Dans l' "après-Saddam " il y a encore Saddam

Le renversement d’un régime n’a jamais permis d’en faire table rase. Comme on le constate déjà avec le recyclage des forces de police, d’une dépravation notoire, l’Irak ne fera pas exception. Mais l’héritage de l’ère précédente ne manquera pourtant pas de surprendre – et même d’indigner – tous ceux qui ont communié dans l’anathème de Saddam Hussein. Et ils sont nombreux. En effet, le cadre moral imposé au débat sur le bien-fondé d’une guerre contre l’Irak obligeait chacun à une dénonciation unanime et convenue de la brutalité du régime. La moindre critique émise à l’encontre de la vision politique des États-Unis était retournée en un cautionnement des pratiques les plus condamnables du tyran. Cet argumentaire culpabilisateur disqualifiait éthiquement les détracteurs de la guerre et structurait le débat, en interdisant de concevoir le régime autrement que d’un point de vue moral.

D’autres points de vue existent cependant. En Irak, par exemple, la population avait beau être lasse des exactions bien réelles du pouvoir en place, elle s’interrogeait sur l’avenir non pas en des termes généraux, comme celui de ” liberté “, mais de façon pragmatique. Comment le nouveau pouvoir pourrait-il être démocratique ? Comment éviter des conflits interethniques ? Qui assurera la sécurité – notamment, qui protégera le centre-ville de Bagdad contre la population déshéritée des faubourgs ? Combien de temps dureront les pénuries ? Hors d’Irak, au lieu d’engager une discussion technique devant apporter des réponses convaincantes à ces questions, les différentes parties restaient prisonnières d’une vision strictement négative du régime, dont la chute ne pouvait être que souhaitable… puis advienne que pourra.

Or, ce régime, aussi brutal et illégitime fût-il, constituait de fait un dispositif sophistiqué de gestion d’une population traversée de tensions. Loin d’être fruste et purement répressif, il répondait, par sa complexité, à la complexité de la réalité sociale à laquelle il était confronté. On peut donc s’inquiéter de ce que la politique des États-Unis soit justement fondée sur la négation de cette complexité, que le régime lui-même n’a jamais cessé de prendre au sérieux. Le scénario de la guerre était des plus rudimentaires : les héros américains, au prix de quelques balafres, abattent dans son repaire le vilain digne d’un film de James Bond, les opprimés en liesse célèbrent leurs libérateurs… et la vie devient meilleure, tout simplement. Grande perdante d’un scénario sommaire et insuffisant, cette complexité de la réalité irakienne semble prête à prendre sa revanche sur l’Administration de George W. Bush, qui n’a aucune arme à lui opposer.

Le projet des États-Unis se réduit apparemment à restaurer l’appareil d’État existant, au sommet duquel prendrait place un nouveau type de gouvernement. Des problèmes se posent déjà au sommet, mais les plus insolubles proviennent sans doute de la base. Saddam Hussein a laissé en héritage un appareil d’État dysfonctionnel, voire irrécupérable. Doublé d’un appareil de parti et d’un appareil présidentiel concurrencé par un rôle social croissant des communautés, ruiné par l’embargo, synonyme de corruption plus que d’une quelconque universalité symbolique, ” l’État ” irakien n’en est pas un au sens propre et il ne risque pas de le redevenir. D’une part, alors qu’il faut, avec Max Weber, ” concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […], revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime “, il apparaît que ce monopole en Irak est loin d’être acquis. D’autre part, la culture de prédation instaurée par le régime de Saddam Hussein, couplée à la dispersion de la violence, non seulement compliquera les relations entre la population et l’État, mais minera inévitablement celui-ci de l’intérieur.

Une violence diffuse

Avant-guerre, le recours à la force et l’usage de la violence ne relevaient que marginalement de l’État. Certes, l’armée jouait un rôle en matière de répression interne et la police, sous tutelle du ministère de l’Intérieur, était théoriquement chargée de la lutte contre les délits et les crimes en milieu urbain. L’appareil judiciaire prononçait certaines peines, et le ministère du Travail et des Affaires sociales gérait une partie du système pénitentiaire. Cela dit, de nombreux autres acteurs, indépendants de l’État, intervenaient en parallèle. Le parti Baas, très actif en ville, assurait l’essentiel des fonctions de police en milieu rural, en collaboration avec les tribus. Les Fedayin de Saddam faisaient office de police de choc spécialisée dans les opérations musclées. Partisans et Fedayin disposaient de leurs propres cellules de détention. D’autres formations paramilitaires, comme la Garde républicaine et les forces d’intervention d’urgence, servaient d’instrument de répression au côté de l’armée ou bien à sa place.

