Au-delà de la transparence de l'information, contrôler la liquidité

Du sommet de l’État au plus modeste des commentateurs, on n’entend plus désormais qu’un seul mot d’ordre, répété par tous : ” Il faut réguler. ” Ce violent retournement a quelque chose de pernicieux par son unanimisme même qui n’est pas sans rappeler la logique financière elle-même dans sa propension à focaliser les opinions dans un même sens en étouffant les estimations discordantes. ” La sagesse universelle enseigne qu’il vaut mieux pour sa réputation échouer avec les conventions que réussir contre elles ” disait déjà Keynes pour expliquer le poids excessif du conformisme boursier.

Autrement dit, contrairement à bien des idées reçues, les marchés boursiers ne réussissent pas à produire des opinions contrariantes ; ils favorisent indûment le mimétisme des investisseurs. Non pour d’obscures raisons de psychologie des foules mais parce que c’est là ce que dicte la rationalité. Prendre parti contre les évolutions de long terme du marché est une stratégie trop risquée. Tous voulaient les taux de profit exorbitants que procuraient le marché des subprimes et ses dérivés. Sinon il valait mieux faire un autre métier. Quand tout va bien, ce conformisme donne les périodes d’euphorie et les bulles spéculatives ; quand tout va mal, cela donne la défiance généralisée et le refus d’investir ailleurs que dans les actifs les plus sûrs.

Dans les deux cas, on constate une même incapacité à penser autrement que conformément à ce que le marché dicte. En matière intellectuelle, les conséquences du mimétisme ne sont pas moins perverses qu’en matière financière. La logique médiatique écrase les débats. L’indépendance d’esprit est sa première victime comme cela a pu être maintes fois observé.

Une demande unanime de régulation

Prenons cette question de la dérégulation. On en parle beaucoup sans que personne ne se soucie jamais (ou rarement) d’expliciter quels sont les principes de régulation à mettre en ¦uvre. Pourtant, la ” régulation ” en soi n’a absolument aucun sens, si ce n’est faire oublier des prises de position contraires dans le passé.

Pour le comprendre, il faut commencer par rappeler une évidence : le régime de finance dérégulée est le résultat d’une politique, c’est-à-dire d’une conception normative de la vie sociale. Cette politique, c’est la politique de la concurrence. Dans Naissance de la biopolitique, commentant la pensée libérale, Michel Foucault écrit :

La concurrence pure ne peut être que le résultat d’un long effort et, à vrai dire, la concurrence pure, elle ne sera jamais atteinte. La concurrence pure ça doit être, et ça ne peut être, qu’un objectif, un objectif qui suppose, par conséquent, une politique indéfiniment active. La concurrence, c’est donc un objectif historique de l’art gouvernemental, ce n’est pas une donnée de nature à respecter.1

En matière financière, le c¦ur de cette politique de la concurrence est l’idée d’efficience des marchés. La thèse de l’efficience avance que les bourses produisent, à tout instant, les meilleures évaluations possibles des titres, c’est-à-dire des évaluations qui intègrent toutes les informations disponibles. Les normes comptables si vivement critiquées aujourd’hui, qui imposent que l’évaluation des bilans se fasse conformément aux prix de marché, sont une conséquence directe de la théorie de l’efficience. Puisque le marché donne la vraie valeur, il est logique que la comptabilité s’en inspire.

Il est faux de croire que la dérégulation est synonyme de laisser-faire intégral. Il n’est que de considérer les marchés boursiers eux-mêmes : ils sont le résultat d’un ensemble complexe de règles spécifiant les intervenants, les conditions de leur intervention, comme la logique de formation des prix et bien d’autres paramètres. Ces règles sont entièrement déduites d’une certaine analyse de la concurrence. Rappelons d’ailleurs que la politique de libéralisation a été initiée en France sous l’impulsion active de l’État, en l’occurrence le gouvernement Bérégovoy. Elle répondait à un projet explicite visant à abolir les contraintes limitant les cloisonnements entre marchés au nom précisément de l’aptitude des marchés à allouer efficacement le capital. Ce projet explicite, c’est celui d’un marché financier unique où tous les intervenants (banques, fonds, entreprises, particuliers, États) pourraient intervenir sur toutes les maturités (court terme, moyen terme, long terme) en utilisant tous les instruments disponibles (actions, obligations, dérivés, monnaie2). C’est le monde de l’interconnexion universelle, de la liquidité parfaite, sans obstacles.

Cette utopie n’a rien d’un délire. Elle est le produit d’un effort théorique, hautement mathématisée, soutenue sur des dizaines d’années par des centaines d’économistes dans les universités les plus prestigieuses, ce qu’on appelle ” la finance néoclassique “. Autrement dit, la norme de l’efficience concentre en elle une puissance à la fois politique, économique et intellectuelle. Je souligne ce point car la question de la dérégulation ne peut manquer de la rencontrer. Elle est au c¦ur du débat. Selon qu’on conserve l’idée d’efficience ou qu’on la critique, on est conduit à promouvoir des politiques de régulation profondément différentes. Prenons la question de la spéculation : il est manifeste que celle-ci est jugée positivement par cette approche conceptuelle puisque c’est grâce à la spéculation que l’information est transmise aux prix. Il ne peut être question d’interdire la spéculation dans un tel cadre théorique. Ce serait totalement incohérent. La spéculation y est jugée parfaitement stabilisante comme le défendait avec force Milton Friedman.

À quoi servent les marchés ?

