Marc-Olivier PadisMarc-Olivier Padis / EspritEurozineEspritEsprit 2/20132013-02-13Le mariage et les ramifications du droitNous voilà donc au milieu du débat sur le "mariage pour tous",au moment où la revendication portant sur le couple est détachéed'une loi sur la famille, annoncée pour le printemps, au momentaussi où la montée en force du débat a davantage bloqué les positionset durci les arguments qu'elle n'a permis de mettre en perspectivesles attentes des uns et les inquiétudes des autres. Telle estla logique militante de mobilisation qui s'est imposée dans unematière qui supporte pourtant assez mal les oppositions binaires etles montées en généralité, là où les catégories juridiques, pourabstraites qu'elles paraissent, renvoient toujours à des situationshumaines, à des parcours de vie, des souvenirs, des espoirs, desrencontres.
Un débat réussi ?En choisissant un argumentaire minimal et simpliste sur lethème de la "discrimination", en pensant que le projet était gagnéd'avance, le gouvernement s'est privé d'une progression qualitativede son registre d'argumentation, qui lui fait défaut aujourd'hui,alors que la mobilisation contre ce projet s'est montrée plus forte,sinon plus large, que prévu. Le discours officiel consistait à minimiserla portée de la loi, pour disqualifier d'avance la critique, enaffirmant qu'on ne pouvait pas être contre une loi qui ne changeaitrien au mariage, sinon qu'il le rendait accessible à ceux qui enavaient été refoulés sans raison. La rhétorique militante du mariageet de l'adoption "pour tous" fait comme s'il n'existait pas desconditions juridiques précises (d'âge, de degré de parenté, de nationalité...)pour se marier ou adopter. Il était, en particulier, insuffisantde parler de "discrimination", puisque s'il ne s'agissait qued'une différence de traitement dans des situations analogues, il n'yaurait pas besoin de changer le texte de loi. Or, c'est bien la définitionmême du mariage qui est transformée dans la loi.L'insuffisance de cet argumentaire était aggravée par le flou duprojet et par les ajustements successifs entre les propos decampagne et les premières annonces officielles, entre les projetsconcurrents de la Chancellerie et de la ministre déléguée chargéede la famille, entre le gouvernement et le groupe socialiste del'Assemblée... Enfin, le gouvernement a laissé trop longtemps desincertitudes sur la portée de ses intentions et n'a pas bien préciséle périmètre de la réforme : sur quels sujets veut-il légiférer ? Va-t-ilchanger les règles de l'adoption ? Va-t-il ouvrir l'assistance médicaleà la procréation aux couples de femmes ? Va-t-il légaliser lagestation pour autrui ? En distinguant deux projets de loi, l'un surle mariage, l'autre sur la famille, veut-il distinguer mariage etfiliation ? Et dans ce cas, a-t-il mesuré la portée de la réforme dansl'ensemble de notre droit ?Il est au final remarquable que ce débat si mal engagé (ce quin'excuse en rien les propos injurieux et les éternels clichés sur l'homosexualitéqui se sont donné libre cours) ait pu intéresser aussilargement, malgré une première mise en forme qui tendait à opposercaricaturalement des "discriminés" et des "homophobes".Que peut-on attendre du droit ?La responsabilité qui incombe au législateur est de mesurer laportée d'un changement de loi dans la ramification complexe dudroit. Faute de quoi, il crée une insécurité juridique dont le citoyenpeut légitimement s'inquiéter et il ouvre un large champ de contentieuxdevant les tribunaux. En effet, si le droit n'est pas un ensembleimmuable, il exige, par l'interdépendance des questions et desrègles qu'il manifeste et organise, une cohérence des dispositions.C'est pourquoi l'argument relativiste par les comparaisons internationalesou ethnologiques n'est pas convaincant. En effet, s'il estfacile de montrer qu'une disposition de notre droit est relativeparce que très différente dans un autre pays, il n'en reste pas moinsque tous les systèmes juridiques portent une exigence de cohérence.Il en va de même pour la comparaison des systèmes familiaux, dontla patiente description structurale a marqué l'ethnologie françaisedepuis Claude Lévi-Strauss. On peut montrer qu'il existe d'autresmanières d'organiser la parenté que celle qui prévaut chez