Ces organes n’offraient pas au régime une maîtrise totale, ” totalitaire ” pour reprendre un terme utilisé à tort et à travers, de la force. Consacré prioritairement à la défense de ses intérêts particuliers, le régime tendait à déléguer certaines de ses prérogatives. Les tribus puissantes localisées le long des frontières recevaient des armes, en particulier des pick-up équipés de mitrailleuses lourdes, des fusils-mitrailleurs de modèles plus récents que l’armée, etc., au nom d’une mission, en principe régalienne, de contrôle du territoire. Pour ce faire, elles opéraient en coordination avec le Parti et le Renseignement, rendaient des comptes directement à la Présidence et n’avaient aucun rapport, à cet égard, avec l’État.

Autre délégation de compétence, la justice tribale a largement supplanté la justice civile, corrompue et sinistrée. Du meurtre à l’accident de voiture, en passant par le divorce, un nombre croissant de litiges débouchaient sur des procédures tribales de règlement. Les assassins condamnés à mort par la justice civile voyaient même leur peine commuée en prison à vie pour peu qu’ils versent aux plaignants le ” fasl “, c’est-à-dire les ” dommages et intérêts ” prévus par le droit tribal. Le régime a été jusqu’à autoriser chacun à faire sa loi, dans le cas dit des ” crimes d’honneur ” commis impunément par les parents masculins d’une femme considérée coupable de mauvaises moeurs.

Prompt à écraser certaines conduites subversives, le régime savait aussi faire preuve d’une grande mansuétude quand il lui semblait que cela était à son avantage. Des tribus ont pu piller des dépôts d’armes, attaquer des locaux de l’appareil d’État ou éliminer des fonctionnaires, tels que les représentants honnis du ministère de l’Irrigation, sans encourir de sanctions majeures. Exemple plus parlant, les tribus du gouvernorat d’al-Anbar ont longtemps racketté les voyageurs sur la route entre Amman et Bagdad, unique voie d’accès à l’Irak jusqu’à la fin des années 1990, avant que le régime ne se décide à mettre un terme à ce banditisme. Saddam Hussein dépêcha un émissaire éminent auprès des cheikhs de la région rassemblés en congrès. L’émissaire leur rappela simplement leur noble devoir de maintien de l’ordre… La force restait ici à l’état de menace tacite, bien comprise des chefs de tribus. À ceux-ci, le régime, conscient de la vexation qu’il commettrait en les accusant ouvertement des vols et en exigeant leur sujétion, ménageait adroitement une porte de sortie honorable.

La politique en Irak ne se réduisait donc pas à l’exercice permanent de la violence. En encourageant la renaissance des tribus et les phénomènes de communautarisation en général, le régime s’est placé au centre d’un jeu dont il possédait seul la capacité d’arbitrage. Unique garantie d’un quelconque intérêt général, il s’est investi d’un rôle modérateur des tensions qu’il a lui-même attisées… Il tirait d’ailleurs l’essentiel de sa légitimité, y compris auprès de ses détracteurs, de cette qualité minimale de rempart contre le chaos.

Pourquoi la disparition du pouvoir signifierait-elle forcément l’anarchie ? Premièrement, trop d’armes circulent au sein de la population irakienne. Les prix en vigueur sur le marché noir au début de l’année 2003 aident à s’en faire une idée. Le meilleur modèle de kalachnikov, à savoir le modèle russe, léger et pliable, utilisé par la Garde républicaine, coûtait au plus 100 dollars. Les fusils dits GC, d’un format, d’un calibre et d’une portée supérieurs à la kalachnikov, oscillaient entre 100 et 350 dollars, selon l’origine (Iran ou États-Unis). Un lance-roquettes RPG7 en bon état de marche valait à peine plus de 150 dollars. À titre de comparaison, une arme rare comme un pistolet italien Beretta dépassait les 800 dollars. C’est dire la banalité du RPG… Cet excédent d’armes légères, né de l’effort de guerre contre l’Iran, alimentait d’ailleurs un trafic illégal, mais lucratif, vers la Syrie et l’Arabie Saoudite.