Pour ma part, je défends une position contraire, inspirée de Keynes. Notons que si Keynes est souvent cité ces derniers temps, il n’existe pas quelque chose comme une finance keynésienne comparable à la finance néoclassique qui soit étudié et enseigné dans les universités. Elle relève plutôt des prises de position personnelles de quelques chercheurs et professionnels. La spécificité de l’approche keynésienne est de considérer avec méfiance les marchés financiers. Keynes ne croit absolument pas à l’efficience financière.

Je dirai même, en poursuivant sa ligne argumentative, qu’un tel concept n’a aucun sens pour lui. En effet, sa position de base est que l’avenir étant strictement inconnu, l’idée d’une estimation juste disparaît. Il n’existe que des estimations subjectives. Aussi, pour lui, les marchés ont-ils pour fonction, non pas de fournir des évaluations justes qui n’existent pas, mais de rendre liquides les investissements ; autrement dit faire en sorte qu’on puisse échanger sur des bases régulières les titres qui les représentent.3 La liquidité est très utile car l’immobilisation du capital est un obstacle certain à l’investissement.

En rendant les investissements liquides, i.e. négociables, on favorise l’investissement. Cependant, cette liquidité est simultanément dangereuse car, par construction, elle est une transgression dans la mesure où le capital, lui, reste bien immobilisé sous forme d’usines et de machines. Aussi peut-elle aisément s’autonomiser et se déconnecter de l’économie réelle. C’est elle qui est à la racine des instabilités haussières ou baissières. D’où ce que Keynes appelle le ” dilemme de la liquidité ” : de la liquidité mais pas trop et dans certaines circonstances. Un tel cadre conceptuel a pour résultat premier : la prudence. Contrairement à la finance néoclassique, Keynes ne cesse de répéter qu’on ne peut pas faire entièrement confiance aux marchés financiers.

Une question illustre bien l’écart entre ces deux approches, néoclassique et keynésienne, à savoir celle de la transparence. Pour le paradigme de l’efficience, la crise est avant tout affaire d’opacité. La titrisation des crédits a échoué parce qu’elle a produit des titres opaques dont personne n’était capable d’évaluer les risques. Pour sortir de la crise, il faut donc revenir à la transparence et c’est ce que la régulation doit imposer aux acteurs. Autrement dit, ce ne serait pas les mécanismes financiers qui sont intrinsèquement fautifs mais le fait que les titres aient été mal conçus en amont. Une telle analyse ne remet pas en cause l’idée que les marchés permettent une allocation efficiente du capital. La logique de l’interconnexion universelle permettant une circulation totalement libre du capital, sous toutes ses formes, n’y est pas remise en question.

Aujourd’hui, malgré la crise, c’est bien ce même schéma, simplement avec un peu plus de contrôle, nous dit-on, qui est proposé, en partie parce que les outils intellectuels pour penser une politique alternative font cruellement défaut. Or, cette conception est contestable. La transparence ne suffit nullement à assurer la stabilité financière car c’est le mécanisme financier lui-même qui est producteur d’instabilités. Il peut y avoir des bulles avec des titres absolument transparents. L’exemple de la bulle internet illustre cette proposition. Lors de cet épisode, on a connu une bulle spéculative sans qu’aucune opacité ne fût présente. Les investisseurs achetaient en pleine connaissance de cause des titres d’entreprises hautement déficitaires parce que ces déficits étaient interprétés par les marchés comme la preuve de leur dynamisme. De même des titres subprimes parfaitement transparents auraient pu faire l’objet d’une bulle haussière.

Si on adhère à cette analyse, s’ouvre une perspective alternative qui se donne pour objectif de combattre l’emprise excessive de la liquidité sur le financement et les décisions d’investissement. Son outil stratégique est le cloisonnement des circuits et des acteurs de façon à limiter les contagions, à la manière du Glass Steagal Act de 1933 qui interdit aux banques de dépôts d’intervenir sur les marchés financiers de façon à les préserver des emballements boursiers. En effet, c’est l’interconnexion généralisée qui transforme un choc d’ampleur limitée, les subprimes, en une crise majeure via la propagation du marché immobilier aux marchés de dettes titrisées puis aux bourses de valeurs jusqu’au marché interbancaire.

On connaît a contrario l’efficacité des différenciations réglementaires pour faire obstacle aux crises financières. Durant toute la période d’après-guerre, de 1945 jusqu’au début des années 1970, on n’a connu aucune crise bancaire du fait des cloisonnements introduits suite à la grande crise. Sans d’ailleurs que cela ne pèse aucunement sur la croissance qui n’a jamais été aussi forte. S’il est certain que ce principe doit être appliqué d’une manière adaptée aux conditions actuelles, il n’en reste pas moins que cela demandera une véritable révolution intellectuelle dont les prémisses ne sont guère apparentes pour l’instant tant le paradigme de la liquidité domine absolument les esprits. Il est clair que ces mesures produiront des rigidités qui pèseront sur les profits financiers, mais si l’on veut arrêter la série ininterrompue de crises que produit sans modération la finance de marché depuis vingt ans, il n’est pas d’autres choix que d’ouvrir ce débat et d’innover véritablement.

Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. " Hautes Études ", 2004, p. 124.

A. Orléan, " L'aveuglement au désastre... ", art. cité.

Id., " L'individu, le marché et l'opinion... ", art. cité.

Published 18 December 2008
Original in French
First published by Esprit 11/2008

Contributed by Esprit © André Orléan / Esprit / Eurozine

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