore défendue dans la Suède des années 1980 par Rudolf Meidner, d’une partie du capital au travers des fonds financiers11 – peut contribuer à la régulation de sociétés exposées aux dérives du capitalisme financier et de la délocalisation. Paradoxalement, ce sont des écoles de commerce qui mènent la réflexion sur la réorganisation du gouvernement de l’entreprise sur des bases participatives.12

Redéfinir les sens de la nation

Attachée à l’État plutôt qu’à la nation, la social-démocratie moderne continue à sous-estimer l’importance de celle-ci dans la constitution de l’identité politique. Aujourd’hui, cette négligence lui coûte des transferts de voix au bénéfice de forces populistes qui exploitent le thème de la défense de l’intérêt national face aux menaces alléguées de l’immigration et de l’Union européenne. Or l’invite à prendre conscience du fait national et, en même temps, à combattre le nationalisme “ethnique” remonte à Bernstein et à de Man. Les socialistes révisionnistes ont en effet adressé aux partis plusieurs recommandations.

La première est de relativiser l’engagement fédéraliste européen et de privilégier une orientation mondialiste qui offre aux nations un cadre de coexistence. Concrètement, les révisionnistes ont limité leur soutien au projet européen à l’installation d’une coopération technique intergouvernementale. De la sorte, ils n’ont pas manifesté l’européisme postnational13 qui a caractérisé la social-démocratie à partir de 1989. Euroréalistes plutôt qu’eurosceptiques, de Man et Rocard ont largement insisté sur le fait que les lieux du combat politique de la gauche se situaient dans les cadres de l’entreprise, de l’État-nation et du monde à l’échelle desquels opèrent les forces capitalistes tandis que la coopération européenne n’est qu’un outil à disposition, dans le meilleur des cas, de gouvernements socialistes pour gérer un espace régional intermédiaire.

La seconde recommandation adressée par les révisionnistes est de ne pas confondre une orientation mondialiste avec une forme de cosmopolitisme ignorante des identités particulières. L’auteur le plus intéressant sur ce point est un contemporain d’Henri de Man, Otto Bauer : confronté à la problématique de l’installation d’un régime socialiste au sein de l’espace multiethnique austro-hongrois, il plaidait la liberté pour l’individu de choisir sa communauté culturelle “nationale” d’appartenance14 au sein d’une structure politique partagée. Autrement dit, son intention était de donner des droits aux individus et aux nations, sans pour autant confier à celles-ci la détention exclusive de l’autorité politique. Partageant cette préoccupation d’organiser la coexistence des cultures et d’éviter qu’une identité culturelle clive la société politique, Karl Renner proposait de lier le choix de la nationalité à l’âge d’acquisition du droit de vote et concevait, lui aussi, la nation comme une forme d’association parmi d’autres. La modernité de ces auteurs est aussi justifiée par le fait que, leur perspective étant de déterminer les droits et les obligations des différentes “nations” et non d’entériner le multiculturalisme d’un espace politique, elle n’interdit pas d’intégrer à la réflexion un débat sur la régulation des flux migratoires qui n’était pas à l’agenda politique des années 1930.

Construire une alliance progressiste au-delà du clivage philosophique

Même s’ils ont croisé la route de théologiens préoccupés de la restauration d’une éthique communautaire, les socialistes révisionnistes sont d’indiscutables lacs et ne conçoivent que la paix civile et la justice redistributive comme limites à la liberté individuelle. En revanche, ils ont misé sur l’historicité des Kulturkampfen entre Église et État, la démocratisation des institutions religieuses et la pérennité de la foi individuelle pour plaider la construction d’un front progressiste au-delà des clivages philosophiques. Dans des pays telles l’Allemagne et la Belgique, où des partis se réclament d’un christianisme social, cette stratégie a permis la formation de nombreux gouvernements dans la seconde moitié du XXe siècle. Cinquante ans après les appels d’Eichler à ouvrir le mouvement socialiste aux croyants, les termes de la question religieuse peuvent paraître renouvelés par les évolutions doctrinales du Vatican ainsi que par la diffusion du culte islamique en Europe. Elle est certainement trop complexe pour être traitée ici. Mais la boussole politique des révisionnistes gagne à être rappelée : elle consiste à parier, malgré les “effervescences religieuses”, 15 sur la vigueur des tendances séculières et sur ce que Marcel Gauchet a appelé le “désenchantement du monde”. Sur cette base, la lacité ne se comprend pas dans les termes d’une croisade contre une communauté de croyants mais comme un combat – capable de réunir athées, agnostiques et pratiquants – en faveur de la protection de la liberté individuelle de pensée et de culte, assorti de l’objectif de restreindre à un objet social défini de façon limitative les prérogatives de toute association philosophique.