La dispersion d’un tel arsenal nourrit évidemment une violence chronique. Des problèmes d’accès à l’eau se sont soldé quelques fois par des tirs rangés entre voisins à la campagne. Des combats très graves entre deux tribus rivales, qui s’étaient approprié des stocks d’arme chimique pendant la débâcle de 1991, ont été rapportés. D’autres conflits locaux ont impliqué des Howitzers, de grosses pièces d’artillerie. Face à ces accès de violence, le régime restait le seul garde-fou. Bien qu’il n’ait jamais pu confisquer les armes légères en circulation, d’une part, et qu’il ait lui-même armé certains de ses alliés, de l’autre, ses capacités vigoureuses d’intervention et son monopole sur les blindés lui assuraient cependant la suprématie en toutes circonstances. À cet égard, la force d’occupation américaine se trouve dans le même cas. Mais comment pourrait-elle s’entremettre dans chacun des innombrables conflits qui ne manqueront pas de surgir ? Pour pacifier le pays, comment collectera-t-elle les armes faciles à cacher, voire à enterrer, et auxquelles les Irakiens tiendront d’autant plus qu’ils craindront l’anarchie ? Quant aux futures forces irakiennes, bras armé d’un nouveau régime dont on peine à imaginer la légitimité, ne renoueront-elles pas tout simplement avec les méthodes tant réprouvées de l’ancien ?

À ce scénario catastrophiste s’oppose la vision américaine d’un Irak apaisé, prospère et démocratique. La prospérité pourrait être en effet la seule arme efficace contre les dissensions et la violence. Mais, plutôt que d’attendre sa réalisation miraculeuse, pourquoi, là encore, ne pas la concevoir en des termes techniques ? On sait déjà qu’elle n’a de chance d’apparaître qu’à quelques conditions, dont on peut citer les plus évidentes : que les États-Unis aient honnêtement l’intention d’assumer leurs responsabilités vis-à-vis de la population irakienne ; que les Irakiens supportent la présence d’une force d’occupation le temps d’instaurer un pouvoir stable et suffisamment légitime ; que la dette écrasante de l’Irak et les lourdes réparations de guerre qu’il doit encore au Koweït et à l’Iran soient annulées ; qu’un véritable plan Marshall prenne en charge la reconstruction de ce pays dévasté, dont les revenus pétroliers ne sauraient suffire à surmonter les effets de trois guerres destructrices et de treize ans d’embargo ; que les revenus pétroliers soient redistribués et réinvestis au bénéfice de la population et non des États-Unis ou des nouveaux dirigeants du pays ; que la corruption et la logique de prédation qui pervertissent actuellement l’économie irakienne régressent au point où l’activité économique redeviendrait un gage de prospérité.

Une culture de prédation

Ce dernier obstacle n’est pas des moindres. Les pillages qui ont fait suite à l’effondrement du régime n’étaient qu’une manifestation particulièrement visible de toute une culture de prédation, née des pénuries et des incertitudes dont souffre la population irakienne depuis 1991. Cette culture consiste en une appropriation immédiate et sauvage, au détriment de la collectivité, des ressources matérielles disponibles tant qu’il est encore temps. Cette logique s’est traduite de multiples façons. Elle inspirait évidemment les pratiques de l’élite au pouvoir, qui se comportait comme si elle n’avait effectivement pas de lendemain. Un mois avant cette guerre perçue comme imminente, Ahmed Watban Ibrahim al-Hassan, fils d’un demi-frère de Saddam Hussein, s’accaparait encore, par exemple, le terrain d’un souk populaire du quartier d’al-Mansour, à Bagdad, investissant jusqu’au dernier moment dans l’immobilier ! Quant au fils aîné de Saddam Hussein, Oudeï, il personnifiait, par ses prédations non seulement commerciales mais sexuelles, l’attitude générale des hauts responsables du régime. Néanmoins, la focalisation sur leurs personnes néglige les phénomènes beaucoup plus vastes, endémiques, de corruption et de racket qui formaient en Irak une sorte d’économie généralisée de l’intérêt particulier. Une majorité de fonctionnaires complétaient leurs maigres salaires grâce aux bakchichs. Chaque métier donnait lieu à des stratégies de rançonnement spécifiques. Les professeurs, quand ils ne mettaient pas directement leur complaisance à prix, gagnaient leur vie par des cours particuliers coûteux et ambigus, car devenus une condition sine qua non de la réussite aux examens. À l’approche de ceux-ci, les tarifs s’envolaient d’ailleurs. Des instituteurs allaient jusqu’à dépouiller quotidiennement leurs élèves de leurs barres chocolatées, revendues par la suite. Des agents de l’Irrigation autorisaient des pompages illicites contre rémunération. Même de soi-disant ” gardiens ” de parkings publics exigeaient des automobilistes une rétribution excessive en se faisant passer pour des collaborateurs de l’inquiétant Comité olympique, quartier général d’Oudeï. La corruption s’étendait en outre à des secteurs sensibles, comme la Sûreté ou le Renseignement, chacun tirant de son pouvoir de circonstance des revenus plus ou moins ingénieux. Le tout s’organisait en une économie proprement cannibale, dans laquelle une voiture ou une maison abandonnée était immédiatement désossée par les plus pauvres, qui, n’ayant aucun pouvoir de circonstance à exploiter, métabolisaient en quelque sorte les résidus.

