Multitudes
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2008-01-07
Résumés Multitudes 31 (2008)
Jesko Fezer et Mathias Heyden. L'ambivalence de la participation et l'urbanisme situationnel
Des groupes d'auto-construction se multiplient aujourd'hui en Allemagne, en réponse à l'abandon d'une politique publique du logement. Mais ces groupes réservés de fait aux classes moyennes sont fonctionnels par rapport à cette politique. Ces groupes visent la propriété individuelle du logement. Ils n'ont aucun égard pour l'insertion urbaine de leur îlot. Il y a par contre un autre urbanisme situationnel, mal toléré des autorités, qui se développe à la marge, dans les lieux écartés. Les mouvements pour l'urbanisme participatif étaient bien différents, depuis l'advocacy planning des années 1970, qui développait des alternatives aux projets urbains, aux Community Design Centers qui travaillent avec les minorités ethniques. Mais cette forme d'organisation tend aussi à être récupérée pour des projets d'homogénéisation. Quelles seraient alors les conditions d'intervention d'un urbanisme situationnel réellement pluraliste et non hégémonique?
Jochen Becker. Un activisme informel?
L'agir urbain est ici un agir ordinaire, comme celui d'un vieil homme qui persiste à habiter les Champs-Élysées. L'agir urbain se trouve en contradiction avec les politiques urbaines, ce que doit comprendre la gauche, alors qu'elle ne fait qu'organiser la résistance contre les expulsions, quand c'est trop tard. Qu'est-ce que cette ville qui résiste? Une idée peut en être donnée dans la parenté entre les icônes de l'architecture moderne et les baraques turques informelles des années 1950, à propos desquelles s'est produit tout un théâtre à destination des classes moyennes, qui ont accueilli en leur sein les anciens squatters: le président Erdogan lui-même vit dans une de ces baraques! Mais de nouveaux réfugiés arrivent d'autres pays qui n'ont pas cet espace périphérique pour construire leur vie.
Teddy Cruz. De la frontière globale au quartier de frontière: pratiques d'empiètement
Malgré les images dramatiques diffusées à propos de la frontière États-Unis/Mexique, elle reste tout à fait poreuse. La migration illégale bat son plein vers le nord tandis que des tas de détritus passent dans l'autre sens pour se faire recycler ou participer à la construction d'un contre-urbanisme, sans compter les nombreux tunnels qui passent sous la frontière et participent de cet habitat illégal. Face à l'urbanisme de la ségrégation se développe un urbanisme de la transgression, avec ses entreprises spécialisées et ses prototypes. C'est ainsi que travaille Casa Familiar dans un quartier de frontière en Californie. Une zone d'habitat accessible a été créée, ainsi que des pièces à vivre la frontière qui sont autant des lieux de rencontre que des logements, de simples pièces équipées d'électricité, à usage temporaire. Sur la frontière se crée un nouveau programme d'habitat, accessible et durable.
Aswhin Desai. Entre destruction néoliberale et construction du commun: le pouvoir des quartiers.
En Afrique du Sud de nouveaux mouvements communautaires, où dominent les femmes, les jeunes, les pauvres, où tout le monde participe, sont apparus depuis la fin de l'apartheid. Ils luttent contre l'ANC, refusent de payer les services publics pour compenser les diminutions d'allocations, essaient d'inventer de nouveaux services. Les anciens militants de la libération nationale sont forcés de revoir leurs alliances et de se fondre dans ce mouvement horizontal. L'histoire est réécrite, hors des compromis que les luttes pour l'indépendance avaient faits avec le colonisateur. Il s'agit de lutter contre les politiques imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international et, concrètement, contre les expulsions de logement et contre la privatisation des services et des espaces urbains. La communauté a cessé de croire en l'État, dans la figure du père. Alors les gens remplissent les logements vides comme ils l'entendent, avec qui ils veulent, brouillent la frontière entre légal et illégal. Ils s'inspirent de la lutte des piqueteros en Argentine et de ce qu'ils ont entendu de Seattle.