nous,avec d'autres règles de succession, d'autres modes d'établissementde la filiation, d'autres interdits... Mais, partout, nous apprennentces études, ces règles font système. Cela ne signifie pas que notresystème de parenté serait une structure immuable. Mais que toutélément trouve sa signification par sa place relative vis-à-vis desautres éléments de l'ensemble, si bien qu'on ne peut isoler etdéplacer un élément sans redistribuer la totalité des rapports designification du système. C'est pourquoi on ne peut pas changer unaspect de notre droit du mariage et de la filiation sans s'interrogersur la manière dont cette évolution signifie nécessairement unchangement pour l'ensemble de nos conceptions de l'individu, deson inscription dans une histoire, une généalogie, un réseau dedépendances et d'obligations. L'argument relativiste est donc réversible: il montre qu'on peut changer, puisqu'en d'autres temps etd'autres lieux, d'autres dispositifs sont possibles, mais il rappellesimultanément que rien n'est indifférent et qu'aucun droit n'estcomposite ni livré à une suite rhapsodique d'improvisations législatives.Le droit est peut-être "flexible" (selon l'expression deJean Carbonnier, à qui l'on doit la réorganisation du droit de lafamille des années 1970)Jean Carbonnier, Flexible droit. Textes pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 1969., mais il est aussi un artefact qui s'oblige lui-même à une règle de non-contradiction. Ce qui le distingue d'unesérie de contrats particuliers sans portée générale, où tout estsoumis à la discrétion ou à la fantaisie des contractants.Mais l'argument symétriquement opposé de l'"ordre symbolique" ne permet pas de construire des arguments beaucoup plusconvaincants (ce qui n'est peut-être pas son rôle).Pierre Zaoui, "L'ordre symbolique au fondement de quelle autorité ?", Esprit, marsavril 2005. En effet, l'idée que l'ordre juridique n'est pas seulement issu des volontés, forcémentfluctuantes, mais qu'il exprime une dimension du sens qui vaau-delà de nos décisions ne permet pas de savoir dans quellemesure nous devons tenir compte des prescriptions de cet ordresupérieur de significations. Car on ne sait pas si cet ordre symboliqueexcède, quoi qu'il arrive, les arrangements aléatoires de nosdécisions et offre aux individus les repères du sens -- la Langue, leRéel, le Nom du Père... -- au-delà de leurs égarements personnelsou si le Signifiant peut être lui-même troublé, lésé, par des choixlégislatifs, bien qu'il soit en principe inaccessible et inaltérable. Lerecours à l'ordre symbolique, par ailleurs, n'est pas indispensable :le droit possède ses propres ressources pour éviter une évolution"au fil de l'eau", il existe des principes généraux du droit, unehiérarchie des normes et une interdépendance des règles.Le mariage et l'adoptionFaut-il pour autant laisser le terrain aux juristes ? Non, mais sil'on veut éviter tant le sociologisme facile de l'"adaptation de la loiaux moeurs", lequel réduit le droit à une machinerie, que le couperetdu Symbolique, qui renvoie les revendications des couples de mêmesexe à une forme de pathologie, il faut s'aventurer dans les conséquencesjuridiques qui découleraient d'une redéfinition du mariage.L'une d'elles est la possibilité d'adopter, qui, à coup sûr, mais on ledit peu, sortira transformée de la nouvelle loi. Car le droit françaisde l'adoption plénière s'appuie sur une fiction pseudo-procréativequi fait des parents adoptants les seuls parents. Et ce modèle defiction juridique intervient également par extension pour la procréationmédicalement assistée et pour la gestation pour autrui (qui n'estpas légale en France), où l'intervention des tiers est complètementeffacée de l'histoire de l'enfant.Voir notre dossier, "La filiation saisie par la biomédecine", Esprit, mai 2009. C'est pourquoi certains s'inquiètentaujourd'hui de la création de "fictions identitaires" si l'on appliquaitla conception pseudo-procréative aux couples de même sexe.Union nationale des associations familiales, "Les questions du mariage, de la filiation et de l'autorité parentale pour les couples de même sexe", Dossier d'analyse, 29 octobre 2012, www.unaf.fr Il faut remarquer que l'adoption conjointe plénière, si elle étaitouverte par le changement