Un rappel de l’efficacité de cette conception de la lacité et de la stratégie politique devrait inciter aujourd’hui les socialistes à ne pas, faute de programme politique à la hauteur des enjeux sociaux, céder à la tentation d’exploiter la capacité médiatique d’une restauration de la revendication historique d’une séparation constitutionnelle – souvent de facto acquise – entre Église et État. Sans rien céder à une morale catholique conservatrice, Louis de Brouckère et Henri de Man avaient déjà adressé une recommandation similaire à leur parti en réclamant de ne pas perdre de vue la centralité de la critique du capitalisme.16 Quoi qu’on puisse penser de leur intervention, elle créa le débat voici un siècle et ce débat reste essentiel pour l’avenir de la gauche.

Voir Daniel Cohen et Alain Bergounioux (sous la dir. de), le Socialisme à l'épreuve du capitalisme, Paris, Fayard, 2012.

Comme l'a montré Donald Sassoon dans One Hundred Years of Socialism, Londres, Tauris, 2010.

Voir Sheri Berman, The Social Democratic Moment: Ideas and Politics in the Making of Interwar Europe, Cambridge, Harvard University Press, 1998 et Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati (sous la dir. de), le Socialisme libéral. Une anthologie : Europe-Etats-Unis, Paris, Éditions Esprit, 2003.

Le terme n'est bien entendu pas ici synonyme de "négationnisme" mais renvoie à l'idée d'une révision d'une lecture figée du marxisme, longtemps dominante dans les textes officiels des partis socialistes. Voir Emmanuel Jousse, Réviser le marxisme ? D'Édouard Bernstein à Albert Thomas 1896-1914, Paris, L'Harmattan, 2007.

Robert Michels, les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, Éditions de l'Université libre de Bruxelles, 2009 (1re éd. 1911).

Jacques Gallus, Michel Rocard, l'Inflation au c&Œlig;ur, Paris, Gallimard, 1975.

Paul Ricur, l'Idéologie et l'utopie, Paris, Le Seuil, 1997.

Pour une analyse du rapport complexe entre la gauche et le "peuple", voir Laurent Bouvet, le Sens du peuple ; la gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012.

Ce diagnostic était notamment partagé par Olivier Ferrand, qui estimait toutefois que c'est plutôt le think tank même qui est devenu l'intellectuel organique contemporain. Voir "Intellectuels et politiques, une planète en recomposition", Le Monde, 29 avril 2012.

Policy Network a toutefois lancé, avec la Feps et le groupe belge "Gauche réformiste européenne", une réflexion dans cette direction.

Rudolf Meidner, "Why Did the Swedish Model Fail?", Socialist Register, 1993, vol. 29.

Gary Hamel, "Let's Fire all the Managers", Harvard Business Review, décembre 2011.

Justine Lacroix, la Pensée française à l'épreuve de l'Europe, Paris, Grasset, 2008 ; Paul Magnette, Au nom des peuples. Le malentendu constitutionnel européen, Paris, Cerf, 2006.

Otto Bauer, la Question des nationalités et la social-démocratie, Paris, Éditions de l'Atelier, 1987.

L'expression renvoie au dossier d'Esprit, "Effervescences religieuses dans le monde", mars-avril 2007.

Louis de Brouckère et Henri de Man, le Mouvement ouvrier en Belgique, Bruxelles, Fondation J. Jacquemotte, 1965.

Published 9 September 2013
Original in French
First published by Esprit 8-9/2013

Contributed by Esprit © Christophe Sente / Esprit / Eurozine

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Read in: FR / RU

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