Christoph Schäfer. Sur les palmiers, la neige
Cette phrase évoque le nouveau paysage créé sur le port de Hambourg par l'action intitulée Park Fiction. C'est une action pas plus extraordinaire que celle des skaters qui se sont mis un jour à patiner n'importe où librement. L'art ne se contente pas de faire regarder le monde d'un autre point de vue, il le fait utiliser différemment. À Hambourg une action continue d'animation, d'exposition, d'agit-prop, menée avec humour, a fini par convaincre la municipalité que les habitants avaient vraiment besoin d'un jardin sur le port, et qu'il fallait le réaliser selon les plans qu'ils avaient projetés. Pas tout à fait, car elle ne comprend pas pourquoi il faudrait constituer une archive de cette action, ouverte au public. En fait elle en nie la dimension artistique, et ne garde que le fonctionnel. Mais le Park Fiction est convoité par les investisseurs, dont il a jusqu'à présent déjoué les assauts, en développant des activités internationales.
Pascal Nicolas-Le Strat. Multiplicité interstitielle
Les interstices représentent ce qui résiste encore dans les métropoles, ce qui résiste aux emprises réglementaires et à l'homogénéisation. Ils constituent en quelque sorte la réserve de "disponibilité" de la ville. Du fait de leur statut provisoire et incertain, les interstices laissent deviner ou entrevoir un autre processus de fabrication de la ville, ouvert et collaboratif, réactif et transversal. Ils nous rappellent que la société ne coïncide jamais parfaitement avec elle-même et que son développement laisse en arrière plan nombre d'hypothèses non encore investies. L'interstice constitue certainement un des espaces privilégiés où des questions refoulées continuent à se faire entendre, où certaines hypothèses récusées par le modèle dominant affirment leur actualité, où nombre de devenirs minoritaires entravés, bloqués, prouvent leur vitalité. À ce titre, l'expérience interstitielle représente la parfaite métaphore de ce que peut être le mouvement de l'antagonisme et de la contradiction dans la ville postfordiste: un mouvement qui s'affirme au fur et à mesure de ce qu'il expérimente, qui monte en intensité grâce aux modalités de vie et de désir qu'il libère, qui s'oppose à la hauteur de ce qu'il est susceptible d'inventer et de créer.
Michel Agier. Des politiques urbaines sans auteur
Comment quelque chose fait événement, surgit et fait sens massivement? Cela se passe très différemment en Amérique Latine et en Afrique, même s'il y a des emprunts, même si dans le local partout quelque chose se mondialise. Il y a une prise de l'espace à ce moment là, une occupation, qui fait peur aux autorités. Le modèle en est le carnaval, mais les télévisions communautaires qui surgissent sur les écrans africains sont une autre modalité, comme l'était le théâtre des townships. L'important ce sont les espaces interstitiels dans lesquels peut surgir une création, une activité à dimension rituelle. L'anthropologie des émergences existe autant que celle qui déterre les traces du passé. Il s'agit d'approcher le monde à partir d'événements ou de situations plus que de structures. Ce qu'il est important de saisir, c'est le mouvement, pas la négociation qui a lieu après et qui réinstalle les structures connues ; ce qui est important, c'est l'image qui reste du changement. Ce qui se passe en Afrique en ce moment c'est le retour d'enfants d'émigrés qui veulent y installer le marché. L'anthropologue fait passer les récits des événements, les descriptions de ces espaces intermédiaires qui se maintiennent entre les camps et les gated communities.