de la loi, risquerait de s'apparenter à unepromesse lourde de désillusions futures, car le nombre d'enfants àadopter est faible en France et le recours à l'adoption internationalesans perspectives réelles. En effet, les pays où des enfants sontproposés à l'adoption déterminent souverainement les conditionsdans lesquelles ils acceptent les demandes d'adoption et rejettent,pour le moment, l'adoption par des couples de même sexe.Voir "Le droit à l'adoption conjointe risque de rester théorique", Le Monde, 30 juin 2012 et Marie-Blanche Tahon, "Mariage homosexuel, bimaternité et égalité : la loi québécoise instituant l'union civile", Recherches familiales, février 2005. Que va-t-il donc se passer dans l'adoption ? Le modèle del'adoption plénière sera remis en cause s'il est élargi aux couples demême sexe, dans la mesure où il sera impossible de maintenir laconstruction actuelle qui efface les origines de l'enfant et établit lesparents adoptants comme géniteurs. C'est pourquoi, on peut préférer,comme le fait l'Union nationale des associations familiales (Unaf),le recours à l'adoption simple, qui reconnaît la coexistence desparents de naissance et des parents adoptants. Dans sa contributionpubliée ici et dans le travail collectif qu'elle a mené, en réponse audossier de l'Unaf, avec une série de chercheurs, Irène Théry privilégieplutôt une évolution de l'adoption plénière et une rupture avecla tradition du secret qui l'entoure, au profit d'une nouvelle conceptionde "pluriparenté". Dans ce sens, Laurence Brunet, qui signedans le colloque de l'EHESS la contribution sur l'adoption, discernedans la démarche des couples de même sexe une demande quiaccompagne une maturation en cours de la conception de l'adoption,qui "prend ses distances avec le modèle procréatif", ne cherchepas à réécrire l'histoire de l'enfant à son insu, ce qui devance, peutêtrede manière volontariste, les évolutions en cours:Laurence Brunet, "L'adoption au sein des couples de même sexe : une "falsification" de la réalité ?" dans "Mariage des personnes de même sexe et filiation : le projet de loi au prisme des sciences sociales", Les Cercles de formation de l'EHESS, 16 janvier 2013, http://www.ehess.fr/fr/formation-continue/manifestations-publiques/mariage/ "les couplesde même sexe n'ont en effet aucunement la tentation de prétendreavoir engendré l'enfant", assertion qui est autant une évidencequ'une sorte de pari ; une évidence parce que ces couples ne pourrontpas faire croire l'impossible à leurs enfants (ce que nombre depsychanalystes craignent avant tout) mais aussi un pari parce queles témoignages qu'on a pu lire dans la presse à propos de ladémarche d'adoption des couples de même sexe ne vont pas dansle sens de la transparence dont les chercheurs nous annoncentl'avènement prochain : c'est bien un projet de couple, à deux, "pasà trois ou quatre", qui est valorisé."Homos, comment elles sont devenues mères", Le Monde, 18-19 novembre 2012.En tout état de cause, une évolution importante aura lieu dansle système de l'adoption, soit par un recours plus large à l'adoptionsimple, en acceptant que les parents adoptifs ne soient pas désignéscomme le couple procréatif, soit en restant dans le cadre de l'adoptionplénière, mais en le transformant profondément, ce qui aura unimpact, qui n'est pas encore évoqué, sur l'adoption par des célibataires,le profil des enfants adoptables et l'accouchement sous X.Le choix du communCe qui reste hors champ, dans ce débat juridique pointu, c'estl'ampleur des bricolages relationnels dans lesquels les individus sontpris à travers des histoires personnelles, familiales, amoureuses,conjugales et identitaires complexes. Le monde psy est divisé, alarmisteou rassurant, sur la manière dont les uns et les autres, enfantset adultes, femmes et hommes, "négocient" les recompositionsfamiliales. Sans doute beaucoup de positions personnelles sontellessurdéterminées par une inquiétude plus générale sur l'importancedes divorces, la difficulté du droit à donner un statut (et mêmeun nom) au parent tiers, la fragilisation des liens conjugaux et familiaux,dans le mariage et en dehors. Les interventions publiques ontpu donner la curieuse impression que toute la conjugalité relevait dumariage, comme si le concubinage