Le régime tirait naturellement profit de ce qu’une chercheuse a récemment qualifié de ” dictature des besoins “. Les prétendues largesses de Saddam Hussein, distribuées aux Tikritis et autres alliés, ont été largement exagérées. Les Fedayin de Saddam, pourtant totalement dévoués à la cause du régime, ne touchaient pas plus de 50 000 dinars par mois (environ 25 dollars). Le salaire d’un lieutenant colonel du Renseignement militaire ne dépassait guère les 70 000 dinars. Quant aux gardes rapprochés de Saddam Hussein, dont l’entraînement extrêmement sévère faisait de nombreuses victimes parmi leurs rangs, leur pécule estimé entre 2 et 3 millions (soit de 1 000 à 1 500 dollars) peut paraître plutôt modeste pour la crème de l’élite. Alors que des célibataires du célèbre quartier populaire de Saddam City considéraient 100 000 dinars comme la somme nécessaire pour vivre dignement, on comprend mieux les efforts déployés par beaucoup pour améliorer leur quotidien en multipliant les sources de revenu, quitte à se compromettre en cumulant les avantages du parti Baas, les gratifications offertes par la Présidence, les primes de l’Association des amis du président, etc. De tels arrangements pragmatiques expliquent pourquoi la population déshéritée du sud de l’Irak, majoritairement chiite et hostile au régime, n’en était pas moins majoritairement baasiste.

Les exemples de cynisme dans les relations au pouvoir sont nombreux. En voici un concernant les tribus. En mai 2002, une réunion très discrète, tenue à Amman par des cheikhs pour discuter des perspectives de changement politique, était dominée par les Shammar Jerba et les Baradost. Or les Shammar Jerba, notamment la puissante famille des Al Mohammed, ont notoirement entretenu des rapports étroits avec le régime, dont leurs activités commerciales ont beaucoup profité. Quant aux Baradost, ces Kurdes sont apparentés aux Zibar, mercenaires de Bagdad employés contre le nationalisme kurde dans les années 1970 et contre l’Iran dans les années 1980. Lorsque le vent a tourné, en 1991, les Baradost sont entrés en compétition avec les deux partis kurdes, l’UPK et le PDK, pour le partage du pouvoir au Kurdistan autonome, avant de revenir, dépités, dans le giron du régime.

Mais ce sont sans doute les policiers recrutés par l’occupant depuis la chute du régime qui fournissent le meilleur exemple de l’opportunisme ambiant. Issus des mêmes milieux sociaux que les pillards, ces policiers suscitaient bien des craintes avant la guerre de la part de la population irakienne, qui s’attendait justement à ce qu’ils se rangent du côté des voleurs à la faveur du chaos. Ces ” volontaires ” que les États-Unis présentent comme un modèle de coopération n’ont fait que trouver un nouveau maître cautionnant leurs abus . Partout réapparaissent les pratiques en vigueur sous l’ancien régime. Les ” opposants ” apportés dans leurs bagages par les ” libérateurs ” de l’Irak ne seront pas les derniers à les imiter. Le nouveau gouverneur autoproclamé de Mossoul, Mish’an Rakkad al-Damin al-Jebouri, est un archétype en la matière. Placé arbitrairement par Saddam Hussein à la tête de sa tribu, couvert de privilèges, sollicité pour l’enrôlement de recrues dans la Garde républicaine au début des années 1980, il a longtemps servi de conseiller du tyran pour les affaires tribales, avant de s’installer à l’étranger. Conspué dès sa réapparition à Mossoul, il doit son retour en politique grâce au seul parrainage de la puissance occupante…

Conscients de la fragilité de leur pouvoir dans un pays où s’annonce une guerre de tous contre tous, les successeurs de l’ancien régime risquent fort d’adopter la logique de prédation qui prévalait jusqu’ici. Décrite par un Irakien comme la loi du ” easy come, easy go “, cette logique se fonde précisément sur l’incertitude qui pèse sur l’avenir. Or cette incertitude, alors que les tensions qui traversent l’Irak commencent à s’exprimer sans entraves, n’est pas prête d’être levée.

Conçu au lendemain de la guerre,
publié en avril 2003 (Point de vue de l’IFRI)

Chapitre : ” Dans l” après-Saddam ‘ il y a encore Saddam “, dans la troisième partie : ” Pour une contextualisation de l’après-guerre” extrait du livre de David Baran, Vivre la tyrannie et lui survivre, L’Irak en transition, Mille et une nuits, juin 2004.

Published 18 August 2004
Original in French
First published by Vivre la tyrannie et lui survivre, L'Irak en transition, Mille et une nuits, June 2004

© David Baran Mille et une nuits Eurozine

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