Anne Querrien. L'exode habite au coin de la rue
Alors que la société du coin de la rue est plutôt masculine, les femmes cherchent des espaces communs: sorties d'école, permanences médicales, centre social, et aujourd'hui jardin. Sur ce besoin s'est greffée une pratique artistique et politique de construction d'espaces d'attente où respirer ensemble. Dans les grandes métropoles européennes se créent à l'initiative d'activistes-artistes des "vacuoles" (Cf. Félix Guattari), des lieux où les habitants des quartiers pauvres peuvent eux aussi associer leurs idées et inscrire leurs rêves, se rendre disponibles à l'événement. La construction collective en langues multiples, celle des immigrations locales, est charpentée par un travail d'analyse et de mise en commun, par l'édification lente d'un "plan de consistance" (Cf. Félix Guattari) translocal et transnational.
Brian Holmes. La géopolitique do-it-yourself, ou la carte du monde a l'envers
La critique situationniste a transformé l'art en pratique de la vie quotidienne. Les punks y ont ajouté le pullulement des groupes autoproduits et le souci de subvertir les moyens de communication de masse. Les cercles underground, l'art vidéo et les sound systems ont fait le reste. Internet a pu brancher le monde sur la contre-culture. Le 18 Juin 1999, de nombreux centres financiers, à commencer par celui de Londres, ont été attaqués par les masques multicolores de Reclaim the Streets et d'autres groupes disparates, qui multipliaient les activités joyeuses depuis plusieurs années. Le net.art a pris le relais de ces carnavals dans l'expression des multitudes insurgées.
Toni Negri. Qu'est-ce qu'un événement ou un lieu biopolitique? Discussion avec Constantin Petcou, Doina Petrescu et Anne Querrien
Plusieurs luttes pour la ville ont eu lieu récemment en Allemagne, au Danemark, en Italie. L'agir urbain présenté dans ce numéro se situe à une autre échelle, celle de l'intervention d'artistes et d'habitants dans des quartiers. Comment relier ces deux types d'action? La discussion est l'occasion de revenir sur quelques concepts de base comme diagramme et diagonale biopolitiques, pouvoir constituant...
Constantin Petcou et Doina Petrescu. Agir l'espace. Notes transversales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous
À partir d'expériences concrètes, les auteurs montrent les dimensions politiques des démarches micro-urbaines et d'une reconstruction de l'espace de proximité à partir des marges, des bords et des interstices de la ville capitaliste. Ces interventions permettent la constitution d'une subjectivité collective et synaptique capable d'appropriations territoriales poreuses et de transformations politiques à partir du quotidien. Une démocratisation continue de l'espace de proximité par "agencement jardinier", un agir interstitiel et biopolitique, "en bas de chez soi".
Adrien Guignard. Sokal et Bricmont sont sérieux ou: le chat est sur le paillasson
Le texte qui suit s'efforce d'identifier l'origine de ce qu'il convient d'appeler "l'affaire Sokal". Il appert que celle-ci reste problématique dans la mesure où elle n'est pas pensable sans engager, centralement, une duplicité. À "l'origine", le mouvement du canular sokalien est donc bien "productif et conflictuel et aucune identité, aucune unité, aucune simplicité originaire ne saurait [le] précéder", comme disait l'autre, mais il disséminait, paraît-il. C'est pourtant là la "force" de la "forme" du canular sokalien. Achoppant sur la délicate question de l'origine (qui est probablement aussi celle de l'ironie), mais saluant sans cesse le travail du canular, à partir d'un extrait de La Barbarie à visage humain, cet article entend révéler les conséquences constructives de cette affaire. Il n'est pourtant pas sûr que son argumentation permette de distinguer la conséquence de l'origine: post hoc ergo propter hoc. Il s'agit d'un sophisme, rappelons-le.
Yann Moulier Boutang. André Gorz, pour mémoire
Sans André Gorz, on n'aurait jamais assisté à la greffe réussie entre la gauche anti-institutionnelle issue de Mai 1968 et l'écologie antiproductiviste, donc a-socialiste, dont est issu peu ou prou tout ce qui cherche encore une gauche digne de ce nom.