était hors jeu, et que l'institutionmaritale restait une institution stable. Ce qui n'est pas tout à fait neuf,car les situations familiales ont toujours été tissées d'histoirescachées, d'arrangements privés, de secrets de famille. Reste qu'iln'est pas dans l'intérêt de la société de laisser des personnes s'installerdans des situations juridiquement précaires. L'intérêt collectifest que les liens entre individus ne soient pas fragilisés par les bricolagesnormatifs qu'ils ne cessent d'improviser, comme les couplesfaisant des assistances médicales à la procréation ou des gestationspour autrui à l'étranger et qui ne parviennent pas à faire reconnaîtreleur lien juridique à l'enfant qu'ils élèvent de manière stable. Ilfaudra y revenir au moment de la loi sur la famille, car l'activismeindividuel, appuyé par la technicisation de la naissance et unevision naïvement biologisante des liens familiaux, ne peut pas justifierà lui seul des évolutions majeures de nos principes juridiques.Mais comment comprendre ces aventures individuelles sur lesfranges des garanties juridiques ? On peut y voir une des formes del'individualisme contemporain, marqué par la démesure et l'instrumentalisationdu droit, vu comme un ensemble de ressources misà disposition des intérêts privés. Pourtant, ces personnes qui s'exposentau non-droit le font pour revendiquer qu'elles sont "commeles autres". En ce sens, elles ne réclament pas un statut d'exception.Revendiquer le mariage, c'est adopter une stratégie de banalisationqui permet de recréer du commun. Ainsi, une tellerevendication individuelle ne se situe plus dans le registre del'émancipation individualiste, pour laquelle revendiquer le mariageétait d'un passéisme éculé. C'est bien un changement de ton, large-ment remarqué, où transparaissent la conscience de la précarité desliens et la perspective de les assurer et non de les dénouer. Si l'onmanque cette potentialité des demandes actuelles, on s'en remet àune vision crépusculaire d'une société qui se défait, autant par angélismejuridique que par égoïsme calculateur. Il peut paraître paradoxalqu'une prise en compte plus réaliste et plus juste des liensconjugaux et familiaux contemporains passe par une forme dedéliaison entre mariage et filiations, mais c'est la contrepartie d'uneévolution de long terme du mariage qu'on ne peut faire mine dedécouvrir soudainement aujourd'hui, comme le font les défenseursdu mariage traditionnel.Fallait-il que le monde catholique, sur fond de convergenced'analyse avec l'ensemble des responsables des autres confessions,soit en première ligne sur ce sujet ? Les textes officiels, comme lacontribution du conseil "famille et société" de la conférence desévêques de France, ont voulu apporter une contribution non pasthéologique mais formulée dans les termes mêmes du débat séculier.Le bilan de son apport sera maigre. Avec quelle conséquencesur le poids de sa parole publique ? L'Église de France avait adopté,non sans mal, une vision positive de la sécularisation, où lescontours de la société laïque restaient marqués par la tradition,même si le croyant n'était plus solidaire de fait d'une forme socialedéterminée. L'interprétation du mouvement de sécularisation nesera-t-elle pas désormais plus inquiète ? Le cas du mariage étaitemblématique puisque mariage religieux et mariage civil coexistaientsans difficulté. Le choix du mariage religieux y gagnait lavaleur d'une affirmation personnelle, l'expression d'une libre adhésionintérieure, qui n'avait cependant pas de coût social.Désormais, le choix du mariage religieux changera, lui aussi, desens, en étant sans doute plus affirmatif, plus distinct qu'auparavantdu mariage civil puisque réservé aux couples de sexe opposé. Etl'échec du rôle de suppléance défendu dans ce dossier par l'Église,c'est-à-dire la responsabilité d'apporter des arguments juridiques,anthropologiques ou psychanalytiques, pour contribuer au débatcommun plutôt que de défendre un pré carré, laissera des marques.Il risque de pousser une Église déjà trop tentée par le discours dela contre-société à s'éloigner des préoccupations politiquescommunes. Mais ce retrait dans un entre-soi spirituel ferait perdreun mouvement dialectique précieux entre le for intérieur et l'engagementpour le commun.