Alain Lipietz. André Gorz et notre jeunesse
Dans Réforme et Révolution, que Gorz avait publié en 1969, j'avais appris (et ce n'était pas très facile, dans l'exaltation post-soixante-huitarde) à me défier du "tout ou rien", du mythe du grand soir par lequel on changerait d'un coup les rapports de production. J'avais appris qu'il y avait d'énormes marges de transformation à l'intérieur même du capitalisme: ce que nous allions montrer, en tant que chercheurs, avec l'approche de la régulation, et ce à quoi je suis toujours resté fidèle en tant qu'homme politique, le réformisme radical.
Jean Zin. André Gorz, la richesse du possible
André Gorz n'avait pas seulement une conception politique de l'écologie qui nous relie à l'histoire et aux luttes sociales, il proposait une véritable alternative écologiste au service de l'autonomie individuelle. S'il a pu paraître trahir son camp plusieurs fois, c'était à chaque fois pour y être plus fidèle malgré tout. Sa critique de l'aliénation du travail l'a mené à vouloir sortir du productivisme salarial grâce au revenu garanti et des "cercles de coopération", avant peut-être le règne de la gratuité dans l'économie immatérielle...
Frédéric Neyrat. L'affirmation autonome jusque dans la mort
Avec son "Grenelle de l'environnement", la France vient de définir les contours d'un nouveau modèle de croissance, d'une nouvelle régulation du capitalisme et des normes comportementales exigées par ce modèle. Ce qu'André Gorz avait anticipé dès 1974. Lire Gorz, c'est comprendre l'installation progressive de la biopolitique du capital, du capitalisme endurable. C'est affirmer, contre ce que Illich nomme la "gestion bureaucratique de la survie humaine", l'autonomie. C'est se déclarer, forcément, anticapitaliste. Une pensée authentique de l'écologie politique sait que la vie ne se capitalise pas.
Elisabeth von Samsonow. L'Anti-Électre. Totémisme et schizogamie
Depuis l'invention du complexe d'‘dipe, voici un siècle environ, on tient Électre pour son pendant féminin, quoi que Freud lui-même ait pu en penser de son côté, lui qui refusait au sexe féminin le droit de disposer de son propre complexe de marquage sexuel. Électre est le mannequin auquel ‘dipe est suspendu comme le manteau au portemanteau.
Élisabeth Lebovici et Giovanna Zapperi. "Découvertes excitantes": emplois et contre-emplois du féminisme dans les expositions
En 2007, des nombreuses expositions, colloques et numéros monographiques de revues se sont penchés sur les rapports entre l'art et le féminisme, alors que la Documenta 12, très critiquée pour son approche conservatrice, restera peut-être dans l'histoire pour avoir été la première Documenta à montrer 50% d'artistes femmes. En s'interrogeant sur ces différents phénomènes, cet article pose la question des temporalités du féminisme opposées à la linéarité du récit de l'histoire de l'art et propose une utilisation stratégique du féminisme dans le domaine esthétique.
Géraldine Gourbe et Charlotte Prévot. La figure du pirate ou la désobéissance civile: militantisme et art contemporain, vers des perméabilités réciproques
À travers les questions "Qu'est-ce que l'individu du point de vue de la domination?", "Qu'est-ce que l'individu du point de vue de la résistance, de la lutte et de la subversion?", nous analyserons le rapport entre le groupe militant Women on Waves et certaines pratiques artistiques contemporaines. Cette association, par un brouillage nécessaire et efficace des frontières et des limites d'actions autant territoriales que politiques, sociales, juridiques ou encore artistiques, nous semble poser aujourd'hui frontalement au champ de l'art contemporain la question de l'engagement et surtout la possibilité d'une action éthique forte. Le principe même des Women on Waves repose sur l'idée que la responsabilité justifie la désobéissance ; nous verrons dans quelle mesure cette désobéissance civile parvient à nouer des relations singulières entre action artistique et groupe associatif.